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Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires dans le Pacifique

Couverture du livre "Des bombes en Polynésie - Les essais nucléaires français dans le Pacifique"

Couverture du livre "Des bombes en Polynésie - Les essais nucléaires français dans le Pacifique"

Une conférence-rencontre a été organisée le mardi 24 mai 2022 par la librairie mulhousienne « 47 Degrés Nord ». Celle-ci a donné l’occasion aux auteurs Renaud Meltz, Benjamin Furst et Teva Meyer de présenter les analyses figurant dans leur ouvrage, paru en avril 2022 aux éditions Vendémiaire(1)Notons que le CRESAT, Centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques de Mulhouse (hébergé par la Faculté des Sciences économiques, sociales et juridiques -Fonderie- de Mulhouse), a favorisé l’édition de cet ouvrage. Le CRESAT dispose d’une reconnaissance dans l’expertise civile avec Fessenheim et l’expertise militaire en Polynésie française..

L’esprit des auteurs est éloigné de tout manichéisme qui ferait des Polynésiens des victimes absolues qui n’auraient pas réagi, qui auraient été passives. Les mensonges d’État ou les omissions dans certaines informations à l’égard des habitants concernés ont été abordés. Ces mensonges ont nourri toutes les interprétations, y compris les plus improbables, voire farfelues. La déclassification des archives est incomplète, car l’État français, de fait, se place en « juge et partie ». La communication officielle limitée par le tropisme du secret perturbe la formation d’une conscience affinée et non faussée de la réalité.

Pourquoi le choix de la Polynésie française ?

Le CEP (Centre d’expérimentation du Pacifique) créé en 1963 est installé en Polynésie française et fait suite au site du Sahara en 1958 pour des essais aériens très impactant qui ont suscité des protestations des États africains en phase d’émancipation politique.

Auparavant, le CEA (Commissariat à l’énergie atomique), fondé sous la IVe République, a eu la mission de mettre au point un programme nucléaire à la fois civil et militaire. La crise du canal de Suez et le conflit armé entre d’un côté la France, le Royaume-Uni et l’État d’Israël et de l’autre l’Égypte de Nasser, incitent à se doter de l’arme atomique face aux menaces de « vitrification » nucléaire de la part de l’URSS qui, avec les USA, exige le retrait des troupes malgré la défaite militaire de l’Égypte(2)Le 29 octobre 1956, conformément aux accords secrets, Israël envahit l’est du canal, suivi rapidement par les Français et les Britanniques qui bombardent à partir du 31 octobre, parachutent et débarquent leurs troupes le 5 novembre, officiellement comme des troupes de maintien de la paix. Finalement, alors que les Égyptiens sont battus militairement (cessez-le-feu le 7 novembre), les coalisés, en échange de certaines concessions d’ordre économique, sont obligés de battre en retraite sous la pression des États-Unis et de l’Union soviétique..

Ce programme a été amplifié sous la Ve République.

Dans les critères utilisés qui ont abouti au choix de la Polynésie pour effectuer les essais nucléaires figurent :

Le fait que l’Océanie est composée de 118 petites îles sur un territoire équivalent à l’Europe donne l’avantage à la Polynésie pour la mise en œuvre du programme militaire nucléaire. Le CEP civil et militaire installe deux sites d’expérimentations pour des essais aériens et souterrains  dans les atolls de  Mururoa et Fangataufa(3)Atoll situé dans l’archipel des Tuamotu en Polynésie française. La base arrière de ces sites est située à Tahiti.

La grande difficulté pour les tirs a été de bien anticiper les fenêtres météorologiques fluctuantes et relativement courtes dans la durée afin d’éviter au maximum les dispersions radioactives.

Impacts démographiques

L’impact de l’arrivée massive des membres du CEA et des militaires a été fort. Cette évolution démographique n’a pas forcément été considérée comme négative par les autochtones. L’exemple de Reao(4)Reao ou Natūpe (anciennement île Clermont-Tonnerre) est un atoll situé à l’extrémité est de l’archipel des Tuamotu en Polynésie française. Reao est situé à 48 km à l’ouest-nord-ouest de Pukarua et à 1 340 km à l’est de Tahiti. Il s’étend sur 24,5 km de longueur et 5 km de largeur maximale pour 9 km2 de surface de terres émergées. est cité. Avant l’arrivée des Français de l’Hexagone et notamment des légionnaires, Reao était peuplé de 200 habitants qui s’inquiétaient de la consanguinité qui y régnait et de la discrimination qu’ils subissaient de la part des autres Polynésiens du fait de leur peau nettement plus foncée. De ce fait, les légionnaires sont bien accueillis.

Les conférenciers indiquent que le premier essai en 1966 n’est pas aussi propre que prévu. Ainsi les Gambier, où il avait été refusé d’édifier des abris, sont arrosés. La prédiction d’un tir en « bouchon de champagne » censé éviter une trop grande dispersion radioactive se révèle erronée, dans certains essais les années suivantes, comme l’indiquent les avions « vautours » chargés de mesurer les taux de radiation.

Des évacuations curatives et la construction d’abris pour toute la population furent envisagées un moment. Elles ne furent pourtant pas organisées pour éviter, entre autres, tout affolement.

Le passage à la bombe H, beaucoup plus puissante, dont les essais en 1968 furent une réelle réussite sur le plan technique et scientifique, nécessita l’organisation d’évacuations préventives.

Les conférenciers ont abordé la question des risques naturels tels que les cyclones, les tsunamis et les phénomènes sismiques. Nombre de ces risques sont préexistants à l’installation du CEP. Malgré les anticipations, le cyclone de 1980 a détruit une partie des infrastructures et les essais souterrains ont provoqué des tsunamis (le lagon se vide puis se remplit). Il s’avère qu’il existe encore des risques de glissements de terrain.

Sur le plan géopolitique, malgré une situation asymétrique du fait que les Polynésiens n’étaient pas demandeurs de l’organisation d’essais nucléaires chez eux, ils n’ont pas subi la situation qui leur était imposée comme de simples cobayes. Ainsi Gaston Flosse(5)Membre du RPR et fondateur du Tahoera’a huira’atira, parti politique polynésien d’inspiration gaulliste, Gaston Flosse est maire de Pirae de 1965 à 2000. Il est élu pour la première fois député à l’Assemblée nationale en 1978 et exerce la fonction de secrétaire d’État chargé des problèmes du Pacifique Sud dans le deuxième gouvernement Chirac, de 1986 à 1988. Il est sénateur de 1998 à 2014. Premier président du gouvernement de la Polynésie française, de 1984 à 1987, Gaston Flosse exerce à nouveau cette fonction de 1991 à 2004, devenant ainsi l’homme fort de cette collectivité française autonome. ne se prononce pas contre les essais, mais les utilise pour faire pression afin de cheminer vers plus d’autonomie et de subventions de l’État.

La corruption est telle que cet afflux d’argent ne profite pas aux habitants qui, pour nombre d’entre eux, ne disposent pas d’eau courante potable. Cela n’est pas sans rappeler la situation dans d’autres départements ultramarins.

Certains militants polynésiens refusent les essais nucléaires et s’appuient sur une logique écologiste, anticolonialiste et de défense /promotion de la culture et de la langue locale.

Impacts géopolitiques

Bref, selon les conférenciers, il n’y a pas que des victimes. Le CEP a provoqué des bouleversements politiques, économiques et environnementaux. Les retombées sont, sur le plan spatial, d’ordre macro sur un grand territoire qui fait l’équivalent de l’Europe et d’ordre micro en ce qui concerne les effets de la radioactivité sur les corps.

Hormis les conséquences radiologiques, il y en eut d’autres qui ne sont pas forcément liées aux activités du CEP :

Impacts écologiques négatifs

La manne financière du CEP a été employée pour réaménager le port sans ménagement pour l’environnement. L’artificialisation des sols a fragilisé voire détruit la barrière de corail. La fabrication du béton a été faite à partir de granulats extraits ou du calcaire corallien pour environ 1,2 million de mètres cubes. Tout cela a perturbé les échanges entre l’océan et le lagon.

Les conférenciers mettent l’accent sur les impacts moins visibles de l’activité du CEP tels que l’afflux de personnes, l’urbanisation galopante et mal contrôlée, les rejets industriels nocifs, les rejets domestiques (matières fécales, sédiments dus à l’urbanisme…). De fait, CEP ou pas, avec la montée du tourisme et de la société de consommation ou plutôt de surconsommation, tous ces phénomènes négatifs seraient apparus, mais pas aussi rapidement et pas avec la même ampleur.

Cependant, toutes les conséquences évoquées sont bien liées, directement ou indirectement, au CEP, mais pas forcément à la détonation des engins/bombes nucléaires elles-mêmes (sauf en ce qui concerne les cocotiers de Mururoa). Certains atolls sont ainsi devenus de vraies poubelles avec les vêtements et objets divers radioactifs océanisés, c’est-à-dire, enfouis au fond du lagon.

En janvier 1996 se déroulèrent les derniers essais sous la présidence de Jacques Chirac. Il fut décidé pour maintenir la qualité des bombes atomiques et leur amélioration de procéder à des simulations.

Autant sur le taux de radioactivité, les informations sérieuses abondent, autant sur les effets sanitaires les données existantes ne sont guère exploitables. En ce qui concerne les retombées radioactives, il s’avère, du fait du nombre d’essais français peu nombreux, que 90 % des radiations proviennent des essais des USA et de l’Union soviétique. Et les études de l’INSERM concluent au peu de prévalence sur la santé des Polynésiens.

Indemnisations

Tout cela hante, pourtant, du fait du manque de transparence, de la logique du secret, l’inconscient des Polynésiens qui craignent la transmission générationnelle des méfaits sur la santé des essais nucléaires.

Le CIVEN(7)Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires qui a compétence pour indemniser les personnes atteintes de maladies résultant d’une exposition aux rayonnements des essais nucléaires français réalisés dans le Sahara algérien et en Polynésie française entre les années 1960 et 1998, ainsi que leurs ayants droit. Les pathologies prises en compte sont : leucémies (sauf leucémie lymphoïde chronique, car considérée comme non radio-induite), myélodysplasies, cancer du sein, cancer du corps thyroïde pour une exposition pendant la période de croissance, cancer cutané sauf mélanome malin, cancer du poumon, cancer du côlon, cancer des glandes salivaires, cancer de l’œsophage, cancer de l’estomac, cancer du foie, cancer de la vessie, cancer de l’ovaire, cancer du cerveau et système nerveux central, cancer des os et du tissu conjonctif, cancer de l’utérus, cancer de l’intestin grêle, cancer du rectum, cancer du rein, cancer de la vésicule biliaire, cancer des voies biliaires, lymphomes non hodgkiniens, myélomes, cancer des voies biliaires et cancer de la vésicule biliaire. procède à des indemnisations qui montent en puissance, même sans être certain que la corrélation entre radioactivité et maladie soit établie. L’indemnisation ne s’effectue pas de manière globale, mais uniquement sur une maladie diagnostiquée.

Le désarmement général

La France qui a signé le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires(8)Ou TICEN ou encore TICE (Comprehensive Test Ban Treaty : CTBT) est un traité international par lequel chaque État partie s’engage à ne pas effectuer d’explosion expérimentale d’arme nucléaire ou d’autre explosion nucléaire dans quelque environnement que ce soit. Le TICEN a été ouvert à la signature le 24 septembre 1996 à New York. Il n’est toujours pas entré en vigueur. En effet, pour ce faire, il faut que les 44 États repris dans l’annexe 2 du traité ratifient le texte ; or, en 2019, seuls 36 d’entre eux l’ont fait. Le TICE est, avec le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 1968 et le traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) de 2017, l’un des trois traités de portée universelle en matière de désarmement nucléaire. passe pour exemplaire dans ce secteur.

Cependant – c’est un avis de l’auteur de l’article et non des conférenciers – en ce qui concerne le Traité de non-prolifération nucléaire(TNP) la France semble bien en retrait. En effet, sous Macron, la France et les autres États disposant de la bombe atomique renoncent à prendre les mesures idoines pour mettre en œuvre le désarmement nucléaire. Ces États rendent ainsi plus vulnérable la sécurité collective mondiale.

L’équilibre recherché par le TNP repose sur trois piliers : désarmement nucléaire, non-prolifération nucléaire et utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Force est de constater, malheureusement, que les obligations spécifiées dans le traité ne sont pas respectées par l’ensemble des États dits nucléaires. La France, ainsi, ne cesse d’augmenter son budget annuel consacré aux forces de dissuasion, passant de 4,45 Mds d’€ en 2020 à 6 Mds d’€ en 2023. Il ne s’agit certes pas d’exiger de la France de faire cavalier seul en la matière, mais il faut bien admettre que renoncer à réaliser le désarmement nucléaire et général contribue à une plus grande instabilité mondiale. La guerre que mène la Russie contre l’Ukraine montre à la fois que ce n’est pas le moment et que la dissuasion nucléaire n’empêche pas la guerre.

La sécurité collective en Europe et dans le monde exige d’aller vers le désarmement général et la mise en place d’institutions (ce pourrait être l’ONU) à même de protéger les frontières des États et d’organiser la coopération pour plus de justice sociale et pour préserver les grands équilibres écologiques. L’argent dilapidé dans la fabrication, la vente et l’achat d’armements serait plus utile affecté à ce que pourrions appeler le bien commun ou l’intérêt général : les hôpitaux, les services de santé pour un accès facilité, l’éducation dans un souci d’émancipation, la justice dans l’application égale des lois, les services de sécurité pour veiller à la tranquillité publique, la gestion publique de l’eau, des déchets, des énergies, des transports collectifs, la préservation et l’amélioration de la qualité de l’air et des sols…

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Notons que le CRESAT, Centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques de Mulhouse (hébergé par la Faculté des Sciences économiques, sociales et juridiques -Fonderie- de Mulhouse), a favorisé l’édition de cet ouvrage. Le CRESAT dispose d’une reconnaissance dans l’expertise civile avec Fessenheim et l’expertise militaire en Polynésie française.
2 Le 29 octobre 1956, conformément aux accords secrets, Israël envahit l’est du canal, suivi rapidement par les Français et les Britanniques qui bombardent à partir du 31 octobre, parachutent et débarquent leurs troupes le 5 novembre, officiellement comme des troupes de maintien de la paix. Finalement, alors que les Égyptiens sont battus militairement (cessez-le-feu le 7 novembre), les coalisés, en échange de certaines concessions d’ordre économique, sont obligés de battre en retraite sous la pression des États-Unis et de l’Union soviétique.
3 Atoll situé dans l’archipel des Tuamotu en Polynésie française
4 Reao ou Natūpe (anciennement île Clermont-Tonnerre) est un atoll situé à l’extrémité est de l’archipel des Tuamotu en Polynésie française. Reao est situé à 48 km à l’ouest-nord-ouest de Pukarua et à 1 340 km à l’est de Tahiti. Il s’étend sur 24,5 km de longueur et 5 km de largeur maximale pour 9 km2 de surface de terres émergées.
5 Membre du RPR et fondateur du Tahoera’a huira’atira, parti politique polynésien d’inspiration gaulliste, Gaston Flosse est maire de Pirae de 1965 à 2000. Il est élu pour la première fois député à l’Assemblée nationale en 1978 et exerce la fonction de secrétaire d’État chargé des problèmes du Pacifique Sud dans le deuxième gouvernement Chirac, de 1986 à 1988. Il est sénateur de 1998 à 2014. Premier président du gouvernement de la Polynésie française, de 1984 à 1987, Gaston Flosse exerce à nouveau cette fonction de 1991 à 2004, devenant ainsi l’homme fort de cette collectivité française autonome.
6 Le parrotie de Perse (Parrotia persica), encore appelé arbre de fer en raison de la dureté de son bois, est une espèce d’arbres de la famille des Hamamelidaceae
7 Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires qui a compétence pour indemniser les personnes atteintes de maladies résultant d’une exposition aux rayonnements des essais nucléaires français réalisés dans le Sahara algérien et en Polynésie française entre les années 1960 et 1998, ainsi que leurs ayants droit. Les pathologies prises en compte sont : leucémies (sauf leucémie lymphoïde chronique, car considérée comme non radio-induite), myélodysplasies, cancer du sein, cancer du corps thyroïde pour une exposition pendant la période de croissance, cancer cutané sauf mélanome malin, cancer du poumon, cancer du côlon, cancer des glandes salivaires, cancer de l’œsophage, cancer de l’estomac, cancer du foie, cancer de la vessie, cancer de l’ovaire, cancer du cerveau et système nerveux central, cancer des os et du tissu conjonctif, cancer de l’utérus, cancer de l’intestin grêle, cancer du rectum, cancer du rein, cancer de la vésicule biliaire, cancer des voies biliaires, lymphomes non hodgkiniens, myélomes, cancer des voies biliaires et cancer de la vésicule biliaire.
8 Ou TICEN ou encore TICE (Comprehensive Test Ban Treaty : CTBT) est un traité international par lequel chaque État partie s’engage à ne pas effectuer d’explosion expérimentale d’arme nucléaire ou d’autre explosion nucléaire dans quelque environnement que ce soit. Le TICEN a été ouvert à la signature le 24 septembre 1996 à New York. Il n’est toujours pas entré en vigueur. En effet, pour ce faire, il faut que les 44 États repris dans l’annexe 2 du traité ratifient le texte ; or, en 2019, seuls 36 d’entre eux l’ont fait. Le TICE est, avec le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 1968 et le traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) de 2017, l’un des trois traités de portée universelle en matière de désarmement nucléaire.
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