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“Discipliner la finance”, de Patrick Artus

On peut ne pas être d’accord avec les orientations générales de Patrick ARTUS mais on ne peut lui retirer la qualité de ses analyses sur le contexte économique courant, souvent en phase avec les nôtres. Son dernier opus est à conseiller à tous ceux qui veulent comprendre ce qu’est « la finance » et son influence sur l’économie réelle. Petit livre bien documenté et que l’auteur s’efforce de rendre accessible.

Une première surprise est le constat que le monde rentre dans une phase de « dégloblisation » de l’économie réelle. La mondialisation a permis le développement de classes moyennes dans les pays émergents, au détriment de celles des pays développés, diminuant l’intérêt d’y délocaliser la production. Mais il y a aussi d’autres raisons. L’auteur analyse les effets de la mondialisation, elle n’est pas l’unique cause des inégalités croissantes.

Qui gagne à ce reflux ? La Chine et les USA en raison de l’importance de leur marché intérieur, mais pas l’UE qui voit au contraire les exportations intra UE baisser parce que le marché unique n’en est pas un en vérité. L’auteur cible deux raisons : le nationalisme des Etats dans de nombreux secteurs et la pratique de la concurrence par la Commission qui freine la constitution de grandes entreprises. Le modèle allemand d’exportations hors UE qui tire le PIB de l’UE ne va pas dans le sens d’une relocalisation. Celle-ci se heurte au partage des revenus au détriment des salariés ce qui appauvrit la classe moyenne dont la prospérité est facteur d’attractivité pour les investissements. Cependant ceci ne s’applique pas à la France, à l’Italie ni au Royaume-Uni mais surtout à l’Allemagne, l’Espagne, le Japon et les USA. Ainsi, « l’Allemagne [n’est] plus un modèle » pour cet économiste classique.

La réduction d’une classe moyenne prospère vient aussi de la destruction des emplois industriels (-20% depuis 1995 dans l’OCDE) au profit des emplois de la finance et à l’autre bout du spectre au profit des services domestiques. En résumé, il n’y a pas assez de gens aisés pour soutenir la demande de biens et de services. Ceci met à mal la théorie du ruissellement.

Mais fort heureusement, il y a des gagnants à ce mouvement, ce sont les pays émergents où l’investissement direct des entreprises suit une tendance croissante, mis à part la Chine depuis 5 ans.

Deuxième surprise, la taille de la finance « complexe » (dérivés, titrisations – l’auteur les définit) a diminué depuis la crise qu’elle avait propagée en 2007, mais reste énorme à 720 000 mds$. Le reste de la globalisation financière n’a pas cessé de progresser. Elle réunit l’encours de crédit, l’encours d’obligations, la capitalisation boursière et la masse monétaire. Depuis le plus bas de 2009 ces composants sont en croissance partout à comparer au PIB mondial de 90 000 milliards de dollars pour atteindre respectivement en 2018 100 000 mds$, 126 000 mds$, 76 000 mds$. La croissance de la masse monétaire s’exprime en points de PIB, elle est constante mais modérée à 100% du PIB environ sauf en Chine (200%).

Les crédits représentent la dette privée, en forte régression dans l’OCDE depuis la crise grâce au renforcement de la règlementation et à la surveillance de la croissance de la dette privée qui n’existait pas avant. La dette publique croissante dans l’OCDE compte pour 60% des obligations. Par ailleurs, les banques adossent certains de leurs crédits, immobiliers notamment, à des obligations qu’elles émettent : une part de la dette longue des banques finance la dette privée longue. Enfin, une part de l’endettement privé peut financer la détention d’actions voire de comptes à terme (masse monétaire).

L’auteur cumule ces masses pour mesurer la taille de la finance, bien qu’elles ne soient pas de même nature. Les crédits bancaires trop abondants présentent un risque de surchauffe ou d’insolvabilité des banques, mais ils ne sont pas des instruments financiers tant qu’ils restent dans les livres des banques et ne sont pas titrisés. Sauf que les banques assurent leurs engagements via le versement d’une prime d’assurance au travers de contrats, les fameux CDS. Et ceux-ci sont des instruments financiers qu’on peut acheter ou vendre. Ainsi, tout ceci représente des actifs qui font l’objet de spéculation sur leur valeur au travers du marché financier.

Une autre caractéristique de la finance est sa globalisation : les dettes et les créances des pays entre eux croissent de façon parallèle : les pays se prêtent autant qu’ils s’empruntent. Depuis 2008, les deux encours ont augmenté de 30%.
L’auteur explicite les origines de la croissance des actifs financiers par l’intermédiation bancaire rendue nécessaire pour recycler sans risque l’épargne privée. Elle a donc un rôle sur lequel P.Artus s’interroge, notamment sur la relation entre taille de la finance et croissance économique, sur la relation entre taille de la finance et inégalités, sur l’impact de la finance sur les crises, sur son coût, sur son efficacité.

Sur ce dernier point, la conclusion est sans appel : la finance de plus grande taille favorise la croissance des pays émergents mais dans l’OCDE ne guide pas l’épargne vers les investissements efficaces, est défavorable à la croissance, aggrave les récessions.

Il faut donc s’interroger sur les raisons de l’accroissement de la taille de la finance. Il a en fait de multiples causes, toujours présentes. Mais plus important encore, il faut étudier les conséquences sur le cycle financier mondial caractérisé par une extrême variabilité des flux de capitaux internationaux, donc sur les changes, qui rend plus difficilement tenable le régime des taux flexibles et de la libre circulation des capitaux. De plus, les mécanismes de contagion géographique des évènements financiers sont renforcés. Le célèbre triangle d’incompatibilité de R.Mundell ne se vérifie plus : le choix suivi par la plupart des pays d’une parfaite mobilité des capitaux associée à une politique monétaire indépendant est mis à mal en raison de la masse des flux mise en action de façon erratique. Comme les deux autres « solutions » du triangle demeurent impossibles, il faut changer des paramètres : soit réduire la mobilité des capitaux, soit modifier la politique monétaire. P. Artus développe ce dernier point sous le vocable de politique macroprudentielle coordonnée avec la politique monétaire et la politique fiscale. Le contrôle de la circulation des capitaux lui paraît inévitable mais sans aller jusqu’au financement autarcique. Ce point fait partie des solutions préconisées en fin d’ouvrage.

Entretemps il développe les effets de la variabilité excessive des capitaux sur les pays émergents qui n’ont pas les moyens de s’en protéger. Il démolit l’argument selon lequel la globalisation de la finance permettrait la meilleure allocation des ressources. Au contraire, les flux vont des pays pauvres vers les pays riches à cause de l’aversion au risque qui font des bons du Trésor américain le placement refuge par excellence, du fait du rôle central du dollar. Ainsi, les USA financent grâce aux pays émergents leur sur-consommation. Le besoin de liquidité, c’est-à-dire de pouvoir très facilement négocier leurs instruments contre du cash, des acteurs financiers contribue à l’appétence pour ces placements. On pourrait avoir un doute sur la solvabilité des USA si les détenteurs de ces créances venaient à les vendre en masse, mais tant que le dollar reste roi, cela n’arrivera pas. Notamment, le fait que les dettes publiques de la zone euro sont fragmentées par pays, empêche l’euro de mordre sur la suprématie du dollar.

Un autre effet est l’accélération des crises et surtout leur aggravation par la contagion : les prix des actifs évoluent partout dans le même sens. Comment éviter ces crises ? D’où viendra la prochaine ?

Sans-doute pas de la dette privée dans l’OCDE : la demande de crédit y a fortement baissé, comme la dette des ménages et le prix de l’immobilier ; la règlementation bancaire s’est constamment renforcée. Il n’y a pas de surchauffe du cours des actions : le ratio du prix des actions au profit est à 18 contre 37 à la veille de la crise de 2 000.

Le taux du déficit public (par rapport au PIB) souvent mis en cause dans la zone euro diminue en fait. Il est passé depuis 5 ans sous celui qui stabiliserait la dette. C’est bien sûr grâce à la politique monétaire de la BCE qui en a rendu le coût très bas. Mais cette politique « expansionniste » ne se maintient que parce que l’inflation reste faible. Si cela devait s’inverser, les taux courts des banques centrales comme les taux longs fixés par les marchés, remonteraient aussitôt et la dette repartirait en croissance. Or, l’inflation reste basse car il n’y a pas de poussée des salaires. L’enseignement qu’en tire P.Artus est glaçante : « tant que le pouvoir de négociation des salariés demeurera aussi faible, l’inflation sera faible », les banques centrales n’augmenteront pas leurs taux et la solvabilité des Etats sera maintenue. Sauf pour la zone euro où il n’y a pas un État mais 19 et où un pays, l’Italie par exemple, pourra rencontrer des difficultés malgré la politique de la BCE.

La crise ne viendra pas de la Chine par sa politique dite de répression financière et le contrôle des capitaux. Les autres pays émergents peuvent subir des crises violentes qui ont peu de risque de se transmettre au monde en raison de leur faible poids économique.

Malgré la baisse récente des achats de dollars par les autres banques centrales, le rôle de monnaie de réserve du dollar n’est pas remis en cause. Ce serait la perte de ce statut qui aurait des conséquences très graves.
Les deux risques au final résident donc dans la remontée des taux des banques centrales de l’OCDE et dans la dette extérieure des USA. Pour P. Artus, le risque le plus grave est la remontée des taux d’intérêt réels de la Dette publique au-dessus des taux de croissance, ce que provoquerait mécaniquement une récession puisqu’on ne pourrait plus baisser les taux d’intérêts déjà à zéro. Pour éviter cela il faut que les salaires continuent d’être contenus. Mais il n’en déduit curieusement pas que cette politique justement est un facteur de récession dans un contexte de freinage de la globalisation, donc de baisse des exportations.

Il se contredit aussi car après avoir souligné le ralentissement de la dette privée des ménages et des entreprises, il évoque l’impact grave qu’aurait la remontée des taux courts des banques centrales.
C’est à partir de là qu’on peut exprimer un désaccord. P. Artus raisonne à contexte financier immuable. Il est chef économiste de Natixis, il ne peut donc proposer que des remèdes « acceptables ». Déjà préconiser un contrôle de la circulation des capitaux est très osé dans sa position. Il n’est surement pas sans savoir que la contrainte des salaires ne peut qu’induire une récession à terme ni que la solvabilité des États n’est en cause que parce que ce sont les banques, les marchés qui sont leurs prêteurs. Une politique faisant appel directement à l’épargne et organisant la monétisation partielle de la Dette peut contribuer à freiner l’accroissement de la Dette. De même qu’une politique fléchant la dette publique exclusivement vers les investissements. Mais bien sûr, il est impensable que P.Artus l’énonce et d’ailleurs il ne le pense sans-doute pas.

P.Artus propose des pistes douces : remontée très progressive des taux des banques centrales en période d’expansion économique et mesures macroprudentielles. La première proposition est mise en œuvre aux Etats-Unis depuis deux ans ; elle ne peut pas être mise en pratique en zone euro puisque trop de pays ne sont pas en croissance bien que l’ensemble de la zone le soit. Une preuve supplémentaire de l’absurdité de la monnaie unique. Et cela se heurte à une difficulté : une hausse des taux courts implique techniquement celle des taux longs, ce qui fait baisser mécaniquement le prix des obligations et donc un appauvrissement de leurs détenteurs (banques, assurances, fonds divers) en général étrangers. Les États-Unis n’ont pas ce souci, mais bien la zone euro.

Le contrôle de la circulation des capitaux, est proposé comme déjà indiqué, et on ne peut qu’approuver. L’auteur souligne que l’exigence de liquidité des investisseurs (sic) est néfaste et il préconise les financements à long terme stables en pénalisant les placements à court terme et les instruments financiers liquides. On en revient sans le dire à l’appel direct à l’épargne privée que nous préconisons. Mais il fait mine d’ignorer la vraie raison de la volatilité qu’est la recherche intrinsèque de gains spéculatifs, il ne dit pas un mot sur les instruments qui permettent de spéculer à crédit. Par définition, un investisseur engage des fonds sur le long terme, un investisseur qui veut s’assurer de la conversion rapide de son engagement en cash, est un spéculateur.

La dernière piste serait de d’obtenir des États-Unis qu’ils abandonnent la politique de déficit extérieur constant. Il avoue que la coordination internationale qui pourrait les contraindre est impossible.

En conclusion, l’analyse de Patrick Artus est percutante jusqu’au moment de proposer des solutions dont lui-même souligne la faible probabilité de réalisation. C’est un parallèle frappant avec son analyse de la crise de l’UE qui se conclue par un appel au fédéralisme qu’il relève comme impossible.
Il s’essaye à trouver des pistes convenables, comme des mesures macroprudentielles. Il y a un côté tragique dans cette pertinence d’analyse et l’impossibilité où il se trouve d’aller au bout des conclusions logiques par allégeance à l’idéologie dominante.

Cerise sur le gâteau, P.Artus finit de nous inquiéter en évoquant l’éventualité d’une dégradation des anticipations des investisseurs et une hausse de leur aversion pour le risque, qui seraient auto réalisatrices conduisant mécaniquement à une récession. Comme il l’écrit « Ne pas être trop optimistes cependant… »

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