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Le roman graphique remplace le livre. L’exemple de Johann Chapoutot, Philippe Girard, Libres d’obéir, Paris, Casterman, 2025

Si le livre se porte mal du fait de la baisse de la pratique de la lecture chez les jeunes générations, le marché de la bande dessinée ou du « roman graphique » connaît une embellie. L’on voit sortir des BD conçues par des binômes universitaire/dessinateur. Nous prenons ici l’exemple de Libres d’obéir, ouvrage de Johann Chapoutot sorti chez Gallimard en 2020 et mis en dessin en cette année 2025.

 

Dans les deux cas, l’historien spécialiste du nazisme revient sur la façon dont des généraux ou des hauts gradés SS ont repensé le « management » qui fait désormais le quotidien des entreprises. Le passage à la BD est parfaitement réussi : l’histoire y éclaire la souffrance au travail éprouvé par deux jeunes femmes contemporaines, dont l’une est passée par une phase de burnout et dont l’autre s’en rapproche dangereusement.

Les relations difficiles des nouvelles générations avec la lecture

Le constat selon lequel le livre, particulièrement chez les jeunes générations, n’a pas plus la cote est désormais solidement établi. Les écrans tendent à le remplacer, souvent pour le pire. En effet, la lecture est une activité profondément bénéfique pour le système neuronal. Elle implique la concentration sur un temps relativement long, sollicite l’imaginaire, enrichit le vocabulaire – ce n’est pas pour rien si la novlangue creuse la langue jusqu’à l’organisation syndicale, disait Orwell – et, partant, développe la capacité à penser, mais aussi les émotions, là où les écrans appauvrissent tous ces aspects de la vie mentale, émotionnelle et intellectuelle(1)Lire Servane Mouton, Écrans, un désastre sanitaire. Il est encore temps d’agir, Tracts Gallimard, n° 65, 2025..

L’auteur de ces lignes a longtemps enseigné, avant d’entrer (et même après) au CNRS, et en a fait l’amer constat : il a vu le niveau des étudiants s’effondrer : pauvreté du langage, incapacité à structurer un argumentaire, déculturation ; ce n’est pas faire du Finkielkraut que de relever ces faits. Ce n’est pas par hasard si la descendance des milliardaires de la Tech est envoyée dans des écoles où l’usage des écrans est strictement réglementé, quand ils ne sont pas purement et simplement bannis. Et ce n’est pas ChatGPT qui va arranger la situation. Bref, ce n’est pas le propos du présent billet.

Le développement du marché de la BD et du « roman graphique »

Heureusement, on voit se développer le marché de la bande dessinée et des romans graphiques conçus souvent par un binôme universitaire/dessinateur et qui ont pour ambition d’initier nos jeunes cerveaux à des œuvres qu’ils n’auraient pas fréquentées sans cela. On pense, par exemple, à La distinction de Tiphaine Rivière, paru chez La découverte/Delcourt 2023), au Choix du chômage de Collombat et Cuvillier (préfacé par Ken Loach, s’il vous plaît ! aux éditions Futuropolis, 2021), plus récemment aux Algues Vertes. L’histoire interdite, Delcourt, 2019.

Il en existe quantité d’autres, bien entendu, qui répondent au « besoin de ludique » des jeunes générations que les livres, a fortiori les plus gros d’entre eux (type La Distinction de Pierre Bourdieu), rebutent. On ne peut que se féliciter de cette évolution du marché éditorial. Ce format se suffit à lui-même, mais on peut penser qu’il amènera certains à se réconcilier avec les livres.

Le management n’a pas été inventé par les nazis, mais ils ont renouvelé le domaine

Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui n’est pourtant pas un gros livre, mais un petit format, passionnant, paru chez Gallimard en 2020. Il fut l’objet d’une petite polémique lors de sa sortie, nombre de cadres ou d’élèves de grandes écoles de commerce goûtant peu la thèse centrale de l’ouvrage : les nazis, loin d’être des barbares incultes et violents, s’inscrivaient, voire devançaient, la modernité de leur temps. Comme le rappelle la BD, nombre d’entre eux étaient éduqués, voire très diplômés.

Deux jeunes femmes face au burnout

La BD met en scène deux amies qui ont pour point commun le malaise au travail. La première a fait un burnout qui l’a amené à la médication et à l’introspection et veut repartir de zéro, ne supportant plus le néomanagement. Son introspection l’amènera à lire le livre de Johann Chapoutot qui lui donnera les clés de compréhension de son malheur, afin de mieux se projeter dans un avenir meilleur (acheter un petit vignoble, faire du bio).

La seconde est à mi-chemin : elle travaille pour une grande entreprise Appal (sic) et souffre de plus en plus des méthodes managériales en forme d’injonction contradictoire : plongée dans la guerre économique, elle doit atteindre des objectifs de plus en plus difficiles tout en étant « libre » de s’organiser pour ce faire, avec l’évaluation de sa performance comme épée de Damoclès au-dessus de la tête. Elle a perdu le sens de son travail et regarde avec incrédulité ses collègues pris dans le discours néomanagérial qui promeut l’autonomie, l’épanouissement, la joie même de se dépasser quotidiennement, mais avec des relents de darwinisme social (« il faut s’adapter », cf. le livre éponyme de Barbara Stiegler). Cette jeune femme serait-elle du « matériau humain » (c.-à-d. une « ressource humaine ») dépassé, voire obsolète ? Voilà la question qui la mine. Pourquoi n’adhère-t-elle pas au discours enchanteur de son chef ?

Les dialogues de ces deux jeunes femmes contemporaines donnent l’occasion aux deux auteurs de faire l’anamnèse(2)l’anamnèse est l’histoire du patient souvent conté au psychologue. Elle permet d’élaborer un diagnostic, en éliminant certaines pistes. de cette forme de gestion du « matériau humain », ce qui ramène le lecteur à la période sombre du nazisme. On le sait, ce ne sont pas les nazis qui ont inventé le management. Henry Ford, admirateur de Hitler et du IIIe Reich, avait déployé à grande échelle le travail à la chaîne et la récompense à la performance individuelle. Toutefois, avec le vitalisme et le biologisme communautaire (le « Volk ») qui forment l’armature idéologique du nazisme, s’invente une forme de management nouvelle où l’on est pris dans l’injonction contradictoire d’être libre tout en étant soumis à la pression des objectifs. Organisez-vous comme vous voulez, mais la mission doit être remplie, même si les objectifs sont délirants.

En effet, les nazis ont un problème : leurs conquêtes les ont amenés à bâtir un grand Reich qu’il faut gouverner avec des « ressources humaines » en attrition(3)Attrition est un terme qui a plusieurs sens selon les domaines : érosion, diminution, déperdition, perte.. Il leur faut donc s’organiser, s’adapter pour gagner la guerre. Pour relever ce défi, quelques généraux SS, souvent diplômés en droit, avec à leur tête Reinhard Höhn, brillant docteur en droit et travailleur acharné, vont réfléchir dans le cadre idéologique du nazisme. Première idée reçue : parler d’État nazi est erroné. En réalité, l’élan vital et la liberté germaniques doivent faire la peau à l’État, bureaucratique, lourd, statique. La priorité doit être donnée à l’initiative pour satisfaire les missions confiées par les supérieurs, qui ne sont là que pour contrôler si la mission a bien été menée.

La déliquescence de l’État au profit d’une polycratie

Le nazisme est, sur le plan organisationnel, une polycratie : les subordonnés d’Hitler, qui ne s’apprécient guère, sont en concurrence pour s’attirer les faveurs du Führer. Pour ce faire, on crée une multitude d’agences dont les compétences sont parfois redondantes. L’organisation nazie est une forme de désorganisation qui attise la rivalité et, partant, la radicalité des options finalement retenues (une sorte de « darwinisme administratif »). La concurrence entre potentats favorise la montée aux extrêmes, et ce d’autant plus que les ordres d’Hitler sont souvent flous, sinon contradictoires. Ils avaient une mission à remplir pour complaire au Führer, et une totale liberté pour la réaliser, voire la surpasser, et ils n’étaient gênés par aucune entrave juridique ou autres. C’est ce que l’on appelle, dans les écoles de commerce actuelles, le « management par projet » ou « par objectif ». La contribution du salarié est toujours présentée comme décisive pour le plus grand projet qu’est la survie de l’entreprise dans la guerre économique(4)Florence Jany-Catrice, La performance totale : nouvel esprit du capitalisme ? Lille, Presses du Septentrion, 2012..

Le management par projet ou mission ou comment débrancher le sens moral

Oui, ces SS étaient libres (pensons à Goering) de s’enrichir et de donner des ordres inhumains, mais ils ne pouvaient continuer à le faire que parce qu’ils réalisaient la mission qui leur était assignée. On n’a retrouvé aucun document attestant de l’ordre de génocide des Juifs, des Tziganes, en sus des handicapés ou des déficients mentaux. Hitler formulait ses objectifs de façon floue (« régler la question juive »), laissant le soin à ses potentats d’interpréter les pensées détraquées de leur Führer ; à force de société de cour, ils ont trempé leurs mains dans le sang, en particulier à partir de 1941.

C’est à s’y méprendre la même chose avec les injonctions du management par la « performance » ou par « projet » actuel : « je me moque de la façon dont vous allez vous y prendre, y compris à vos propres détriments, si vous atteignez les objectifs qu’exige notre entreprise livrée à la féroce concurrence mondiale ». La guerre continue, mais elle s’est déplacée, relativement, sur le terrain économique et les petites mains guidées par le management continuent à la mener, jusqu’à provoquer des problèmes de santé et à détériorer les relations entre collègues. Tous sont égaux, nous dit le management, mais il y en a qui sont plus égaux que d’autres et c’est de cela que prend conscience notre héroïne, qui perçoit très bien les effets délétères, y compris sur elle-même, de ce type de management, se confiant à son amie qui, elle, a fait son chemin de Damas plus tôt. Non, l’entreprise n’est pas une famille ; oui, on peut être heureux hors travail, au contraire de ce qu’affirme avec aplomb les « happyness managers »(5)Edgar Cabanas, Eva Illouz, Happycratie, Premier parallèle, 2018., non, je ne suis pas libre dès lors que l’on me fixe une mission inatteignable et qui me pousse à commettre des actes contraires à ma conscience. En obéissant, je ne suis pas libre, ou alors je suis libre de gaver les actionnaires aux dépens de ma santé et de ma vision morale du monde.

Une dénazification ratée

On l’a dit en introduction, les anciens et actuels élèves des plus grandes écoles de commerce ont mal vécu cette analogie entre ce qu’on leur apprend et les méthodes de la polycratie allemande. On l’a bien vu au moment du procès de France Télécom, qui exigeait que les salariés « sortent par la porte ou la fenêtre », suscitant une vague de suicides que relativisera de façon abjecte le PDG (« il faut que cette mode des suicides s’arrête »)(6)Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Paris, Points, 2021.. L’inventeur général SS de ce type de management a connu une bonne fortune. Le procès de Nuremberg fut un spectacle qui cache une dénazification ratée. Mieux, Höhn a prospéré en créant le HEC allemand, par lequel sont passés nombre de dirigeants économiques allemands. Toute sa vie a été dédiée à la rédaction de traités militaires et d’ouvrages de management. Nombre de ses comparses ont eux aussi connu de belles carrières, avec la complicité des États-Unis, au niveau politique et surtout dans la technostructure de la nouvelle RFA.

Vive le roman graphique !

En conclusion, face à la désertion des jeunes générations devant la lecture, la BD de Chapoutot et Girard offre une alternative aussi rigoureuse que ludique. On pourrait souhaiter que les jeunes gens se remettent à la lecture, surtout dans les catégories populaires et moyennes et inférieures, mais il ne faut pas rêver. L’économie actuelle de l’attention, bien faite pour disperser les esprits, ancrer une culture du clash, s’y oppose. Reste à espérer que la forme graphique puisse continuer à vectoriser des connaissances essentielles pour le « Bien Commun ».

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Lire Servane Mouton, Écrans, un désastre sanitaire. Il est encore temps d’agir, Tracts Gallimard, n° 65, 2025.
2 l’anamnèse est l’histoire du patient souvent conté au psychologue. Elle permet d’élaborer un diagnostic, en éliminant certaines pistes.
3 Attrition est un terme qui a plusieurs sens selon les domaines : érosion, diminution, déperdition, perte.
4 Florence Jany-Catrice, La performance totale : nouvel esprit du capitalisme ? Lille, Presses du Septentrion, 2012.
5 Edgar Cabanas, Eva Illouz, Happycratie, Premier parallèle, 2018.
6 Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Paris, Points, 2021.
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