Site icon ReSPUBLICA

Le totalitarisme 2.0. À propos de Jean-Jacques Rosat, L’esprit du totalitarisme. George Orwell et 1984 face au XXe siècle, Marseille, Hors d’atteinte, 2025

Orwell est célèbre pour deux romans, 1984, bien sûr, et La ferme des animaux. On ignore pourtant que cet intellectuel engagé a produit une œuvre aussi pléthorique qu’hétéroclite. Jean-Jacques Rosat, philosophe, est l’un, sinon le meilleur connaisseur de son œuvre. Il publie un livre qui peut être appréhendé comme une introduction à cette œuvre foisonnante. Où l’on constatera que l’actualité d’Orwell est brûlante en tant qu’il a été le meilleur psychologue de la « mentalité totalitaire » qui ne se déploie pas seulement en Russie ou en Chine. Ce livre devrait inviter tout militant ou tout intellectuel à faire son introspection.

Orwell, par-delà les poncifs

Tout le monde connaît George Orwell. « Orwellien » est même devenu un adjectif courant. Si l’on pose la question à une personne au hasard, il vous répondra certainement : « ah oui, celui qui a écrit 1984, le Télécran, toussa ». Si vous avez de la chance, elle mentionnera La ferme des animaux. Et c’est tout. Or, l’œuvre d’Orwell est aussi dense que sa vie engagée.

Grâce à la maison d’édition Agone, particulièrement, l’ensemble de son œuvre littéraire et, surtout, politique, pléthorique, est accessible en Français. Lire l’ensemble de ses textes donne une tout autre ampleur à la pensée d’Orwell. C’est justement ce que nous propose le philosophe Jean-Jacques Rosat, qui fut l’assistant du philosophe (analytique, c.-à-d. épistémologique) de Jacques Bouveresse, l’un des principaux amis de Pierre Bourdieu au Collège de France. Resituer, réencastrer même, 1984 dans ce vaste corpus donne un tout autre sens à la vulgate à propos de ce livre, à la fois iconique et pourtant très peu lu.

Car il ne faut pas s’y tromper : ce que nous propose le philosophe Jean-Jacques Rosat est une introduction à la pensée politique sophistiquée de George Orwell, et le roman constitue davantage un prétexte. Certes, l’auteur cite abondamment des scènes de 1984, notamment le face-à-face entre O’Brien, membre du Parti intérieur, et Winston, le fonctionnaire du Miniver (le ministère de la vérité) un peu trop curieux et gêné par la falsification des faits, voire leur effacement pur et simple. Ce fonctionnaire qui va, peu à peu, via notamment une rencontre amoureuse qui connaîtra une fin tragique, sortir de la « mentalité totalitaire ». Il faut prendre au sérieux cette expression de « mentalité totalitaire », dont Rosat démonte patiemment les rouages.

De la montée des totalitarismes new look

Comme tous les observateurs avertis et de gauche de l’époque actuelle, Rosat s’inquiète de la montée des totalitarismes, s’appuyant en particulier sur la Russie de Poutine et la Chine de Xi. Il fait un constat fondamental à partir d’Orwell : le totalitarisme contemporain est un totalitarisme qui a su tirer les leçons de ses échecs passés. Nous sommes entrés dans l’ère du totalitarisme 2.0, dont les méthodes de contrôle des esprits se sont considérablement sophistiquées, le déploiement des dispositifs de reconnaissance faciale ou l’IA en étant un exemple parmi d’autres.

Toutefois, même s’il s’est « raffiné », le totalitarisme répond à des propriétés fondamentales et permanentes. Par exemple, la mentalité totalitaire se moque de l’idéologie. La personnalité totalitaire ne cherche pas à imposer à ses concitoyens une conception du bien commun. Non, elle recherche le pouvoir pour le pouvoir. L’oligarchie totalitaire (la partie supérieure du Parti) n’a aucun idéal, bien au contraire. L’idéologie est totalement flexible, elle peut dire un jour quelque chose et un autre jour son contraire…

L’idéologie n’est pas au cœur du totalitarisme. Son moteur est le pouvoir sur la plèbe, et même la jouissance de l’exercice de ce pouvoir.

L’idéologie n’est pas au cœur du totalitarisme. Son moteur est le pouvoir sur la plèbe, et même la jouissance de l’exercice de ce pouvoir. En un sens, le totalitarisme est symboliquement vide. Le pouvoir est sa fin ultime. Prenons un exemple : Trump peut dire tout et son contraire, du moment qu’il peut exercer son pouvoir, qui sur le chef de la CIA, qui de la FED, qui du FBI… Quand Arendt dit que le totalitarisme est « la logique d’une idée » qui se déploie grâce à l’emploi de moyens violents ou plus sophistiqués, elle a tort. Les idées importent peu. Lors des procès de Moscou en 1937-1938, les vieux bolcheviks repentants déjà condamnés ont certes étaient torturés de façon qu’ils s’auto-accusent. Mais se limiter à ce constat resterait à la surface des choses : en réalité, ils s’auto-accusent, car, pour eux le Parti est tout. Sa permanence dépasse leur petite vie. On pourrait presque comparer le Parti à Dieu.

Les rapports très flexibles des oligarchies totalitaires à l’idéologie

Aussi bien, dénoncer et réfuter l’idéologie totalitaire du moment ne servent à rien. C’est son clergé et son conatus qui importent. En effet, dans un régime totalitaire, il y a trois strates : les membres du Parti intérieur, le clergé, donc, le parti extérieur, soient les petites mains qui s’occupent de justifier les revirements incessants du clergé, dont Winston est un exemplaire hétérodoxe, et la grande masse de la plèbe qui subit le pouvoir du Parti. Ce parti se justifie non par les « idées », mais par le fait qu’il sécurise la plèbe contre une éventuelle guerre contre deux ennemis totalitaires eux aussi, sans que jamais l’éventualité de cette guerre ne soit possible. Ces trois totalitarismes sont en quelque sorte des associés-rivaux. Chacun se sert de l’autre pour tenir sa population en respect. La menace extérieure sert à domestiquer la base.

Ce constat semble trivial, mais il est pourtant révolutionnaire. Les intellectuels, à la propension socio- et intellectualo-centrique avérée, croient que l’on combat ce type d’adversaire en réfutant leur idéologie. Mais ils laissent la proie pour l’ombre. Rosat montre combien les « idées » ne sont que de peu d’importance dans la volonté de pouvoir absolu de l’oligarchie, car il s’agit bien d’une oligarchie, totalitaire. Le pouvoir est le bien suprême, devant l’argent, par exemple. Ainsi, pour elle, le passé peut être changé à volonté (c’est la « mutabilité du passé ») afin de sauvegarder l’infaillibilité du Parti aux yeux des masses. Ce procédé est bien connu. Trotski a disparu des photos des bolchéviques des premiers temps, avant d’être assassiné d’un coup de piolet dans la tête au Mexique(1)lire à ce propos Léonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens..

Orwell aura été toute sa vie d’engagement, réel (celui qui l’a conduit à combattre dans la Guerre d’Espagne aux côtés du POUM), un fervent critique du rôle des journalistes et des intellectuels dans l’avènement et le déploiement des totalitarismes. Lui, qui fut blessé à la gorge face aux franquistes, était ulcéré par les comptes-rendus mensongers des journalistes et intellectuels staliniens de la guerre d’Espagne. Ses correspondances et ses autres recueils (en particulier A ma guise, publié chez Agone aussi) montrent un homme intransigeant avec la vérité, nous allons revenir sur ce point crucial, et ulcéré par les laquais intellectualo-journalistiques dont le travail quotidien est celui de Winston : travestir, voire nier les faits. Car, comme le rappelle Pascal Engel, lui aussi collègue de Bouveresse, « la vérité n’est ni plus ni moins que l’adéquation aux faits, à tous les faits »(2) Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie, Marseille, Agone, 2020..

Les journalistes actuels, version Benjamin Duhamel, ou les fact-checkers ne font pas autre chose que de s’essuyer les pieds sur la vérité. Ils ont inventé la notion de « post-vérité », ce qui est la marque de fabrique du totalitarisme 2.0 : ce sont les autres qui raconteraient des mensonges. Mais que font-ils d’autre lorsqu’ils devisent sur la réforme des retraites, de la dette publique ou encore de géopolitique ? Ils ne sont que des Winston, mais dociles à l’endroit du Pouvoir.

De la mentalité ou de la psychologie totalitaire

On l’aura compris, l’immense intérêt de ce livre n’est pas de faire une énième analyse du roman 1984. Certes, il faut le lire. Mais il faut surtout lire l’ensemble de l’œuvre de George Orwell en tant qu’elle est un démontage minutieux de la « mentalité totalitaire ». En un sens, en s’adossant à l’ensemble de l’œuvre orwellienne qu’il connaît par cœur, Rosat fait une psychologie précise de la « mentalité totalitaire ». C’est cette notion qui permet de monter en généralité. Est-ce que la mentalité totalitaire est l’apanage de Poutine ou de Xi, ou de tous les pays du « monde libre » ? Certainement pas et c’est cela qui est le plus inquiétant. Une mentalité totalitaire finit certes par s’incarner dans un Parti présumé infaillible, mais il y a d’abord des prodromes. Le totalitarisme est d’abord une psychologie, soit de domination, soit de soumission.

La destruction de la notion de « vérité objective »

On touche ici à un point clé qui tenait très à cœur à Bouveresse et que chérit Pascal Engel. Le totalitarisme est d’abord la destruction de la notion de « vérité objective ». Rappelons-le, on entend par vérité objective des faits qui sont indépendants de la présence ou non d’observateurs, avec leurs biais cognitifs. Si, demain, Trump déclare que la terre est plate, il n’empêche qu’elle est ronde. Il y a des faits, mots, actes qui ont eu lieu, qu’on le veuille ou non. Qu’on en donne une interprétation différente d’autres ne change rien à l’affaire : les faits sont les faits. Sinon, l’on bascule dans le relativisme et le perspectivisme qui ouvrent un boulevard à la mentalité totalitaire.

On l’a dit, Bouveresse, Engel, Rosat, Boghossian et plein d’autres sont des philosophes analytiques, discipline particulièrement exigeante avec la vérité, les faits et la logique des raisonnements. D’ailleurs, les philosophes analytiques détestent le wokisme en tant que justement il est mu par une « mentalité totalitaire ». La sociologue Nathalie Heinich a publié un livre dont le titre est Le wokisme est-il un totalitarisme ? (2023). Bien qu’elle fasse des constats irréfutables, il nous semble, après la lecture de Rosat, qu’elle manque des choses, et peut-être même l’essentiel (Rosat n’évoque jamais cette polémique). Le wokisme est un totalitarisme parce qu’il dissout la notion de « vérité objective », se fait entrepreneur de mémoire, mentionne des faits et en occulte d’autres, cloue au pilori les hétérodoxes, veut refabriquer la langue. Oui, le wokisme produit des Winston dociles qui, c’est le cas de le dire, sont suppliciés par des O’Brien dont la seule volonté est celle de conquérir le pouvoir, universitaire notamment.

Le pouvoir plus que les idées : le moteur de l’individu totalitaire

L’auteur de ces lignes s’est toujours demandé si les tenants de la « synthèse identitaire » croyaient vraiment à leurs fadaises : tous les individus des minorités visibles sont victimes de racisme, tous les hommes blancs sont des violeurs en puissance, les hommes sont tous « toxiques », toutes les femmes sont de pauvres victimes, tous les « blancs », atteints de « blanchité », sont des colons en puissance, etc. Chacun, dans son quotidien, peut faire le constat banal que ces propositions sont fausses. Il est impossible qu’eux-mêmes n’aient pas rencontré des contrefaits dans leur vie (ou alors, on aimerait savoir sur quelle planète « iels » vivent).

C’est très précisément ce qui caractérise la « mentalité totalitaire ». Ces intellectuels totalitaires liquident la notion de vérité objective et c’est en cela qu’ils sont totalitaires dans leur démarche. Leur seul objectif est de conquérir des places occupées par des plus anciens qu’il faut liquider. Ne faites pas attention aux inepties qu’iels profèrent, regardez comment ils agissent. Leur objectif : détruire la raison pour le remplacer par leur pouvoir.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 lire à ce propos Léonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens.
2 Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie, Marseille, Agone, 2020.
Quitter la version mobile