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Une sortie honorable, d’Éric Vuillard

Couverture du livre "Une sortie honorable" de Eric Vuillard

Photo de couverture : Jacqueline et Christian de La Croix de Castries, 11 septembre 1954.

Voilà un petit livre (par son volume, 200 pages 10 x19, paru chez Actes Sud) que devraient lire, méditer et débattre tous les « décoloniaux », « racisés », tant il démontre le caractère de classe de l’entreprise coloniale.

Le livre débute par le récit d’une visite d’inspection du travail dans une plantation d’hévéas de Michelin au Vietnam en 1923, au cours de laquelle les inspecteurs découvrent une exploitation des Vietnamiens digne des périodes les plus violentes de l’esclavagisme et l’hypocrisie des cadres européens de la plantation, qui ne sont « pas au courant » des sévices et tortures que subissent les « salariés » vietnamiens de l’exploitation.

Puis, nous sommes à la séance du 19 octobre 1950 à l’Assemblée nationale, quelques jours après l’évacuation du poste militaire de Cao Bang. Le débat porte sur la suite à donner à cette guerre, pourquoi « notre armée » se bat-elle au Vietnam, pour qui, combien coûte réellement la guerre ? Le ton et la teneur des débats sont décrits à travers un portrait, ironique et cinglant, mais juste d’Édouard Herriot, maire de Lyon, et de députés, sur ce qui peut être dit et ne pas être dit à ce sujet dans cette noble assemblée. L’Assemblée se complaît dans la « bien-pensance » dominante, qui « rend hommage à nos forces armées, à nos héroïques soldats », dont la mission est « d’assurer l’indépendance d’une nation associée à notre pays dans le cadre de l’Union française » et n’écoute pas le député communiste de Constantine, d’origine kabyle, Abderrahmane Chérif Djemad, quand il dénonce que « l’essentiel del’armée » qui combat au Vietnam au nom de la France est constitué de soldats d’origine des colonies.

Le silence se fait lors de l’intervention de Pierre Mendès France, qui affirme : « La vérité, dans un moment où tant d’autres soucis nous accablent, c’est que nous n’avons pas les moyens matériels d’imposer en Indochine la solution militaire que nous y avons poursuivie si longtemps », la guerre coûte trop cher. Et de conclure logiquement : « L’autre solution consiste à rechercher un accord, évidemment, avec ceux qui nous combattent », propos inacceptables pour l’immense majorité des députés de la « gauche » socialiste et radicale à la droite.

Éric Vuillard analyse « comment nos glorieuses batailles se transforment en sociétés anonymes » et s’interroge sur la pertinence de rebaptiser « la bataille de Coa Bang : bataille pour la société anonyme des Mines d’étain des Cao Bang », la bataille de Mao Khê : «  bataille pour la Société française des charbonnages du Tonkin », la bataille de Ninh Binh : « bataille pour la société anonyme des Charbonnages de Ninh Binh », la bataille d’Hoa Binh : «  bataille pour la société anonyme des Gisements aurifères d’Hoa Binh», la bataille de Dong Trieu : « Bataille pour la société anonyme des Charbonnages de Dong Trieu », avec la banque d’Indochine comme arrière-« fonds ».

Et nous revenons à l’Assemblée nationale où P. Mendès France subit le lynchage pour avoir osé proposer l’inacceptable ; Maurice Violette, radical, député d’Eure-et-Loir, maire de Dreux pendant cinquante ans, ancien ministre, ancien Gouverneur général de l’Algérie, compare la proposition de Mendès à la capitulation de juin 1940 : « Ainsi, subrepticement, il assimile Pierre Mendès France aux partisans de l’armistice, à Laval, à Pétain » nous dit Éric Vuillard ; mais Edmond Michelet, socialiste, résistant et réchappé des camps nazis comme Mendès France, en rajoute : « L’attitude de M. Mendès France, qui a été approuvée, je le répète, par le groupe socialiste, est celle de l’abandon, celle de Vichy en dernière analyse… Il faut dire les choses telles qu’elles sont, je dis que toute politique actuelle de capitulation s’apparenterait à celle de Vichy. »

Éric Vuillard tire des conclusions de ces diatribes, en démontrant, contrairement à la légende gaulliste, la grande continuité dans le personnel et les politiques menées sous la IVe République et en tire l’enseignement : « Et si l’on est attentif à cette immense stabilité, à cet immense édifice qu’est le pouvoir, à cette immense communauté de poncifs, d’intérêts et de carrières, les tirades dissonantes de Maurice Violette et d’Edmond Michelet prennent soudain une signification plus large, ce ne sont plus de simples indélicatesses, des effets de rhétoriques isolés, révoltants ou maladroits. Car Violette est un radical, comme Mendès, il a été ministre du Front populaire, comme lui, la virulence de son attaque est donc surprenante. Et puis, celle-ci relayée deux heures plus tard par Michelet, n’ayant pas hésité à sauver des juifs pendant la guerre, en leur faisant passer de faux papiers, et qui fut déporté à Dachau. Pour bien saisir ce qui se passe, il faut élargir le champ, il faut contempler l’édifice entier, scruter la chose épaisse, massive, allégorique, le palais Bourbon. »

Finalement une des clefs nous est donnée par Violette lui-même : « Si vous commettez la faute d’engager les négociations, c’est-à-dire d’abdiquer devant Hô Chi Minh, il faudra demain abdiquer à Madagascar, en Tunisie, en Algérie et, le cas échéant, peut-être qu’il se trouvera des hommes pour dire qu’après tout, la frontière des Vosges suffit à la France, quand on va d’abdication en abdication, on va à la catastrophe et même au déshonneur », gronde- t-il devant une salle électrisée. Et il conclut « Toute faiblesse de notre part entraînerait l’effondrement du pays ». Et É. Vuillard précise : « Cette fois, les applaudissements sont vifs, prolongés ; à droite, au centre, comme à gauche. C’est un succès, la pièce de théâtre devrait tenir ; en effet, elle restera à l’affiche encore quatre ans. »(1)Quatre ans plus tard ce sera Pierre Mendès France qui signera comme Président du Conseil (Premier ministre) avec Hô Chi Minh, les accords de paix et le retrait des troupes françaises du Vietnam, tout de suite remplacées par les Américains.

Il faut donc trouver des moyens pour poursuivre la guerre ; le général de Lattre de Tassigny entreprend une tournée d’explication qui le mène à Washington, pour chercher de l’aide. Il convainc les Américains avec l’argument choc : « En Corée, vous vous battez contre les communistes. En Indochine, nous nous battons contre les communistes » … « La guerre de Corée, la guerre d’Indochine, c’est la même guerre », et il obtient un soutien financier et en matériel.

La guerre se poursuit donc, É. Vuillard nous présente alors le général Henri Navarre, nommé commandant en chef au Vietnam après les généraux Leclerc, Valluy, Salan par intérim, Blaizot, Carpentier, de Lattre et de nouveau Salan par intérim. Il décrit les circonstances qui amène Navarre à installer, contre toute logique stratégique, un camp fortifié dans la cuvette de Diên Biên Phu, dont le commandement échoue au colonel Marie Ferdinand de La Croix de Castries.

Une vue du camp retranché français à Dien Bien Phu (printemps 1954)

Le 21 avril 1954, tandis que le corps expéditionnaire français est à l’agonie, le secrétaire d’État américain John Foster Dulles est en visite à Paris. La famille Dulles sévit depuis longtemps à travers le monde au nom des USA, son frère Allen Dulles est directeur de la CIA. Ensemble ils se sont occupés, l’année précédente, d’organiser la chute du Premier ministre iranien Mossadegh, qui avait eu la mauvaise idée de nationaliser le pétrole (de fil en aiguille cela conduira à la révolution islamiste de Khomeiny en 1979), et il s’occupe déjà de renverser le président du Guatemala afin de préserver les intérêts de la multinationale américaine United Fruit Company. En 1961, les deux frères s’occuperont d’enlever, torturer et assassiner Patrice Lumumba, premier ministre du Congo. Fidèle à sa réputation familiale, le secrétaire d’État propose au ministre français des Affaires étrangères de l’époque Georges Bidault, deux…. bombes atomiques pour dés-encercler Diên Biên Phu ! La France n’ira pas jusque-là, Navarre et de Castries seront vaincus par le général Giap, des métèques, des jaunes, des paysans annamites !

Mais tout n’est pas perdu. Alors que Diên Biên Phu vient de tomber, au 96 boulevard Haussmann à Paris se tient un conseil d’administration de la banque d’Indochine dans lequel se retrouve toute la grande bourgeoisie capitaliste et bancaire de Paris. Les dividendes pendant la dernière année de guerre ont augmenté de… 286 % : « L’an dernier, le dividende versé par action était de trois cent cinquante francs. J’ai la joie de vous annoncer qu’il sera cette année porté à mille francs » annonce triomphalement le rapporteur. « Cinq ans plus tôt, avant même le ’’désastre de Cao bang’’, l’Indochine ne représentait déjà plus rien dans le portefeuille de la banque. Ils avaient discrètement liquidé, et les combats avaient lieu, malgré tout, pour une colonie vidée de sa substance ».

Le livre se termine par la chute de Saïgon.

En résumé, un livre passionnant, une magnifique leçon d’histoire. Tout parallèle ou tout rapprochement avec des situations actuelles seraient évidemment abusifs.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Quatre ans plus tard ce sera Pierre Mendès France qui signera comme Président du Conseil (Premier ministre) avec Hô Chi Minh, les accords de paix et le retrait des troupes françaises du Vietnam, tout de suite remplacées par les Américains.
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