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Éclaire-t-on la laïcité en l’obscurcissant ?

Couverture du livre "De la laïcité en France" de Patrick Weil

Couverture du livre "De la laïcité en France" de Patrick Weil

Le livre de l’historien Patrick Weil vient d’être réédité en collection de poche après une première édition en 2021i. L’auteur part d’un diagnostic : les Français seraient dans leur majorité « attachés à la laïcité (…) mais souvent incapables de la définir »ii. Cette difficulté fait écho à des problèmes objectifs : « Aujourd’hui, des demandes nouvelles d’expression de la foi continuent d’émerger, provoquant en retour des contre-demandes »iii. L’essai à visée éducative de P. Weil a l’ambition de « clarifier ce qu’est la laïcité et sortir de la polarisation mortifère qui fait s’affronter ses partisans les plus sincères »iv. Ce pari est-il tenu ?

Sur la loi de 1905 

À ceux qui s’interrogent sur la laïcité aujourd’hui, P. Weil tend la boussole de la loi du 9 décembre 1905. Mais il ne suffit pas de disposer d’un outil précieux. Encore faut-il savoir s’en servir. Pour ce faire, Patrick Weil recommande d’apercevoir « le lien direct entre l’article 1 principiel et l’article 31 malencontreusement oublié au fil des années »v. La première phrase de l’article 1 est plusieurs fois citée : « La République assure la liberté de conscience. », de même que l’article 31 qui prévoit les peines encourues en cas de violation de ce principevi. Si l’on suit P. Weil, la liaison de ces deux articles permettrait de disposer d’une solide et efficace définition de la laïcité identifiée à « la liberté de conscience protégée de toute pression »vii. C’est pourquoi il est l’un de ceux à avoir voulu la loi du 15 mars 2004viii et qu’aujourd’hui, il expose cette idée aux jeunes qu’il va visiter dans les collèges et les lycéesix.

Tout en saluant la bonne volonté de la démarche, on pointera quelques-unes des difficultés que le livre soulève. P. Weil invoque en effet la loi du 9 décembre 1905 comme si elle n’avait pas connu ces dernières décennies des modifications sensibles qui l’ont fragilisée en son principe. P. Weil rappelle qu’en vertu de l’article 2 de la loi de 1905, « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Cet article est celui de la séparation. »x Mais il omet de préciser que le principe de séparation n’a pas été seulement miné par la loi Debré de 1959 qui contractualise les relations de l’État et de l’enseignement privé confessionnel et autorise leur financement. Il ne signale pas non plus que le principe de séparation a été fragilisé par l’octroi de la part des collectivités territoriales de baux emphytéotiques très avantageux pour la construction ou l’acquisition de lieux cultuels. Ainsi la loi de 1905 d’aujourd’hui est-elle différente de celle du début du vingtième siècle. Alors que l’efficacité d’une pression sociale est rarement étrangère aux moyens financiers des protagonistes et à l’origine de leurs ressources, Patrick Weil ne prend pas en considération dans sa démonstration ces modifications historiques.

Sur la liberté de conscience

À ce flou historique et méthodologique qui dessert la thèse de l’ouvrage, s’ajoutent des flottements conceptuels sur des questions majeures. Nous prendrons deux exemples qui mobilisent les bases de l’idée laïque. Le premier concerne la liberté de conscience. P. Weil soutient qu’avec la laïcité, « la liberté de conscience est assurée, sans aucune limite. Elle est absolue. »xi Cette formule choc séduit par sa radicalité et part d’une bonne intention. L’histoire de la laïcité est effectivement jalonnée de combats pour le droit de croire ou de ne pas croire en une religion, et de mener sa vie selon ses convictions sur l’existence, sur la vie et la mort. De même, l’absence de contrainte est à la base de la revendication de la liberté de conscience. Mais le terme « absolu » et la formule « sans aucune limite » appliqués à la « liberté de conscience » sont-ils appropriés ? Il est vrai que la nature « absolue » de la conscience pourrait être illustrée par la rage du bourreau qui ne peut accéder à la pensée de sa victime. Là est la « liberté absolue » de la conscience, son intériorité inviolable – « son secret ontologique » et son étonnante résistance à la violence. Mais ce fait supposé « absolu » n’a pas besoin de la laïcité pour exister. Il témoigne d’une liberté purement intérieure qui ne doit rien aux conditions extérieures et qui ne saurait suffire pour vivre humainement et être effectivement libre. En revanche, « la liberté de la conscience » est la revendication, portée par la laïcité, de l’assurance institutionnelle de vivre sans crainte parmi ses semblables selon sa conscience. C’est pourquoi elle est inséparable de la liberté d’expression et de communication de ses opinions.

On ne s’inquièterait pas de ces flottements conceptuels s’ils ne laissaient pas désarmés face aux sophismes efficaces dont usent avec constance les ennemis de la laïcité, au point de leur servir involontairement de caution idéologique. Ainsi en est-il du fanatique qui égorge l’Impie pour obéir à l’injonction intérieure de sa conscience, ou de l’activiste qui proclame que « ma foi est ma loi, ma foi est mon droit », au mépris de la législation en vigueur et du droit commun. N’est-ce pas au nom de leur liberté de conscience religieuse « absolue et sans limite » que des imposteurs, falsificateurs de la laïcité, agissent aujourd’hui comme si leurs comportements et leurs actions ne concernaient pas les autres ? C’est pourquoi à la formule ambiguë d’une liberté de conscience « sans limite », on opposera ce jugement sage et rigoureux de Buisson au lendemain du vote de la loi : « À tout individu liberté de la conscience et liberté de la pensée, sans autre limite que l’interdiction d’opprimer une autre pensée, une autre conscience »xii.

Sur la laïcité et la citoyenneté

On prendra comme deuxième exemple le renversement d’une formule de la Charte de la laïcité à l’École, qui serait secondaire s’il ne brouillait pas les repères essentiels de la laïcité et s’il ne mélangeait pas des questions différentes sur des domaines sensibles. « La laïcité permet l’exercice de la citoyenneté’, proclame la charte affichée sur les murs de nos établissements scolaires. Eh bien non, c’est l’inverse. », écrit P. Weil, pour qui « seule la citoyenneté, pleinement reconnue à chacune et chacun, permet la laïcité »xiii. Il semble que Patrick Weil commette ici un contresens. Le propre de la laïcité est en effet de désimpliquer la citoyenneté et la confessionnalité et ainsi d’assurer à chaque citoyen un égal traitement et une égale reconnaissance politique, par-delà ses croyances et incroyances en matière religieuse. Eh bien oui, serait-on tenté de répondre à Patrick Weil : la laïcité permet à chacun le plein exercice de la citoyenneté. C’est la raison pour laquelle les laïques la présentent comme un principe juridique et politique fondateur, ce que P. Weil semble admettre par ailleursxiv. Le fait que, sous la colonisation, les musulmans d’Algérie n’étaient pas reconnus comme des citoyens à part entièrexv signifie que l’État colonial n’y avait pas instauré la laïcité. Mais cela n’invalide pas le principe de laïcité. Ce fait historique confirme plutôt qu’en l’absence de laïcité, la citoyenneté est à tout le moins partielle quand elle n’est pas purement et simplement niée.

Au final, ce livre qui obscurcit la laïcité davantage qu’il l’éclaire, semble échouer dans son projet éducatif. Par ses confusions autant que par ses omissions – la spécificité de la laïcité scolaire, l’enjeu des services publics, la revendication de l’autonomie de la raison et de la recherche scientifique -, cet essai reconduit les brouillages et les malentendus présents. Ceci est d’autant plus regrettable que Patrick Weil ose contester toutes les pressions contre la liberté de conscience, d’où qu’elles viennent. Malgré sa volonté louable de surmonter des clivages déplorables, ce livre paraît représentatif des forces et des faiblesses de la laïcité contemporaine. Reconnue dans sa nécessité, mais enlisée dans des confusions, la laïcité est aujourd’hui déstabilisée par une extrême droite très puissante qui s’en est emparée en la dévoyantxvi. Et elle se trouve prise en tenaille entre une droite néo-libérale organisatrice de détresse sociale et une partie notable de la gauche qui l’a désertée, alors que la vocation historique de la gauche est de la réactiver sans cesse.


i Patrick Weil, De la laïcité en France, [Grasset & Fasquelle, 2021], Gallimard folio histoire, 21 mars 2022.

ii Ibid., p. 12.

iii Ibid., p. 101.

iv Ibid., p. 13.

v Ibid., p. 26.

vi « Sont punis de la peine d’amende prévue pour les contraventions de 5e. classe et d’un emprisonnement de six jours à deux mois ou de l’une de ces deux peines seulement ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association culturelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte. », Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État », article 31. Voir sur la question l’ensemble du Titre V « Police des cultes » de la loi.

vii Op. cit., p. 27.

viii Patrick Weil qui a été membre de la « Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République » (dite commission Stasi), justifie ainsi la loi du 15 mars 2004 : « Dans les cours de récréation des lycées et collèges publics, des groupes de garçons exerçaient des pressions sur des jeunes filles qu’ils percevaient comme musulmanes et qui ne portaient pas le voile », p. 80. Cela est exact mais insuffisant pour rendre raison de la loi du 15 mars 2004. Car, à ce compte, on pourrait justifier l’interdiction des signes religieux ostensibles dans la rue où les jeunes filles subissent les mêmes pressions. On est donc surpris qu’à propos de la loi du 15 mars 2004, P. Weil ne se réfère pas à la singularité de l’espace scolaire comme lieu d’instruction. On regrette plus généralement l’omission de la spécificité et de l’importance de la laïcité scolaire dans la théorie et dans l’histoire laïques.

ix « Vous avez une liberté de conscience et la loi vous protège. Si une personne fait pression sur vous, où que ce soit – chez vous à la maison, dans la rue, à l’école, où que vous soyez -, elle peut avoir une forte amende, et même aller en prison. Comme vous-mêmes si vous faites pression sur quelqu’un », ibid., p. 105.

x Ibid., p. 26.

xi Ibid., p. 24.

xii Ferdinand Buisson, « Rapport au sixième congrès du parti radical et radical-socialiste sur l’application de la loi de Séparation », Le radical, 16 octobre 1906. On regrette l’omission par Patrick Weil de l’importance dans la théorie laïque de la liberté de la pensée rationnelle, en contrepoint de la liberté de conscience.

xiii Op. cit., pp. 106-107. Weil vise le début de l’article 4 de la Charte de la laïcité à l’École.

xiv « La laïcité (…) c’est d’abord du droit. », p. 17.

xv Ibid., p. 106.

xvi Au début des années 2000, le Front national était opposé à la loi scolaire du 15 mars 2004.

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