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Henri Pena-Ruiz : « la laïcité ne peut se dissocier de la justice sociale »

(In L’Humanité)

Le philosophe estime que la laïcité est un idéal d’émancipation universel. Son combat acharné pour une République sociale et laïque le conduit à soutenir le Front de gauche pour le 7 juin.

Vous êtes régulièrement invité à vous exprimer sur la laïcité dans des rencontres publiques. Ce sujet continue-t-il à intéresser, à passionner les citoyens ?
Henri Pena-Ruiz.
Depuis 2005, date de la célébration du centenaire de loi de séparation de l’Église et de l’État, les débats sont récurrents sur ce sujet. Il refait surface avec le retour en force des fanatismes politico-religieux dans le monde, bien que certains estiment que ce débat appartient à la IIIe République et serait donc dépassé. En fait, la laïcité a souffert du fait qu’elle semblait acquise, comme l’est l’école publique. Tout le monde savait plus ou moins de quoi il s’agissait, sans pour autant qu’elle soit explicitée. Au point qu’elle fut parfois amalgamée à l’hostilité envers les religions, ce qui est évidemment le principal contresens à éviter. Ne confondons pas les luttes historiques nécessaires à l’avènement d’un idéal et le sens profond de cet idéal. La laïcité ne combat pas la conviction religieuse elle-même, mais le fait qu’elle soit érigée en référence obligatoire.

Pourquoi les débats sur la laïcité reviennent-ils sur le devant de la scène ?
Henri Pena-Ruiz.
Nous vivons une époque paradoxale : jamais notre monde n’a disposé d’autant de moyens d’accomplissement universel sur le plan scientifique et technique. Les moyens existent pour nourrir toute la population du globe et lui permettre de vivre décemment. Or la figure du capitalisme mondialisé est productrice de chômage, de déshérence, de désespérance. Avec l’échec des alternatives à ce système, les citoyens considèrent que nous sommes dans une impasse face à ce capitalisme qui se prétend indépassable. Dans ce contexte ressurgit un besoin de religiosité, un besoin de compensation. Les fanatismes politico-religieux en tirent profit.

L’emprise du religieux sur le politique a-t-elle pris une nouvelle dimension en Europe ?
Henri Pena-Ruiz.
L’exemple thatchérien est assez éloquent sur la façon dont les capitalistes entendent gérer le désastre causé par leurs politiques. Mme Thatcher a méthodiquement brisé le prolétariat britannique et les grandes conquêtes de la classe ouvrière. Elle a désimpliqué l’État de ses missions sociales, surtout dans les banlieues. Simultanément, elle a encouragé les associations religieuses de quartiers à prendre le relais de l’État. Elle a réactivé le religieux sur le mode caritatif, remplaçant ainsi la justice sociale par la charité.
Le religieux reprend du poil de la bête, sur le mode d’une nouvelle revendication de reconnaissance publique. Quand Nicolas Sarkozy encourage les religieux à rétablir la paix dans les banlieues, il reprend le couplage thatchérien entre un monde inhumain livré à l’ultralibéralisme et la compensation caritative.

Vous estimez, en tant que marxiste, que la laïcité et l’égalité sont les leviers de l’émancipation. Ils ne peuvent donc pas, selon vous, se concevoir séparément ?
Henri Pena-Ruiz.
Je n’ai jamais dissocié la laïcité comme idéal politique de la justice sociale comme idéal socio-économique. Je ne veux pas que la laïcité acquière le statut d’une référence purement abstraite laissant intacts les ressorts de l’exploitation, à l’image dcertaine conception des droits de l’homme. Marx montre que la liberté, celle du chômeur en fin de droits par exemple, est tellement encadrée par les contraintes socio-économiques qu’elle est finalement fictive. Je suis fidèle à la pensée de Marx sur ce point. Je lutte pour la laïcité car j’ai conscience qu’elle est un levier pour l’émancipation. Mais je tiens à son indispensable couplage avec la justice sociale. Sans cette dernière, nous restons prisonniers des rapports socio-économiques. Il faut ssur la recherche, par certains, d’une sorte de fantasme d’affirmation identitaire. Cette recherche renvoie, fondamentalement, à une situation de détresse. Pour Marx, la religion peut servir d’opium du peuple, de supplément d’âme d’un monde sans âme. Sa conclusion est qu’il faut lutter non pas contre la religion, mais contre ce monde sans âme qui suscite le besoin de cette religion compensatoire.

Vous soutenez que la laïcité est un « idéal d’émancipation universel ». Qu’entendez-vous par là ?
Henri Pena-Ruiz.
Je ne crois pas que la laïcité soit une particularité culturelle. La culture, au sens émancipateur, ce n’est pas la soumission servile à une tradition, mais la capacité d’assumer celle-ci de façon éclairée. Ce qui implique distance et recul critique. Pour être traditionnelle, la soumission de la femme à l’homme n’en est pas moins inacceptable. Cessons de penser que l’universel se construit par simple « métissage » de civilisations, sans égard pour ce qui est vrai et juste en chacune d’elles. L’universalité ne se pose pas en termes géographiques ou culturels. Tout peuple devrait vivre selon les principes de la laïcité, qui sont la liberté de conscience, l’égalité de traitement de tous les citoyens quelles que soient leurs convictions spirituelles, et l’action universelle de la puissance publique. Liberté authentique, fondée sur l’autonomie de jugement, égalité des droits, rendue crédible par la justice sociale et internationale, se conjugueraient alors grâce à l’émancipation laïque des sociétés comme des personnes. Un tel idéal n’est le produit d’aucune civilisation particulière.

En quoi la laïcité est-elle un levier pour la liberté des femmes, notamment dans les pays où le poids de la religion pèse lourdement ?
Henri Pena-Ruiz.
Les trois livres, la Torah, la Bible et le Coran, sont tous d’accord pour inférioriser les femmes. Les trois ont intériorisé la domination masculine propre aux sociétés patriarcales de l’époque. Quoique théoriquement inspirées par Dieu, les trois religions monothéistes codifient la hiérarchie des sexes et la sacralisent. De deux choses l’une : ou bien ces références religieuses oppressives doivent être relativisées par l’évocation du contexte historique et social qui les a déterminées ; ou bien on décide de considérer que de tels textes doivent s’appliquer aujourd’hui sans égard à leur contexte d’origine. De ce point de vue, la laïcité est très précieuse. Elle ne combat pas la foi mais le processus qui consiste à dicter la loi à partir de la foi. Elle affirme qu’une religion historiquement déterminée n’a aucune légitimité à dicter la loi commune. En ce sens, la laïcité est un levier pour l’émancipation féminine.

Est-ce votre combat acharné pour une République sociale et laïque qui vous a conduit à adhérer au Parti de gauche et à soutenir le Front de gauche aux élections européennes ?
Henri Pena-Ruiz.
J’ai naguère milité au Parti communiste. J’ai hésité à y reprendre ma carte. Mais l’ambiguïté du Parti vis-à-vis de la laïcité m’a laissé perplexe. C’est dommage, d’autant que je reste profondément attaché aux valeurs communistes. Avec le Parti de gauche, pour la première fois, je me suis senti complètement en phase avec des orientations qui me sont chères : la défense claire et nette de la laïcité, la remise en question de la logique capitaliste et la volonté de réaffirmer et d’étendre les droits sociaux. Je soutiens le Front de gauche dont le mot d’ordre, « Changer d’Europe », dit bien que nous ne sommes pas contre l’Europe mais pour sa refondation politique et sociale. Jusqu’ici intellectuel de gauche désespéré, j’ai trouvé de l’espoir avec le Front de gauche. Je souhaite que cette alliance soit pérenne. Il serait illusoire, pour sauver quelques élus, de rompre avec cette belle stratégie. Il faut être soi-même en politique. Le parti, les élus sont un moyen, jamais une fin.

Entretien réalisé par Mina Kaci

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