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Le torpillage du Code du travail menace-t-il aussi la laïcité ?

Voir aussi une analyse du 22 mars par le même auteur, faisant suite à l’entrée dans le débat de  l’extrême-droite et de la droite, faisant assaut de laïcité contre la réforme : http://www.ufal.org/laicite/la-pretendue-laicite-a-lentreprise-la-droite-semmele/

8 mars 2016 – L’UFAL a clairement pris position contre le démantèlement du code du travail préparé par Hollande-Valls-Badinter-El Khomri selon les souhaits du MEDEF. Mais que devient la laïcité dans le nouveau cadre ? Sur ce sujet, on lit tout et son contraire ! Pour la Fédération Nationale de la Libre-Pensée (FNLP), la réforme imposerait la laïcité à l’entreprise en violation des droits des salariés. Au contraire, pour Lydia Guirous (Les Républicains) et Guylain Chevrier (actuellement CNAFAL et CLR), sur le site Atlantico, elle validerait le communautarisme religieux en entreprise. Essayons d’y voir clair, en nous fondant sur les textes, non sur des a priori !

La laïcité ne concerne que la sphère publique, pas l’entreprise privée (hors service public)

Commençons par éviter toute confusion. Le principe de laïcité ne s’applique que dans la sphère publique, c’est-à-dire les collectivités, établissements et services publics – même quand ils sont exercés par une personne privée (délégataire en général). Il interdit tout affichage religieux des agents (quel que soit leur statut, et qu’ils soient ou non en contact avec les usagers) et des locaux : il en va de l’égalité de traitement des usagers. Ainsi, dans une caisse de Sécurité sociale, organisme privé mais chargé d’une mission de service public, une salariée ne peut arborer un signe religieux en service (1)Cass., soc., 19 mars 2013, CPAM de Saint-Denis.

En revanche, dans l’espace de la société civile, dont fait partie l’entreprise privée (hors service public), les libertés publiques, dont celle d’expression religieuse, sont la règle. Elles ne peuvent être limitées que par des considérations tenant à l’ordre public, et aux droits et libertés d’autrui :

Déclaration des droits de 1789, art. 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »
Préambule de la Constitution de 1946 (5e paragraphe) : « Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. »
Convention européenne des droits de l’homme, art. 9, paragraphe 2 : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Dans l’entreprise (ou l’association) privée, le code du travail précise les considérations d’ordre public (interne) invocables :

Art. L1121-1 : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »

La « proportionnalité au but recherché » est une condition de l’application de l’art. 9 de la Convention européenne cité plus haut, dégagée par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

Quant à la « nature de la tâche à accomplir », elle relève d’une évidence : le salarié n’est dans une entreprise que pour exercer une tâche donnée, dans le cadre d’un lien de subordination avec son employeur : sa liberté y est contractuellement plus limitée que dans l’espace civil ouvert à tous (notamment public : la rue, les magasins). Dans un tel cadre, il faut donc des garde-fous spécifiques pour protéger ses droits : tel est l’objet du Code du travail.

Mais on ne peut parler de « laïcité à l’entreprise », pas plus que dans l’espace civil en général. Sur ce seul point, nous serons d’accord avec le communiqué de la FNLP, qui dénonce toute extension de la « laïcité » (au sens strict) de la sphère publique à l’entreprise privée.

Aujourd’hui, se pose à l’entreprise la question du prosélytisme islamiste, politico-religieux

En revanche, la question de la neutralité religieuse dans l’entreprise privée est aujourd’hui posée par l’existence de comportements communautaires, que nous avons évoqués dans un article récent consacré à l’hôpital public : « Le simple affichage ethnico-religieux ostensible (comportement discriminant à l’égard des femmes, vêtements religieux ostentatoires, etc.), même totalement silencieux, a bien pour objet d’inviter les membres supposés de la “communauté” à adopter de telles attitudes. » A quoi s’ajoutent les revendications de salles de prières. En cela, on peut partager les propos de G. Chevrier sur Atlantico : c’est bien « une pression communautaire attentatoire aux libertés des autres salariés ». Il s’agit de prosélytisme caractérisé, et non plus de la simple liberté d’expression religieuse.

Ainsi se poursuit l’offensive de l’islamisme politique, déjà dénoncée à l’occasion du rapport Stasi de 2003 (après les affaires de voile à l’école). Il vise à assujettir l’ensemble des supposés « musulmans » à des règles qui les séparent du reste de la société, et à imposer dans un pays sécularisé la domination d’une religion, en faisant admettre sa visibilité au nom de la tolérance. Comment s’y opposer ?

D’abord en cessant de confondre religion et politique, islam et islamisme. Le prosélytisme n’est pas acceptable à l’entreprise, où il pourrit les relations de travail. C’est une question de « paix sociale interne », comme l’avait relevé le défunt Haut Conseil à l’Intégration dans un avis de septembre 2011. Faut-il des lois nouvelles ? On peut en débattre : on soutiendra ici qu’il suffit de s’en tenir au cadre juridique actuel… à condition d’avoir le courage de caractériser le prosélytisme religieux, atteinte aux « droits et libertés d’autrui ». Et pour autant que le Code du travail ne soit pas affaibli !

Refuser de telles évidences ne relève même plus de l’angélisme, mais de la complicité avec l’islamisme politique. Ainsi la FNLP, rejetant toute loi qui imposant la neutralité à l’entreprise (ce qui en soi n’est pas condamnable), se permet de dénoncer « une pseudo-laïcité de combat contre les musulmans », et « les croisés d’un nouveau type ». Oui, « croisés » : le terme même qu’emploient Al Qaida et Daesh…

On relèvera au passage que la FNLP persiste dans l’erreur (et dans l’ignorance juridique) à propos de la crèche Baby-Loup – sur laquelle elle a en son temps honteusement craché. Non, Mme A… n’a pas été licenciée « au motif [qu’elle] portait un foulard’ », mais pour « son refus d’accéder aux demandes licites de son employeur de s’abstenir de porter son voile » et ses « insubordinations répétées et caractérisées » – c’est la Cour de cassation qui l’a dit, et définitivement (2)Cass, assemblée plénière, 25 juin 2014

Le « préambule Badinter » : une dérive insidieuse, mais qui n’affaiblit ni n’impose la laïcité

Revenons aux nouveaux textes. Les deux analyses citées se fondent sur le préambule, issu de la commission Badinter, que l’article 1er du projet de loi ajoute au code du travail. L’objet proclamé est de fixer les grands principes juridiques dont le code fera application, le tout « à droit constant ». L’idée est bonne… sauf que la commission a introduit –  oh, très discrètement !- quelques facilités supplémentaires pour l’employeur, et autant de protections en moins pour le salarié.

Pour nous en tenir à ce qui peut concerner, non la « laïcité », mais les restrictions permises à l’expression religieuse des salariés, voici les articles 1er et 6 du nouveau préambule :

« Art. 1er – Les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toute relation de travail. Des limitations ne peuvent leur être apportées que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
« Art. 6. – La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »

La FNLP proteste à juste titre contre la substitution des « nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise » à « la nature de la tâche à accomplir ». C’est bien un recul juridique de remplacer une expression objective (« la tâche »), donc facilement vérifiable par le juge en cas de contentieux, par des considérations subjectives, et surtout entièrement entre les mains de l’employeur (qui détermine seul ce qu’est « le bon fonctionnement »).

En revanche, où la FNLP a-t-elle lu que le préambule introduisait « la laïcité obligatoire à l’entreprise » ?

L’entretien d’Atlantico conclut exactement le contraire, voyant dans l’expression « manifester ses convictions, y compris religieuses » l’érection de la liberté religieuse en liberté particulière sur le mode anglo-saxon, et non simple dérivée de la liberté de conscience. L’analyse n’est pas dénuée de bon sens… sauf que cette dualité est inscrite depuis des siècles dans le droit, aujourd’hui constitutionnel et conventionnel. Que ce soit la Déclaration de 1789 (« opinions, même religieuses »), le Préambule de 1946 (« opinions ou croyances »), ou la Convention européenne (« religion ou convictions »).

Certes, on peut noter une régression dans la mise sur le même plan des croyances et des autres opinions, qui fait effectivement de la religion une catégorie privilégiée. Mais le recul le plus net est probablement le remplacement « d’opinions » par « convictions », terme beaucoup plus restrictif. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme (Lautsi c. Italie, 2011) estime que pour qu’une opinion soit admise comme une conviction, donc protégée, elle doit avoir un « degré [approprié] de force, de sérieux, de cohérence et d’importance ».

C’est bien là que le bât blesse, et aucun des deux commentaires opposés que nous avons cités ne va au fond du problème. Non, la laïcité n’est ni nouvellement imposée, ni spécialement affaiblie par le préambule Badinter. En réalité, c’est depuis longtemps que la liberté de conscience est malmenée dans le droit français.

La liste des discriminations interdites en droit français ampute la liberté de conscience !

La loi du 27 mai 2008 (transposant fidèlement une directive européenne) interdit explicitement, en matière de travail et d’emploi, toute discrimination fondée, notamment, sur « la religion ou les convictions ». Elle a modifié (en principe) l’art. L 1132-1 du Code du travail, qui énumère ces discriminations prohibées. Or en droit, toute énumération est limitative, voilà bien le problème : si la FNLP prétend s’appuyer sur cet article, c’est qu’elle l’a, en réalité, bien mal lu !

En effet, l’art. L.1132-1 ne protège plus que… « les convictions religieuses » ! Camarades libres-penseurs, rien à redire ? Sont en revanche explicitement protégées les « opinions politiques » – désormais seul type « d’opinion » dont la liberté soit assurée, en violation de l’art 10 de la Déclaration de 1789 ! Les « activités [seulement !] syndicales ou mutualistes » bénéficient de la même protection.

Conséquences paradoxales : il ne serait pas « discriminatoire » de refuser d’embaucher un partisan de la laïcité ou un Franc-maçon – opinions qui ne sont ni religieuses, ni politiques, ni syndicales. En revanche, une association antiraciste (qui ne pourrait même pas se définir comme « entreprise de tendance », n’étant ni religieuse, ni politique, ni syndicale) n’aurait pas le droit de licencier un membre du Front National en raison de ses « opinions politiques », discrimination explicitement prohibée !

Le droit du travail actuel ne protège plus que les « convictions religieuses » et les opinions politiques : il est fort dommage que la FNLP ne l’ait même pas remarqué !

Pire : la même anomalie se retrouve dans le Code pénal, dont l’art. 225-1 énumère les discriminations pénalement répréhensibles. Parmi celles-ci, on trouve : les « opinions politiques, (…) activités syndicales », ainsi que « l’appartenance ou [la] non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. » Non seulement les opinions autres que politiques ne sont pas protégées, mais même les religions sont réduites à « l’appartenance vraie ou supposée », donc dépouillées de leur contenu convictionnel : plus aucune conviction n’est à l’abri !

Bref, notre code du travail et notre code pénal non seulement ne sont pas conformes à la loi du 27 mai 2008, mais méconnaissent carrément la Constitution, la Convention européenne des droits de l’homme, et les textes juridiques européens – lesquels protègent « la religion ou les convictions » ! C’est la liberté de conscience qui se voit ainsi amputée délibérément. On regrettera que jusqu’ici, seule l’UFAL ait dénoncé cette violation des droits fondamentaux.

En réalité, ce qu’il faut dénoncer dans projet El Khomri-Badinter, ce n’est certainement pas l’excès ou le manque de laïcité. C’est le torpillage du Code du travail actuel (aussi imparfait soit-il) pour le plus grand profit du MEDEF : et en la matière, contrairement à la laïcité, Manuel Valls ne se contentera pas, comme le dit l’interview d’Atlantico, de « tenir un discours fort tout en baissant les bras dans la pratique »

 

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Cass., soc., 19 mars 2013, CPAM de Saint-Denis
2 Cass, assemblée plénière, 25 juin 2014
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