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La crise catalane espagnole : théâtre, actrices et acteurs, style et scénario, machinerie sous la scène

La revendication séparatiste catalane n’a jamais quitté la scène en Espagne, depuis le 18ème siècle. Tout au plus a-t-elle été étouffée, durant quarante ans au 20ème siècle, par le pouvoir fasciste de Franco, l’un des régimes les plus criminels de son temps.

De 1701 à 1714, la guerre de succession d’Espagne a opposé Louis XIV aux autres puissances européennes, après que le dernier Habsbourg d’Espagne, descendant de Charles Quint, soit mort sans laisser d’héritier. Au bout de 12 années harassantes de guerre en Europe, les grandes puissances ont négocié des compromis dont on peut encore voir les résultats : Gibraltar britannique, les possessions françaises en Amérique cédées à l’Angleterre, le Roussillon et Franche-Comté revenant à la France

Aux sources du « catalanisme »

Le point zéro du « catalanisme » est le siège suivi de la chute de Barcelone le 11 septembre 1714, dans un assaut commandé par un prince français contre les restes d’un corps militaire anglais retranché dans la ville. Le nouveau roi bourbon espagnol, installé par Louis XIV, abolît la principauté de Catalogne, priva ses nobles des privilèges dont ils jouissaient, et imposa à Barcelone des sanctions urbaines et économiques qui se prolongèrent plus de cent ans…

Trois siècles plus tard, les supporters indépendantistes du Football Club de Barcelone – le fameux Barça – hurlent passionnément « Indépendance » à la 17ème minute et la 14ème seconde de chaque match. Le 11 septembre de chaque année, la « Diada », devenue sous l’égide du gouvernement autonome catalan une grand-messe indépendantiste, met en scène la conviction des nationalistes catalans d’être occupés par les Espagnols.

Cette croyance puissante se construit, comme toute cette catégorie de sentiments, sur des bases fictionnelles modernes qui ont gagné le statut de vérités absolues dans les cœurs d’une bonne moitié de la population catalane.

Depuis des années, l’union de droite bourgeoise CiU (devenue PdeCAT) et le parti « gauche républicaine de Catalogne » ERC utilisent les pouvoirs très étendus de la « Generalitat » (gouvernement catalan) pour renforcer la légende catalaniste, la reconduisant dans une présentation mythique de la guerre civile (de 1936 à 1939) révisée en affrontement entre Espagnols fascistes et Catalans républicains.

Depuis la « transition démocratique » postfranquiste, la CiU (alias « parti des 3% » parce qu’il prend 3% des marchés publics en commissions occultes) du grand banquier Jordi Pujol a dirigé la Catalogne.

À la tête de la « Banque catalane » fondée par son père, Pujol en provoqua la banqueroute en 1982 mais échappa aux poursuites grâce aux pressions sur la Justice du gouvernement espagnol socialiste de Felipe Gonzalez. Tout en planquant près de 2 milliards d’euros en Andorre, Pujol dénonça en meeting la faillite de la Banque catalane comme étant un complot espagnol pour priver la Catalogne des outils de sa souveraineté. En 2014, cerné par les enquêtes anticorruption, Pujol avoua le montant de son magot ; mais en bon parrain, il a mis les fraudes au nom de son fils, en prison à sa place.

Après trente ans de présidence Pujol de la Generalitat puis une parenthèse de gauche, c’est son héritier politique Artur Mas qui a prolongé le pouvoir de la CiU en Catalogne. Fin 2015, il cédait sa place à son camarade Puigdemont – aujourd’hui réfugié à Bruxelles.

Le déclenchement du « Procés » indépendantiste

Pourquoi les souverainistes catalans, qui dirigent tranquillement la « Generalitat » et s’enrichissent sur elle depuis près de quarante ans, sont-ils devenus indépendantistes, au point de proclamer la république catalane et de risquer la prison ?

Le 15 juin 2011, une puissante manifestation du mouvement des Indignés – révolte massive de la jeunesse dans toutes les villes d’Espagne surgie le 15 mai précédent – cernait le parlement catalan, obligeant Artur Mas à rebrousser chemin car sa voiture était assaillie et à prendre l’hélicoptère.

Le gouvernement de droite catalaniste était à l’avant-garde des politiques d’austérité et de liquidation des acquis populaires, impulsant à toute vitesse la destruction des protections sociales et privatisant à tour des bras les hôpitaux – au profit de la société de son ministre de la santé. Dans la répression des Indignés et les expulsions des surendettés par milliers de leurs logements, la police catalane (Mossos) a excellé dans la violence mieux encore que la police espagnole.

Le parti socialiste au pouvoir à Madrid était profondément discrédité par le virage du chef du gouvernement Zapatero vers la politique d’austérité brutale réclamée par la commission européenne. Le PSOE s’alliait en 2011 avec le parti de droite PP pour imposer en une nuit la modification expresse de la constitution espagnole : le remboursement de la dette aux banques est devenu la première obligation de l’État, des gouvernements autonomes et de toutes les collectivités publiques d’Espagne.

En novembre 2011, le PSOE est balayé aux élections et le très réactionnaire Mariano Rajoy, secrétaire général du PP, prend la tête du gouvernement. Fort de la majorité absolue au Parlement, il n’a pas besoin – pour la première fois depuis 1977 – des voix des partis de droite catalan et basque pour gouverner. Ce point est crucial : depuis 1982, le PSOE et le PP se sont succédés au gouvernement espagnol en négociant l’appui des partis nationalistes de droite basque et catalan, qui passaient de l’un à l’autre sans état d’âme.

Pour maintenir son capital électoral alors qu’il poursuit la politique d’austérité brutale des socialistes, Rajoy a essayé d’empêcher l’adieu aux armes du groupe terroriste basque ETA ; il a fait annuler des clauses essentielles du nouveau statut autonome de Catalogne, déclenchant l’indignation nationaliste.

Occuper le terrain en faisant monter la tension avec les nationalistes et indépendantistes permet de mobiliser les passions nationales, très ancrées dans toute l’Espagne, pour faire oublier la violence de sa politique et l’ampleur impressionnante de la corruption des élus du PP à tous les niveaux : 850 élus et dirigeants inculpés aujourd’hui (dont l’ancien secrétaire général du FMI), 12 d’entre eux morts juste avant de déclarer devant le juge, tous les trésoriers du PP mis en cause, le président Rajoy lui-même mis en cause pour corruption par le chef de la police antifraude, plusieurs dizaines de milliards d’euros détournés chaque année… La deuxième marche du podium de la corruption est assez disputée, entre le parti de droite « pujoliste » catalan et le parti socialiste notamment par sa branche d’Andalousie.

Cette stratégie de Rajoy est la chance que saisissent les dirigeants catalans, inquiets autant que lui de l’ampleur de la contestation sociale puisqu’ils appliquent la même politique violemment antipopulaire.

Le pari de la surenchère nationaliste sur la question territoriale est la réponse des castes gouvernantes au mouvement des Indignés et à l’impressionnante montée des luttes. Le surgissement surprise de Podemos aux élections européennes de 2014, puis la vague de victoires municipales des Indignés en 2015, ont renforcé le choix de la tension poussé par Rajoy depuis Madrid et par CiU et ERC depuis Barcelone : pour étouffer la contestation sociale, lançons les trains de la passion nationaliste l’un face à l’autre, et accélérons.

2016, l’accélération

Avril 2015 : les candidatures de rassemblement progressiste montées par Podemos emportent les municipalités de la majorité des grandes villes : Madrid, Saragosse, Saint-Jacques de Compostelle, La Corogne, Cadiz, Valence… Barcelone, dont le maire est désormais Ada Colau, leader du mouvement contre les expulsions : imaginez que le président du DAL devienne maire de Paris, par exemple.

Décembre 2015 puis juin 2016 : Podemos, en coalition avec le mouvement d’Ada Colau « En Comu », est le premier parti en Catalogne lors des élections législatives.

Pour rester au pouvoir, droite catalane et droite espagnole doivent accélérer. Les provocations et ultimatums s’enchaînent entre les dirigeants de la coalition au pouvoir en Catalogne et le PP à Madrid, jusqu’à l’annonce du « référendum » catalan du 1er octobre 2017, la répression de cette journée par le gouvernement Rajoy, la « déclaration unilatérale d’indépendance » (DUI) par Puigdemont – dont on ne saurait dire si elle a été émise ou pas, dans un numéro de contorsion verbale historique – puis la prise de contrôle de la Generalitat par Madrid, la fuite à Bruxelles de Puigdemont et l’entrée en prison de ses adjoints.

Panorama après l’accélération indépendantiste :

Mais le panorama est sombre aussi pour le système politique espagnol. L’équilibre des forces installé au cours de la transition démocratique – appelée souvent par Podemos « régime de 1978 », année d’entrée en vigueur de la nouvelle constitution – est totalement brisé :

Le bloc monarchique formé par la Couronne, les partis PP, PSOE et Ciudadanos, ainsi que par l’appareil médiatique aux mains d’une oligarchie muée de franquiste à démocrate (voire « de gauche ») sous l’égide du propriétaire du groupe PRISA Juan-Luis Cebrian (dont le fleuron est « El Pais »), ce bloc s’est regroupé en pack pour renouveler sa domination, imposant une solidarité spectaculaire de ses différentes composantes, pourtant en rude compétition, autour du PP conduit par Rajoy.

Grâce à l’aventurisme irresponsable des catalanistes de droite convertis en indépendantistes pour sauver leur domination, alliés à la « gauche » indépendantiste-centriste d’ERC et à l’extrême-gauche indépendantiste qui se croit révolutionnaire de la CUP (qui menace en meeting les « traîtres » que sont Podemos et la mairesse de Barcelone Ada Colau), le bloc monarchique a trouvé l’opportunité historique de restaurer sa domination menacée par le mouvement des Indignés et les luttes sociales puissantes en Espagne.

Il le fait par une régression inédite des normes démocratiques, la prison pour des opposants politiques autrefois alliés, le retour en force des fascistes et des néo-nazis dans les rues grâce aux manifestations « patriotiques »…

Vers les élections au parlement catalan

En suspendant les institutions catalanes, Rajoy a annoncé la dissolution du parlement catalan et convoqué de nouvelles élections pour le 21 décembre prochain.

Mais les Catalans sont prévenus par le PP : ils doivent bien voter, c’est-à-dire pour ceux que Aznar appelle les « constitutionnalistes » face aux ennemis de la démocratie : PP, PSOE ou Ciudadanos. Si les indépendantistes gagnent encore, le pouvoir central annonce déjà qu’il gardera le contrôle de la Catalogne.

Après avoir tenté durant quelques jours de refuser la légitimité du nouveau scrutin, les partis indépendantistes ont décidé d’aller aux élections, avec l’espoir de gagner à nouveau.

Mais cette fois, CiU – qui s’appelle maintenant PdeCAT – et ERC ne renouvellent pas la coalition « Junts pel Si », qui avait raté la majorité au scrutin de septembre 2015 mais avait ensuite pu compter sur les députés de la CUP.

La CUP, après un très bon résultat en 2015 sur un discours anticapitaliste et la promesse de faire tomber le pouvoir de droite en Catalogne, était devenue la pièce manquante de l’aventure et le soutien décisif de cette même droite. La CUP va aux élections avec l’espoir de conserver cette influence.

Les dirigeants catalans de Podemos ont tenté de tourner le dos au parti « En Comu » d’Ada Colau pour s’allier avec les indépendantistes. Mais la direction nationale de Podemos, clairement anti-indépendantiste, a engagé directement un référendum auprès des adhérents en Catalogne, obtenant une participation record de plus de 15 000 votants et 72% pour s’allier avec le parti d’Ada Colau.

Le secrétaire général de Podemos en Catalogne a été viré, et la coalition « CatComu/Podem » sera conduite par Xavi Domenech. Avec son mandat de député au parlement espagnol dans le groupe de Podemos, Domenech a gagné une forte notoriété qui manquait aux têtes de file de la même coalition en septembre 2015.

Le PP espère faire un bon résultat, mais s’attend à rester lanterne rouge en influence électorale en Catalogne. Ciudadanos mise tout sur sa dirigeante catalane Inès Arrimadas, très soutenue par les médias, et croit pouvoir gagner le scrutin catalan.

Le PSOE présente son leader catalan Miquel Iceta, qui essaye de se décoller de l’image de menteur et de béquille du PP que risque de traîner le secrétaire général Sanchez. Iceta doit aussi faire oublier la vague de départs et de démissions provoquée par le soutien du PSOE à la politique répressive du PP.

Les partis du bloc PP/PSOE/Ciudadanos présentent l’enjeu comme se résumant à un vote anti-indépendantiste face à un vote antiespagnol, tentant de rejeter Podemos dans le camp d’en face. Les partis du bloc indépendantiste tentent de regagner l’élection, même de justesse comme en septembre 2015. L’extrême-droite montre son nez, espérant sortir de la marginalité électorale où elle est confinée depuis quarante ans.

La division entre ceux qui se sentent Catalans en excluant l’Espagne et ceux qui se sentent Espagnols (mais jusqu’à présent pas en excluant l’identité catalane) partage la société catalane en deux moitiés presqu’égales.

La logique de plébiscite est à l’œuvre. À l’exception de Podemos tous ont besoin d’augmenter encore la tension, malgré les dégâts déjà causés et les dangers qu’elle fait peser à la démocratie et à la paix civile.

Au cours des prochaines semaines, nous ferons une revue des projets politiques et des stratégies des acteurs de l’élection.

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