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LULA « 3 » : LA NÉGOCIATION SUR TOUS LES FRONTS

Le gouvernement Lula

L’année avait pourtant bien commencé au Brésil, avec un 1er janvier de prise de fonction festive du président Lula pour un troisième mandat. L’événement semblait effacer comme par magie quatre années de honte, de violences et de grossièretés orchestrées par le capitaine Jair Bolsonaro lorsqu’il endossait l’habit de président de la République.

Pourtant, huit jours plus tard, les partisans du capitaine lancent un assaut contre les institutions du pays incarnées par la place des Trois pouvoirs à Brasilia, assaut réalisé avec la complicité de forces de l’ordre totalement passives. La foule a ainsi envahi à loisir les locaux et détruits méthodiquement les bureaux, meubles et matériels, mais aussi les tableaux et les œuvres d’art qui les décoraient. Fidèles à leur chef de file (qui avait pourtant filé piteusement aux États-Unis pour ne pas remettre l’écharpe présidentielle à son successeur (voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/respublica-amerique/lula-sengage-pour-les-minorites-et-defie-lextreme-droite/7432838), les bolsonaristes ont répondu à l’injonction qu’il leur avait cornée tant de fois depuis son arrivée au pouvoir : s’en prendre aux institutions et les piétiner. C’était chose faite, sous le regard du monde entier tant les images en auront fait le tour ! 

Depuis, 100 jours se sont écoulés. À la tête d’un gouvernement hétéroclite, allant du Parti des Travailleurs à ceux qui ont voté à l’époque la destitution de Dilma Rousseff, ou celui dans lequel milite le juge Moro qui l’a envoyé en prison, Lula a commencé à gouverner cet immense pays pétri d’inégalités et de contrastes.

Un gouvernement très ouvert

Le Brésil n’est pas la France, et Lula a su lire le message envoyé par les Brésiliens. Il s’est donc efforcé de mettre en place un gouvernement large et ouvert au-delà des clivages politiques et de le mettre au service du pays, de ses attentes et de ses ambitions. Il sait qu’il n’a pas de temps à perdre et doit sans tarder s’attaquer aux dossiers laissés en déshérence par son prédécesseur : la faim redevenue d’actualité pour 33 millions de Brésiliens, l’économie en décélération (+ 0,89 % prévu en 2023), l’isolement en guise de politique internationale, l’Amazonie en proie aux orpailleurs et aux incendies… Le seul domaine qu’ait administré Bolsonaro avec efficacité, tant il lui est cher : le dossier militaire…

Or pour mener à bien ses programmes, Lula a besoin d’une majorité au parlement, et doit donc gérer avec habileté ses relations avec les deux présidents de l’assemblée et du sénat (Arturo Lira pour la première, Rodrigo Pacheco pour le second qui avaient travaillé main dans la main avec Bolsonaro), jouer la carte de la concertation et présenter au débat des projets préalablement négociés. La difficulté à trouver une majorité a presque toujours donné lieu au Brésil au mécanisme d’achat de voix, sous Lula (scandale dit du « mensalao » de 2005), mais aussi sous Bolsonaro qui lui utilisait des fonds secrets selon une mesure jugée inconstitutionnelle par le tribunal suprême de justice en décembre 2022.

Lula tente donc désormais une méthode plus légale et transparente : il s’appuie sur un gouvernement très large qui devrait lui permettre de trouver une majorité sur un maximum de dossiers. Le dossier de la réforme fiscale et budgétaire par exemple va être examiné d’ici peu. Il sera présenté par le ministre de l’Économie Fernando Haddad, homme de confiance du président (ancien maire PT de Sao Paulo et candidat du parti à la présidence lorsque Lula s’est retrouvé en prison). Le gouvernement doit en effet trouver les ressources nécessaires pour que le système de santé, l’éducation, et les mesures sociales soient financés en faisant porter la pression fiscale sur les plus riches qui y échappaient jusqu’à présent largement.

Haddad rassure les milieux financiers, les partis de droite de la large coalition, et Simone Tebet la candidate centre-droit à la présidentielle qui est arrivée en troisième position au premier tour, a apporté son soutien à Lula au second, et s’est retrouvée ministre du Budget. Il rassure même le président de la banque centrale du brésil Roberto Campos Neto, qui a reconnu les efforts pour arriver à un équilibre budgétaire… Des propos qui surprennent de la part de celui sur lequel Lula et le PT tirent à boulets rouges parce qu’il refuse de baisser les taux d’intérêt (13,75 %) (« Je devrais l’emmener raconter ses histoires aux gens qui sont dans le besoin », en conclut Lula).

Gouverner dans de telles conditions n’est pas à la portée de tous ; que ferait Macron dans une situation semblable ? Car non seulement Lula n’a pas de majorité absolue dans les assemblées, mais il doit composer avec pas moins de 32 partis. Avec un président de la banque centrale nommé par son prédécesseur et résolument opposant. Avec des militaires qui ne sont pas fiables. Et avec son aile gauche qui pense que Haddad ou son prédécesseur Guedes sont aussi partisans de l’économie libérale l’un que l’autre, même si le premier est plus démocrate quand l’autre est plus d’extrême droite.

Le terrain est miné pour ce Lula « 3 », freiné de surcroît par une pneumonie qui l’a forcé au report d’un gros voyage officiel en Chine prévu initialement fin mars.

Au niveau international

Si Lula a suscité tant d’espérance chez ceux des Brésiliens qui ont vécu ces quatre dernières années comme une régression où la stupidité, le racisme et la haine régnaient en maître, il n’en a pas moins suscité des attentes à l’internationale ; son arrivée a été saluée par bon nombre de pays qui reconnaissaient l’ouverture d’esprit de l’ancien ouvrier métallo et le jugeaient plus apte à saisir les difficultés d’un pays ou les aspérités de la situation internationale qu’un Jupitérien trop gâté…

Lors de son premier voyage en Argentine, Lula s’est d’abord excusé des propos grossiers proférés par son prédécesseur. La visite du nouveau président était portée par la chaleur des militants qui se sont entraidés dans les moments difficiles : son actuel homologue Alberto Fernandez, comme d’autres personnalités parmi lesquelles Jean-Luc Mélenchon, avait en effet rendu visite à Lula dans sa prison. Son retour au pouvoir a suscité des espérances dans la région, qui a besoin d’un coordinateur que tous les gouvernements de gauche reconnaissent et qui porte une vision commune.

Lula et Fernandez

Une coordination qui passe par la Celac, Lula s’y rendait le 23 janvier pour une première réunion. La Communauté d’États américains et Caribes regroupe les pays en un véritable pendant de l’OEA(1)Organisation des États américains., pilotée elle par les États-Unis et soutenant les gouvernements, les partis, les organisations qui s’opposent à toute expression de gauche sur le continent. Une coordination qui passe également par la remise en fonction de l’Unasur (Union des nations sud-américaines) créée en 2008 à Brasilia pour faciliter l’intégration entre les pays du sud.

Le Brésil, c’est aussi et surtout le Mercosur, qu’il partage avec l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, et le Venezuela (même si ce dernier pays est suspendu pour l’instant), soit un marché de 265 millions de personnes. En 2019, un certain Emmanuel Macron s’était opposé à l’accord Union européenne/Mercosur en invoquant le motif de la préservation de la forêt amazonienne. En attendant, le Mercosur est l’un des principaux partenaires commerciaux de la Chine et fait confiance à Lula pour conforter les accords avec le géant asiatique lors du voyage reprogrammé du 11 au 15 avril.

Nouvelle impulsion pour la BRICS

Le Brésil fait partie avec la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud et la Russie de la BRICS, créée en 2009 pour regrouper les économies émergentes et qui représente aujourd’hui un bloc d’échanges économiques qui contribue à 31,5 % du PIB mondial (contre 30 % pour les sept pays les plus industrialisés), avec des perspectives de développement énormes qui pour l’instant ne sont pas entravées par des différences politiques, chacun des pays respectant le principe d’autonomie (avec un petit bémol sur le conflit ukrainien, voir plus loin). C’est Dilma Rousseff qui a été nommée fin mars à la tête de la banque de développement de la Brics pour un mandat qui devrait courir jusqu’en 2025. L’ex-présidente brésilienne, rappelons-le, avait été écartée du pouvoir en 2016 par une manœuvre de délinquants politiques (dont Bolsonaro) ; à ce moment-là, l’Union européenne (et la France) s’étaient montrées bien timides pour la soutenir, mais beaucoup moins pour se tourner vers celui qui lui succédait, tout en vantant « la force des institutions brésiliennes ». Ce sont des choses qui ne s’oublient pas…

Avec la BRICS, le Brésil revient là encore dans une organisation délaissée par Bolsonaro qui préférait le repli du Brésil et le choix d’un nationalisme tant politique qu’économique, comme d’ailleurs son homologue Trump : le Brésil d’abord !

La visite en Chine a finalement eu lieu du 11 au 15 avril, et ce sont, 8 sénateurs et 31 députés (de tous les partis excepté celui de Bolsonaro), cinq gouverneurs qui ont accompagné Lula (200 hommes d’affaires et chefs d’entreprises les avaient précédés fin mars, avec à leur tête le ministre de l’Agriculture M. Carlos Favaro).

Lula et Xi Jinping

Cette visite d’État était de première importance pour le président brésilien qui compte bien augmenter les échanges entre les deux nations, mais aussi pour la Chine qui sait bien qu’avec le Brésil elle consolide sa place déjà très importante en Amérique latine. Ce qui ne manque pas d’agacer les États-Unis qui voient le géant asiatique s’installer confortablement dans ce qu’ils ont toujours considéré comme leur jardin…

L’Ukraine version Lula

C’était aussi l’occasion pour Lula d’exposer son initiative pour la paix en Ukraine. Le nouveau président voit en effet le Brésil comme un pays ouvert sur le plan politique et à la recherche d’initiatives de paix. Une paix pour laquelle il ne faut pas nécessairement adopter la position unilatérale des États-Unis et de l’OTAN, comme l’a fait un président français très mal placé pour ensuite demander quoi que ce soit à son homologue chinois.

Lula s’est par ailleurs entretenu avec le président russe comme avec le président ukrainien, et proposé ses services aux deux. Puis, son conseiller spécial Celso Amorim (ami et militant du PT de longue date, ministre des Affaires étrangères lors de ses précédents gouvernements) s’est envolé pour la Russie où il a rencontré Vladimir Poutine. Il a d’ailleurs croisé sur la route de son retour le conseiller spécial du président Macron Emmanuel Bonne.

Puis, lors d’un de ses entretiens réguliers avec la presse brésilienne, Lula a indiqué que peut être la Russie devrait-elle se retirer des zones qu’elle avait envahies en 2022. Les journalistes qu’ils soient brésiliens ou français ont de suite sauté sur l’occasion pour noter le « recul », voire les « contradictions » de Lula sur le dossier. Ils ont surtout oublié de signaler que Lula avait ajouté que « dans le même temps, il serait souhaitable que l’OTAN se retire des frontières immédiates de la Russie ».

Serguei Lavrov est désormais attendu à Brasilia le 17 avril.

Lorsque Lula s’est rendu aux États-Unis en février, Joe Biden lui a dit combien il souhaitait voir le Brésil et les autres pays latino-américains adopter le point de vue européen, c’est-à-dire un alignement sur les États-Unis et leur instrument l’OTAN. Lula a répondu que le Brésil cherchait une autre voie, celle de la paix, et que les partisans de la guerre étaient pour le moment suffisamment nombreux.

Quel rapport avec l’Europe ?

Énergies renouvelables, agroalimentaire, accord Union européenne-Mercosur, guerre en Ukraine… Les sujets d’échange sont nombreux. Ce sont les Allemands qui ont rendu visite au nouveau président dès le début de son mandat, mais il prévoit une visite au Portugal puis en Espagne, puis devrait recevoir le président français avant la fin du premier semestre.

L’Europe fait partie de l’agenda du président parce qu’il a entretenu des liens étroits lors de ses précédents mandats, ou lorsqu’il se trouvait en prison, mais aussi parce que les échanges commerciaux, industriels, technologiques sont essentiels, sans oublier le dossier Amazonie.

On parle beaucoup de la France actuellement dans la presse brésilienne. Beaucoup d’articles sur les réseaux sociaux, mais aussi des reportages de terrain montrent les grèves et les manifestations tandis que les grandes chaînes de télévision comme Globo ou CNN Brasil évoquent la violence des casseurs, celle des forces de l’ordre, la mobilisation des foules ou la rigidité du président français qui n’en sort pas à son avantage.

Le retour de Bolsonaro

C’est à l’issue des 100 premiers jours du gouvernement Lula « 3 » que Bolsonaro fait son retour au Brésil après un long séjour aux États-Unis où il s’était réfugié à la toute fin de son mandat en décembre dernier. Ce retour correspond également à la comparution de Trump devant la justice américaine, ce que certains voient comme un mauvais présage pour l’ex-brésilien, tant leurs deux parcours présentent des similitudes : même défiance à l’égard des institutions, même remise en cause des résultats électoraux, jusqu’à la réaction de leurs partisans saccageant qui le Capitole, qui les symboles des trois pouvoirs à Brasilia.

Mêmes discours, même résultat : Trump rend compte aujourd’hui à la justice de son pays, et Jair Boslnaro dès son retour dépose auprès de la police fédérale à propos de cadeaux présidentiels de valeur qu’il souhaitait s’approprier. La liste de ce qui lui est reproché (violation de la loi électorale, comportement en temps de Covid…) est peut-être moins longue que celle de ce qui est reproché à Trump, mais elle pourrait également le condamner à l’inéligibilité.

Son camp y a déjà pensé, et en son absence son parti (PL, parti libéral) a lancé son épouse Michelle, l’ex-première dame Michelle sur les estrades de la politique. Cette habituée des temples évangéliques, qui avait multiplié, avec succès, les interventions lors de la dernière campagne électorale a été nommée présidente des « femmes du parti libéral ». Dans la famille Bolsonaro, il y a aussi les deux fils, entrés tous deux en politique : Eduardo comme député et Flavio comme sénateur. Le courant « bolsonariste » ne manquera pas de représentant lors des prochaines échéances électorales. La popularité du leader d’extrême droite ne semble pas avoir souffert de ses trois mois d’absence, et un récent sondage indique que sur les 49,2 % de Brésiliens qui ont voté pour lui, seuls 3 % manqueraient aujourd’hui à l’appel.

En fait Bolsonaro comme Trump disposent d’une base électorale sensible à tous les thèmes de l’extrême droite : le port d’armes, le racisme, la violence envers les minorités, la liberté contre la solidarité. L’un et l’autre propagent des messages souvent inexacts, mais qui sortent à chaque seconde sur les réseaux sociaux et sont extrêmement suivis.

* * *

Tant au Brésil que dans la presse internationale, les commentaires sur les 100 premiers jours de ce gouvernement dit « Lula 3 » mettent l’accent, comme toujours, sur les sondages qui mesurent son acceptation dans la population, ou pointent en quoi il se démarque du précédent gouvernement. Certes. Mais de quoi parle-t-on exactement ? « Lula 3 » n’a rien à voir avec « Lula 1 » ou « Lula 2 », pas plus qu’avec « Dilma 1 » et « Dilma 2 ».

Le 1er janvier dernier, Lula est arrivé à la tête d’un pays où la démocratie chancelait sous le coup d’une violence tant verbale, physique que politique qui s’était exercée sans frein pendant quatre ans, et allait encore culminer le 8 janvier. Rappelons d’ailleurs à ce sujet que le pire a peut-être été évité : l’ex-ministre de la Justice de Bolsonaro nommé chef des services de sécurité de la capitale avait quitté Brasilia quelques jours avant l’insurrection pour se rendre aux États-Unis. Appréhendé à son retour, on retrouvait lors d’une perquisition à son domicile un projet de décret présidentiel qui aurait permis à Bolsonaro de destituer le tribunal suprême, d’annuler les élections et d’en programmer de nouvelles quand la situation aurait tourné en sa faveur…

Lula s’est trouvé face à ce défi démocratique. En l’absence de majorité au Parlement, il a formé un gouvernement pluriel pour reconstruire la démocratie dans cette énorme nation, aujourd’hui très divisée et dont le bloc d’extrême droite exerce une pression puissante.

Cette situation « oblige » Lula (ça rappelle des souvenirs, n’est-ce pas ?), elle oblige son gouvernement et tous ceux qui y participent à considérer, à chaque instant, l’enjeu principal du moment : ouvrir une nouvelle page de la vie démocratique et de laisser de côté une culture politique historiquement tissée de trahisons, de compromissions, et aussi de corruption.

La tâche est immense pour tous, car les divergences sont nombreuses entre tous ces partis qui forment le gouvernement, des divergences qui se manifestent bruyamment, y compris de la part du PT, et risquent de s’accroître à l’approche de nouvelles échéances électorales (2024 pour les municipales). Il faut donc bien l’avoir en tête : l’année 2023 n’est pas celle du « retour de Lula », c’est celle de l’arrivée d’un gouvernement pluriel, avec à sa tête Lula, et d’une majorité en construction, pour un retour à la paix et à la démocratie. C’est le début d’une épreuve au cours de laquelle le maître d’œuvre aura besoin de toute son expérience et de toute son habilité pour en venir à bout. Bien loin de ce que nous connaissons actuellement en France, Lula est en train de redonner au mot « politique » tout son sens.

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1 Organisation des États américains.
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