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Le fiasco de l’opération « chefs de file » au Parlement européen

Lors de la campagne des élections au Parlement européen de mai dernier, on nous avait promis un pas décisif vers la résorption du « déficit démocratique » qui — chacun en convient — caractérise l’architecture et le fonctionnement des institutions communautaires. Le remède miracle était le suivant : chaque formation politique paneuropéenne désignerait un chef de file unique pour l’ensemble de ses composantes nationales, et le chef de file du parti ayant obtenu le plus grand nombre d’eurodéputés deviendrait le futur président de la Commission européenne.

En somme, en votant pour un parti dans son pays, l’électeur ne se prononcerait pas seulement en faveur d’une ligne politique et de candidats qui la défendent, mais également sur le nom du président de l’exécutif bruxellois. C’est ainsi que les partis sociaux-démocrates désignèrent l’Allemand Martin Schulz, les conservateurs le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, les libéraux-démocrates le Belge Guy Verhofstadt, les Verts l’Allemande Ska Keller et le Français José Bové, et la gauche radicale le Grec Alexis Tsipras.

A en croire le discours tenu par la plupart des dirigeants, en particulier ceux se réclamant de la social-démocratie et même de certains segments de la gauche dite radicale, cette innovation du traité de Lisbonne permettrait de combattre l’abstention en « politisant » l’élection du Parlement et les orientations de la future Commission. Jusqu’alors, en effet, et quels que soient leurs résultats, les élections européennes débouchaient immanquablement sur un pacte entre la droite du Parti populaire européen (PPE) et la social-démocratie du Parti des socialistes européens (PSE) pour une alternance à mi-mandat à la présidence du Parlement et pour la répartition des présidences de commissions parlementaires. Pour la première fois, les clivages politiques nationaux entre, pour l’essentiel, la droite et la gauche pourraient, nous disait-on, trouver leur légitime traduction à Strasbourg et à Bruxelles…

Avant même la tenue du scrutin, il était évident que cette argumentation relevait de la mystification. Pas plus que l’on ne saurait demander à un zèbre de rugir, on ne peut attendre de la Commission qu’elle soit « de gauche » [1]. Quelle que soit en effet sa couleur politique personnelle, son président est tenu d’agir dans le cadre des politiques néolibérales qui figurent en toutes lettres, et plutôt deux fois qu’une, dans les différents traités européens, et qui interdisent toute autre orientation. En d’autres termes, l’intervention politique des citoyens peut porter sur tous les sujets… sauf sur ceux sanctuarisés par les traités, c’est-à-dire les plus fondamentaux. Le néolibéralisme n’est plus alors une option de société parmi d’autres, mais un socle aussi intouchable que le suffrage universel ou la présomption d’innocence.

Par ailleurs — petit détail oublié dans le débat — la composition du collège bruxellois échappe à son président : les 27 autres commissaires sont désignés par leurs gouvernements respectifs et, dans l’hypothèse fantaisiste où il voudrait prendre des libertés avec les dispositions des traités, il se retrouverait complètement isolé.

Au lendemain des élections de mai, ce qui ne faisait pas l’ombre d’un doute, sauf chez les vrais ou faux naïfs, s’est effectivement produit : la continuité dans la cogestion du Parlement et dans l’appui à la Commission et aux traités par le PPE et le PSE. Appuyés par les libéraux-démocrates du groupe ALDE, ils se sont mis d’accord pour reconduire Martin Schulz à la présidence du Parlement et pour porter Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission où il succèdera à un autre conservateur, José Manuel Barroso. Dans un grand moment de sincérité, et au-delà de leurs ambitions personnelles concurrentes, les deux nouveaux présidents élus nous avaient prévenus avant le scrutin : interrogé sur ses divergences avec Jean-Claude Juncker, Martin Schulz avait déclaré le 9 avril dernier « je ne sais pas ce qui nous distingue » [2].

Nous sommes en plein déjà-vu, un déjà-vu qui tourne en dérision les promesses (plus précisément les illusions) de choix possibles entre orientations européennes différentes, et qui revient à cautionner le carcan des traités. On peut s’étonner que, en désignant également un candidat à la présidence de la Commission — Alexis Tsipras —, la plupart des partis de la gauche radicale européenne — dont les eurodéputés siègent dans le groupe GUE/NGL — aient initialement accepté de légitimer une règle du jeu qui les banalise. Après coup, ils se sont cependant « rattrapés » en votant contre la candidature de Jean-Claude Juncker [3].

Voilà qui, en France, a dû décevoir Ensemble, nouvelle composante du Front de gauche rassemblant plusieurs de ses personnalités et de ses courants précédemment non organisés en son sein, et dont un des responsables avait préconisé un vote positif [4]. Son argumentation peut se résumer ainsi : le Parlement européen qui élit le président de la Commission, dont le nom lui est proposé par le Conseil européen (les 28 chefs d’Etat et de gouvernement), doit imposer en amont à ce dernier la seule désignation que lui, Parlement, acceptera ensuite de ratifier. C’est là une interprétation audacieuse du traité de Lisbonne qui prévoit seulement que, dans sa proposition, le Conseil « tiendra compte » des résultats de l’élection du Parlement. Et c’est cette interprétation qui constituerait une avancée démocratique !

On ne voit pourtant pas en quoi un Parlement élu par seulement 44 % des électeurs inscrits serait plus légitime que des gouvernements issus de scrutins législatifs où les taux de participation ont été très nettement supérieurs. D’autant plus que les élections européennes sont en fait une juxtaposition d’élections nationales mesurant en premier lieu des rapports de forces nationaux. Si l’on ajoute à cela le fait que les noms des chefs de file européens, lorsqu’ils existaient, ne figuraient pas sur les bulletins de vote nationaux, il est extravagant de prétendre que même les électeurs du PPE se sont prononcés pour Jean-Claude Juncker. Il en serait évidemment allé de même pour le chef de file de tout autre parti arrivé en tête du scrutin.

Le caractère absurde de cette pratique a été mis en évidence par un ancien eurodéputé centriste, Jean-Louis Bourlanges, l’un des plus fins analystes français des questions européennes : « Le fait d’arriver en tête avec 25 % des voix dans un système multipartisan n’est absolument pas créateur de légitimité démocratique. Il me paraît extravagant de considérer un homme, qui n’a pas été choisi par 75 % des votants, comme élu démocratiquement. Arriver en tête dans une élection comprenant un nombre important de candidats n’est pas du tout le signe que l’on est le préféré du corps électoral en question » [5]. La conclusion de l’auteur est sans appel : « Contrairement à ce que tout le monde a voulu faire croire, il ne s’agit pas d’une logique démocratique mais « partitocratique », qui méconnaît les pouvoirs du Conseil européen et ceux des parlementaires, qui se sont condamnés à voter pour un homme imposé par une minorité d’entre eux » [6]. On ne saurait mieux dire.
Dans leur obsession anti-étatique, certains secteurs de la gauche radicale en sont venus à laisser entendre que ce n’est pas le capitalisme qui « porte en lui la guerre, comme la nuée l’orage » (Jaurès), mais la nation et le principe de souveraineté. Aussi se cramponnent-ils à toute « avancée » post-nationale — en l’occurrence la désignation de chefs de file à l’échelle électorale des Vingt-huit — pour postuler, contre toute évidence, l’existence d’un espace public européen, alors que cet espace reste confiné aux tractations entre gouvernements et appareils partisans à Bruxelles et à Strasbourg. Il n’y a pas lieu de s’en féliciter : il faut d’abord prendre acte de cette inexistence pour la surmonter à terme car le wishful thinking (prendre ses désirs pour des réalités) ne constitue pas une politique.

Si l’UE venait un jour à se transformer en communauté politique de citoyens, les anti-étatistes de la gauche européiste se trouveraient placés devant une contradiction existentielle que Frédéric Lordon a parfaitement identifiée : « Il serait donc grand temps de mettre un peu de conséquence dans las appels angoissés à l’ « Europe », rivés à des postures de dépassement dont jamais les conditions de possibilité ne sont analysées – et encore s’agit-il de faux déplacements, puisqu’ils conduiraient en fait à un simple redéploiement du principe de souveraineté à une échelle territoriale étendue… c’est-à-dire à la reconstitution, fût-ce sous la forme fédérale — mais ceci n’est qu’une différence seconde — du principe même qu’ils vilipendent quand ils l’observent dans la limite du territoire des actuelles nations ! » [7].

Le fiasco de l’opération « chefs de file », qui a débouché sur la reconduction de la « grande coalition » PPE/PSE, a au moins eu le mérite de rappeler que, face au bloc constitutionnel de traités ultra-libéraux, il reste seulement aux citoyens une souveraineté limitée aux apparences d’une « démocratie » européenne [8]

Notes

[1] Lire « L’illusion d’une Commission européenne de gauche ».

[2] Lire « Elections européennes : quand socialistes et conservateurs font cause commune ».

[3] Jean-Claude Juncker a obtenu 422 voix, soit nettement plus que la majorité absolue requise (376). Les voix « contre » s’élèvent à 250 et les abstentions à 47.

[4] https://www.ensemble-fdg.org/thèmes/europe

[5] https://www.contexte.com/bourlanges-lelection-de-juncker-est-le-fruit-une-procedure-perverse

[6]  Ibid.

[7] Frédéric Lordon, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les liens qui libèrent, Paris, 2014.

[8] Lire Bernard Cassen, Hélène Michel et Louis Weber, Le Parlement européen pour faire quoi ?, Editions du Croquant, Broissieux. 73340 Bellecombe-en-Bauges, 2014.

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