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IRAN : MOHAREBEH !… OU LA RÉPRESSION SANGUINAIRE DES MOLLAHS

L’année 2023 a débuté en Iran par une vague de répression sanguinaire. Les mollahs, et en particulier le premier d’entre eux l’ayatollah Ali Khamenei, ont choisi d’écraser la révolution iranienne. Début janvier, le 8 précisément, Saleh Mirhashemi, Majid Kazemi et Saeed Yaghoubi ont été condamnés à mort pour « moharebeh », c’est-à-dire pour avoir mené une « guerre contre Dieu », selon le site d’information judiciaire Mizan Online. Ces condamnations à mort sont en rapport avec les manifestations quasi quotidiennes dans la province centrale d’Ispahan. Trois jours avant, le 5 janvier, l’Iran avait exécuté Mohammad Mehdi Karami et Seyed Mohammad Hosseini, à la suite des protestations dans la rue à l’ouest de Téhéran. Deux autres hommes, Mohsen Shekari et Majidreza Rahnavard, avaient été mis à mort pour les mêmes motifs fin décembre.

Ces exécutions « judiciaires » sont la face visible d’une tuerie quotidienne dans les rues contre les manifestants. La police et les milices Basij (« force de mobilisation de la résistance », milice des mollahs sous l’autorité des gardiens de la révolution) tirent systématiquement avec des fusils d’assauts. Combien de morts ? Impossible à dire avec certitude, mais le chiffre de 600 est largement dépassé.

Khamenei choisit la guerre civile

Après avoir hésité en début d’automne sur la réponse à donner à l’immense mobilisation populaire dirigée par les femmes iraniennes, le régime a choisi en fin d’année d’écraser dans le sang le mouvement protestataire. Pourquoi ce choix ? Cela résulte en partie d’éléments de conjoncture. Depuis plusieurs années, l’Iran négociait la fin des sanctions économiques occidentales, un accord qui aurait pu changer la donne sur le plan intérieur en cassant enfin la crise économique et l’inflation endémique. Cette possibilité d’accord avec l’Occident et les États-Unis a pris une importance stratégique après le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février dernier. Par exemple, souvenons-nous de la tentative de Macron au sommet du G7 de Biarritz en 2019 de « réconcilier l’Iran et les États-Unis », ou encore le même Macron proclamant en mars dernier que l’on était à la veille d’un accord avec les mollahs sur le nucléaire… et sur la fourniture de gaz à l’Europe ! Pour le moment, cette négociation est au point mort et le président Biden a indiqué clairement qu’elle ne reprendrait pas de sitôt.

Cette prise de position est certainement en rapport direct avec la fourniture par l’Iran de drones Shahed-136 à l’armée russe pour terroriser les habitants des villes d’Ukraine. Les mollahs considèrent que les relations avec l’Occident seront mauvaises de toutes les façons, et pour un certain temps, et qu’ils n’ont donc plus à « prendre de gants » pour écraser leur peuple. Pour le régime, « l’image de marque » n’a plus aucune importance, en tous les cas en 2023.

Mais l’élément déterminant dans le choix de la guerre civile est certainement l’analyse par la théocratie iranienne de la nature même de ce soulèvement. Dès octobre-novembre derniers, il était clair que l’on assistait à une immense révolution culturelle menée par les femmes. Le danger est mortel pour le régime, mais également pour le clergé chiite… d’où la force, mais aussi la faiblesse de cette révolution. Les mollahs proclament qu’il n’y a pas d’autre « projet national iranien » que le leur. Sauf pour les monarchistes qui veulent le retour d’un nouveau shah d’Iran, il n’existe pas dans le mouvement actuel de dimension nationale… puisque c’est une révolution d’abord culturelle.

Si le régime tombe, le clergé théocratique tombe avec lui

Cet affrontement contre l’asservissement des femmes comme clé de voûte d’un système oppressif est une nouveauté sur le plan politique, en particulier dans l’espace culturel musulman.

D’une certaine manière, cette révolution féministe inédite est porteuse d’un incroyable potentiel dans l’avenir et à l’échelle mondiale, puisque pour la première fois le combat contre la terreur patriarcale (et c’est bien le cas en Iran !) est pris en compte. Cet affrontement contre l’asservissement des femmes comme clé de voûte d’un système oppressif est une nouveauté sur le plan politique, en particulier dans l’espace culturel musulman (1,8 milliard d’habitants, soit 24 % de la population mondiale). Mais, sur le court terme, cette dimension est aussi un frein, car en s’opposant à la religion des tyrans, le mouvement remet en cause également la nation iranienne, en tous les cas dans sa conception du XXe siècle, et cela pour deux raisons. Premièrement, le peuple iranien n’est pas une nation homogène. Même s’il compte une forte majorité de Perses, l’Iran est composé d’environ 35 groupes ethniques, dont les Kurdes, les Lurs, les Ouzbeks, les Azerbaïdjanais, les Arabes… Ce qui les unit, c’est l’islam chiite.

Le chef du pouvoir religieux, l’ayatollah Khamenei, n’est pas persan, mais azéri. Pourtant, il est le chef spirituel. Cela en dit long sur la capacité à contrôler un pays qui est plus grand que l’Europe occidentale avec une population de plus de 88 millions d’habitants. Deuxièmement, le pouvoir religieux a intégré dans un ensemble « national » sa domination politique, économique et militaire. La théocratie a mis en place un système de gouvernement où le chef spirituel est au sommet, avec des hiérarchies intermédiaires contrôlées par les chefs religieux. Sous eux, se trouvent deux corps militaires : la vieille armée iranienne aux capacités fort limitées et les gardiens de la révolution, une organisation politico-militaire qui est une armée à tous égards.

Ce corps est aussi une puissance économique, car il contrôle des pans entiers de l’économie du pays. Les gardiens de la révolution possèdent des usines, des sociétés et des filiales dans le secteur bancaire, les infrastructures, le logement, les compagnies aériennes, le tourisme et d’autres secteurs. Ces firmes aident l’Iran à contourner les sanctions grâce à un réseau de contrebande. Plus que cela, ce sont les gardiens de la révolution, et non l’armée, qui contrôlent tous les systèmes non conventionnels – chimiques et biologiques, nucléaires et les missiles.

Le corps des gardiens de la révolution reste homogène pour défendre le patriarcat

La révolution féministe iranienne s’affirme dans la rue, mais également au sein des familles. Les ONG anti-régime signalent de nombreux cas d’opposition frontale dans des familles de gardiens de la révolution entre des jeunes filles partisanes du mouvement et leurs pères restés fidèles aux enseignements du soulèvement contre le shah en 1979 et la prise de pouvoir par l’ayatollah Khomeini.

La révolution en cours en Iran est aussi une révolution au sein du groupe familial élargi, portée par la nouvelle génération née depuis les années 80 et qui conteste l’ordre des anciens. Or, le corps des gardiens de la révolution est encadré par des militants islamistes de plus de 50 ans pour la plupart, ayant connu le soulèvement de 1979, mais surtout ayant participé à la terrible guerre Iran-Irak. Ce conflit particulièrement atroce (tortures et exécutions systématiques des prisonniers…) a duré huit ans (1980-1988) et a provoqué la mort de plus de 800 000 personnes. Les cadres intermédiaires des gardiens de la révolution sont tous issus de cette génération aguerrie au sens premier du terme. L’ombre de ce massacre est également un facteur de division parmi les femmes. Les grands-mères sont parfois des veuves de guerre ou des mères de « martyrs » de cette terrible guerre. D’où la fidélité au régime qui est constaté chez les femmes de plus de 60 ans. Ainsi, une fraction non négligeable de la population, surtout en dehors des métropoles, soutient encore la théocratie.

« L’ennemi sioniste », bon connaisseur de la situation iranienne, n’est pas optimiste

Presque tous les jours, les mollahs accusent les opposants au régime d’être des « marionnettes » manipulées par les Américains… mais surtout par les Israéliens. Lors de la Coupe du monde de football au Qatar, que des supporters iraniens, dont des femmes sans foulard, aient porté en triomphe l’envoyé spécial d’une télévision israélienne est un « révélateur de trahison » pour le régime théocratique. Bien sûr, cette affirmation est un mensonge grossier, même si pour certains opposants ou opposantes les « ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Toutefois, il est incontestable qu’Israël est un excellent observateur de la situation iranienne et cela pour deux raisons. La première est due à l’histoire : Israël avait noué une alliance stratégique avec l’Iran du shah et des milliers de « conseillers » israéliens ont passé parfois des années en Iran ; ce qui explique aussi la survie de réseaux israéliens anti-mollahs à Téhéran ou ailleurs. L’exécution de nombreux scientifiques nucléaires iraniens, dans leur pays même, en est la preuve.

La seconde raison est la conséquence de l’alliance stratégique d’Israël, d’une part avec tous les mouvements kurdes (dont le PKK) et d’autre part avec l’Azerbaïdjan. N’oublions pas que Mahsa Amini, dont le décès dans un commissariat après son arrestation pour « port de vêtements inappropriés », a été à l’origine du soulèvement, était kurde (voir notre précédent article). Depuis, les régions du Kurdistan iranien sont à la pointe de la révolution. Or, Israël dispose très officiellement de bases au Kurdistan « autonome » (ex-irakien). Par ailleurs, ce pays est en alliance militaire avec l’Azerbaïdjan, en particulier dans sa guerre contre l’Arménie. Les relations, y compris familiales (nous indiquions plus haut que Khamenei était lui-même azéri) entre ce peuple majoritairement chiite et le peuple iraniens sont intenses.

Ainsi, l’évaluation de la situation en Iran par Israël est permanente, les mollahs voulant officiellement détruire « l’entité sioniste »… avec une bombe atomique si possible !

Dans ce cadre, l’AMAN (Agaf Ha-Modiʿin en hébreu), le renseignement militaire israélien, a donné son évaluation : « Le régime iranien survivra probablement aux manifestations qui secouent le pays depuis plus de trois mois et se maintiendra au pouvoir pendant encore des années », a affirmé le chef du département de recherche des renseignements militaires israéliens, Amit Saar, dans une rare déclaration d’un responsable militaire sur les événements actuels en Iran. Il a rajouté lors d’une conférence organisée à Tel-Aviv par l’Institut Gazit, un groupe de réflexion militaire que « le régime iranien parviendra à survivre à ces manifestations ». Espérons que ce service secret commette une lourde erreur, mais les données objectives de son évaluation sont convergentes.

Plus largement sur le plan international, la théocratie iranienne dispose de deux atouts : une alliance politico-militaire de longue date avec la Russie de Poutine et un accord économique stratégique avec la Chine populaire. La guerre en Ukraine a incontestablement renforcé les mollahs, c’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont choisi délibérément cette position « anti-OTAN ». Car l’isolement régional du régime iranien se trouve en partie contrecarré au Proche-Orient, mais surtout dans le Caucase. Par ailleurs, il lui était impossible de « laisser tomber » le Hezbollah libanais qui sert de colonne vertébrale à l’armée d’Assad en Syrie, alliée de la Russie. Quant à l’accord avec la Chine, Téhéran et Pékin, tous deux visés par des sanctions américaines, ont annoncé en 2021 l’entrée en vigueur d’un accord de partenariat stratégique global pour un quart de siècle. Bien que resté secret, le pacte comprendrait plusieurs volets, notamment économiques, militaires et sécuritaires. Cette coopération stratégique avec la Chine populaire permet, entre autres, à la théocratie iranienne d’éviter une crise des liquidités monétaires à court terme.

La vague de fond féministe iranienne comme « répétition générale » révolutionnaire ?

Reste que Khamenei et sa clique religieuse ont démontré leur fragilité. La coupure entre le régime et le peuple est patente, en particulier parmi les moins de cinquante ans. C’est un pouvoir qui a peur, une peur d’ailleurs présente dans toutes les dictatures. D’où le refus de céder le moindre pouce de terrain par rapport aux demandes des manifestants, par crainte que tout l’édifice vacille. Les dirigeants iraniens sont convaincus qu’ils seront débordés par le mouvement s’ils font preuve de modération. Enfin, le régime souhaite garder le soutien de sa base, sociale et politique, qui doit représenter peut-être 20 à 30 % de la population. Ils font le calcul politique que ce serait la fin de la République islamique d’Iran s’ils perdent le soutien de leur base. Tous ces facteurs expliquent cette stratégie répressive.

Ainsi, la théocratie iranienne est comme… « en suspension ». Elle a peu de marges de manœuvre. La moindre défaite stratégique extérieure peut la renverser (défaite russe en Ukraine, retournement d’alliance de la Chine avec les nations arabes, guerre avec Israël, défaite du Hezbollah en Syrie ou au Liban…) à l’instar de la dictature argentine s’engageant dans la guerre des Malouines au début des années 80 et tombant juste après la défaite. Au niveau interne, les dirigeants à Téhéran sont également conscients qu’une part du mécontentement provient de la situation économique du pays. Ils sont pourtant incapables d’apporter une réponse au chômage, à l’inflation et à la corruption pour calmer le mouvement de contestation. On ne voit pas comment la situation macroéconomique de l’Iran s’améliorerait sans une levée des sanctions américaines et le retour des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire de 2015. Or cet accord est gelé pour longtemps. Ce régime est condamné à terme, c’est ce qu’il le rend particulièrement dangereux et criminel pour son propre peuple.

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