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SOUDAN : LE SPECTRE DE LA DÉSINTEGRATION

Les images des affrontements à l’arme lourde à Khartoum, la capitale du Soudan, sont peu compréhensibles aux yeux du public français. Le fait que ce pays de l’Est africain n’ait pas été une ancienne colonie française explique peut-être cette méconnaissance. C’est l’Empire britannique qui fut à la manœuvre dans cette région du monde et qui organisa, dès le XIXsiècle, le pillage des ressources naturelles, comme l’or, avec une terrible violence.

Aujourd’hui, « les armes parlent » au Soudan. Car cet immense pays est en train de se désagréger sous nos yeux. Bien sûr, tels des corbeaux ou des vautours sur un animal mourant, les puissances mondiales comme les États-Unis ou la Russie soutiennent l’un ou l’autre des belligérants. Mais la géopolitique semble ici secondaire par rapport à l’implosion d’une nation où les peuples se détachent progressivement les uns des autres.

Une explosion démographique « thermonucléaire »

Depuis la proclamation de son indépendance le 1er janvier 1956, le Soudan, un des pays les plus pauvres du monde, est déstabilisé en permanence par son taux de natalité presque incroyable. Au début des années 1950, les immenses ressources naturelles permettaient de subvenir tant bien que mal, et malgré une corruption endémique, aux besoins d’une toute petite population estimée à moins de 3 ou 4 millions d’habitants. Soixante-huit ans après, celle-ci est passée à 45 millions, auxquels il faudrait théoriquement rajouter les 11,5 millions d’habitants du Soudan du Sud qui a fait sécession en 2011.

Cette explosion démographique « thermonucléaire » explique beaucoup de choses. Comment un pays peut-il évoluer harmonieusement avec une multiplication par 13 ou 15 de sa population en une soixantaine d’années ? Bref, des petites tribus sont devenues des véritables peuples avec des millions d’hommes et femmes et surtout d’enfants. Car le Soudan fut et reste une mosaïque de peuples, aux coutumes, langues et religions différentes, où les frontières héritées du colonialisme n’ont aucun sens, comme ailleurs en Afrique, hormis celui de l’intérêt des puissances colonisatrices et des compagnies occidentales exploitant les ressources naturelles. L’extrême jeunesse de ces populations, dépourvues d’histoire commune, entraîne une opposition de chaque peuple soudanais contre tous les autres. La guerre civile d’aujourd’hui n’est que la énième conséquence de cet état de fait.

La malédiction militaire

Dirigé par l’armée depuis son indépendance le 1er janvier 1956, le pays est en proie aujourd’hui à une guerre entre les factions militaires qui ont renversé Omar el Béchir en 2019, après trente ans de dictature islamique.

Condamné par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité dans la guerre du Darfour (province à l’ouest du Soudan), cet autocrate a été une catastrophe pour son pays. Dans les années 2000, une terrible guerre ethnique et religieuse s’est déroulée dans le sud du pays à majorité chrétienne. Les Occidentaux – en théorie pour l’intangibilité des frontières sauf lorsque la sécession les arrange comme au Kosovo – ont soutenu la création d’un nouveau pays chrétien, le Soudan du Sud. Cette décision était dans la droite ligne de la « philosophie » historique du Foreign Office à Londres qui a toujours considéré qu’une unité religieuse valait une unité nationale. Le jour de l’indépendance du Soudan du Sud, le 9 juillet 2011, les acteurs hollywoodiens Don Cheadle, Matt Dillon et surtout Georges Clooney, militants passionnés en faveur de l’indépendance du Sud Soudan, étaient tous présents à Djouba, capitale du nouvel état. Quelques mois plus tard, ce pays chrétien se déchira dans une atroce guerre ethnique entre tribus chrétiennes rivales, avec à la clé des centaines de milliers de morts… un scénario que n’avait pas prévu Hollywood !

La sécession du Soudan du Sud a été une calamité.

La sécession du Soudan du Sud a été une calamité, privant le pays restant des trois quarts de ses réserves de pétrole. En conséquence, la richesse nationale s’est effondrée (environ -17 % en 2012), ainsi que les réserves de change, passant de 1,4 milliard de dollars en moyenne entre 2005 et 2010 à 171 millions de dollars en moyenne en 2011 et 2021. Ainsi, la livre soudanaise s’est effondrée, de 2,3 livres par dollar en moyenne en 2005-2010 à 49 livres par dollar en 2019-2021. Le gouvernement de Khartoum a alors imposé des mesures d’austérité et réduit les subventions pour les matières alimentaires en raison de la baisse des recettes pétrolières. Cette mesure a engendré des vagues de protestation qui ont pris de l’ampleur par la suite avec l’augmentation des prix des produits de base.

Le Soudan amputé de son riche sud, en particulier en or, sombra dans une crise économique dantesque qu’Omar el Béchir fut incapable de gérer…

Ainsi le Soudan amputé de son riche sud, en particulier en or, sombra dans une crise économique dantesque qu’Omar el Béchir fut incapable de gérer… hormis en imposant une « charia » islamique rigoureuse et en massacrant les populations lors d’autres tentatives sécessionnistes, comme au Darfour.

La guerre des « prétoriens »

En 2018 et 2019, n’en pouvant plus, le peuple soudanais se souleva. Pendant des mois, les habitants de Khartoum et d’autres villes importantes du pays manifestèrent au péril de leurs vies. Finalement, le dictateur tomba le 11 avril 2019 suite à un coup de force de l’armée. Un gouvernement mêlant civils et militaires fut mis en place pour assurer une transition vers un régime démocratique. Le « Conseil souverain de transition » devenait alors l’organe compétent pour superviser cette transition justement, avec à sa tête le général Abdel Fattah al-Burhan, commandant militaire et son chef adjoint Mohamed Hamdane Daglo, lieutenant-général du groupe paramilitaire de la Force de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF). Or, ces deux généraux ont orchestré en 2021 un coup d’État, coupant ainsi court à la transition vers la démocratie qui avait été entamée. Bien qu’alliés au début, des frictions apparurent très vite entre ces deux militaires, notamment sur l’intégration du FSR dans l’armée, ce qui a finalement poussé à l’éruption des violences actuelles.

Derrière cette rivalité guerrière des « prétoriens », se cache encore une fois une rivalité ethnique qui risque de désagréger le Soudan.

Derrière cette rivalité guerrière des « prétoriens », se cache encore une fois une rivalité ethnique qui risque de désagréger le Soudan. Car le général Abdelfattah Al-Bourhan, dirigeant de facto du pays, commandant en chef de l’armée et l’un des deux protagonistes des combats actuels, est né dans un village des environs de Shendi (à 160 km au nord-est de Khartoum). C’est aussi de cette partie du pays qu’est originaire la majorité de la classe dirigeante du Soudan depuis son indépendance – cette élite accusée de discrimination et de confiscation du pouvoir par les régions dites périphériques, Darfour en tête. Or le Darfour est le berceau du général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », et de sa Force de soutien rapide (RSF).

Khartoum et le centre… contre le reste du pays

Au Soudan, on a coutume de qualifier les habitants du centre d’« Arabes » ou de « Nilotiques ». Ils se dépeignent volontiers eux-mêmes comme « les enfants du pays ». Ceux qui sont originaires des périphéries sont appelés par le nom de leur ethnie (Beja, Funj, Nuba, Fur, Massalit, etc.). Ainsi, les partisans du commandant en chef de l’armée, le général Abdelfattah Al-Bourhan, tous originaire de Khartoum et du centre, qualifient avec mépris leur ennemi « Hemetti » et les RSF « d’éleveurs de chèvres ». Dans le camp opposé, c’est-à-dire celui des RSF, la seule base d’unité entre les paramilitaires est la haine des « Arabes » du centre qui, d’après eux, spolient les peuples de la périphérie depuis des dizaines d’années.

En dehors de ces rivalités ethniques, il n’existe pas réellement de différence politique ou idéologique entre les protagonistes. Bref, il est à craindre, selon Kholood Khair, analyste soudanaise, fondatrice de Confluence Advisory et très fine observatrice de son pays, que la désagrégation du Soudan soit entamée : « L’ethnicisation brutale de ce conflit a commencé pour de bon. Il ne s’agira peut-être bientôt plus de l’ambition à somme nulle de deux hommes, mais d’une nouvelle itération des problèmes éternels du Soudan : qui a des droits sur l’État ? Une contestation qui sape la viabilité même du pays », écrit-elle sur le réseau Twitter. 

Les corbeaux et les vautours à la fête

Inévitablement, dans un contexte de guerre en Europe et de danger de guerre en Asie, les grandes ou moyennes puissances entrent en lice pour défendre leurs intérêts et tentent de marquer des points sur le plan stratégique global. Les médias occidentaux insistent lourdement sur l’implication russe, même si le Kremlin est loin d’être le seul à chercher tirer profit de la situation chaotique du Soudan. Il est vrai que, depuis des années, la Russie cherche à établir une base militaire navale à Port-Soudan, ce qui permettrait à ses navires de guerre d’accéder à l’une des voies maritimes les plus fréquentées et les plus contestées du monde, et d’exercer une influence sur elle. Moscou était sur le point de conclure un accord sur cette base avec le gouvernement militaire soudanais.

Par ailleurs, l’armée privée de mercenaires russes Wagner semble avoir conclu des accords avec le gouvernement du chef d’état-major de l’armée en ce qui concerne l’or et son exploitation. Le Trésor américain a accusé le chef de Wagner, Yevgeniy Prigozhin, d’« exploiter les ressources naturelles du Soudan à des fins personnelles ».

Pour les États-Unis, le dossier soudanais est aussi important. Après avoir été à la manœuvre pour la sécession du Soudan du Sud il y a une douzaine d’années, les Américains cherchent à dominer cette région pour empêcher les Russes et les Chinois de s’étendre en Afrique de l’Est. Les discussions entre des représentants des deux belligérants au Soudan ont débuté le 6 mai en Arabie saoudite, comme l’ont confirmé dans un communiqué conjoint Ryad et Washington, entrouvrant la possibilité d’une trêve dans un conflit qui a déjà fait déjà plusieurs centaines de morts. Ainsi, les États-Unis et l’Arabie saoudite se sont félicités du « début des discussions pré-négociations » à Jeddah entre les représentants de l’armée du général Abdel Fattah al-Burhane et ceux des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo.

Enfin Israël ne reste pas dans l’expectative, car le Soudan est l’un des quatre pays arabes et islamiques à avoir noué des relations diplomatiques avec l’Etat hébreu dans le cadre des « accords d’Abraham ». Si le Soudan a décidé d’adhérer à cet accord international, il ne l’a pas encore ratifié. La relation entre les deux pays est donc dans une zone grise et au milieu du gué. Très impliqué aussi dans la sécession du Soudan du Sud, Israël a de gros intérêts miniers dans la région et tout à perdre à une déstabilisation prolongée du pays. C’est la raison pour laquelle il avait proposé une médiation aux deux camps rivaux fin avril dernier… sans succès pour l’instant.

Comme souvent l’ONU et l’Union européenne ne remplissent pas leur office

Face au danger d’éclatement définitif du Soudan, les instances internationales restent honteusement passives, alors même qu’un grand malheur humain et migratoire se prépare.

Il est hélas possible, ou plausible, que la guerre civile au Soudan se prolonge longtemps, alternant courtes trêves et longues périodes de combats et de massacres. Cette situation peut engendrer, en dehors d’une famine terrible, un choc migratoire redoutable, en particulier vers la Libye puis l’Europe via le « cimetière marin » qu’est devenue la Méditerranée. Cette tragédie ne sera pas sans conséquence pour les Européens. Or, pour le moment, l’Union européenne est aux abonnés absents. Quant à l’Organisation des Nations Unies, elle en restait début mai à de vagues communiquées de circonstances de cet acabit : « L’ONU déploie tous les efforts nécessaires pour mettre un terme au conflit et protéger les populations, au Soudan et dans les pays limitrophes qui accueillent des dizaines de milliers de réfugiés »…

Face au danger d’éclatement définitif du Soudan, les instances internationales restent honteusement passives, alors même qu’un grand malheur humain et migratoire se prépare.

Il est clair que l’Afrique de l’Est est à l’aube d’une déstabilisation générale dont on sous-estime les conséquences

Il est clair que l’Afrique de l’Est est à l’aube d’une déstabilisation générale dont on sous-estime les conséquences pour le Soudan bien sûr, mais aussi à ses frontières pour l’Égypte, le Tchad, l’Érythrée, l’Éthiopie, le Soudan du Sud, la République Centrafricaine…

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