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VERS UN FRONT COMMUN RELIGIEUX PAN-ISLAMIQUE – 2

La semaine dernière, nous faisions le point sur les développements aussi rapides que spectaculaires de la réconciliation irano-saoudienne survenue lors du mois de mars à Pékin (https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/respublica-proche-et-moyen-orient/vers-un-front-commun-religieux-pan-islamique-1/7433629?amp=1). Cet article revenait aussi sur le commentaire de Respublica (https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/reconciliation-iran-arabie-saoudite-un-seisme-diplomatique/7433446?amp=1).

Dans cette seconde partie, nous chercherons à comprendre les conséquences mondiales de cette nouvelle alliance pan-islamique. Le fait que ce « coup de théâtre » ait eu lieu dans la capitale chinoise, et ce après des mois de négociations restées secrètes entre les poids lourds de l’Islam, est un défi lancé aux États-Unis.

L’indispensable « contournement stratégique » de Xi-Jinping

D’où vient l’implication chinoise dans cette affaire toujours risquée dans un « Orient compliqué » ? La Chine populaire estime que le monde est entré dans une « zone des tempêtes ». Et, à la lecture des récents articles des experts et des dirigeants du Parti communiste chinois, il est clair que ces derniers tirent au moins deux leçons principales de la guerre en Ukraine. La première est que les États-Unis et l’OTAN sont forts sur le plan militaire, la défaite russe devant Kiev en février-mars 2022 en est la preuve. La Chine constate un « fossé technologique » entre les armes occidentales et celles produites par la Russie. Deuxième constatation chinoise, celle-ci plus politique, l’Occident est uni derrière Washington, malgré certains discours velléitaires des dirigeants européens dont Macron. Ces deux constats structurent la pensée stratégique de Pékin à l’heure actuelle.

Les conséquences de ces analyses sont évidentes : premièrement, ne pas « contrer » directement les Occidentaux dans leur effort de guerre en Ukraine, et deuxièmement ne pas affronter un Occident uni sur le dossier sensible de l’île de Taïwan. Il s’agit donc pour l’empire du Milieu de très vite « contourner » les États-Unis et leurs alliés, sans subir un choc frontal en Asie, pour modifier le rapport de force… que les Chinois considèrent pour le moment défavorable sur le plan militaire.

Nous émettons l’hypothèse que la réconciliation irano-saoudienne ne correspond pas réellement à une véritable évolution des contradictions et des oppositions entre le camp sunnite et le camp chiite. La Chine a trop besoin aujourd’hui de « poser des problèmes » aux États-Unis, en particulier sur le plan financier et monétaire, pour s’encombrer d’autres considérations.

Cette réflexion explique l’intensité de la diplomatie chinoise dans le « reste du monde », particulièrement en Amérique latine et dans l’espace géographique arabo-islamique. Ce constat de la place de la Chine populaire dans l’accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite constitue peut-être la première faiblesse de cette entente. Car celle-ci correspond d’abord et avant tout à une nécessité de l’agenda chinois pour éviter à tout prix, ou retarder en tout cas, une escalade en Asie. Bref, nous émettons l’hypothèse que la réconciliation irano-saoudienne ne correspond pas réellement à une véritable évolution des contradictions et des oppositions entre le camp sunnite et le camp chiite. La Chine a trop besoin aujourd’hui de « poser des problèmes » aux États-Unis, en particulier sur le plan financier et monétaire, pour s’encombrer d’autres considérations. Car, effectivement, la déconnexion entre l’Arabie saoudite et les Occidentaux est lourde de menaces notamment sur les « capitaux flottants » constitués par les pétrodollars. Donc, le coup est rude pour le capitalisme américain et justifie le fait pour la Chine « d’accélérer les pendules » au Moyen-Orient, sans tenir compte des réalités politiques et idéologiques de l’espace islamique. Ainsi, l’alliance religieuse sunnite-chiite est peut-être « faible » par son caractère extérieur justement, et par les impératifs stratégiques de son médiateur asiatique.

L’union autour de la défense religieuse d’Al Aqsa à Jérusalem est-elle le bon choix ?

C’est vieux comme le monde : toute nouvelle alliance doit trouver un catalyseur, c’est-à-dire un ennemi commun. Pour l’espace arabo-islamique, le plus simple, voire simpliste, et en tous les cas le plus fédérateur est évidemment le combat contre Israël et pour la défense de l’esplanade des mosquées à Jérusalem. Un combat qui s’impose à tous les « bons musulmans ». Le djihâd pour le troisième lieu saint de l’Islam justifie tous les sacrifices pour les groupes islamistes. Aussi, la période du Ramadan aurait dû être marquée par une explosion de violence provoquée par des « martyrs » de la cause. (1)En 2021 par exemple, cette période de jeûne a coûté la vie à des centaines de personnes avec un bref conflit à Gaza et des émeutes meurtrières dans des villes « mixtes » (populations arabe et juive) en Israël.

Or, que constatons-nous à la fin de cette période de jeûne 2023 ? Nous avons assisté non pas à une guerre religieuse… mais plutôt à un simulacre de guerre. Pourquoi un tel écart entre les mots belliqueux et les actions si peu violentes sur le terrain ? Sur le plan militaire, des missiles ont bien été tirés contre l’état hébreu depuis Gaza, le Liban et même la Syrie. (2)D’après les constatations de l’armée libanaise et de la FINUL (Force d’interposition au Liban sud de l’ONU), il s’agissait de roquettes Grad de conception soviétique remontant à une soixantaine d’années. Ces engins sans guidage doivent être envoyés à partir de tubes souvent transportés par un camion pour être relativement précis. Or, pour éviter les ripostes immédiates israéliennes sur les « bouches à feu », les missiles posés à même le sol étaient déclenchés par une application de smartphone… et partaient dans n’importe quelle direction. Par exemple au Liban, la moitié des engins sont tombés dans la mer.

Les faits relèvent plutôt d’une sorte de « feux d’artifice » géants plutôt que d’une « vraie » guerre. D’ailleurs, cet épisode belliqueux aux frontières d’Israël… n’a fait ni morts ni blessés, la seule victime étant un Israélien souffrant d’écorchures après avoir chuté en courant vers un abri ! Le même constat s’impose sur les événements de fin de mars et de début avril sur l’Esplanade des mosquées. (3)Là non plus, ni morts ni blessés graves n’ont été heureusement à déplorer et les affrontements, certes violents, sont restés comparables à ceux des manifestations en France par exemple, c’est-à-dire, matraquage, feux d’artifice et jets de grenades lacrymogènes. Aucune arme à feu n’a été utilisée lors des prières des vendredis du Ramadan. Restent enfin les attentats commis par les groupes armés palestiniens. Effectivement et malheureusement, on dénombre plusieurs victimes israéliennes ainsi que les auteurs des actions armées. Toutefois, le nombre d’opérations islamistes en mars et début avril est finalement inférieur à la fréquence des attentats des mois de janvier et février.

L’Iran, l’Arabie saoudite ou encore le Qatar considèrent que l’heure de l’embrasement général contre Israël n’a pas sonné.

Derrière cette pantomime guerrière, un constat s’impose : ni le Hamas, ni le Hezbollah, ni même le djihâd islamique ne voulaient vraiment en découdre. Comment expliquer cette contradiction entre les paroles et les actes ? S’il faut rester prudent sur les explications, tout observateur doit diriger le regard vers les « sponsors » des groupes armés, c’est-à-dire l’Iran, l’Arabie saoudite ou encore le Qatar. Visiblement, ces pays considèrent que l’heure de l’embrasement général contre Israël n’a pas sonné, malgré ses divisions internes et la vigueur des manifestations hebdomadaires anti-Netanyahu depuis plus de trois mois. Aux premières loges de la guerre en Ukraine, puisqu’ils fournissent des drones kamikazes à la Russie, les Iraniens sont eux aussi parfaitement conscients du fossé technologique militaire entre les Occidentaux (et particulièrement les Israéliens) et les groupes ou nations hostiles à l’état hébreu.

Le Hamas et surtout le Hezbollah ont misé depuis plus de dix ans des sommes d’argent considérables et des moyens énormes dans la construction d’immenses réseaux de tunnels souterrains de protection. Ceux-ci couvrent d’une part toute la surface de Gaza et d’autre part, au Liban, ils partent de la frontière sud et vont jusqu’à Beyrouth ! Or, aujourd’hui ces « métros », comme les nomme l’armée israélienne, sont à la merci des nouvelles bombes souterraines qui ont déjà ravagé des postes de commandement souterrains du Hamas à Gaza il y a deux ans, lors d’une courte opération militaire.

Cette stratégie de « guerre spectacle », mais non effective dans la réalité ou à bas bruit, atteint sa limite. Car elle dévalorise les menaces et jette le doute dans les esprits populaires sur la volonté réelle d’un conflit guerrier central. Ce côté « retenez-moi ou je fais un malheur ! » n’a jamais porté ses fruits en stratégie militaire… particulièrement au Proche-Orient. Cette ambivalence constitue le deuxième argument nous faisant penser à une « alliance faible ».

Le « monde islamique » dans son entier ne soutient pas le rapprochement Iran-Arabie saoudite

Un mois après le « coup de théâtre » de Pékin réconciliant Ryad et Téhéran, nous constatons que la force propulsive de cet accord atteint déjà sa limite en termes d’unification du « monde islamique ». L’unanimité des pays musulmans n’est pas à l’ordre du jour. Les processus de normalisation entre Israël et quatre pays arabes, connus sous le vocable d’« Accords d’Abraham » ne sont pas remis en question. Ni Bahreïn ou les Émirats arabes unis, ni surtout le Maroc n’ont décidé de rompre cette coopération politique, économique et surtout militaire avec l’état hébreu. Quant au Soudan, la situation actuelle de guerre civile entre clans militaires rend impossible tout pronostic pour le moment.

En ce qui concerne l’espace turcophone, la situation évolue plutôt dans le sens des Israéliens. En effet, son alliance stratégique avec l’Azerbaïdjan (majoritairement chiite avec une minorité sunnite) se renforce encore et toujours… au point que Téhéran commence à soutenir l’Arménie chrétienne, un comble pour les Mollahs ! Début avril, le Turkménistan (celui-ci majoritairement sunnite avec minorité chiite), l’un des pays les plus fermés du monde avec la Corée du Nord, a décidé d’établir des relations diplomatiques avec Jérusalem. Ainsi, des deux rives de la mer Caspienne, des postes avancés d’écoute et d’espionnage sont ou vont être mis en place par le Mossad, le service secret d’Israël, à quelques dizaines de kilomètres de Téhéran.

Ces ralliements turcophones pèsent bien évidemment sur la Turquie d’Erdogan. Pour le président turc, tout est suspendu jusqu’aux élections de mi-mai prochain qui s’annoncent difficiles. Même réélu, ce qui est loin d’être gagné d’avance, car l’opposition est pour une fois unie derrière un candidat crédible Kemal Kiliçdaroglu, il devra composer et n’aura plus les mains libres pour lancer son pays dans une grande alliance belliciste au Proche-Orient. Si Erdogan perd les élections après avoir été au pouvoir près de 20 ans, un nouveau choc politique et culturel aussi important que la révolution des femmes iraniennes est à prévoir. Cela remettrait en cause l’hégémonie idéologique de l’islam radical et, en particulier pour les sunnites, l’influence de la confrérie des Frères musulmans… Résultat de ce scrutin historique le 14 mai prochain.

Les Frères musulmans dans l’expectative et un peu hors-jeu

Cette confrérie mondiale sunnite semble en ce mois d’avril sans réaction face à la réconciliation de Ryad et de Téhéran. L’animosité, voire l’opposition à certains moments d’une histoire de près de cent ans, entre les « Frères » et les wahhabites au pouvoir en Arabie saoudite en est peut-être la cause. Mais cette absence de réaction démontre également la situation difficile dans laquelle se trouve ce mouvement politico-religieux depuis le renversement du président égyptien Mohamed Morsi le 3 juillet 2013 par le putsch militaire dirigé par le général Sissi. En fait, les Frères musulmans ne dirigent qu’une seule entité territoriale, Gaza, tenue d’une main de fer islamique par le Hamas qui est le mouvement des « Frères » en Palestine. Certes, la Turquie est influencée par la confrérie, mais l’AKP, le parti d’Erdogan est un large rassemblement conservateur composite, inféodé à la seule personne du maître d’Ankara.

La confrérie sunnite ne peut aujourd’hui compter que sur Turquie et le Qatar. C’est dire si les « Frères » espèrent la réélection d’Erdogan, car le Qatar n’est plus aussi en phase avec la confrérie qu’il avait pu l’être, particulièrement au travers de sa chaîne de télévision pan-arabe Al Jazeera lors des Printemps arabes au début des années 2010. Financièrement, les « Frères » dépendent de ces deux pays, car les banques arabo-suisses qui leur assurent les fonds de roulement sont contrôlées en grande partie par les Qataris et les Turcs. Par ailleurs, la confrérie musulmane n’a connu une expansion réelle qu’à trois périodes historiques grâce à un accord stratégique quasi officiel avec les États-Unis, ce qui n’est plus le cas depuis 2013 et le coup d’état contre le président égyptien Morsi (4)Période d’aide américaine aux Frères musulmans : années 1930 contre le Komintern dans les pays musulmans, années 1950 contre Nasser et le nationalisme arabe, années 1980-2000 contre l’URSS puis les régimes arabes « laïques » Irak, Algérie, Syrie….

Le fait que les Frères musulmans concentrent aujourd’hui leurs activités sur les communautés musulmanes d’Europe est peut-être une sorte de « lot de consolation » qui les éloigne en fait des terrains principaux, c’est-à-dire le combat politique et religieux au sein même des pays musulmans. Car l’extension de l’islamisme radical est tout de même limitée en Europe, particulièrement depuis la répression, et la mobilisation idéologique qui va avec, depuis les attentats attribués à Al Quaïda ou Daesh depuis une dizaine d’années.

Une « alliance faible » veut dire une menace sur l’Iran

En analysant les événements du Moyen-Orient, le risque est de très souvent se tromper ! Nous en prenons le risque. Après ce tour d’horizon suite au « coup de théâtre de Pékin », nous penchons plutôt pour une « alliance faible ».

Le rapprochement initialisé en Chine le mois dernier entre Téhéran et Ryad n’est-il pas objectivement un piège tendu, volontairement ou non, à l’Iran ? L’Arabie saoudite joue-t-elle un jeu simple ou un double jeu ?

Comme nous l’écrivions plus haut, le régime islamique d’Erdogan est à bout de souffle en Turquie. Mais c’est aussi le cas du régime des Mollahs en Iran avec cette formidable et unique révolution culturelle des Iraniennes. Quant à l’Arabie saoudite, son régime est instable également depuis une bonne vingtaine d’années au moins. En fait, nous sommes entrés dans une période de reflux de l’Islam politique, qui a débuté en 1979 en Iran. Dans ce cas, posons-nous très brutalement la question suivante : le rapprochement initialisé en Chine le mois dernier entre Téhéran et Ryad n’est-il pas objectivement un piège tendu, volontairement ou non, à l’Iran ? L’absence de réaction des États-Unis et d’Israël est-elle due à une sidération totale ou s’agit-il d’un « grand jeu » préparant une frappe militaire contre la puissance perse et ses installations nucléaires ? L’Arabie saoudite joue-t-elle un jeu simple ou un double jeu ? Son alliance avec les États-Unis appartient-elle définitivement au passé ou son rapprochement avec Téhéran est-il un leurre pour attirer le gros poisson iranien dans une nasse ?

Il est bien sûr impossible de répondre à toutes ces questions. Mais les réponses devraient venir d’elles-mêmes et assez rapidement. Car, de deux choses l’une : ou bien les Américains et les Israéliens ne réagissent pas au rapprochement Iran-Arabie saoudite et ils acceptent de facto que Téhéran devienne une puissance nucléaire à court terme, puisque l’opposition arabe à la bombe atomique iranienne n’existe plus, ou bien, profitant de la confusion actuelle, ils décident que « le temps de la guerre » est venu.

Il est clair que l’été 2023 sera lourd de menaces dans cette région du monde.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 En 2021 par exemple, cette période de jeûne a coûté la vie à des centaines de personnes avec un bref conflit à Gaza et des émeutes meurtrières dans des villes « mixtes » (populations arabe et juive) en Israël.
2 D’après les constatations de l’armée libanaise et de la FINUL (Force d’interposition au Liban sud de l’ONU), il s’agissait de roquettes Grad de conception soviétique remontant à une soixantaine d’années. Ces engins sans guidage doivent être envoyés à partir de tubes souvent transportés par un camion pour être relativement précis. Or, pour éviter les ripostes immédiates israéliennes sur les « bouches à feu », les missiles posés à même le sol étaient déclenchés par une application de smartphone… et partaient dans n’importe quelle direction. Par exemple au Liban, la moitié des engins sont tombés dans la mer.
3 Là non plus, ni morts ni blessés graves n’ont été heureusement à déplorer et les affrontements, certes violents, sont restés comparables à ceux des manifestations en France par exemple, c’est-à-dire, matraquage, feux d’artifice et jets de grenades lacrymogènes. Aucune arme à feu n’a été utilisée lors des prières des vendredis du Ramadan.
4 Période d’aide américaine aux Frères musulmans : années 1930 contre le Komintern dans les pays musulmans, années 1950 contre Nasser et le nationalisme arabe, années 1980-2000 contre l’URSS puis les régimes arabes « laïques » Irak, Algérie, Syrie…
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