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Crise sanitaire et sociale dans les DOM

Photo aérienne de l'île de la Réunion

Photo by Laurence FUSCO on Unsplash

Depuis des mois, la Guadeloupe et la Martinique subissent une violente explosion sociale. Les barrages routiers, pillages et l’utilisation d’armes à feu au cours des émeutes ont conduit l’État à y dépêcher des forces de l’ordre et à instaurer un couvre-feu sécuritaire. Pendant le même temps, les manifestations organisées à La Réunion se sont déroulées dans le calme. Pourtant, la situation économique et sociale y est plus dégradée qu’en Martinique et Guadeloupe. Comment expliquer ce paradoxe ?

Dans les mouvements sociaux actuellement en cours dans les DOM les manifestants expriment trois sortes d’opposition : à la vaccination, à la France, à la bourgeoisie locale.

L’opposition à la vaccination

Comme partout, elle tient d’abord aux vaccins proposés pour lutter contre la Covid-19 : ils sont nouveaux, leur efficacité est limitée et peu durable et leurs effets à long terme sont inconnus. Mais dans les DOM cette opposition est particulièrement forte.

Pourcentage de la population complètement vaccinée

 2 août 202112 décembre 2021
France continentale51 %76,1 %
Guadeloupe16,4 %33,2 %
Martinique16,5 %35,0 %
La Réunion30,3 %62,2 %

Le refus d’une grande partie des Domiens à se faire vacciner s’explique par des retards de développement. En 1946, la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et La Réunion ont été érigées en départements. L’école y est donc gratuite et obligatoire depuis plus de 70 ans. Pourtant le niveau d’instruction y est très inférieur à celui de la France continentale. Par ailleurs, malgré les politiques de « rattrapage », la pauvreté touche une proportion considérable des populations domiennes.

Instruction et pauvreté

 Illettrisme des 16 à 65 ansPopulation 25-34 ans sans diplômePauvreté (seuil France)
France7 %12,2 %14%
Guadeloupe20 %15,9 %34 %
Martinique13 %15,9 %33 %
La Réunion23 %23,5 %42 %
Source : INSEE et IEDOM

Or il ressort des enquêtes de terrain (1)Alexis Spire, Nathalie Bajos, Léna Silberzana, for the EPICOV study group, Social inequalities in hostility toward vaccination against Covid-19, p. 2. que plus les niveaux de revenu et d’éducation sont faibles et plus grandit l’hostilité envers la vaccination contre la Covid-19 ; il en est ainsi parce que la perméabilité aux discours scientifiques diminue avec le niveau d’instruction.

Remarquons que, concernant le niveau d’instruction et de pauvreté, les statistiques montrent que La Réunion se trouve dans une situation pire que celle que connaissent les DOM antillais. Alors pourquoi les taux de vaccination y sont-ils plus élevés ? Parce que contrairement aux Antilles, le scandale du chlordécone n’a pas touché La Réunion.

Après avoir subi le chlordécone, les Antillais ne veulent pas aujourd’hui servir de « cobayes » pour les vaccins contre la Covid-19.

Produit destiné à lutter contre les insectes qui s’attaquent aux bananiers, le chlordécone a bénéficié en France d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) en 1972. À cause de sa nocivité pour les humains, cette AMM a été retirée en 1990 sur tout le territoire de la France. Mais à la demande des Antillais propriétaires de bananeraies, l’État a continué à autoriser son emploi en Guadeloupe et en Martinique jusqu’en 1993. On estime que 90 % des populations de ces deux îles sont aujourd’hui contaminés par ce pesticide qui peut provoquer de graves maladies, notamment le cancer de la prostate. Après avoir subi le chlordécone, les Antillais ne veulent pas aujourd’hui servir de « cobayes » pour les vaccins contre la Covid-19.

Dans ces conditions, quand par la loi du 5 août l’État a considérablement étendu le passe sanitaire et rendu la vaccination obligatoire pour les soignants, une opposition bien plus forte qu’en France continentale et à La Réunion s’est levée dans les DOM antillais.

La défiance envers la France

L’histoire du peuplement des Antilles françaises explique l’actuelle défiance des manifestants Guadeloupéens et Martiniquais envers la France. Pour cultiver la canne à sucre, les planteurs ont massivement importé des esclaves achetés en Afrique. Après l’abolition de l’esclavage, ils ont fait venir d’Inde des salariés engagés sous contrat de cinq ans. Leurs conditions de vie et de travail étaient en tous points semblables à celles des esclaves. Parmi ces engagés, 25 000 ont été employés en Martinique et 42 000 en Guadeloupe.

À la Martinique, les Blancs représenteraient actuellement moins de 1 % de la population (2)Edith Kovats Beaudoux, Les Blancs créoles de la Martinique. Une minorité dominante. et la plupart des métis déclarent qu’ils sont « Noirs ». On estime que les descendants d’engagés Indiens constituent aujourd’hui 4 % des habitants de la Guadeloupe. Quant aux descendants d’esclaves, ils formeraient 93 % de la population dont 28 % de Noirs et 65 % de métis de Blancs et de Noirs (3)https://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/guadeloupe.htm.

Il existe au sein de ces populations un fond de défiance envers la France parce que, pensons-nous, elle est considérée comme responsable de la traite esclavagiste et qu’à l’abolition de l’esclavage elle n’a rien donné aux affranchis hormis la liberté alors que, dans le même temps, elle indemnisait les propriétaires d’esclaves. Les conséquences sont encore visibles aujourd’hui : les descendants de Blancs dominent totalement l’économie des DOM antillais tandis que les Noirs et « Gens de couleur » occupent le bas de l’échelle sociale. La France est tenue pour responsable de cette stratification ethnico-économique de la société. D’où le fond de défiance des Antillais à son égard.

Une telle défiance existe aussi à La Réunion, mais elle est bien moins forte. Un survol de l’histoire du peuplement de cette île peut apporter quelques éclaircissements.

La Réunion, totalement déserte à l’arrivée des Français au milieu du XVIIe siècle, n’avait connu aucun peuplement permanent avant. C’est la raison majeure pour laquelle les mouvements indépendantistes ne rassemblent qu’une poignée de militants aujourd’hui.

Par la suite, des esclaves achetés en Afrique, aux Comores et à Madagascar ont été amenés dans l’île pour produire du café puis du sucre. Après l’abolition de l’esclavage, 150 000 engagés ont été recrutés en Inde. Ceux-ci étant en partie payés en espèces, une demande s’est donc exprimée sur le marché. C’est ce qui a conduit des immigrés venant de Chine et du Gujarat à s’installer à La Réunion comme petits commerçants. Depuis la départementalisation, de nombreux Blancs, surtout des fonctionnaires, sont arrivés pour travailler dans différentes administrations publiques. Enfin, au cours des dernières décennies, de nombreux Comoriens venant de Mayotte se sont établis à La Réunion.

Source : HO Hai Quang, 38 chefs d’entreprises témoignent, p. 14.

Aujourd’hui, la population de La Réunion est beaucoup plus diversifiée que celle des DOM antillais.

Population de La Réunion distinguée selon neuf groupes ethniques

Métis+ de 35 %Comoriens3 %
Créoles Blancs européens21 %Zoreils6 %
Malbars (Dravidiens)19 %Chinois3 %
Cafres13 %Zarabs1 %
Malgaches1 %  
Source : Louis Lengrand et Associés, Rapport régional Réunion, 2002, p. 13.

Cette diversité ethnique s’accompagne d’une grande diversité culturelle et religieuse. Il s’ensuit que quand il y a des mouvements sociaux, les accords sur les revendications, les modalités et formes des actions à mener… sont bien plus difficiles à trouver que lorsque l’on a affaire à des groupes humains plus homogènes. De ce fait, les mouvements sociaux sont plus faibles à La Réunion qu’aux Antilles.

Cette composition ethnique de la population explique aussi pourquoi les Réunionnais éprouvent une moindre défiance à l’égard de la France continentale que les Antillais.

Les Noirs (« Cafres »), qui pourraient se considérer comme des victimes de l’esclavage ne forment que 13 % de la population. Les métis sont généralement issus de plusieurs ethnies différentes. Quant aux Blancs (créoles et Zoreils), qui forment 27 % de la population de l’île, ils n’ont aucune raison d’éprouver de l’hostilité envers la France, surtout ceux qui sont fonctionnaires (26,2 % des actifs ayant un emploi) parce qu’ils perçoivent des traitements majorés.

Alors que les partis indépendantistes sont quasiment invisibles à La Réunion, dans les DOM antillais, ils bénéficient d’une audience certaine. Remarquons aussi que l’UGTG, syndicat majoritaire en Guadeloupe et principal organisateur de l’actuelle grève générale, « revendique son appartenance à l’option patriotique et inscrit son style, ses méthodes, ses conceptions dans la perspective d’affirmer l’identité guadeloupéenne » (4) http://ugtg.org/spip.php?article59.

L’opposition à la bourgeoise locale

Elle s’est exprimée en Guadeloupe le 15 novembre quand le LKP a déclenché une grève générale qui s’est étendue une semaine plus tard à la Martinique. Le LKP et les syndicats martiniquais réclament, en plus de la fin de l’obligation vaccinale et du passe sanitaire, une série de revendications tournant autour de trois thèmes :

Ici, ce n’est pas tant l’État que le patronat antillais qui est tenu pour responsable des bas salaires, du chômage et de la vie chère. Il importe aussi de souligner que cette lutte de classes est doublée d’une lutte raciale (5)Les idées indépendantistes et nationalistes du LKP sont exprimées dans le refrain de son hymne chanté dans toutes les manifestations qu’il organise. La Gwadloup sé tan nou, La Gwadloup sé pa ta yo, yo péké fé sa yo vlè adan péyi an nou (La Guadeloupe est à nous, la Guadeloupe n’est pas à eux, ils ne feront pas ce qu’ils veulent dans notre pays). https://www.youtube.com/watch?v=cTraF-o65XM. Dans son communiqué du 1er décembre 2021, l’Union syndicale Solidaires dénonce en effet « une situation économique catastrophique où les richesses sont monopolisées par les familles béké ».

Qu’en est-il à présent des revendications économiques à La Réunion ? Beaucoup de celles qui mobilisaient les manifestants jusqu’à la fin des années 1980 ont été satisfaites depuis dans les DOM. Les allocations familiales, le SMIC et le RMI ont respectivement été alignés sur ceux de la France en 1993, 1996 et 2002. En 2011, le RSA a été étendu aux DOM. Désormais, les luttes sociales ne peuvent plus guère tourner qu’autour de deux thèmes : le chômage des jeunes et la vie chère. Or qui sont tenus comme étant les principaux responsables de ces déséquilibres ?

Pour une très large partie de l’opinion publique réunionnaise, ce sont les patrons : ils embauchent peu malgré la baisse des charges sociales sur les entreprises ; ils augmentent les prix pour se « gaver ». D’où, les manifestations récurrentes contre la « vie chère ».

Mais pourquoi celles de La Réunion n’ont-elles pas la même virulence qu’aux Antilles ? La différence provient, me semble-t-il, du fait que dans les DOM antillais les luttes de classes sont en même temps des luttes de « races ». À La Réunion, ce n’est pas le cas car les patrons qui dominent l’économie (« Gros Blancs », Zarabs, Chinois) sont des créoles. Comme tels, ils sont acceptés par la population. Les oppositions de classes ne sont pas doublées par des luttes de « races ».

En revanche, il y existe une méfiance allant parfois jusqu’au rejet quand une grande entreprise non détenue par un Réunionnais s’introduit dans l’île ou cherche à y étendre sa domination. Le cas du rachat du groupe local Vindémia par Bernard Hayot (la plus grande fortune des DOM antillais) est significatif à cet égard. L’ancien journaliste Paul Hoarau décrit bien l’opposition générale des Réunionnais à cette opération.

Tous les Réunionnais sont opposés à cette transaction : le Président de La Région, le Président du département, les parlementaires locaux de tous bords (qui ont publié un document commun), les professionnels concurrents du groupe GBH, Edouard Leclerc, Carrefour, U, (qui ont déposé un recours au Tribunal administratif), les gilets jaunes de Saint-André et des Azalées, le Collectif Citoyen 974 (qui a fait circuler une pétition contre la vente).(6)https://cultureklicreunion.re/le-journal-de-paul-hoarau-la-reunion-dit-non/

Après 75 ans de départementalisation, tous les DOM subissent la vie chère, le chômage de masse, de profondes inégalités de revenus, de patrimoine et d’instruction. Ces déséquilibres structurels sont les ferments des explosions sociales qui s’y produisent de manière récurrente.

Après 75 ans de départementalisation, tous les DOM subissent la vie chère, le chômage de masse, de profondes inégalités de revenus, de patrimoine et d’instruction. Ces déséquilibres structurels sont les ferments des explosions sociales qui s’y produisent de manière récurrente. Mais elles ne prennent pas les mêmes formes et n’ont pas la même intensité parce que ces territoires ultramarins sont différents les uns des autres par leur histoire, la composition ethnique et culturelle de leur population, leur environnement régional, leurs atouts et handicaps naturels.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Alexis Spire, Nathalie Bajos, Léna Silberzana, for the EPICOV study group, Social inequalities in hostility toward vaccination against Covid-19, p. 2.
2 Edith Kovats Beaudoux, Les Blancs créoles de la Martinique. Une minorité dominante.
3 https://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/guadeloupe.htm
4 http://ugtg.org/spip.php?article59
5 Les idées indépendantistes et nationalistes du LKP sont exprimées dans le refrain de son hymne chanté dans toutes les manifestations qu’il organise. La Gwadloup sé tan nou, La Gwadloup sé pa ta yo, yo péké fé sa yo vlè adan péyi an nou (La Guadeloupe est à nous, la Guadeloupe n’est pas à eux, ils ne feront pas ce qu’ils veulent dans notre pays). https://www.youtube.com/watch?v=cTraF-o65XM
6 https://cultureklicreunion.re/le-journal-de-paul-hoarau-la-reunion-dit-non/
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