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De quoi les événements qui secouent le monde arabe nous instruisent-ils ?

« Il faut que ceux qui veulent prier puissent prier, mais il faut aussi que ceux qui veulent boire l’apéro puissent boire l’apéro ». Ainsi parlait un jeune Tunisien à qui un journaliste français demandait, quelques jours après le départ de Ben Ali, si la Tunisie ne risquait pas de basculer du côté de l’intégrisme islamique. Comment ne pas songer au célèbre passage de la chanson de Brassens, Les trompettes de la Renommée : « Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente / avec le Pèr’Duval, la calotte chantante / Lui, le cathécumène, et moi, l’énergumèn’ / Il me laisse dire merde, je lui laiss’dire amen ». Difficile de soutenir, après cela, que les sociétés arabo-musulmanes ne seront jamais mûres pour la laïcité. Ce jeune tunisien en a trouvé spontanément la pierre de touche : c’est en accordant le droit de blasphémer et, plus largement, le droit de ne pas respecter les interdits religieux que le politique, dans un même mouvement, se sépare du théologique, affirme l’autonomie de la sphère publique et rend les libertés individuelles compatibles entre elles. En éduquant son peuple, Ben Ali lui donné des armes qui se sont finalement retournées contre lui. Il aurait été bien avisé de lire Condorcet : qui veut asservir durablement un peuple a tout intérêt à le maintenir dans l’ignorance. Espérons que le peuple tunisien utilisera ces mêmes armes pour tenir en respect les intégristes islamiques.
manifLes événements qui se déroulent actuellement dans le monde arabe prouvent à eux seuls l’inanité de la théorie du choc des civilisations. Tunisie, Yémen, Algérie, Égypte : ces sociétés diffèrent les unes des autres, elles ne forment pas un seul bloc que l’on pourrait opposer, de manière globale et frontale, à un bloc occidental et chrétien. Pas plus qu’elles ne sont elles-mêmes monolithiques : ces sociétés, comme toutes les autres, sont traversées par des lignes de fracture et travaillées par des aspirations contradictoires. On y trouve des musulmans intégristes, mais aussi des musulmans modérés et laïques et des non-croyants qui aspirent à la démocratie.
Mais ces événements jettent aussi une lumière crue sur l’échec de la stratégie américaine en Afghanistan. Non seulement l’armée américaine s’enlise, mais la situation politique est telle que si celle-ci quittait demain le territoire afghan, il y a tout lieu de penser qu’Hamid Karzaï serait forcé de s’exiler aux États-Unis (en emportant le magot amassé grâce à la corruption) et que les talibans reviendraient tout naturellement au pouvoir. Si la Tunisie parvient, dans les mois qui viennent, à instaurer un système démocratique, elle infligera un cruel démenti à la thèse selon laquelle il est possible d’imposer la démocratie contre le peuple. C’est au peuple qu’il revient d’affirmer sa souveraineté en arrachant le pouvoir des mains de ceux qui le lui ont confisqué.
Ces événements soulèvent, enfin, une question : a-t-on oui ou non affaire à des mouvements authentiquement révolutionnaires ? Comme le souligne Jean-Marie Kintzler, on ne saurait confondre un putsch et une révolution. Celle-ci se reconnaît par une triple « inversion des marqueurs » qui caractérisent une dictature : distinction des pouvoirs au lieu de leur hyperconcentration, circulation des compétences et des mandats électifs au lieu de la captation de la souveraineté par une nomenklatura, liberté de conscience et d’expression au lieu d’une vérité officielle qui criminalise les divergences. Pour l’heure, l’avenir de ces soulèvements reste indéterminé. On ne pourra savoir que rétrospectivement s’ils sont authentiquement révolutionnaires. Néanmoins, la Tunisie donne d’ores et déjà à voir au moins deux signes encourageants : les « martyrs » tunisiens sont, pour ainsi dire, des « martyrs » laïques bien différents, en cela, de ceux qui se sacrifient au nom d’Allah ; on pouvait voir, dans les cortèges tunisiens, de nombreuses femmes dont la plupart n’étaient pas voilées. Les images des manifestations tunisiennes tranchaient avec celles des manifestants iraniens acclamant en 1979 Rouhollah Khomeini dans les rues de Téhéran tout en se flagellant.
Mais ce qui vaut pour la Tunisie ne vaut pas nécessairement pour l’Égypte : contre-manifestations, opposition politique incarnée par la branche la plus radicale de l’islamisme, la situation égyptienne est encore plus incertaine. Les Frères musulmans ne forment qu’une opposition de façade. En fait, le pouvoir en place et les Frères musulmans se renforcent l’un et l’autre. Loin d’affaiblir le pouvoir de Hosni Moubarak, les Frères musulmans lui confèrent sa légitimité en le faisant apparaître comme nécessaire. De même que Moubarak a besoin d’agiter la menace de l’islamisme pour se maintenir, les Frères musulmans ont besoin d’un dictateur corrompu pour étendre leur influence au sein du peuple. Le fait qu’ils refusent de se constituer en parti politique est un signe inquiétant. Il s’agit en effet d’un choix stratégique tout à fait pertinent, qui consiste, en quelque sorte, à adopter la stratégie des Lumières pour en inverser la finalité. Tout comme les Lumières, les Frères musulmans ont choisi d’irriguer la société tout entière. L’analogie s’arrête là : les philosophes des Lumières cherchaient à éclairer le peuple, les Frères musulmans cherchent, quant à eux, à l’islamiser ; les premiers préparaient le peuple à la démocratie, les seconds à un système théologico-politique fondé sur la charia ; les premiers se servaient de la raison et de l’instruction, les seconds de l’éducation religieuse et de la charité.

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