Les classes moyennes, enjeu politique mais notion floue

La question des classes moyennes revient sur le devant de la scène. L’article « le menteur et le diseur de mensonges » (Respublica n° 680 et 681) montrait comment entre menteries du candidat sortant et mensonges du prétendant, elles n’avaient guère à espérer de l’issue de la bataille électorale en cours entre deux candidats qui se posaient tous deux en seul défenseur de leurs intérêts mis à mal depuis des années. Car la crise économique du capitalisme, qui dure depuis les années 70, oblige tout gouvernant, qui, par définition, accepte le système, à faire baisser la part des salaires dans la richesse nationale. Ainsi, son dernier avatar, la crise de la dette, contraint les gouvernements français à réduire les déficits publics, et il n’y a que deux possibilités, augmenter les prélèvements obligatoires sur les salaires ou réduire les dépenses.

En 2007, la loi TEPA visait la réduction des dépenses publiques, avec le succès que l’on sait, ce qui revenait à épargner les classes moyennes, jusque là déjà bien mises à mal. Par contre, en 2010, l’option a changé, pour une hausse des prélèvements obligatoires, principalement à la charge des ménages, aussi massive avec le nouveau gouvernement qu’avec le précédent, à tel point que le ministre des finances lui-même a déclaré percevoir un ras le bol fiscal, ce qui a pas mal compliqué la rentrée médiatico-politique du PS et opportunément ouvert une porte à l’opposition.

Le gouvernement de gauche a certes plaidé un matraquage juste, mais rien n’y a fait, dans les rangs mêmes du gouvernement. À La Rochelle, B Hamon, qui avait affirmé en octobre 2012 : « c’est un vrai budget de gauche [celui de 2013], on rétablit la justice fiscale », pestait parmi d’autres, contre l’annonce intempestive à Marseille du nouveau ministre de l’écologie, d’une « contribution climat-énergie ». Le Président lui-même a fini par concéder que « quand c’est beaucoup, c’est trop », qu’une pause fiscale était nécessaire, mais cela a surtout produit une nouvelle cacophonie, notamment quand il a annoncé qu’il n’y aurait pas d’impôts nouveaux l’an prochain, pendant que le premier ministre précisait que le poids de l’impôt allait quand même continuer de s’accroître ! Comme lorsque Raymond Barre expliquait aux salariés que l’inflation était vaincue puisque que les prix augmentaient moins que si elle ne l’avait point été, et que leurs revendications salariales étaient donc hors de propos.

Il y a un an déjà, pour lister les principales mesures fiscales annoncées par le Président, Le Figaro du 11 septembre [sic] titrait : « Les classes moyennes durement touchées », et le très libéral D. Seux revenait à la charge ce 26 août en s’empressant de réclamer « un bouclier fiscal pour les classes moyennes » (France inter et Les Échos). C’est que, selon ce dernier, rejoignant par là le concert keynésianiste, le total de 60 milliards supplémentaires prélevés de 2012 à 2014, vont peser sur la consommation et l’investissement et mettre en danger la croissance. P. Mascomère ayant déjà rappelé (dans notre n° 727) que les profits ne sont pas vraiment investis, mais distribués en dividendes, le véritable enjeu est donc la consommation, c’est-à-dire les classes moyennes, dont l’aisance supposée en fait traditionnellement le pilier de la consommation, et donc de l’emploi.

Cela donne le pourquoi d’un tel focus sur ces classes moyennes, que le libéralisme lamine avec constance depuis des décennies et que les chantres du néo-libéralisme veulent maintenant protéger et dont la défense du pouvoir d’achat préoccupe les gouvernants, notamment depuis le choc conjoncturel de 2009. Droite et gauche ayant perdu le soutien des classes populaires, qui s’abstiennent ou se tournent vers les extrêmes, surtout celui de droite, elles ont besoin de s’assurer cette base électorale, celui qui gouverne tentant de justifier un effort minimum et celui qui s’oppose mettant l’accent sur la violence du matraquage. Cependant, toutes deux se confrontent au même dilemme : d’un côté, il y a le souci keynésianiste de la consommation, qu’un rapport récent du FMI vient de réitérer, ce qui va dans le sens des classes moyennes, mais de l’autre, il y a le besoin de rééquilibrer les comptes publics : qui peut faire l’effort nécessaire, si ce ne sont les classes moyennes, celles qui, selon le sens commun, consomment et paient l’impôt ?

Une appréciation vraiment correcte de la situation politique actuelle appelle donc une analyse plus fine de ce que sont les classes moyennes. Quand D. Seux désigne par là « des millions de foyers moyens, d’artisans, de commerçants, de professions libérales et de cadres », il renvoie à la nomenclature plutôt sociologique de l’Insee en termes de PCS (professions et catégories socioprofessionnelles, qui a remplacé les CSP), point de vue qui s’appuie sur le statut social. Cette approche qualitative implique la vision d’une société hétérogène, ce qui ne saurait convenir aux économistes qui préfèrent un monde homogénéisé par le raisonnement quantitatif et qui définissent les classes en termes de niveaux de revenus. Ainsi de l’Observatoire des inégalités ou de T. Piketty, qui mesurent le degré de différenciation entre riches et pauvres et cherchent la solution du problème dans l’impôt et la redistribution. Cela ne permet guère de définir une sortie durable du dilemme. Il est temps de revenir aux fondamentaux, c’est-à-dire à l’analyse marxiste en termes de classes.

Mais à s’en tenir à la vieille définition de Marx selon laquelle « entre bourgeois et prolétaires il n’y a rien » hormis quelques vestiges des modes de production passés (artisans, etc.), le risque est grand d’en arriver à des stupidités, du genre : tout salarié est par nature un prolétaire potentiellement anti-capitaliste. Mais un salarié qui accède au patrimoine est-il encore un prolétaire ? Le problème de l’aristocratie ouvrière se posait déjà du temps de Lénine. À s’en tenir à une approche marxiste vulgaire, les classes moyennes n’existeraient tout simplement pas, car tous les prolétaires, ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre, y compris donc les managers, auraient le même intérêt objectif : la révolution. Mais peut-on faire d’un trader à bonus un allié objectif d’une caissière de supermarché ? On voit le danger d’attacher les classes au seul pouvoir économique et celui-ci à la propriété du capital.

Pour engager la réflexion et le débat, ne pourrait-on pas envisager comme critère qualitatif de distinction des couches sociales, celui de l’accès au patrimoine ? En complément, bien sûr, de la position dans les rapports de production. Ce double éclairage paraît nécessaire car les choses ont changé depuis Marx. En effet, le revenu du prolétaire, le montant de son salaire, est le montant que la société reconnaît comme nécessaire à la reproduction de la force de travail. Au XIXe siècle, il s’agissait vraiment du minimum vital théorisé par les économistes libéraux, avec cependant déjà quelques concessions au sociétal (Ricardo accordait une dimension « morale » aux besoins de l’ouvrier). Aujourd’hui, ce revenu conventionnel, qui correspond aux besoins socialement définis, se compose du salaire direct et du salaire socialisé. Mais le montant en est très dispersé, selon les statuts, les professions, etc., et masqué par l’opacité de la redistribution. Difficile donc de savoir qui bénéficie de quoi. Ainsi, par exemple, quand un salarié propriétaire de son logement arrive à la retraite, il n’a pas de loyer à payer et son accès à la propriété par endettement sur vingt-cinq ou trente ans peut s’interpréter comme une forme de retraite par capitalisation. Au-delà, quelle différence de fond entre le salarié, le commerçant, ou encore celui qui exerce une profession libérale, qui tous se constituent un patrimoine « de rapport », financier ou immobilier ? Et que dire de l’accès aux réseaux de savoir, au capital social qui permet les belles carrières – et les beaux salaires ?

Au total, l’hypothèse pourrait être que dans le magma des classes moyennes, l’accès au patrimoine est plus profondément déterminant que le revenu. Quoi qu’il en soit, l’éducation populaire ne peut pas en rester à l’absence actuelle d’une vraie définition, pour « une analyse concrète de la situation concrète ». Certes, c’est là ouvrir un chantier immense, mais quiconque veut préparer un futur républicain et social peut-il faire l’économie de ce détour ?