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« Les habits neufs du délit de blasphème », par Jeanne Favret-Saada

Sous le titre « Les habits neufs du délit de blasphème », Jeanne Favret-Saada a confié au blog Mezetulle, en juin 2016, l’avant-propos historique à l’ouvrage qu’elle termine et qui paraîtra chez Fayard début 2017 : Les christianismes contre le blasphème. Cinéma et liberté d’expression, 1965-2006.

Les croyances sont au centre du travail de cette anthropologue. Après des recherches sur les discours populaires liés à la sorcellerie, J. Favret-Saada s’est intéressée aux polémiques publiques à enjeux religieux (les accusations de blasphème), en particulier à l’affaire Salman Rushdie. Elle a aussi étudié, sous le prisme danois, la publication des caricatures du Prophète, et sur la scène internationale au tournant du millénaire (Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU : Droits humains et laïcité) comment une majorité d’États refusant désormais de reconnaître l’universalité des droits de l’homme, l’organisation internationale se rabat sur leur justification implicite par les religions.

Elle s’intéresse à présent à  la réapparition paradoxale dans une République française laïque d’un délit d’opinion religieuse – qui diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la « sensibilité de ses fidèles ». Pour ceux qui ne liraient pas ce texte passionnant, résumons-le à grand traits.

Sous l’Ancien Régime, lié au caractère divin de la monarchie, le blasphème reste qualifié de crime. Au XVIIIe siècle, la tiédeur croissante des magistrats à appliquer les textes contraste avec leur exceptionnelle sévérité dans l’affaire Calas. On attendra pour voir abolir le crime de blasphème le Code pénal de 1791 dont le rédacteur, le constituant Le Peletier de Saint-Fargeau, souligne « qu’il a voulu rendre hommage aux ‘’idées du siècle de Montesquieu et de Beccaria’’, tous deux ennemis jurés de ‘’cette foule de crimes imaginaires qui grossissaient nos anciens recueils de lois. Dont ceux – hérésie, lèse-majesté divine, sortilège, magie – pour lesquels, au nom du ciel, tant de sang a souillé la terre’’ ».

Passé l’Empire, les lois de 1819 auraient «  presque » rétabli la liberté proclamée en 1791 si n’y apparaissait l’« outrage à la morale publique et religieuse ».  Façon, estime J. Favret-Saada, de rétablir le délit d’opinion en matière de religion. Or cette nouvelle formulation du délit de blasphème subsistera dans notre droit jusqu’en 1881.

Avec la proximité retrouvée entre l’Eglise et l’Etat sous la Restauration, qui s’illustre notamment par le procès du populaire chansonnier Béranger, et surtout après l’assassinat du duc de Berry, sont votées plusieurs lois qui restreignent les libertés individuelles et celle de la presse (le « délit de tendance » en 1822 et la loi sur le sacrilège de 1825).

Si l’attentat  manqué de Fieschi contre Louis-Philippe, en 1835 entraîne un durcissement des lois sur la presse, c’est sous le Second Empire que l’outrage à la « morale publique et religieuse » devient un chef d’inculpation favori ; il justifie environ la moitié des procès de presse à cette époque, note l’auteur, qui rappelle les procès intentés autour d’œuvres comme Madame BovaryLes Fleurs du Mal ou Les Mystères du Peuple d’Eugène Sue.

Passée la période de l’Ordre moral, la République se devait enfin de renouer avec 1791 ; la loi du 29 juillet 1881 efface 90 ans de tutelle de la presse et de l’édition, ce que J. Favret-Saada analyse ainsi :  «  le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion. »

Plus près de nous pourtant, une étonnante volte-face sera permise par la loi Pleven de 1972, se basant sur le respect des conventions internationales : il devient possible de plaider le « droit au respect des croyances », le « respect des sensibilités religieuses »… Rappelons en 1984 l’assignation contre l’affiche du film Ave Maria, en 1985 celle contre le réalisateur et le producteur de Je vous salue, Marie. La jurisprudence restera flottante jusqu’au jugement rendu en 2007 dans le procès intenté à Charlie Hebdo au sujet des caricatures du prophète.

Attendons donc le livre à paraître de J. Favret-Saada pour le détail de cette période et souhaitons avec elle que cette date marque bien la fin des procès en défense de la religion.

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