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Les transformations de l’Assurance maladie

La récente crise épidémique nous a fait éprouver intimement une interdépendance sociale qu’habituellement nous sommes prompts à oublier. Elle nous a fortement réinvités à la solidarité et les différents « gestes barrières » ont réactivé un sentiment de dépendance réciproque dont nous sommes peu conscients autrement. La légitimité du confinement pour se protéger en protégeant les autres n’a été que peu contestée si l’on excepte ceux, rares, qui se sont estimés « assignés à résidence par ordre [d’un] leader suprême » [inspiré par] des « fantasmes planificateurs » [1]. L’acceptation de cette mesure a surpris car tout ce qui renvoie à une forme quelconque de contrainte, d’injonction a de plus en plus mauvaise presse dans une société individualiste où le contrat, la régulation et la « gouvernance » sont préférées à la loi.

Or, bien acceptée dans ce contexte sanitaire anxiogène, l’obligation, dans le champ de la protection de la santé, n’a été reconnue qu’au terme d’un long processus conflictuel.

1920-1930 : l’obligation contestée

« L’individu n’a pas le droit, dans une société bien organisée, de se retrancher dans une imprévoyance qui le laisse à la charge de ses semblables », rappelait solennellement Georges Cahen-Salvador (Directeur des ROP et chargé de la rédaction du projet de loi sur les assurances sociales) en 1921 [2]. Dans ce même contexte de gestation de la loi sur les assurances sociales de 1920-1930, un député, plus doctrinaire, posait que « la liberté cadre merveilleusement avec notre mentalité, avec notre caractère national, nous l’aimons parce qu’elle grandit l’individu ; nous repoussons l’obligation parce qu’elle le diminue » [3].

Georges Cahen-Salvador

Comment est-on passé d’une injonction morale ou d’un tel refus doctrinal aux lendemains de la Première Guerre mondiale à l’obligation légale, affiliation et assujettissement obligatoires, qui prévaut dans notre système d’assurance maladie ?

Si l’on excepte le précédent de la loi sur l’assistance médicale gratuite de 1893 où seul l’État s’obligeait, la première tentative d’inscrire l’obligation dans une loi impliquant solidairement patrons et salariés avait échoué. En effet, votée le 5 avril 1910, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP) n’avait pas connu de mise en œuvre effective du fait notamment des hostilités croisées du monde syndical et de la Mutualité. La Cour de cassation finissant par rendre des jugements qui de fait annihilaient le principe même d’obligation. Dès lors, il était patent que, faute d’une telle reconnaissance, seuls ceux qui optaient pour la Mutualité ou les caisses patronales bénéficiaient d’une protection.

Derrière ces péripéties politico-juridiques, se donne à lire une crise profonde du libéralisme qui, depuis la fin du XIXe siècle, a révélé cruellement son impuissance face à la misère du monde ouvrier et à la question sociale en général. Feu ses atours révolutionnaires, il n’apparaît plus que comme le garant d’une société profondément inégalitaire et donc la source d’une grande insécurité collective. La Première Guerre mondiale accroît ce sentiment et la nécessité de passer d’une conception libérale de la liberté et de l’égalité, telle qu’énoncée par l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme, à une conception reposant sur une nouvelle relation entre l’individu et la collectivité. La liberté n’est pas donnée mais à construire politiquement et socialement. C’est le cœur du projet de démocratie libérale dont l’histoire « est celle d’une synthèse difficile entre une doctrine qui prône le primat de l’individu […] et une revendication démocratique » [4]. Véritable conversion philosophico-politique qui place la question de l’obligation au cœur de cette tentative de concilier ordre et progrès, d’articuler liberté de l’individu et exigences de la vie collective.

Face à cet affaissement de la légitimité libérale, celle de l’État s’impose peu à peu. Et avec lui celle d’un droit qui, en objectivant une règle obligatoire dépassant les préconisations de conscience, définit par là-même les champs des droits et obligations de chaque citoyen. Une société démocratique ne proclame pas seulement le respect de la liberté individuelle comme si celle-ci lui était extérieure. Elle participe à sa production – l’obligation scolaire en est l’exemple-type – et aux conditions de sa mise en œuvre – à travers l’État social. Ainsi, le débat de 1920-1930 sur les assurances sociales (dans le cadre de la Loi sur les assurances sociales du 5 avril 1928 modifiée par la loi du 30 avril 1930), tendu et interminable, convoque principes philosophiques et péripéties tactiques étroitement liées aux intérêts professionnels. Le problème de l’obligation est en effet au cœur d’une confrontation entre la sacralisation du libre-arbitre dans la pensée républicaine, les réticences de certaines catégories, notamment des travailleurs non salariés et agricoles (redoutant à la fois sacrifices et toute forme de socialisation) et les intérêts professionnels défendus avec ténacité par la profession médicale. Entre la promesse de réconciliation du projet social républicain, ses exigences de solidarité, et le postulat de la libre volonté du citoyen. Ce qui est en débat, c’est le statut de l’obligation en démocratie, qui est moins une soumission que l’acceptation d’une responsabilité, le pendant de la solidarité. Chacun s’oblige : le salarié et le patron acceptent l’affiliation obligatoire à une caisse et l’assujettissement à une cotisation ; le médecin, soumis à des tarifs réglementés, renonce à « l’entente directe » des honoraires.

En effet, l’idée que le salaire est insuffisant pour permettre aux travailleurs d’accéder aux soins et d’assumer les conséquences d’une période d’inactivité s’était diffusée dans la société française durant le XIXe siècle bien au-delà des courants traditionnellement défenseurs de cette idée. Aussi la création d’une assurance-maladie n’est-elle plus agitée comme une menace qui ruinerait la responsabilité et la liberté humaines. Le retour dans la communauté française des ouvriers alsaciens et lorrains protégés par les lois sociales allemandes ne rend pas seulement plus difficile un refus abrupt d’une telle législation, il en impose l’urgence. Dès janvier 1920, le président du Conseil A. Millerand, ancien commissaire des départements recouvrés, nomme P. Jourdain, député du Haut-Rhin, ministre du Travail. Il le charge de préparer l’extension des assurances sociales à l’ensemble de la France (d’ailleurs, une des critiques essentielles adressée au rapport issu de la commission mise en place le 30 juin 1920 et présidée par G. Cahen-Salvador, est d’ailleurs la trop forte inspiration allemande qui le traverse).

L’État est vécu comme un tiers s’immisçant dans la relation médecin/malade de manière indue. Il ne peut que pervertir le fameux colloque singulier. Cette opposition virulente trouve à s’alimenter dans le processus de professionnalisation encore inabouti dans lequel la médecine est alors engagée4. L’enjeu sous-jacent de cette gestation parlementaire est indissociablement la conquête d’une autonomie, d’une autorégulation professionnelle

Sans aller jusqu’à prétendre qu’avec le projet gouvernemental du 22 mars 1921 « l’ère des discussions théoriques est close » [5], on peut considérer que malgré quelques pétitions de principe rituelles – la loi « aura pour effet certain de nous faire aliéner notre liberté individuelle » [6] –, l’obligation semble acceptée ou au moins ne plus être le cœur du débat. La question n’est pas pour au-tant résolue. Point focal des débats durant la gestation de la loi de 1910, lui succèdent ceux sur les modes d’organisation administrative de l’institution. L’opposition coalise des forces fortement « anti-étatiques » qui s’organisent autour de la Mutualité, opportunément promue porte-drapeau des anti-loi. Sans parvenir à masquer toutefois l’hétérogénéité de leurs projets : « machine de conservation sociale » pour la Confédération générale du travail unitaire (CGTU), faisant craindre le « développement de la paresse » à certains médecins, pour la Mutualité, elle incarne le risque d’« étatisme ».

Le débat se déporte ainsi durant une dizaine d’années sur la nature de cette obligation, ses limites, ses acteurs, son organisation institutionnelle… et donc sur l’extension du champ de l’État. Si les affrontements sur les modes de gestion, les montages institutionnels, les taux de cotisation… masquent en effet la défense d’intérêts catégoriels, l’enjeu principal est sans doute la question de la légitimité de l’État à dessiner un intérêt général et ainsi à borner des intérêts particuliers, voire à soumettre la liberté individuelle à certaines contraintes.

Dès le début, le projet de la commission parlementaire présenté le 23 janvier 1923 par le Dr Grinda, son rapporteur, semble prévenir l’inquiétude des parlementaires : « Imprégnée d’étatisme [l’assurance sociale] serait vouée à un automatisme purement mécanique, alors qu’elle ne peut se développer qu’en provoquant la spontanéité, en suscitant les énergies, en restant animée d’une vitalité essentiellement physiologique » [7]. L’option et la forme mutualistes deviennent dès lors la référence explicite. Mais autonomie, souplesse, multiplicité ont pour contrepartie une coordination et un contrôle qu’il revient à l’État d’assurer. Cette ambition de « réaliser la liberté dans l’obligation », selon la formule de Waldeck-Rousseau, fera long feu.

À côté de l’opposition du monde agricole, demeure celle d’une grande partie des médecins. Ils visent une liberté totale leur permettant de préserver les principes « formant la charte commune de la profession qu’aucune loi, règlement ou contrat ne doit remettre en cause ». Parmi les quatre principes qui ne se prêtent pas à concessions, trois sont de fait reconnus dès le projet de loi de 1928 : le libre choix du médecin par le malade, le secret professionnel et la liberté thérapeutique et de prescription. Le dernier, « l’entente directe » sur le montant des honoraires, n’est accordé qu’en 1930.

L’État est vécu comme un tiers s’immisçant dans la relation médecin/malade de manière indue. Il ne peut que pervertir le fameux colloque singulier. Cette opposition virulente trouve à s’alimenter dans le processus de professionnalisation encore inabouti dans lequel la médecine est alors engagée (aux lendemains de la Première Guerre mondiale, si la médecine est installée dans une position dominante par rapport aux autres professions de santé – la loi Chevandier de 1892 a instauré le délit d’exercice illégal de la médecine –, son institutionnalisation en tant que profession n’est pas aboutie. Elle est toujours en recherche d’une protection de l’État qui, à la fois, lui confère et réglemente son autonomie) L’enjeu sous-jacent de cette gestation parlementaire est indissociablement la conquête d’une autonomie, d’une autorégulation professionnelle et la défense de privilèges consubstantiels à ce statut [8]. Le long parcoursde la loi reflète ce dialogue conflictuel. Il met en scène un rapport de forces entre des médecins en passe de s’organiser en une Confédération des syndicats médicaux de France (CSMF) sourcilleuse face à une législation sociale perçue comme entravant leurs activités professionnelles et un monde politique engagé dans un processus de régulation de la profession et seul détenteur de la capacité de légiférer. La loi du 30 avril 1930, modifiant celle de 1928 jamais mise en œuvre, consacre cette place si particulière reconnue aux médecins en tant que prestataires du service défini par la loi comme central. Non soumis au principe d’égalité de contraintes, ils prétendent ainsi à une forme d’extériorité par rapport au pacte social.

Ainsi, la loi fait coexister deux logiques foncièrement opposées, voire contradictoires : celle qui attribue à la seule relation contractuelle entre médecin et malade la capacité de produire de la sécurité et celle qui fonde la sécurité de chacun sur la solidarité et la contribution de tous. Repoussant « la perspective d’une médecine sociale collective », le Dr Grinda promet ainsi « de n’apporter aucun trouble dans l’exercice de la profession [du médecin], d’en respecter les usages, les traditions et d’en sauvegarder les intérêts » [9].
Alors même que l’emprise doctrinaire du libéralisme cède du terrain, les médecins restent donc largement en dehors de la logique de protection sociale et de socialisation de l’exercice de la médecine alors que l’efficacité de la solidarité nécessite qu’elle soit obligatoire et institutionnellement organisée. Premier succès à contretemps de syndicats qui s’emploieront, selon l’expression de H. Hatzfeld, à « mener avec une remarquable efficacité une lutte de retardement contre les Assurances sociales puis contre la Sécurité sociale » [10].

1945-1980 : l ’obligation contournée

À la Libération, le souvenir de la grande dépression économique et des deux guerres mondiales incite à instaurer un « nouvel ordre social » dans lequel liberté individuelle et contrainte collective acceptée apparaissent comme mutuellement dépendantes l’une de l’autre. À la faveur de ce bouleversement de perspective politique, la précédente socialisation limitée à certains risques et aux catégories les plus vulnérables de l’industrie et du commerce se hisse à l’ambition d’abolir « la distinction de classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. » Ce « souci élémentaire de justice sociale […] appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de très grande généralité à la fois quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre » (exposé des motifs non publié au J.O. de l’ordonnance du 4 octobre 1945). Cet exposé des motifs, en soulignant l’objectif d’instaurer justice et sécurité dans la société, pointe du même coup la différence fondamentale d’avec la loi d’assurances sociales. Le nouveau cours démocratique, le projet d’un État social marqué par la quête de plus de justice et de sécurité, affiche l’ambition résolument universaliste de solidariser la société.

Mais cette ambition, parfois non exempte d’illusion lyrique diront certains, allait buter sur quelques obstacles majeurs que les promoteurs ne sous-estimaient d’ailleurs pas. Si le plafond d’affiliation est aboli généralisant ainsi l’obligation à l’ensemble des travailleurs bénéficiant de la loi précédente, la généralisation aux autres catégories n’est envisagée qu’à terme. D’ailleurs, la forte composante de non-salariés dans une société restée à dominante rurale (40 % d’indépendants quand l’Angleterre comptait à l’époque 80 % de salariés) et leur réticence à l’égard d’un système excessivement « socialisant » à leurs yeux constituait un obstacle têtu à la généralisation et contribuait à rendre la perspective lointaine.

Qu’en est-il de l’organisation institutionnelle ? Les syndicats prennent le relais des mutualistes dans la gestion des caisses. La Mutualité est de fait mise à l’écart de la nouvelle organisation de l’AMO. La suppression des caisses d’affinité, au cœur du compromis de la précédente législation, la prive dans le nouveau dispositif d’un pouvoir consolidé par des décennies de gestion. L’affiliation obligatoire à une caisse unique locale est désormais la réponse organisationnelle à la volonté de promouvoir la « responsabilité des travailleurs ». Ces caisses doivent être administrées par des conseils où siègent en majorité les représentants syndicaux des salariés. L’opposition de la Mutualité à ce régime jugé « bureaucratique, où les assurés seront intégrés pêle-mêle sans leur consentement », cessera avec la loi Morice (17 mars 1947). Avec ce compromis, en plus d’occuper l’espace laissé libre par le ticket modérateur qu’elle investit au titre d’assureur complémentaire, la Mutualité se voit confier la gestion de l’AMO des fonctionnaires. Dès lors, elle fait sienne la défense de la Sécurité sociale.

Enfin, l’ascendant de la profession médicale demeure considérable. Une note du commissariat aux Affaires sociales du gouvernement provisoire, à la veille d’aménager « une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire », invitait implicitement à moins d’irrésolution face à « la pression d’un corps médical [auquel] le législateur de 1928-1930 [avait] beaucoup trop cédé [et] qui [avait] défendu ses intérêts matériels aussi âprement que sa liberté professionnelle. » Or, était-il précisé, « la liberté des relations entre le médecin et le malade et la liberté thérapeutique ne sont nullement liées à la liberté de fixation des honoraires. Le médecin peut exercer sa profession en toute liberté et conscience même si la loi ne lui permet pas de fixer lui-même le tarif des honoraires qu’il appliquera à l’assuré d’après les ressources qu’il lui suppose » (note du Commissariat aux Affaires sociales du gouvernement provisoire siégeant à Alger, 28 juillet 1944).

La « libre entente » reconnue en 1930 avait créé un hiatus entre le taux de remboursement retenu par les caisses et le montant des honoraires demandés par les médecins. « Les caisses, explique alors Pierre Laroque, ont essayé de réduire cet écart en augmentant dans des proportions sensibles leur tarif de responsabilité. Mais chaque fois qu’elles faisaient un effort dans ce sens, les praticiens en profitaient pour relever leurs tarifs d’honoraires. De sorte que ces derniers étaient les vrais bénéficiaires des mesures prises par les caisses. La situation financière des organismes d’assurances sociales s’est gravement ressentie de cette course aux tarifs. Aussi certaines caisses se sont-elles refusées à relever leur tarif de responsabilité tant que les honoraires des praticiens ne seraient pas stabilisés. Une telle politique a abouti à ce résultat que la participation de l’assuré est devenue de plus en plus grande » [11].

Aux yeux des promoteurs d’une institution visant à instaurer « la sécurité dans la société », la dénaturation du projet était manifeste. La pratique libérale de la médecine ne pouvait persister à se tenir quitte de tout engagement sur le plan des honoraires comme dans les prodigues accommodements de la loi d’assurances sociales de 1930. La certitude du Dr Grinda que « le corps médical apporter[ait] aux organismes d’assurance sa collaboration vigilante, loyale et confiante » [12] était peut-être un peu naïve. Toujours est-il qu’elle avait été en partie vidée de sa substance et rien ne laissait présager une réorientation susceptible de s’accorder aux ambitions d’égalité et d’universalité du projet de Sécurité sociale.

Si l’article 13 de l’ordonnance du 19 octobre 1945 prévoit des tarifs faisant l’objet d’une convention entre caisses régionales et syndicats professionnels, ils peuvent cependant être majorés en fonction de la « situation de fortune de l’assuré, la notoriété du praticien ou autres circonstances particulières ». Mais, très vite, la Cour des comptes s’alarmera de la diminution des conventions et d’un « usage abusif » des dépassements : « Les dépassements injustifiés demeurent le problème essentiel » [13]. S’ouvrent alors des décennies de mobilisations, de mises en demeure des syndicats médicaux et une succession de compromis, d’avancées et de concessions de la part de l’État. Devant le refus du corps médical des grandes villes de respecter les conventions (dans la présentation de son histoire, elle persiste à présenter le refus de « la liberté pour les médecins de fixer leurs honoraires » comme une « perte », une contrainte imposée de l’extérieur plutôt qu’une responsabilité qu’elle aurait faite sienne : http://www.csmf.org/histoire), au nom de l’idéal libéral tel que la loi de 1930 l’avait à, ses yeux, préservé, les pouvoirs publics finiront par y renoncer [14]. Les médecins conserveront leur liberté en matière d’honoraires, ce qui aurait « impliqu[é] que le corps médical prît conscience des responsabilités financières qui lui incombent […], l’on est obligé de constater qu’à l’heure actuelle, les praticiens n’ont à aucun titre pris conscience de ces responsabilités » [15]. Ainsi sous la IVe République, le conventionnement ne concerne encore qu’une minorité de la profession mais le courant anti-conventionniste s’effrite peu à peu. Le projet Gazier, fondé sur le principe que l’entente directe est « incompatible avec le fonctionnement d’un système social comme la Sécurité sociale » [16] et prévoyant une indexation des honoraires, n’est refusé que par une faible majorité.

Avec le décret Bacon du 12 mai 1960 s’ouvre une nouvelle étape. La possibilité d’un conventionnement individuel répond alors à la demande de nombreux médecins dont la majorité de la clientèle est composée d’assurés sociaux. Près de 80 % de praticiens (hors Paris, Lyon, les Alpes-Maritimes et le Centre-Loire) seront dès lors liés aux caisses par adhésions individuelles ou conventions collectives. L’échec paraît rude aux anti-conventionnistes qui recrutent principalement dans les grandes villes parmi les spécialistes et s’organisent en 1967 en une Fédération des médecins de France.

« Il fallait vraiment manquer d’un minimum de lucidité pour crier victoire au départ de Gazier et croire avec quelques dirigeants syndicaux au retour d’une totale liberté confondue d’ailleurs avec le libéralisme. […] Nous avons annoncé que nous nous battions pour des principes. […] Pourquoi n’avoir pas dit et ne pas dire plus nettement que nous nous battons pour sauvegarder les intérêts matériels parfaitement légitimes d’une profession qui comporte des charges et une responsabilité exceptionnelle » [17].

La loi du 3 juillet 1971 et les deux conventions nationales qui l’ont suivie finissent par instaurer le « principe d’un tarif opposable, contrepartie de la solvabilisation de la clientèle des médecins par les Assurances sociales obligatoires et condition de l’égalité d’accès aux soins affirmée par la législation » [18]. Le niveau de remboursement de l’assurance maladie atteint ainsi 80 % en 1980. Cependant, si l’opposabilité des tarifs devient la règle, un droit à dépassement est reconnu pour quelques milliers de médecins renommés avant qu’en 1980 ne soit instauré le secteur 2 autorisant des médecins conventionnés à pratiquer des honoraires libres. En 1989, un tiers de la profession l’avait adopté et son attrait ne s’est pas démenti, bien au contraire. La réforme du 13 août 2004 en autorisant des médecins de secteur 1 à pratiquer, dans certains cas, des dépassements d’honoraires plafonnés, banalise ce principe.

Avec la création de la Sécurité sociale en 1945, l’obligation avait été pensée à la fois comme le pendant et l’instrument de la solidarité entre les assurés. Selon la formule « chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ». Or le développement de droits dérogatoires a considérablement réduit le socle obligatoire solidaire. Si l’obligation d’affiliation est toujours considérée comme le « pilier de la solidarité nationale » (site de l’Urssaf), sous l’égide du préambule de la Constitution de 1946, dans les faits elle est érodée par la logique de dépassement des honoraires. Sans oublier le choix politique de réduire cette couverture obligatoire en lieu et place de régulations budgétaires pour parer au déficit de la Sécu. Avec ces choix, qu’aggrave la création de l’Accord national interprofessionnel (cet accord du 11 janvier 2013 accroît les inégalités de protection et le risque d’un repli du socle solidaire pour les soins courants, la solidarité est désormais assise sur un socle entamé. L’augmentation du reste à charge, au moins pour les soins courants, joue comme une invitation, d’ailleurs entérinée par une série de mesures compensatoires (couverture maladie universelle complémentaire [CMU-c], aide à la complémentaire santé…), à se tourner vers des solutions individuelles, le recours aux complémentaires.

L’essor des complémentaires

L’obligation de protection, en tant que norme, conjugue l’universalité comme ambition et la contrainte comme moyen. La première, sans être uniforme, a été obtenue par un élargissement laborieux jusqu’aux catégories réfractaires ou incluses tardivement. La seconde a fini par se desserrer jusqu’à affaiblir le caractère d’institution obligatoire solidaire de la Sécurité sociale. Après avoir été contesté, avant-guerre, contourné pendant les Trente Glorieuses, ce principe est aujourd’hui tout sauf drastique. Il est même concurrencé. Le dernier assaut contre le fondement obligatoire de l’assurance maladie au début des années 1980 se différencie très clairement des précédents. Le principe d’obligation n’est plus remis en cause par les syndicats libéraux. Nul besoin d’ailleurs puisque conventionnement et liberté tarifaire peuvent coexister. On assiste en fait au « repli à la dérobée de l’assurance-maladie obligatoire » [19], conséquence de la contradiction originelle attachée à la loi de 1930, poursuivie et réactivée jusqu’à aujourd’hui.

À l’évolution des dépenses de santé et au déficit croissant de la branche maladie, les gouvernements successifs ont répondu par une série de plans de maîtrise des dépenses. « L’allergie » à la hausse des prélèvements obligatoires (contribution sociale généralisée [CSG], par exemple) les ont poussés à emprunter une autre voie, celle d’augmentations répétées du ticket modérateur, de la création de différents forfaits, de franchises, diminution de remboursements… Au prétexte d’une « responsabilisation » des patients, cette accumulation continue de mesures hétéroclites vise davantage à transférer à d’autres acteurs une partie du poids croissant des dépenses reposant jusque-là sur la Sécurité sociale.

Pour les assurés, l’augmentation du reste à charge pour les soins courants, évaluée entre 50 et 55 %, impose de fait un recours aux complémentaires (mutuelles, instituts de prévoyance et assurances privées, aux finalités certes fort diverses) dont le fonctionnement est inégalitaire car non solidaire. Outre que 7 % des assurés ne peuvent y accéder faute de moyens, les cotisations sont le plus souvent indépendantes des revenus. De plus, la solidarité entre bien-portants et malades, socle de l’assurance maladie, est largement battue en brèche par une logique actuarielle fondée sur les risques liés à la personne, l’âge notamment. Telle est la conséquence directe de la réduction du socle obligatoire de l’assurance maladie.

Une logique de concurrence-dualisation prend ainsi place dans le vide laissé par le reflux de la solidarité. D’autant que les pouvoirs publics sollicitent financièrement ces organismes. On a pu parler d’« une véritable stratégie des vases communicants entre les organismes de protection complémentaire et l’assurance maladie obligatoire, empruntant tour à tour la voie des transferts de dépenses et celle des suppléments de prélèvements » [20]. Avec l’Union nationale des organismes d’assurance maladie complémentaire (loi du 13 août 2004), ils ont gagné une reconnaissance institutionnelle égale à celle de l’Union nationale des caisses d’assurance maladie. L’architecture du système est ainsi bousculée. Il ne s’agit plus d’un statut de supplétif à l’AMO mais d’acteur à part entière dans la gestion du système de santé, au même titre que celui des caisses d’assurance maladie obligatoire. À l’opposition libérale, de principe, à l’obligation telle qu’elle a prévalu pendant longtemps a succédé désormais une concurrence au cœur même du système de protection. Pour autant, cette reconnaissance de la place des complémentaires ne vaut pas de leur part acquiescement aux valeurs du système.

L’émergence en son sein d’une logique concurrentielle tend à rabattre la figure de l’assuré-solidaire sur celle d’un consommateur. Cette logique menace de faire du « bien santé », un « produit », à soumettre à la logique du marché. Telle « mutuelle » promet une « formule santé double effet » : « Jusqu’à 50 % d’économie et 100 % bien assuré. La formule double effet, c’est l’assurance qu’en fin d’année, MMA vous restitue jusqu’à la moitié de ce que vous avez versé, tout en restant assuré de manière optimale. » [21]. La responsabilité individuelle s’exercerait désormais dans la mise en concurrence des offres complémentaires. Une responsabilité civique rétrogradée à la logique d’intérêt d’un consommateur. Autant dire que le troc de la figure de l’assuré-solidaire contre celle d’un consommateur soucieux de ses seuls intérêts signerait l’échec de la citoyenneté. Si ce processus allait à son terme, la logique de l’intérêt de l’assuré-consommateur tendrait à prévaloir sur celle du citoyen remplissant ses obligations de son propre gré, dans la conscience que l’obligation n’est que le pendant de la solidarité.

Tout se passe comme si, loin des formes de libéralisme caricaturales, anachroniques, incarnées par les « libérés de la Sécu », les tenants de la désaffiliation et autres libertariens réfractaires au principe d’obligation, la transformation de la conception même du bien santé, de la responsabilité individuelle et collective était en passe de réaliser le rêve d’une obligation « à la carte », à laquelle chacun pourrait se soustraire partiellement. Sans jamais considérer que la conscience civique peut être le corrélat de l’obligation.

Conclusion

Le parcours laborieux de l’obligation en ce qui concerne l’assurance maladie offre un exemple significatif de la difficulté démocratique à orienter le devenir collectif. Face au recul continu du « sentiment d’obligation » [22], celui de s’éprouver comme solidaire, se pose avec une nouvelle acuité le défi de convaincre le citoyen de sa nécessaire liaison avec autrui, condition de sa propre liberté. Comme le pensait Pierre Laroque, rien n’est possible sans un sens conscient de « la solidarité active et concrète », objet même de « l’éducation à la solidarité » [23].

Quant à l’État social auquel le citoyen doit concéder une part de sa souveraineté en échange d’une protection, on a vu son efficacité et son acceptation s’émousser. Si cette orientation se poursuivait, sa fonction de « dépossession organisatrice » [24] tendrait à ne plus être perçue que comme une spoliation. L’échec initial de la loi de 1930 donne à voir un État qui renonce à promouvoir cet objectif démocratique en accordant aux bénéficiaires des principes contradictoires avec l’objectif solidaire de la loi. Équivoque inaugurale de la trajectoire incertaine, du parcours heurté, parfois régressif, qu’a connue l’obligation jusqu’à aujourd’hui. Le désengagement continu du service public d’assurance maladie a alimenté le marché de la prévoyance libre et accompagné sa reconnaissance institutionnelle. Il tend ainsi à écorner le caractère universel et égalitaire inscrit dans le préambule de la Constitution et dont le principe d’obligation se voulait porteur. Le président Macron pensait-il à cette situation dangereuse pour notre démocratie lorsqu’il déclarait que certains biens et services doivent être « placés en dehors des lois du marché » (12 mars 2020) ?

 

 

Références

  1. Koenig G, Ralentir, Tracts de crise, n° 48, 16 avril 2020, Gallimard, respectivement p. 4 et 12.
  1. Projet de loi sur les assurances sociales, déposé le 22 mars 1921 sur le bureau de la chambre par Aristide Briand, La Sécurité sociale, son histoire à travers les textes, t. II, 1870-1945, Paris, Association pour l’étude de l’Histoire de la Sécurité sociale, 1996, p. 230.
  1. Patureau-Mirand A, J.O., Déb. Parl., Chambre des députés, 1re séance du 7 avril 1924, p.1893.
  1. Berstein S (dir.), La Démocratie libérale, Paris, PUF, 1998, p. 5.
  1. Antonelli E, rapporteur de la loi de 1928 devant la Chambre, La Sécurité sociale, son histoire…, t. II, op.cit., p. 230.
  1. Syndicat des médecins de la Seine, La Sécurité sociale, son histoire…, t. II, op.cit., p. 235.
  1. Cité par Antonelli E., La Sécurité sociale, son histoire …, t. II, op. cit., p. 237.
  1. Cf. Hassenteufel P., « La défense de la médecine libérale », La Vie des idées, 16 juin 2015.
  1. Discours à la Chambre le 17 avril 1930, La Sécurité sociale, son histoire…, t. II, op. cit., p. 313.
  1. Hatzfeld H, Du paupérisme à la sécurité sociale, Armand Colin, 1971, p. 289.
  1. Laroque P, Note pour M. le ministre, 28 octobre 1944, Archives de la FNSP, Fonds Parodi, PA 17.
  1. La Sécurité sociale, son histoire…, t. II, op. cit., p. 313.
  1. Rapport de la Cour des comptes, années 1953-54, cité in La Sécurité sociale, son histoire…, t. III-1945-1981, p. 182.
  1. Cf. Hatzfeld H, Le Grand Tournant de la médecine libérale, Paris, Les Éditions ouvrières, 1963 ; Hassenteufel P, Les Médecins face à l’État, Paris, Presses de Sciences Po, 1997 ; Bras PL, Tabuteau D, Les Assurances maladie, Que sais-je ? 2012.
  1. Direction générale de la Sécurité sociale. Note sur l’évolution financière du régime général, 13 juillet, p. 1213, Archives du Comité d’histoire de la Sécurité sociale.
  1. Cité par Hatzfeld H, Le Grand Tournant, op. cit., p. 133.
  1. Le Concours médical, 17 septembre 1960. « Ne pas faire la politique du pire », Dr Boutron, cité par Hatzfeld H, Le Grand Tournant …, op. cit., p. 196.
  1. Tabuteau D, « La dimension tarifaire ? », Droit social, avril 2003, p. 425.
  1. Tabuteau D, « La métamorphose silencieuse des assurances maladie », Droit social, n° 1, janv. 2010, p. 85.
  1. Tabuteau D, « La métamorphose silencieuse des assurances maladie », op. cit., p. 89.
  1. https ://www.mma.fr/mutuelle-complementaire-sante/formule-double-effet.html.
  1. Bernardi B, « L’immanence démocratique : aporie ou principe ? », Pardès, 2010/1, n° 47-48, p. 247.
  1. Bec C, Lochard Y., C’est une révolution que nous ferons. Pierre Laroque et la Sécurité sociale, Le Bord de l’eau, 2019, p. 73.
  1. Gauchet M, « Benjamin Constant : l’illusion lucide du libéralisme », préface aux Écrits politiques, Folio essais, 1997, p. 96.

 

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