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Retour sur la notion de travail productif

Quelques remarques ponctuelles suite aux échanges précédents.

Peut-on concevoir de rémunérer les êtres humains sans contrepartie, au sens de « travail productif », simplement parce qu’ils existent ?

Ben oui, on peut toujours tout concevoir ! Certes pas dans les paradigmes anciens, mais dans les nouveaux, on ne s’en prive pas.

« Il n’y a pas de marché du travail qui fixerait le salaire ». Erreur involontaire ?

Aucune erreur dans cette formule, ni volontaire ni involontaire. Je persiste et signe, car selon mon paradigme, certes ancien, il n’y a de marché du travail que dans la théorie néo-classique, c’est-à-dire dans l’idéologie de l’économie de marché : le marché du travail est une fiction néo-libérale qui a pour fonction d’expliquer le chômage par un mauvais fonctionnement de ce marché dû à une perturbation extérieure. Par exemple, quand les syndicats ou les politiques imposent un SMIC ou des cotisations sociales, un travailleur payé à un salaire supérieur à sa productivité devient inemployable et la rationalité économique impose à son employeur de l’exclure du marché. C’est dans le cadre d’un raisonnement en termes de marché du travail que le Code du travail produit d’autant plus de chômage qu’il est volumineux, que l’emploi demande de la flexibilité, etc.

Il n’y a pas de marché du travail chez Adam Smith (cf La richesse des nations) puisque le salaire y est politique : il est déterminé, je cite de mémoire, par « le rapport de forces entre ouvriers que les lois empêchent de s’associer et maîtres du travail que nul ne peut empêcher de dîner ensemble ». Cela me paraît assez moderne. Et dans le paradigme ancien de Marx, ça me paraît l’être tout autant, le salaire y étant tout aussi politique : la force de travail y est une marchandise bien particulière, dont la valeur d’échange est socialement déterminée (elle a « une dimension morale » écrit Marx, reprenant Ricardo), et le salaire, s’il en est le prix, a donc une dimension politique. Comme tous les autres prix en dépendent, il n’y a pas de prix de marché proprement dit. Le marché est une construction sociale, pas une donnée de la nature, et la politique y a sa part.

Tout travail humain (voire toute activité humaine) est intrinsèquement, « fatalement » disent les économistes, productif.

Ne réduisons pas les concepts aux mots. Dans le système capitaliste, et dans la dialectique matérialiste de Marx, productif prend plusieurs sens. Et il y a bien une « différence entre le travail au sens « anthropologique » (« L’humanité est la seule espèce qui produit elle-même ses conditions d’existence » Marx) et le travail au sens « économique » (« producteur de richesse »). »

Au sens économique, dans mon paradigme ancien, celui de Marx, le travail est productif de richesse (« l’ensemble des choses nécessaires et commodes à la vie » selon la formule d’A. Smith), c’est-à-dire de valeurs d’usage. De ce point de vue, le travail qui reproduit la force de travail en consommant de la richesse est donc un travail improductif (cf notamment les Théories sur la plus-value, où sur ce point Marx reprend Smith). Mais la production de valeurs d’usage dans le cadre marchand est aussi production de valeurs d’échange et de valeur tout court. Et là, le travail improductif de richesse peut être productif de valeur et de plus-value : en produisant le service qu’est le ravissement des oreilles du mélomane, le chanteur d’opéra travaille improductivement (ce service consomme de la richesse), mais ce faisant, il travaille productivement à la richesse (attention, changement de statut du mot) de son impresario si ce service a une valeur marchande et est source de profit.

Comment le profit serait-il possible dans une économie marchande où, par définition, s’échangent des équivalents, s’il fallait rémunérer à sa valeur tout le travail, y compris domestique, celui de la reproduction de la force de travail. Le paradigme moderne selon C. Arambourou a plusieurs réponses : soit quelque part il y a un échange inégal, et ce paradigme redécouvre les proudhonneries anciennes (« la propriété c’est le vol »), soit, quel qu’en soit l’objet, le travail crée la richesse dans son paiement même, et on se demande alors comment il peut encore y avoir des oppositions d’intérêts.

Dire, comme Zerbato, que « les artistes comme les curés sont des luxes qu’il faut pouvoir s’offrir », c’est reprendre le paradigme capitaliste. Il ne suffit pas d’être matérialiste et révolutionnaire pour se libérer l’esprit.

Ce point confirme ce que j’ai précisé juste au-dessus : selon le paradigme moderne, la productivité est une « relique barbare du passé » (comme disait Keynes de l’or). Cependant, le progrès de l’esprit ne passe pas par la négation des acquis du passé : Einstein n’a pas rendu Newton  obsolète, et c’est parce que le capitalisme s’est développé sur la base de la production marchande préexistante que l’économie politique a dû et pu se poser des questions jusques là gérées par d’autres disciplines de l’esprit (philosophie, religion, etc.). Elle a ainsi établi la vérité éternelle que si des gens vivent sans participer à la production de leurs conditions matérielles de vie, si ces gens ont du pain sur la table et de la viande dans l’assiette (même au restaurant, et surtout au restaurant), c’est bien parce que d’autres les ont produites pour eux, d’autres qui ont une productivité suffisante pour entretenir des artistes qui vont décorer leur grotte ou des curés qui vont leur donner l’espoir d’une vie meilleure dans l’au-delà. Si c’est pas un luxe, çà !

La « valeur d’échange » appliquée au travail humain, c’est bien son aliénation par le capital.

Je n’ai jamais appliqué la valeur d’échange au travail, mais à la force de travail. Et c’est bien cette distinction qui, dans mon paradigme ancien, permet d’enraciner l’aliénation capitaliste dans le travail, dans la production capitaliste et dans son résultat. Suivons le Marx des Manuscrits de 44 : « Dans l’acte même de la production, l’ouvrier devient étranger à lui-même. […] Le travail est extérieur au travailleur, il n’appartient pas à son être. […] Sans doute, manger, boire, procréer, etc., sont des fonctions authentiquement humaines, toutefois, séparées abstraitement de l’ensemble des activités humaines, transformées en des fins ultimes et uniques, ce ne sont plus que des fonctions animales. » Pour Marx, le travail est l’essence de l’homme, ça le distingue de l’animal, « qui ne produit que lui-même, tandis que l’homme produit la nature tout entière », mais dans le rapport de production capitaliste, « le produit du travail asservit le travailleur ». Je ne connais pas de dénonciation plus moderne du consumérisme.

Ainsi, l’affirmation ci-dessus de C. Arambourou serait juste si, au lieu du travail, il avait parlé de la force de travail. C’est l’incapacité, ou le refus, de distinguer les deux, qui fonde le socialisme utopique en général et cette forme d’aliénation de l’esprit qui fait croire que l’on peut masquer sa propre erreur en l’attribuant aux autres.

Même dans la pire des sociétés productivistes et rationalisées par la logique du capital, il est indispensable qu’il y ait du « travail interstitiel », avant, après, en parallèle (voire en concurrence) avec le travail dit « productif » (en fait, « directement exploité »). [.] L’idéologie « productiviste » consiste précisément à nier cette nécessité, en fait pour éviter d’avoir à la rémunérer au titre du processus de production–exploitation.

En, effet, sans travail « interstitiel », pas de travailleur, pas d’exploitation ! La nécessité du travail domestique est une évidence, sans travail domestique au sein de la famille, pas de reproduction de l’homme (qui passe par celle de la société). Mais constater que la force de travail qui exerce le travail domestique n’est pas marchandisée, ce n’est pas en nier la nécessité, tout au contraire : c’est bien la disposition de la force de travail à un coût marchand moindre que la valeur de sa production qui explique le profit, c’est parce que le travail domestique est gratuit pour le capital qu’une plus-value est possible, même sur un travail salarié peu productif. Les gains de productivité plus ou moins continus ont permis  de socialiser toujours plus ce travail domestique, en réponse aux luttes sociales et aux besoins du capital. La valeur (marchande) de la FT s’en est trouvée accrue du montant des cotisations et impôts, ce qui a certes accru les débouchés (et fait le succès du keynésianisme des Trente glorieuses), mais aussi la part des salaires dans la valeur ajoutée et donc pesé sur le profit quand les gains de productivité sont devenus insuffisants. C’est pour cela que la crise du profit engendre les politiques d’austérité que nous subissons et qui visent à casser les salaires, socialisés d’abord, directs ensuite (c’est politiquement plus difficile), depuis que droite et gauche ont abandonné le keynésianisme pour le néo-libéralisme, sous l’empire des lois de l’économie.

Ce qui me paraît reposer sur une « essentialisation » de la création de valeur, limitée à la production de biens marchands, peut-être par fétichisation du modèle marxien du XIXe siècle (modèle herméneutique et non pas descriptif). Or aujourd’hui, l’informaticien comme la femme de ménage sont des rouages indispensables de la production, même « de vis et de boulons ».

Toujours la même incapacité à distinguer dialectiquement les concepts. Dans le paradigme certes ancien de Marx, la valeur au sens économique (unité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange) ne peut concerner que les biens ou services marchands. Et ce n’est pas parce que l’essentiel du travail est aujourd’hui improductif et indispensable qu’il devient productif, son importance exprime simplement la formidable productivité du travail productif. Sans oublier qu’en Asie des enfants sont encore dans les conditions du siècle de Colbert et que leur travail nourrit l’affaiblissement de la valeur de la force de travail de ceux qui consomment leur production. L’improductif des uns est permis par la productivité des autres, ça reste vrai si on raisonne au niveau global, qui s’impose dans les conditions actuelles.

Quant à l’informaticien et à la technicienne de surface, ils sont totalement productifs s’ils travaillent dans une usine automobile, par exemple. La qualité de productif ou improductif n’est pas attachée au travail en tant que tel, mais aux rapports sociaux de production dans lesquels il s’exerce. En quoi reconnaître le travail interstitiel pour le marchandiser va-t-il améliorer ces rapports ? N’est-ce pas plutôt le comble de l’aliénation, puisqu’il s’agit de l’essence même du projet capitaliste : « Le travail ne produit pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même et produit l’ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il produit des marchandises en général. » (Manuscrits de 44.)

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