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« Très nombreux, chacun seul », avec Jean-Pierre Bodin et la participation de Christophe Dejours

Le Théâtre du Soleil a abrité du 10 décembre au 10 janvier une entreprise de théâtre dit documentaire sur le travail, une pièce à laquelle j’ai assisté trop tard pour vous recommander d’aller la voir toutes affaires cessantes à la Cartoucherie de Vincennes. Notons cependant qu’il y aura une représentation au Théâtre de Sénart le 16 janvier et que l’équipe cherche à diffuser le spectacle aussi hors du réseau du théâtre subventionné, qu’il peut se prolonger en débats ou expositions. Des syndicats, des comités d’entreprise, des établissements scolaires s’y intéressent : on trouve sur le site http://jeanpierrebodin.com/spectacles-parent/tres-nombreux-chacun-seul-2012/ les moyens de comprendre le projet et de contacter J.P. Bodin.

Créé en 2012 par un collectif, « Très nombreux, chacun seul » est donc une pièce avec un seul acteur et une grande économie de moyens : 1 h 20 alternant le montage de témoignages, les plans fixes de jardins ouvriers, de gestes indéfiniment répétés, d’intérieur d’usine, et une intervention filmée du psychiatre Christophe Dejours. Pour illustrer la souffrance au travail, deux thèmes sont développés : l’un, joyeusement enlevé, porte sur tous les jeux ou concours avec primes dérisoires dont le management habille la concurrence entre les travailleurs, une émulation dont l’objectif n’est en réalité que de leur éviter de penser à leur situation. Mais le sujet principal est celui du suicide, plus précisément celui de Philippe Widdershoven, directeur informatique et délégué CGT de l’usine de porcelaine Deshoulières (entreprise familiale rachetée et restructurée). En porte-à-faux entre des responsabilités qui le rendent proche de la direction et son rôle de délégué, cet homme est bien intégré, il n’est pas victime de harcèlement mais il en vient à se sentir menacé et à passer à l’acte.

Christophe Dejours se propose avec la théorie de la psycho-dynamique du travail de comprendre comment les individus luttent pour maintenir leur équilibre mental malgré les contraintes de conditions de travail de plus en plus dures (voir son livre publié en 1998 « Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale »). Il n’explique pas le suicide au travail par une pathologie, il met en cause un « raptus » relevant d’une situation intenable. Si le travail a toujours été fondamentalement ambivalent, ce qui est nouveau avec les nouvelles formes de management, c’est que le système néolibéral puisse faire admettre ces souffrances comme tolérables, c’est la banalisation des conduites injustes auxquelles répondent les lâchetés des travailleurs dominés par la peur. Desjours conclut dans la pièce en admettant que le terme de « totalitarisme » s’applique bel et bien à l’entreprise (son livre précise le parallèle entre le système néolibéral et le système nazi, tous deux capables de faire fléchir la conscience morale des individus face au mal).

Ainsi, nulle psychologisation des problèmes sociaux, l’individu n’est pas sommé de recourir aux moyens de faire face, au détriment des solutions collectives et politiques ; nul espoir non plus à placer dans une humanisation des méthodes d’un management se rendant compte qu’il va trop loin… Non, mais loin de désespérer, la pièce lance une piste dont on peut se saisir : on constate que les travailleurs font généralement du zèle, qu’ils sont créatifs, car s’ils se contentaient – sans plus – d’obéir aux consignes, le système serait en panne, rien ne fonctionnerait (1)Les camarades économistes de rédaction de Respublica peuvent expliquer en quoi l’intensification de la productivité pour contrecarrer sa baisse tendancielle est une caractéristique du capitalisme de la période. Voir « Penser la République sociale pour le XXIe s. T. II » pp. 81 sq.. Alors, une seule façon de résister pour les travailleurs, la grève du zèle !

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Notes de bas de page
1 Les camarades économistes de rédaction de Respublica peuvent expliquer en quoi l’intensification de la productivité pour contrecarrer sa baisse tendancielle est une caractéristique du capitalisme de la période. Voir « Penser la République sociale pour le XXIe s. T. II » pp. 81 sq.
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