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Chronique d'Evariste
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Débat français sur l’Europe : la gauche de la gauche, les « alter » et les souverainistes à la peine

par Évariste

 

Tout était simple avant l’arrivée au pouvoir de Tsipras en Grèce. Pour les « alter » et la majorité de la gauche de la gauche, il fallait transformer l’euro libéral en euro social (avec plus ou moins de désobéissance tactique dans les rangs du PG !) grâce au soulèvement des masses populaires ou aux développements des mouvements sociaux ou encore dans la mise en orbite politique du non de gauche du 29 mai 2005 (31,3 % des votants). Pour les souverainistes1, une prééminence surplombante conditionnait tout le processus politique à savoir la sortie à froid de l’euro et de l’Union européenne avec comme obligation stratégique (car il y en a pas d’autre !) l’alliance stratégique de tous les nonistes de 2005, qu’ils soient d’extrême gauche, de gauche, de droite ou d’extrême droite.
Les idées des premiers ont volé en éclats le 13 juillet 2015 lors de l’acceptation du 3e mémorandum austéritaire par le gouvernement Tsipras. Pour les seconds, ils en profitent pour réitérer l’impasse noniste gauche/droite pour les uns et gauche-droite/extrême droite pour les autres contre l’Union européenne et la zone euro.

Pour les premiers, ils assurent la continuation du processus de déconstruction des « alter » et de la gauche de la gauche. En premier lieu, il y a ceux qui restent partisan de l’euro social et du mythe de l’Europe sociale possible dans le cadre des traités européens (la direction du PCF). D’un autre coté les gauchistes qui pensent que seule la volonté politique suffit et donc affublent le premier ministre grec du scandaleux sobriquet de « traître » tout en déclarant que leur groupuscule alpha est le seul qui détient la volonté politique intangible. De l’autre coté, la fuite en avant autour d’un plan B et d’un rassemblement européen autour du plan B. Il suffirait de définir le plan B pour avoir la clé du paradis. Le point commun de ces tendances différentes est que seule la volonté politique semble suffire pour eux à la transformation sociale et politique.

Pour les seconds, l’expérimentation du souverainisme autour de la candidature de Jean-Pierre Chevènement à l’élection présidentielle de 2002 ne leur a pas suffit, les voilà qui réitèrent, soit en rejoignant pour les uns directement le Front national ou Debout la France, soit en proposant un rapprochement Dupont Aignan – Chevènement, soit en incluant le FN comme le fait Jacques Sapir. Dans tous les cas, ils se dirigent avec plus ou moins de rapidité l’idée de ne plus se dire de gauche. Ils justifient cela en disant que le PS a dénaturé le mot. En fait, difficile de se dire de gauche longtemps et de prôner l’alliance avec la droite et l’extrême droite… Il convient d’abord d’entraîner leurs troupes à être « ailleurs ». C’est un classique de l’histoire.

Et pendant ce temps-là, la radicalisation néolibérale du PS bat son plein autour du quatuor majeur Hollande-Valls-Macron-Cambadélis.

Que faire ? Débattre autour des conditions nécessaires à la construction d’une gauche de gauche

D’abord, voyons ce qui rassemble tous ceux que nous avons critiqués ci-dessus.
Ils sont tous coupés des couches populaires et donc du peuple. Sur les élections de 2014 et 2015, 70 % des ouvriers et des employés se sont abstenus, donc 70 % de 53 % de la population, ce n’est pas rien ! Là, est la question centrale pour la gauche française. Combien de minutes dans les congrès et les discours des responsables politiques sur cette question ? Rien n’est possible sans le peuple et pour se marier avec le peuple, ils ne suffit pas de lui dire : « tu es la plus belle » ou « vote pour nous, on est les meilleurs ! ». Il faut qu’il en soit persuadé. Et là, il y a loin de la coupe aux lèvres. Avoir raison sans le peuple est aussi efficace que d’avoir tort. C’est là que nous avons déjà parlé des apports de l’ADES2, de Syriza, de Podemos, non dans leurs lignes politiques que nous ne partageons pas entièrement mais dans le renouvellement de leurs pratiques sociales qui leur a permis de combler le fossé avec leur peuple ou avec leur électorat. Sans ce ressourcement à la nécessaire nouvelle modernité de la lutte en partant des désirs subjectifs des couches populaires, il importera peu d’avoir raison ou tort. Car partir des désirs subjectifs des couches populaires, est indispensable pour la transformation culturelle, sociale et politique. Et ces désirs n’ont que peu à voir avec ceux des couches moyennes radicalisés qui sont dans les partis. Parler de la nécessité de l’éducation populaire sans jamais la pratiquer est bien évidemment une impasse. D’autant que pour certains militants, l’éducation populaire est le contraire de ce qu’elle est et de ce qu’elle devrait être,elle ne serait pour eux que la continuation de la pratique inefficace des discours de meetings des sur-diplômés , jeunes ou moins jeunes, expliquant au bas peuple, la voie de la France.
Ils étudient peu les lois tendancielles (économiques, institutionnelles, écologiques, etc.) de la formation sociale capitaliste dans laquelle nous sommes. Tout n’est pas possible par la simple volonté humaine des militants. Les transformations sociales et politiques ont toutes été réalisées dans l’histoire lors d’un paroxysme d’une crise systémique majeure qui a déconstruit le vieux monde et désinstitué les lieux politiques habituels de la lutte. Dans ces cas, il y a eu conjonction du paroxysme d’une crise systémique majeure avec un peuple mobilisé, une nouvelle hégémonie culturelle, une théorie et une stratégie révolutionnaires, efficace, des bases d’appui (les « casemates » d’Antonio Gramsci), des lieux politiques réinstitués. Il faut donc avoir une praxis nouvelle qui lie l’étude objective des crises systémiques et le lien subjectif avec le peuple mobilisé dans la lutte. Marx le disait à sa façon dans son livre sur le 18 brumaire : « La révolution sociale…ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution… doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase. » Sauf que Marx parlait du XIXe siècle et nous en sommes au XXIe siècle. Mais son analyse est toujours bonne même si lui s’est trompé dans la temporalité du capitalisme. Mais ceci est un autre débat.

Voilà pourquoi l’action de résistance du mouvement syndical revendicatif et du mouvement associatif revendicatif contre le démantèlement des conquêtes sociales et du droit social est une nécessité première quoique largement sous-estimé par nombres de militants politiques de l’Autre gauche. Car c’est l’état de cette résistance qui entérine juridiquement les résultats de la lutte des classes. Mais ce recul du droit social n’est pas du à la méchanceté des dirigeants politiques qu’il faut pourtant combattre, ni au manque de volonté des militants et du peuple, mais il est du à la crise du capitalisme, qui ne peut plus assumer la redistribution que codifie le droit social. Bien sûr, ce n’est pas le Code du travail qui bloque l’emploi, ce ne sont pas les salaires trop hauts, ce qui bloque l’emploi c’est la crise du profit, à laquelle les patrons ne peuvent répondre que par la casse des salaires (donc du droit social) et les syndicats par la défense des acquis. La faiblesse de la position défensive, c’est qu’on ne peut pas vaincre les lois de l’économie en les ignorant, tandis que pour mener l’offensive, la classe dominante n’a besoin que de gérer la situation. Le recul du droit social va donc continuer, aussi lentement et cahin-caha que le fut son avancée, mais aussi inexorablement, si la classe dominée et ses militants restent dans l’illusion du droit social.
Si la croyance religieuse de la possibilité d’une Europe sociale au sein de la zone euro mais aussi au sein de l’Union européenne est une impasse, cela n’entraîne pas d’abandonner la lutte des classes pour n’avoir comme priorité que la sortie de l’euro en rejetant tous les autres combats pour après-demain. D’abord parce que le néolibéralisme peut agir sans l’euro (voir les pays de l’UE hors de la zone euro, voire la vielle période du SME des années 80, etc.), mais aussi parce qu’il faut plutôt clarifier le complexe que faire croire que tout est simple en développant une prééminence surplombante qui résout tout (la sortie de l’euro à froid par exemple qui n’est qu’une autre croyance). Même si nous ne partageons pas la ligne Tsipras, il convient de lire l’interview qu’il a donnée à l’antenne de Sto Kokkino3. L’entretien, conduit par Kostas Arvanitis, le directeur de cette radio, montre le complexe de la situation, bien loin des rodomontades des Montebourg et autres Varoufakis.
Si la nation reste un mode d’action indispensable, n’en déplaise aux alter-européistes majoritaires dans la gauche de la gauche (les victoires de Podemos à Madrid et à Barcelone en attestent), elle n’est pas le seul espace d’expression de la souveraineté populaire, n’en déplaise aux souverainistes qui fétichisent l’Etat-nation. La souveraineté peut aussi prendre la forme d’une « autonomie populaire » où les citoyens, les assurés sociaux (la Sécu de 1945 à 1967 par exemple), les travailleurs, prennent les choses en main. Tout simplement parce le combat doit porter contre le capital, donc contre les rapports sociaux capitalistes et non contre des personnes ou groupes de personnes X ou Y même si ces derniers sont l’expression du capital. Vouloir la fin d’une oligarchie demande le changement des rapports sociaux de production et pas simplement le remplacement de X par Y, c’est-à-dire d’un oligarque par un autre.

Si la laïcité et la République sociale sont indispensables en regard de la culture du peuple français et de ses couches populaires, n’en déplaise aux alter-européistes plus facilement communautaristes, c’est parce que l’ensemble des principes constitutifs de la République sociale déterminent un schéma d’organisation culturelle, sociale et politique du monde à venir et ne sont pas de simples idées désincarnées. Mais comme le dit Marx dans la phrase ci-dessus, les souverainistes utilisent leurs réminiscences historiques pour se dissimuler à eux-mêmes le contenu de la transformation sociale et politique à l’ordre du jour.

Les évolutions politiques possibles dans les nations européennes peuvent avoir une grande influence. Par exemple, si Jeremy Corbyn devient leader du parti travailliste anglais à la mi-septembre 2015, si Podemos fait une percée aux législatives espagnoles à la fin de l’année, cela pourrait peser plus que la réunion européenne du plan B, n’en déplaise à ses thuriféraires !

Si l’Union européenne et la zone euro sont des carcans qui ne permettent pas des politiques progressistes, n’en déplaise aux thuriféraires de l’Europe sociale dans l’Union européenne, le point de passage obligé est la lutte contre les politiques austéritaires dans chaque pays doublé d’un déploiement des conditions nécessaires à la réinstitution d’une gauche de gauche.
La stratégie de l’évolution révolutionnaire est souvent mal comprise. Penser le processus révolutionnaire sur un temps moyen ne veut pas dire qu’il faille poser une condition préalable (par exemple la sortie du carcan de l’euro) pour n’engager les étapes suivantes qu’après. L’expérience montre que dans ce cas, c’est la droite et l’extrême droite qui gagnent à tous les coups. Il faut travailler toutes les conditions en même temps dans une globalisation des combats et penser la succession des batailles mais toujours dans la globalisation des combats4. La Révolution française, la Révolution soviétique, le Conseil national de la Résistance, sont des moments singuliers non reproductibles hors des conditions qu’ils ont connues et qu’on ne rencontrera plus jamais. Il faut tirer sa poésie de l’avenir et non du passé semble dire Marx dans la phrase ci-dessus.
Elaborons la poésie de l’avenir !

  1. Le souverainisme est une idéologie qui stipule qu’il faut abandonner, dans un premier temps, toute lutte en dehors de celle pour la souveraineté nationale. Le souverainisme est une idéologie au service de la droite et de l’extrême droite dans laquelle tombe trop facilement une partie minoritaire de l’Autre gauche, qui la confond avec la souveraineté populaire.
    Il faut séparer la République, qui implique à la fois la souveraineté populaire et la souveraineté nationale, du souverainisme, qui opère une alliance gauche-droite, voire extrême droite, pour tenter de supprimer progressivement la lutte des classes de nos nécessités militantes.
    Nous sommes, nous, pour la souveraineté populaire dans la République sociale. Cette souveraineté s’exprime de deux façons complémentaires :
    – par la souveraineté nationale, indispensable contre les communautaristes, alter-européistes et mondialistes,
    - par l’autonomie populaire (les soviets, la Sécu de 1945, les assemblées de grève, etc.). []
  2. http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/lhistoire-grenobloise-de-lassociation-pour-la-democratie-lecologie-et-la-solidarite-ades/7396217 []
  3. http://www.humanite.fr/alexis-tsipras-le-peuple-grec-tente-de-sechapper-de-la-prison-de-lausterite-rattrape-il-ete-place []
  4. Pour aller plus loin, voyez nos livres dans la Librairie militante (achat en ligne ou par envoi d’un chèque). []
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Temps de la famille, temps non-productif : faut-il les rémunérer ?

par Charles Arambourou

 

Texte paru dans UFAL Info, n° 61, juin 2015.1 Il est repris ici accompagné de deux commentaires de membres de la Rédaction : Michel Zerbato (http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/du-revenu-universel-de-base-a-la-securite-sociale-professionnelle/7396637) et Bernard Teper (http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/on-peut-changer-de-paradigme-sans-combattre-le-capitalisme/7396633)

 

L’historien américain Immanuel Wallerstein, disciple de Fernand Braudel, dans un ouvrage paru voici plus de trente ans, Le capitalisme historique2, soulignait une réalité socio-économique qui incite à la réflexion. Pour lui, depuis l’antiquité (et l’esclavage) jusqu’à nos jours, l’unité de production, de consommation (et, le cas échéant, d’accumulation), n’est pas l’individu, mais « le ménage », « l’unité économique activement engagée ». D’où, dans la famille, la répartition du travail entre « tâches productives » et « tâches improductives », entre les sexes et les générations. Mais si le temps non productif, comme celui de la famille, est utile à la « production », ne doit-il pas être rémunéré ? Plus généralement, ne faut-il pas élargir la question à tout temps ou individu non productif ?

Dans la société capitaliste, peine ménagère ne mérite pas salaire !

L’innovation du capitalisme, dit Wallerstein, a consisté à établir un lien entre la division du travail au sein des ménages et « l’évaluation » (« la valorisation »), du travail de chacun. Au « chef de famille » la valorisation monétaire du salaire : puisque son travail pouvant dégager un « surplus appropriable » par l’employeur, il était dit « productif ». En revanche, tout travail domestique, quelque nécessaire qu’il soit, considéré « improductif », s’est trouvé exclu du circuit monétaire dominant, donc dévalué. Le sexisme, dont les conséquences perdurent même quand les femmes se salarient, est une des composantes de cet assujettissement des producteurs au salariat.
En effet, et contrairement à ce qu’on dit souvent, le salaire n’est pas la rémunération du travail humain vivant fourni dans le processus de production. Pour les classiques (Ricardo, Malthus, Marx) c’est la rémunération monétaire nécessaire à la seule reproduction de la force de travail du producteur et de sa famille. La « loi d’airain des salaires » (ne pas payer davantage que ce qui suffit à cette reproduction) en découle.
L’employeur sait très bien qu’en réalité, la main d’œuvre dont il pourra disposer sera d’autant plus stable et efficace (à salaire égal) que ses salariés vivront en ménage, que leurs enfants seront en nombre optimal, et suffisamment formés pour lui succéder. C’est ainsi que le « paternalisme social » a construit des corons, ou créé des clubs de football. De même, l’État a mis en place depuis le XIXe siècle des politiques sociales (loi sur le travail des enfants, les mutuelles, les retraites, services publics, protection sociale, etc.). La « loi d’airain » y trouve son compte : ne pas augmenter les salaires, grâce à l’externalisation de la prise en charge du temps non productif de reproduction de la force de travail.
Le travail domestique de la femme qui nourrit et blanchit le prolétaire, l’éducation des enfants, la garde assurée par les vieillards, comme les soins qu’ils nécessitent, tout cela reste exercé gratuitement, non rémunéré. Et voué éternellement à l’improductivité au sens du capital : ces peines-là ne méritent pas salaire. Plus exactement, elles sont une des contreparties du salaire perçu par le membre productif de la famille, jadis appelé « l’argent du ménage » (que le mauvais ouvrier boit au café…).

L’exploitation est d’abord celle du temps

De ce qui précède, il découle qu’il existe, à la base du temps de travail productif, un temps non productif. Ce temps est réparti entre le producteur (sommeil, loisirs, congés) et sa famille : les tâches « non productives » évoquées plus haut. On dira que l’existence d’un temps non productif est la condition de mise en œuvre du temps productif.
L’exploitation du salarié lui-même dans le processus de production peut être ramenée à une « exploitation du temps ». Marx, comme d’ailleurs Proudhon, la présente comme « du temps de travail effectué gratuitement », soit « l’équivalent » en heures moyennes de la plus-value extorquée par l’employeur3.
On doit logiquement ajouter que tout le temps non rémunéré nécessaire à la reproduction de la force de travail est du temps « exploité », au détriment du salarié et de sa famille.
Concrètement, le capital tend à élargir sans cesse le temps de « travail productif » sur lequel il peut s’approprier de la plus-value, à travail non-productif (non rémunéré) égal. C’est le travail du dimanche, l’allongement de la durée du travail, le recul de l’âge de la retraite, etc. Inversement, les salariés se battent pour accroître (ou conserver…) le temps non rémunéré dont ils disposent, c’est-à-dire pour diminuer, à salaire si possible égal, le temps « productif » de leur exploitation : journée de 8 heures, retraite, durée hebdomadaire du travail… La lutte pour l’appropriation du temps remet en cause le cœur même de « l’exploitation capitaliste ».

Le salarié, double inverse du capitaliste ?

Si l’on veut que les familles et les citoyens s’émancipent, il faut bien comprendre ce qui les enchaîne. Or le capitalisme les tient par deux liens : l’argent, et la confusion entre le travail et l’emploi (principe du salariat). Car le capital tire sa force de ce qu’il a su imposer ses propres règles au travail, jusqu’à piéger les forces salariales en les détournant vers des objectifs partiels.
Tant que les salariés acceptent de souscrire à la fois à la notion de « travail productif » et à celle de rémunération par le circuit monétaire, les voilà prisonniers, complices, condamnés à se battre non pour l’abolition, mais pour le maintien de ce qui permet l’exploitation (pas seulement la leur, mais celle qui « travaille » la société entière).
Qui se souvient qu’en mai 1968 ait été posée la question de la réduction du temps de travail ? Personne ! En période d’expansion, les syndicats se sont battus pour affirmer leurs droits dans l’entreprise, et obtenir de meilleurs salaires. En se contentant de négocier une régulation de la « loi d’airain des salaires », ils ont contribué à son maintien !
En effet, grâce à une augmentation monétaire, le salarié peut consommer davantage. On sait depuis Henri Ford que le capital a tout intérêt à transformer ses employés en consommateurs. Pour cela, il faut qu’il existe un marché des biens de consommation, et des disponibilités monétaires. La dénonciation de la « société de consommation », apparaissait incongrue dans les années 60 et 70, tant les conditions de vie de la majorité des Français restaient difficiles. Mais le fait est là : en concédant des augmentations de salaire, le capitalisme ne fait que lier davantage le « prolétaire » à l’argent et au mode de production.
Ces tabous ont été depuis longtemps brisés, de Marcuse à André Gorz. Il serait temps que le mouvement social s’approprie ces réflexions. Sinon, le salarié risque de rester éternellement le « double inverse » du capitaliste, hanté par le fétichisme de la monnaie, illusion qui le maintient dans sa sujétion.

La protection sociale, ou la rémunération du temps non productif en germe

Heureusement, les revendications sociales sont autre chose que le double du capitalisme, comme le montre le modèle instauré à la Libération par la Sécurité Sociale. Germe de socialisme, il était en effet riche de contestations internes du système – d’où l’acharnement du Medef à le défaire.
Sur quoi se fonde la « Sécu » ? Sur la socialisation d’une part du salaire (cotisations salariales + cotisations dites patronales), permettant de protéger la reproduction de la force de travail contre certains « risques », par des prestations soit monétaires (indemnités), soit en nature (services hospitaliers, etc.). La « loi d’airain » a été ainsi allégée pour les salariés et leurs familles, grâce à une prise en compte sociale d’une partie de la reproduction de la force de travail.
Pourtant, il ne s’agit encore que de rémunérer la reproduction de la force de travail productive (y compris par les allocations familiales) – et c’est là une des faiblesses du financement du système. En effet, les cotisations qui l’alimentent, assises sur la valeur ajoutée, sont fonction de la masse salariale, c’est-à-dire de la quantité de force de travail (productif) mobilisée dans les entreprises. La généralisation de la « Sécu » à toute la population, prévue à l’origine4, revenait bien à couvrir les ayants droits et les inactifs par un financement prélevé uniquement sur le fruit du travail productif : la rémunération de la « force de travail » aurait alors inclus… ceux qui ne se livrent pas à un travail productif. Ce qui aurait valu reconnaissance qu’il n’y a pas de force de travail mobilisable sans inactifs et travail non productif !
Le chômage structurel mis en place par le néo-libéralisme entraîne mécaniquement la baisse des ressources socialisées. Il y a donc déconnexion entre le travail productif et la protection sociale : l’intervention de l’Etat, qui y trouve prétexte, ne fait que l’accroître. Ainsi, c’est de moins en moins le salaire (direct ou socialisé) qui rémunère la reproduction au sens large de la force de travail : la « loi d’airain » reprend ses droits, et la solidarité nationale (intervention de l’Etat) fait jouer des filets de sécurité (RSA activité, ASS, …) financés par l’impôt.
En termes de temps aussi, la Sécu innove. D’une part, elle rémunère une partie du temps non productif du salarié (malade, accidenté) ; d’autre part, elle rémunérait le ménage, unité (re)productive, via les allocations familiales.
Il en va de même pour la retraite, temps non rémunéré dans la vie du salarié. Quant à l’assurance chômage, elle paye littéralement le travailleur à « ne rien faire » : voilà pourquoi patronat et pouvoirs politiques s’escriment à diminuer le montant et la durée de cette rémunération. Inversement, la revendication (un peu oubliée ?) d’une « sécurité sociale professionnelle » déconnecterait rémunération et exercice d’un emploi. Elle libérerait du lien imposé par le capital entre temps de travail productif et emploi, réalisé par le salaire.
En un mot, le système de protection sociale et les lois sociales (durée du travail, congés) reconnaissent, par leur existence même, que la reproduction de la force de travail productif nécessite la rémunération 1° de temps non productif du salarié lui-même, 2° d’individus non productifs (inactifs des deux sexes, demandeurs d’emploi, retraités, enfants…). On comprend le mantra du Medef : défaire méthodiquement les acquis de la Libération…

L’utopie, pour éclairer le réel

La dynamique de ce modèle est telle que l’économiste Bernard Friot5 s’est fondé sur le principe de la cotisation sociale pour théoriser une proposition de « salaire universel », qui serait versé indistinctement et sans condition d’activité « productive » à tous, du berceau à la tombe. Plusieurs économistes (Bresson, Milondo, etc.) ont élaboré des propositions de « revenu universel » versé inconditionnellement, « non pour exister, mais parce qu’on existe ».
On ne peut ici faire la critique exhaustive de ces utopies. Aucune d’ailleurs ne répond à la question : comment faire dans une économie globalisée ? Mais c’est de leur force utopique que nous avons besoin. Elles nous invitent à à « changer de paradigme », à penser autrement, et à opérer d’abord plusieurs déconnexions idéologiques :
♦ D’abord, déconnecter la notion de travail de celle de « travail productif ». Car si l’on admet que le retraité n’est pas utile, autant l’euthanasier : or l’on ne s’y est jamais résolu. Et ce n’est pas essentiellement par humanisme (le capitalisme ignore la morale), mais bien parce que son existence est indispensable à la reproduction de la force de travail : garde des enfants, transmission transgénérationnelle, investissement dans la vie associative…
La caricature « métro, boulot, dodo » est absolument fausse, car aucune société ne peut vivre ainsi. Il lui faut du travail non productif, des inactifs, des bénévoles, des musiciens amateurs, des coureurs à pied du dimanche, des voisins qui ont encore du pain, des jeunes qui « tiennent les murs » en causant, etc. Sans cela, pas de production possible ! C’est la différence entre l’homme et le robot : 100 % du temps du robot est productif.
♦ Deuxième déconnexion, celle de la valeur humaine et de la quantification monétaire. Il ne s’agit pas ici de morale, mais bien d’économie. Le terme de « valeur humaine » désigne simplement la constatation que l’apport de chacun à la vie sociale est unique, et inconditionnel, sans contrepartie. Personne lourdement handicapée, nourrisson au berceau ou malade d’Alzheimer compris. Mais aussi fumeur de joint ou chômeur dit « professionnel » en pleine santé ! D’où l’utopie d’un « revenu » versé « parce qu’on existe ».
Pourquoi cette idée est-elle si difficile à faire admettre ? Parce que l’idéologie dominante est celle de la valorisation du seul travail productif, et de sa valorisation monétaire. Deux vaches sacrées à sacrifier sur l’autel de la dignité humaine et de la justice sociale. Ce n’est pas l’absence de travail qui porte atteinte à la dignité humaine, c’est la valorisation des seuls humains productifs. Dans une société juste, le concept même de « chômage » devrait disparaître.
♦ En effet, il faut opérer une troisième déconnexion : entre le travail, la rémunération, et l’emploi. Disons adieu à l’homo utilis, seule « mesure de toute chose » pour le capital. La dissociation entre travail et emploi sans perte de rémunération («  sécurité sociale professionnelle ») appelle aussi celle entre emploi et rémunération. Du moins tant que l’on n’aura pas réussi à s’arracher globalement à la forme monétaire des échanges.
Ceci présente une véritable difficulté dont il faut avoir conscience : aujourd’hui, c’est le travail salarié qui « ouvre des droits » à la protection sociale. Ce qui est envisagé ici remet en question, non seulement le capitalisme, mais le statut dont les salariés se sont dotés pour y vivre le moins mal possible. C’est alors le moment de se souvenir que ce statut concerne (« couvre ») de moins en moins de personnes. L’exclusion de l’emploi et donc de l’existence sociale est une réalité large, durable, souvent subie à vie. Les « emplois productifs » rémunérés par le capital diminuent, alors même que la richesse produite augmente.
Donc, il faut bouleverser la répartition, non seulement des richesses sociales, mais du travail – à condition que ce ne soit plus sous sa forme limitée à l’emploi salarié ! Il faut élargir la notion de travail aux tâches et aux personnes dites « improductives », et pas seulement « passer aux 35 ou aux 32 heures » (pour quelle proportion de la population, d’ailleurs ?).
C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que l’on en finira avec une définition réductrice du « temps » limité à la production, et de plus en plus dévorateur (voire négateur) du temps non productif – alors que celui-ci est bien plus massif et tout aussi essentiel.

 

  1. Le présent article est le fruit d’échanges divers entre militants, livré « brut de décoffrage », comme un moment d’une réflexion d’ensemble, et pour susciter le débat. Il n’engage pas l’UFAL en tant que telle. []
  2. Ed. La Découverte (2011 pour la dernière édition française). []
  3. Différence entre la valeur produite par le travail « vivant », et celle de la force de travail mise en œuvre pour sa réalisation –à ne pas confondre avec la « valeur ajoutée ». []
  4. Empêchée par divers corporatismes (grandes entreprises ; professions libérales et indépendants). []
  5. Voir son interview dans l’ouvrage collectif Comprendre l’écologie politique (Guillaume Desguerriers, Christian Gaudray et Dominique Mourlane), en vente à la boutique militante UFAL, 5 €. []
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Du revenu universel de base à la sécurité sociale professionnelle

Sur un texte de Charles Arambourou - 1

par Michel Zerbato

 

Toute grande crise génère un foisonnement de propositions sociales plus ou moins utopiques. Dans le texte reproduit ici,  Charles Arambourou se saisit de la question de la rémunération du travail domestique pour aborder la problématique d’une sécurité sociale professionnelle à travers celle du revenu universel de base. Sa discussion se fonde sur un schéma d’analyse initial à coloration marxisante, selon lequel le travail est évalué du point de vue du capital : est productif le travail salarié, qui produit la plus-value, est improductif le travail domestique, qui reproduit la force de travail. Ce schéma est globalement pertinent, mais l’imprécision des notions utilisées fait progressivement glisser la contestation de la réalité sociale capitaliste vers l’utopie finale d’un capitalisme sans crise parce que sans salariat.

Dans la société capitaliste, peine ménagère ne mérite pas salaire !

Le raisonnement de C. Arambourou (CA) commence en rappelant fort justement que le salaire n’est pas le prix du travail, mais, première imprécision, contrairement à ce qu’il écrit, le salaire ne paie pas la reproduction de la force de travail, il paie la force de travail, ce qui n’est pas tout à fait la même chose : le salaire est l’équivalent monétaire des richesses que le salarié doit acquérir sur le marché pour reproduire sa force de travail, il peut contenir des services marchands à la personne, mais pas les services non marchands ; le travail domestique est par principe exclu de la valeur de la force de travail. C’est au salarié de se débrouiller pour se reproduire concrètement, et si son salaire, le prix de sa force de travail, lui donne les moyens d’habiller les enfants, de nourrir ses vieux parents qui les gardent, etc., c’est au sortir de longues et dures luttes sociales, contre le travail des enfants dès six ans comme le voulait Colbert, contre la journée de 15 ou 16 heures (ce qui permet à l’homme de participer au travail domestique – à ce propos, pas sûr que le sexisme soit la conséquence du salariat), pour des retraites, etc..

L’idée que le salaire paierait le travail exprime fondamentalement l’idéologie du marché, selon laquelle le prix payé pour un bien ou un service correspond à la valeur du service rendu, que ce soit par ce bien ou par l’individu qui fournit le service. En réalité, ce que les économistes « classiques » avaient compris, le prix a à voir avec le travail en tant qu’effort de production de richesse : le salaire dépend de la productivité du travail productif, de la capacité du travail à générer du surproduit (au delà du produit équivalent au salaire), surproduit qui constitue la plus-value et qui sera transformé en profit par sa vente sur le marché. Ainsi, bien que le travail domestique de reproduction de la force de travail permette en effet de réduire le salaire et accroître la plus-value, on ne peut pas considérer pour autant que le travail improductif domestique est une contrepartie du salaire du « membre productif » du ménage, même si c’est bien grâce à ce travail que la force de travail est reproduite et que le salaire est possible.

L’exploitation est d’abord celle du temps

Ainsi, pour tout toute approche réaliste de la société, il est évident « que l’existence d’un temps non productif est la condition de mise en œuvre du temps productif ». Mais parler d’exploitation est inapproprié (au sens marxiste) : par travail gratuit il faut entendre, non pas le travail non payé (aucun n’est payé), mais le travail qui produit ce qui ne revient pas au travailleur producteur immédiat. Ainsi, le travail domestique n’est pas du travail gratuit, « exploité », c’est du travail hors de la sphère économique, hors de la production de richesse économique. L’éducation des enfants par les vieillards est certes une richesse, mais pas une richesse économique, même si cette éducation permettra auxdits enfants de « bien se vendre ». C’est l’idéologie du marché qui analyse le salarié comme un entrepreneur qui compare le coût de ses études, par exemple, et les avantages en revenu qu’il en obtiendra. Qu’un individu puisse raisonner ainsi, par exemple pour décider du nombre de ses enfants, n’en fait pas une vérité économique et sociale.

Ainsi, chercher à travailler productivement moins longtemps n’a rien d’anti-capitaliste en soi : si la productivité du travail reste la même, allonger la journée de travail à salaire égal produit de la plus-value supplémentaire (que l’on dit plus-value absolue), tandis que réduire la journée peut accroître la plus-value si la productivité augmente suffisamment, on parle alors de plus-value relative. Que les salariés résistent aux conditions de travail n’est en aucune manière une remise « en cause du cœur de l’exploitation capitaliste », cela peut au contraire stimuler son efficacité.

Le salarié, double inverse du capitaliste ?

En constatant que l’acceptation par les salariés des notions de « travail productif », de salaire, etc, les piège, CA ne fait que constater la force aliénante de l’idéologie du marché : à partir des conditions matérielles de la vie, le travailleur ne peut concevoir sa reproduction que dans ce cadre tant que ce cadre lui permet de se reproduire, et ce d’autant plus qu’il le lui permet de plus en plus confortablement. Le consumérisme est un des vecteurs principaux de la soumission au capitalisme des classes moyennes, avec l’assurance-vie, etc.

Ainsi, grâce aux gains de productivité, la hausse des salaires lie le salarié. Mais ce n’est pas par calcul raisonné des capitalistes : si en 1914 Ford accorde les fameux Five-dollar day , un doublement du salaire pour huit heures de travail au lieu de neuf, ce fut pour stimuler la productivité des ouvriers en leur faisant accepter les conditions de travail sur ses chaînes de montage. Plus que les hausses de salaire direct, ce qui lie aujourd’hui le salarié, c’est aussi et surtout la redistribution : services publics et protection sociale, qui prennent en charge le travail domestique (école pour les jeunes, retraites pour les vieux, etc.)

La protection sociale, ou la rémunération du temps non productif en germe

Les prestations sociales comme les services publics sont du salaire socialisé, certes obtenu par les luttes sociales, mais accordé parce que cela a pu aller dans l’intérêt général du capital. Quand il a besoin d’ouvriers sachant lire et écrire, de techniciens et d’ingénieurs, il est beaucoup moins coûteux pour lui de mutualiser formation, détection, etc. (ce qui va à l’encontre des propositions de baisse des cotisations sociales contre une hausse des salaires directs, qui ne sont qu’un masque de la réduction du salaire global). Quelle entreprise serait capable de former elle-même aux métiers dont elle aura besoin, et qu’elle ne connaît même pas !?

CA note très justement que la Sécu « protège la reproduction de la force de travail productive », mais il regrette qu’elle n’aille pas au-delà. Son argumentation repose sur l’idée fausse que « la protection sociale rémunère du temps de travail ou des individus non productifs » : la protection sociale est une réalité sociale, la garantie de conditions de vie décentes, pas une rémunération de quoi que ce soit. Cette économicisation de la Sécu est fausse et idéologiquement dangereuse parce que la Sécu ne rémunère pas du temps de travail, elle complète la rémunération du travail productif par le salaire pour aider le travailleur à se reproduire : socialiser la reproduction de la force de travail n’est pas la rémunérer, il n’y a pas de calcul de valeur, même si l’ouverture des droits est attachée (de moins en moins) au salaire direct. Cette économicisation est idéologiquement dangereuse parce que le chômeur n’est pas payé à ne rien faire, il est payé à se reproduire, par quoi il contribue à reproduire la société, sans laquelle pas de capital ni de reproduction du capital.

L’idée de «  sécurité sociale professionnelle » relève paradoxalement de cette économicisation en termes de marché, qui conduit à « oublier » que la richesse est produite et que le salaire est la part de la richesse produite consacrée à reproduire les salariés, part qui dépend de conditions politiquement définies (il n’y a pas de marché du travail qui fixerait le salaire). Comment dès lors déconnecter travail productif de richesse et salaire ? Sans oublier que le capital rémunère déjà du travail certes productif de profit, mais improductif de richesse, celui des services, destructeurs de richesse.

Admettons que cette Sécu professionnelle déconnecte salaire et emploi dans le cadre capitaliste, cela donnerait un nouveau statut au salarié, mais cela ne changerait rien au fond du problème, la source de la rémunération. Ce serait à la limite plus de socialisation, c’est tout, qui supposerait par ailleurs un sacré rapport de forces en faveur des travailleurs : pourquoi alors ne pas franchir le pas pour se libérer non du salaire mais du capital ? Le mantra du Medef n’est pas particulièrement lié au sens de la socialisation, mais à son coût.

L’utopie, pour éclairer le réel

CA reconnaît le caractère utopique des diverses propositions de revenu universel, mais il les juge utiles en ce qu’elles nous invitent à penser un changement de paradigme. Soit, mais cela passe par des déconnexions idéologiques.

– « déconnecter la notion de travail de celle de “travail productif ” » : CA mélange ici, comme depuis le début, deux notions du travail, disons la notion anthropologique, selon laquelle le travail est productif de la société, et la notion économique, selon laquelle le travail produit la richesse, base de la société. Il ne voit donc pas qu’on ne garde pas le retraité parce qu’il est utile (garde des enfants, etc.), ni par humanisme, mais parce qu’il est entré dans la reproduction sociale : c’est parce qu’on a décidé de le garder qu’il a pu devenir utile.

– Deuxième déconnexion, celle de la valeur humaine et de la quantification monétaire. Personne n’a mesuré la valeur de l’homme par son salaire, même pas Staline, ni les théoriciens du capital humain. Si par « revenu versé » on entend les moyens de vivre donnés, toute société véritablement humaine doit les donner « simplement parce qu’on existe ». Ce n’est utopique que dans la société capitaliste. D’un point de vue philosophique totalement idéaliste de justice, etc., la valeur humaine vient en effet de la seule existence même d’une personne, qui apporte par cela même à la société. Mais ce que chacun apporte à la vie sociale passe d’abord par les conditions matérielles de la vie : on a besoin de musique, de poésie, de peinture, etc., mais les artistes comme les curés, etc., sont des luxes qu’il faut pouvoir s’offrir. L’idéologie libérale, dominante, exprime aujourd’hui cette réalité dans le cadre capitaliste, et prétendre qu’un non productif est égal à un productif c’est refuser de voir cette réalité.

– Troisième déconnexion, entre le travail, la rémunération et l’emploi. La sécu professionnelle, nous dit CA, qui vise « la dissociation entre travail et emploi sans perte de rémunération appelle aussi celle entre emploi et rémunération ». Et il ajoute que cela « remet en question non seulement le capitalisme, mais le statut dont les salariés se sont dotés pour y vivre le moins mal possible. » C’est là qu’apparaît clairement la mystification d’un discours qui se veut anti-capitaliste, mais qui ne sort pas de la monnaie, donc du marché : au final, CA nous propose une économie de marché à rapports de production capitalistes, mais à rapports sociaux mutualistes, une économie avec des travailleurs salariés, mais dont le salaire ne serait pas lié au travail, une économie qui ne compterait pas la productivité du travailleur pour lui octroyer un revenu. Comme l’utopie socialiste (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins), cette utopie suppose l’abondance économique, la facilité absolue du travail à produire la richesse, mais celle-ci n’éclaire pas le réel, elle obscurcit la vue de ses victimes.

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On peut changer de paradigme sans combattre le capitalisme

Sur un texte de Charles Arambourou - 2

par Bernard Teper

 

L’article de Charles Arambourou débattu ici en porte témoignage. Il incarne un phénomène plus vaste décrit ci-après.
Depuis Marcuse jusqu’à Postone en passant notamment par Gorz, nous vivons la prolifération d’utopies entraînantes qui visent à faire oublier la nature profonde du capitalisme, à savoir que le capitalisme est d’abord et avant tout un mode de production dominant sous direction du capital (rapport social lui-même dirigé par l’oligarchie capitaliste) et qui demande un développement incessant du profit, y compris et surtout lors de ses crises récurrentes. Pour elles, ce n’est pas le capital, mais le travail qui est le fondement du capitalisme, et c’est donc le travail qu’il faut abolir. C’est donc autour du travail et non du capital qu’il faut développer les déconnexions.

Comme c’est la surconsommation qui crée la misère, il faut développer la sobriété ou la simplicité volontaire. Comme les injustices sont trop criantes, on propose de mutualiser les rapports sociaux sans changer les rapports de production capitalistes. Et ainsi de suite. Mais jamais ne sont ciblés le capital, la monnaie comme rapport social, les marchés, etc.1. Toute velléité de contourner le capital sans l’affronter suscite beaucoup d’enthousiasme et d’espérance dans les couches moyennes radicalisées, ce qui alimente les futures déceptions lorsque le système lui-même se met à utiliser ces utopies pour renforcer la prégnance du capital sur la vie des salariés et des citoyens.

L’histoire de ces altercapitalismes s’écrit sous nos yeux. Sans doute faudra-t-il passer par divers processus de création, construction et déconstruction de ces utopies, pour in fine utiliser les idées intéressantes qu’elles contiennent, dans une nouvelle reconfiguration intégrée à une stratégie de l’évolution révolutionnaire contre le capital. Voilà pourquoi le texte prétexte ci-dessus et l’ensemble de ces utopies sont en dernière instance créatrices pour l’avenir !
Les idées de prééminence surplombante (une simple idée qui résout tout !) de type revenu universel, salaire universel, salaire maternel et domestique, etc., ne seront donc à terme que des moments intenses et utiles de débats intéressants couplés avec les luttes culturelles, sociales, économiques et politiques de la période. Ces utopies ont en commun le « tabou de la propriété », la question de la propriété des moyens de production étant pourtant, selon Jean Jaurès « le point lumineux où tous les vrais révolutionnaires se rallient« . La question devient alors pourquoi prolifèrent-elles ?
Ce foisonnement d’utopies qui occulte le point nodal du système apparaît à chaque grande crise, depuis Proudhon et Leroux jusqu’à Duboin dans les années 20-30, en passant par Silvio Gesell ou Major Douglas dans la Grande dépression de la fin du XIXe. Le fait que la crise du capitalisme apparaisse d’abord comme crise de débouchés, c’est-à-dire de manque d’argent pour acheter, fait à chaque fois naître l’idée d’injecter de l’argent dans le circuit, sous la forme de monnaie locale, de SEL, etc., ou de distribution « gratuite » de revenu. Cerise sur le gâteau, dans les années 60, la période glaciaire du communisme soviétique ouvre la période de la crise du marxisme lui-même et donc à la nécessité de critiquer les marxismes vulgaires sans l’aide et souvent contre les partis communistes eux-mêmes.
Toutes ces utopies ont toujours le même fondement théorique mais prennent des formes concrètes différentes selon l’état de la formation sociale, pour les unes en en restant au bouillonnement idéaliste sans suite, pour les autres en débouchant sur des pratiques nouvelles concrètes, mais sans jamais atteindre le cœur du système qui se ressource en digérant la nouveauté. Si on ajoute le sexisme devenu insoutenable des couches dirigeantes et du système lui-même et enfin, les dégâts du capitalisme productiviste qui mettent en lumière le besoin d’une pensée enfin écologique, on voit bien que la typologie des utopies devient infinie !

La centralité structurante du marxisme vulgaire de la période précédente a pu être exorcisée grâce aux « cents fleurs » des pensées utopiques. Sans doute aurait-il été préférable de ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », mais l’histoire pullule de reculs et d’avancées qui permettent in fine la production d’une nouvelle théorie révolutionnaire opérante et propulsive. Nous sommes dans ce processus.
Dans ce processus, nous devons éclaircir un point. Un mode de production n’est pas une réalité concrète. La réalité concrète est une formation sociale, soit une articulation de modes de production différents mais avec un mode de production dominant qui surdétermine ladite formation sociale. Ainsi une formation sociale est dite capitaliste quand le mode de production dominant est le mode de production capitaliste. Mais au sein d’une formation sociale capitaliste, il peut y avoir des modes de production dominés ou marginaux qui relèvent d’une époque pré-capitaliste ou des éléments qui peuvent servir de base d’appui par ses principes constitutifs à une formation sociale ultérieure au capitalisme. Ceci est fondamental. Prenons un exemple. La création de la Sécurité sociale2 par l’émanation du Conseil national de la Résistance. Si le programme du CNR (qui est le programme le plus avancé de notre histoire !) définit un altercapitalisme rendu possible par la destruction massive de capital due à la guerre, la création de la Sécurité sociale a un statut différent du reste du programme à savoir que c’est un élément dont les principes préfigurent une formation sociale ultérieure au capitalisme. Par trois positions révolutionnaires lorsqu’on les lie toutes les trois : sa gestion sera réalisée, non par le privé ni par l’Etat, mais par des assurés sociaux élus dans un scrutin ad hoc, le principe de solidarité autour d’un nouveau champ du droit social remplacera l’alliance du privé lucratif et de la charité institutionnalisée émanant de la doctrine sociale de l’Église, et enfin son financement par la cotisation avec augmentation régulière de son taux (qui permettra son autonomie relative par rapport à l’État – lui se finançant par l’impôt) qui socialisera, dès la création de richesse, une part du surplus naguère dévolu au profit3. Son évolution ultérieure a montré, après quelques décennies, comment l’alliance de l’oligarchie capitaliste et de la construction ordolibérale de l’Union européenne est venue à bout de ces trois principes révolutionnaires. Il faudra donc se remettre à l’ouvrage !
Cela dit, comme toute révolution véritable n’advient que dans certaines circonstances par la conjonction d’une crise globale grave et profonde, d’une théorie révolutionnaire à promouvoir et d’une alliance de classes susceptibles de mobiliser le peuple et de remplacer l’oligarchie précédente, nous proposons trois types d’actions indispensables et concomitantes :

  1. résister principalement par l’action du mouvement syndical revendicatif,
  2. travailler à réaliser les conditions de la transformation culturelle, sociale, économique, écologique et politique en vue de promouvoir une formation sociale post-capitaliste,
  3. promouvoir des projets qui peuvent, dans une formation sociale capitaliste, être des éléments de préfiguration d’une formation sociale post-capitaliste. Par exemple, une nouvelle sécurité sociale étendue sur des principes révolutionnaires à la sécurité économique, une socialisation progressive des entreprises, etc. Ces projets s’incarnent dans la stratégie jaurésienne de l’évolution révolutionnaire4.

 

  1. Pour des développements sur le capital, les marchés, la monnaie, il est toujours possible de se procurer « Néolibéralisme et crise de la dette » auprès de la Librairie militante []
  2. Pour des développements sur la santé et la Sécurité sociale, il est toujours possible de se procurer « Contre les prédateurs de la santé » ou encore « Pour en finir avec le trou de la Sécu, repenser la protection sociale au XXIe siècle>» auprès de la Librairie militante []
  3. On peut considérer que la Sécu de 1945 par son financement par la cotisation n’est qu’un mode de socialisation du salaire parmi d’autres (il y a aussi l’impôt). Mais la conjonction des trois principes évoqués dans l’article fait de la Sécurité sociale une institution qui dépasse une simple institution de socialisation du salaire. Elle sera donc une base d’appui pour engager, lorsque le moment sera propice, un processus de transition vers une formation sociale post-capitaliste. []
  4. Pour des développements sur les principes de préfiguration d’une formation sociale post-capitaliste, il est toujours possible de se procurer les deux tomes de « Penser la République sociale pour le XXIe siècle» auprès de la Librairie militante []
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Nous citoyens, laïques et fraternels ?, par André Tosel

par Pierre Hayat

 

Le philosophe André Tosel propose dans son dernier livre de repenser la laïcité « à la hauteur des défis de la mondialisation ». Le monde produit par le capitalisme globalisé et financiarisé met aujourd’hui à mal la trilogie républicaine française, en détruisant méthodiquement l’état social et national de droit qui s’est constitué au siècle dernier en Occident. La « contre révolution de la mondialisation capitaliste » qui ravage depuis trente ans les conditions de vie et de travail, engendre aujourd’hui un double fanatisme : le fanatisme du capitalisme financier et le fanatisme théologico-politique de l’intégrisme chrétien et de la violence islamiste. La « déprivatisation des religions », qui tend aujourd’hui à s’imposer, est la face inversée d’une « reprivatisation des services publics, de ces biens communs, résultats de luttes laïques de civilisation ». Ceci permet à Tosel d’observer que les communautarismes religieux sont paradoxalement entretenus par un État mis au service de la logique entreprenariale, et de souligner que « l’intériorité de la foi n’augmente pas en proportion de cette tentative des Églises d’intervenir dans la politique par le moyen de l’espace public ».

Pareille lucidité tranche avantageusement avec la vulgate d’une partie de la gauche, aveugle au progrès du fanatisme religieux. Malheureusement, certaines cibles de Tosel sont aussi celles des idéologues allergiques à la laïcité : l’universalité de la liberté et de l’égalité, qui serait enrôlée dans une logique identitaire ; un espace social vide de croyances et d’appartenances, qui rendrait impensable une socialité concrète ; l’anticléricalisme, qui concentrerait les pires intolérances ; l’athéisme, qu’il suffirait de nommer pour susciter le rejet. Mais Tosel évite les outrances des parangons de la « laïcité inclusive ». Il explique que les « accommodements » sont impossibles quand des revendications communautaires s’affichent comme intouchables et indiscutables. Il refuse l’opposition sophistique, aujourd’hui très en vogue, entre une laïcité autoproclamée « inclusive », de « collaboration » et de « coopération » avec les religions, et une laïcité prétendument « exclusive », fondée sur l’universalité des droits et appuyée sur les principes de neutralité et de séparation. Une telle opposition ignore qu’une communauté religieuse exclut par principe ceux qu’elle n’inclut pas autour d’un sacré partagé par les seuls fidèles. Elle ignore surtout que tout état de droit impose des limites pour être viable, et qu’il serait contradictoire pour la laïcité de cautionner des comportements niant radicalement les principes universels de liberté et l’égalité. Tosel n’a d’ailleurs pas la naïveté de croire que l’espace public de discussion serait « immunisé a priori » de toute violence qui peut le briser, et aperçoit les dangers qu’un « multiculturalisme de juxtaposition » fait courir à la démocratie et aux mouvement sociaux émancipateurs.

La charte du Conseil National de la Résistance est une des références historiques de Tosel qui y voit, avec raison, un moment saillant dans l’effort des hommes pour construire une société plus libre, plus égale et plus fraternelle, autour d’institutions de solidarité : sécurité sociale, retraites, services publics, système d’instruction gratuit élargi à l’enseignement secondaire. Il observe la concomitance entre ce progrès humain et l’union laïque de « ceux qui croyaient au ciel et de ceux qui n’y croyaient pas ». On pourrait ajouter que cette période fut celle de la constitutionnalisation de la laïcité et de l’enseignement laïque, sur la base des principes de neutralité et de séparation, et que les grandes associations laïques d’alors ne craignaient pas de présenter la laïcité comme « l’expression politique et pédagogique de la Déclaration des droits de l’homme ». Les consolidations laïques et les avancées sociales et démocratiques se sont, à cette période comme en d’autres, appuyées réciproquement. Il semble hélas qu’à l’inverse, les abdications laïques et les régressions sociales soient concomitantes.

Dans la France d’aujourd’hui, précisément, les acquis du programme du CNR sont saccagés par le néolibéralisme mondialisé, malgré des résistances. À la prétendue fatalité de l’écrasement par la mondialisation capitaliste, Tosel oppose l’horizon d’un « monde habitable en commun » : autour de biens communs comme les droits sociaux, les services publics, la culture de la solidarité, l’union contre la soumission aux puissances d’argent et de haine… Dans le sillage de Spinoza, Tosel fait valoir un espace social public de solidarité et de liberté, qui déborde l’espace du pouvoir étatique. Marx, Gramsci et Althusser sont également convoqués pour repenser l’espace public sous l’angle d’une « totalité sociale articulée » qui excède non seulement le politique législateur mais également l’espace communicationnel habermassien, puisqu’il s’agit d’un espace de luttes émancipatrices, et non pas seulement de débats. La laïcité est à nouveau requise si elle consent à ne pas se réduire à la neutralité des autorités publiques et à la séparation de l’État et des religions. Nous suivrons volontiers Tosel sur ce point. À la suite de Buisson et de Jaurès, la laïcité contemporaine a en effet toutes les raisons de vouloir inscrire la trilogie républicaine et les droits de l’homme dans les rapports économiques et sociaux, dans les mentalités et les pratiques, sans s’en tenir aux indispensables principes de neutralité et de séparation. La laïcité paraît alors correctement formulée par ce que Tosel nomme une « socialité du commun comme fin en soi qui s’affirme sans avoir besoin à son tour d’être sacralisée ». Privée de cette socialité vivante, la laïcité juridique de l’État pourrait s’écrouler comme un château de cartes ou virer en raison d’État.

C’est précisément dans un espace public aux enjeux directement politiques, que s’affirme aujourd’hui avec force la revendication d’une manifestation sociale des religions. La reconnaissance de ce droit est assurément un élément de la laïcité, dès lors que cette exigence de visibilité s’exerce dans le respect de la laïcité de l’État. Si l’on se place sur un plan socio-politique, et non plus seulement juridique, on conviendra volontiers avec Tosel qu’en certaines circonstances, les religions renforcent des résistances à des oppressions, des dominations et au « néo-darwinisme social » du capitalisme, de même que le rationalisme et l’athéisme ont souvent fortifié des mouvements émancipateurs. Mais il serait naïf d’ignorer que l’investissement de l’espace public par les groupements religieux au nom d’une « post-sécularité » ne serait jamais l’occasion de détournements au bénéfice de communautarismes exclusifs. Il serait en conséquence illusoire d’imaginer un espace public purement irénique et consensuel. On ne partage pas l’optimisme de Tosel lorsque celui-ci semble ne voir aucun problème à ce que les religions fassent valoir leur foi, dans les débats publics, sans avoir « obligation de recourir à une argumentation seulement discursive comme c’est le cas des non-croyants ». C’est ainsi que les instances religieuses exposeraient, sans dommage pour les débats démocratiques, leurs « jugement religieusement fondé » et feraient valoir leurs « ressources identitaires de sens », sans recourir au raisonnement. Tosel semble moins exigeant en matière de laïcité que Ricoeur et Habermas, pourtant peu suspects de « laïcité exclusive », lorsque ceux-ci attendent des croyants, comme des non croyants, un effort constant d’argumentation dans le débat public. Mais en dispensant les religions de l’obligation intellectuelle à s’exposer rationnellement dans l’espace public, on encourage les courants religieux obscurantistes et identitaires, au détriment notamment des courants religieux laïques. À force de se méfier d’un universalisme laïque tenté d’ « exclure le marqueur religieux », on ne se défie plus d’un espace public tenté d’exclure « les marqueurs » athée et agnostique. Un espace public qui tend à évincer « le marqueur » athée cesse d’être laïque, parce qu’il présume qu’une option spirituelle serait en elle-même contestable. Sous couvert de « post-sécularité » encore nommée « sécularisation de la sécularisation », on dé-sécularise l’espace public qui n’est plus alors qu’un espace d’inclusion inter-confessionnelle. On rend alors la laïcité impossible, ou on la coupe de sa base sociale pour la contraindre de se caricaturer en raison d’État ou en identitaire nationaliste.

Des ambiguïtés analogues se retrouvent lorsqu’est abordée la question centrale de la liberté de conscience. À la différence des fossoyeurs de la laïcité qui gangrènent diverses organisations de gauche et d’extrême gauche, Tosel prend clairement le parti de l’universalité de la liberté de conscience et de la liberté d’expression, refusant toute assignation des individus à résidence identitaire. De même, montre-t-il que la libre adhésion des individus conçue comme un préalable à une appartenance légitime à un groupe, ne trahit pas une posture asociale, mais manifeste plutôt la prétention qu’on peut « être des soi en commun » sans « se fondre dans un super-soi ». Il s’agit de se garder à la fois l’individualisme du repli et du totalitarisme étatique ou communautaire. C’est là, semble-t-il, une tâche de la laïcité contemporaine. En revanche, Tosel paraît soutenir sans prudence l’idée d’un « élargissement » de la liberté de conscience à « la singularité des personnes ». Cet « élargissement » s’appuie sur une critique et de la « frilosité asociale » d’une laïcité qui serait tributaire d’une « anthropologie libérale du moi individuel certain de soi ». On viserait alors un sujet croyant illusoirement s’arracher à ses appartenances. Cependant, une telle critique, menée au nom de la réalité empirique des personnes, sert aujourd’hui de prétexte à l’idéologie réactionnaire d’un sujet archaïque assujetti à sa communauté d’appartenance et essentialisé dans sa croyance. Le sujet individuel, que la laïcité contemporaine permet pourtant de penser, n’est ni un pur sujet abstrait ni un être captif de ses déterminismes, mais un sujet complexe capable de prise de distance et de libre arbitre au sein de déterminations historiques. L’universel concret de la laïcité peut œuvrer dans l’individu, comme dans la totalité sociale.

En dépit de ses hésitations et de ses contradictions, l’ouvrage de Tosel contribue aux débats laïques et à la reconstruction permanente de la laïcité dans une perspective sociale et matérialiste. La souplesse dialectique de la laïcité autorise un ressourcement récurrent dans ses fondamentaux émancipateurs, parmi lesquels les droits de l’homme et la devise de la République française.

André TOSEL, Nous citoyens, laïques et fraternels ? Dans le labyrinthe du complexe économico-politicio-théologique. Suivi de La laïcité au miroir de Spinoza, Kimé, 2015, 26 €.

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ABC de la Laïcité, par Eddy Khaldi

par Pierre Hayat

 

« La laïcité, écrit Eddy Khaldi, dans son ABC de la Laïcité qui vient de paraître, est un mot aux interprétations multiples et sa définition l’enjeu de querelles politiques. » Mais l’idée de laïcité devient intelligible si on situe les valeurs en jeu, ainsi que les moyens et méthodes qu’on est prêt à mobiliser pour les faire prévaloir. C’est ce à quoi s’attache ce bon manuel.

À la suite des générations militantes laïques qui se sont succédé aux XIXe et au XXe siècles, Eddy Khaldi identifie dans la liberté la valeur cardinale de la laïcité, qu’elle soit individuelle ou politique ; d’émancipation, de création, ou d’autonomie ; qu’elle combatte les oppressions, les aliénations, ou les fanatismes haineux et débilitants… À travers la laïcité, on voit combien la liberté de choix a besoin des lumières de la raison, et on comprend qu’une république émancipée des dogmes religieux attend de ses membres qu’ils accèdent au plus haut degré d’instruction.

La première partie, Qu’est-ce que la laïcité ?, croise une approche systématique et une approche historique. Elle évite ainsi le relativisme d’une dispersion des significations de la laïcité, et le dogmatisme d’une définition simpliste. L’ABC dégage les fondamentaux de la laïcité : la liberté de conscience, l’égalité de droits, la neutralité de l’État. Il fait saisir sans détours ses contraires et ses faux amis. Il y a plus d’un siècle, déjà, Buisson ironisait sur une laïcité comblée au point d’être encombrée par trop d’amis qui l’aiment quand elle renonce à l’essentiel de ses combats… Quelques-uns des préjugés à l’encontre de la laïcité ont battus en brèche, arguments et textes à l’appui. Non, la laïcité n’est pas une exception française mais un idéal universel qui traverse les peuples et les continents. Non, la laïcité n’est pas antireligieuse pas plus qu’elle ne serait une nouvelle religion ou une multi-confessionnalité. Car la laïcité se situe sur un autre plan que les options spirituelles, religieuses, agnostiques, ou athées, relatives au sens de l’existence et au sort des défunts. Son plan est celui du droit commun démocratique, qui permet de vivre autour de l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité. L’ABC de la Laïcité fournit des repères permettant de cerner le cadre juridique de la laïcité. Il fait apparaître, références précises à l’appui, trois étapes majeures de la séparation en France d’avec les religions : celles de l’état civil, de l’école puis de l’État. Il utilise la distinction très éclairante, introduite par Catherine Kintzler, entre l’espace relevant de l’autorité publique, celui de la société civile et celui propre à la vie privée. Cette tripartition permet d’éviter des malentendus et de démasquer des dérives symétriques, qui retournent la laïcité contre elle-même, qu’elles soient xénophobes, étatiques ou communautaristes.

La seconde partie, La Charte de la laïcité à l’école, est la plus remarquable. Alors que La Charte de la laïcité à l’école est entrée en vigueur il y a juste deux ans, elle n’a pas encore été l’objet d’une appropriation par les personnels et par les élèves, pour des raisons qui tiennent autant à la politique qu’à la pédagogie. La Charte est trop souvent passée sous silence du fait d’allergies idéologiques tenaces, quoique rarement avouées, à la laïcité et à la nouvelle Charte. Il arrive aussi que la Charte soit présentée de façon si édulcorée qu’elle apparaît lénifiante, valable seulement dans un monde de bisounours. Mais les oppositions sournoises ne sont pas seules en cause. Des obstacles pédagogiques expliquent également le retard pris dans l’appropriation de la Charte par les établissements scolaires. Car il faut trouver le langage approprié pour faire réfléchir les élèves. La Charte de la laïcité ne peut être enseignée valablement que de façon… laïque. Elle ne sera en conséquence ni prêchée ni inculquée, mais expliquée, discutée ou représentée, pour être identifiée et mise à l’épreuve à partir de ses enjeux et de ses tensions vivantes. L’ABC de la Laïcité propose une approche judicieuse de ce texte : chacun des quinze articles cités est suivi d’un commentaire personnel d’auteurs spécialistes de la laïcité ainsi que de références législatives ou réglementaires. Ainsi, le difficile article 10, qui dispose qu’il appartient à tous les personnels de transmettre le sens et la valeur de la laïcité, est-il remarquablement mis en perspective par l’historien Jean-Pierre Scot, qui explique que l’éducation nationale n’est pas une simple administration d’État mais une institution publique investie de la mission de transmettre aux élèves des connaissances par l’initiation à la raison et à la science, leur permettant de devenir des hommes et des femmes libres et responsables. De même, l’article 14, qui fait référence aux règles de vie dans les établissements scolaires, est-il mis en rapport à la loi du 15 mars 2004 mais aussi aux questions relatives aux sorties et à la restauration scolaires. Ces deux questions sont l’une et l’autre clarifiées, quand on aperçoit qu’un accompagnateur scolaire tient le rôle d’un contributeur au travail de l’enseignant, non celui d’un promeneur ou d’un usager. De même, les querelles qui sèment fâcheusement la discorde à propos des cantines scolaires sont dissipées si l’on n’impose pas un menu unique et si l’on opte pour la formule moderne du self service. Dans tous les cas, on aperçoit que les exigences de la laïcité scolaire ne sont en rien le symptôme d’une irréligion d’État. Elles sont au contraire pleinement « inclusives », soucieuses de la bonne marche de l’école et de l’intérêt des élèves, tout en préservant du communautarisme qui aggrave les fragmentations et les désintégrations sociales

La troisième partie, La laïcité en éducation, complète les précédentes. Est montré combien le principe d’égalité est essentiel à la laïcité de l’école, à son universalité concrète. De même, voit-on que depuis ses origines jusqu’à la Charte de la laïcité, l’école laïque a vocation à préserver la liberté de conscience de l’enfant en n’imposant aucune vision de l’existence, et en lui permettant de les connaître de façon objective. Il n’en est pas de même de l’enseignement catholique dont le nouveau statut de 2013 déclare « travailler à faire connaître la Bonne nouvelle du Salut » et que le Christ est « le fondement du projet éducatif de l’école catholique ». Pourtant, l’école catholique est financée par la collectivité publique, au moins à égalité avec l’école publique et sans disposer des mêmes obligations. On est loin des principes d’égalité et de liberté qui président à la laïcité de l’enseignement public et à la séparation des Églises et de l’État.

Eddy Khaldi se garde d’un consensualisme stérile, en assumant les discussions et même les polémiques. Il évite aussi un sectarisme désolant, en faisant converger des perspectives différentes autour d’un volontarisme laïque. En contrepoint de la liberté et de l’égalité, il insiste sur la référence à la fraternité, quelque peu désertée ces dernières décennies par les laïques qui s’étaient confortablement installés dans le cadre juridique sécurisant de l’État laïque des Trente Glorieuses. Ces laïques avaient oublié que l’édifice juridique d’égale liberté risque de s’écrouler comme un château de cartes s’il se coupe de sa base sociale concrète. La fraternité républicaine et universaliste, et non pas communautariste et exclusive, rassemble concrètement, au-delà des dogmes qui divisent. Pour cette raison aussi, le manuel de Khaldi se situe au cœur des enjeux contemporains.

On mentionnera enfin les très bonnes illustrations d’Alain Faillat, dit ALF, intelligentes et drôles, dont certaines peuvent servir de support pédagogique.
En cette rentrée scolaire, tout citoyen, enseignant, éducateur populaire ou parent, qui veut disposer d’un bon manuel sur la laïcité, actualisé et fiable, bien fourni en ressources juridiques et institutionnelles, gagnera à disposer à portée de main de l’ABC de la Laïcité.

Eddy Khaldi, illustrations d’ALF, ABC de la Laïcité, Demopolis, 2015, 27 €..



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