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Chronique d'Evariste
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Néolibéralisme, géopolitique et dictature de la tactique

par Évariste

 

Alors que la gauche de la gauche s’épuise d’une part dans le choix entre deux impasses – le plan A de l’Union européenne sociale ou le plan B de sortie de l’euro demain matin à 8 h 30 (voir http://www.gaucherepublicaine.org/chronique-devariste/zone-euro-le-plan-c-entre-dans-le-debat/7396901) – et d’autre part dans des stratégies électorales à géométrie variable toutes contradictoires entre elles suivants les régions, le mouvement réformateur néolibéral sait que le capitalisme ne peut survivre que grâce à une dynamique d’augmentation constante des politiques d’austérité et que tout altercapitalisme néo-keynésien est une chimère. C’est sa seule boussole stratégique. Voilà pourquoi il fonctionne selon le principe de la dictature de la tactique pour se maintenir. Cela explique le manque de cohérence, notamment géopolitique, de notre pays.

La guerre de Libye, lancée officiellement contre un des dictateurs de la planète (mais pas pire que d’autres dictateurs africains ou moyen-orientaux « amis de la France ») pour permettre aux firmes multinationales liées à l’impérialisme américano-européen de prendre le contrôle du pétrole libyen, a déstabilisé le pays et permis qu’il soit mis en coupe réglée par l’extrême droite djihadiste. Puis, cet impérialisme a engagé un processus d’alliance contre nature pour prendre le contrôle de la Syrie, en organisant notamment une alliance entre la branche syrienne d’Al-Qaida et la fantomatique armée syrienne libre dont tous les financements et les formations se sont retrouvés aux mains du front Al-Nostra, dépendant d’Al-Qaida. La France n’est plus en fait qu’un pion de cette tactique pilotée par les États-Unis.

Cet impérialisme a même laissé, dans un premier temps, le « trio ami » (la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar) former et financer ce qui est devenu Daesh pour élargir le front anti-Assad. Aujourd’hui Daesh fonctionne de façon plus autonome grâce au trafic des antiquités, au contrôle territorial d’une partie de la Syrie et de l’Irak et notamment de l’agriculture, des champs pétrolifères et du phosphate. Pour l’instant, c’est toujours le « trio ami » de l’impérialisme américano-européen aidé par la Jordanie qui permet les transferts bancaires, les achats industriels pétroliers, le raffinage, le tout à des prix « super-discount » (on parle d’achats à moitié prix), ce qui concourt à la baisse du prix du pétrole au niveau mondial.

Face à l’épouvantail djihadiste à l’origine de cette tactique, un nouvel élément de dictature de la tactique est apparu, à savoir l’obligation de la rééquilibrer en passant un accord avec l’extrême droite intégriste chiite (Iran, Irak) alliée d’Assad et soutenue par la Russie. Dans cet alliance géo-tactique, la France, pour prix de son alignement, a eu le droit de vendre du matériel et des avions militaires à deux pays du « trio ami ». Quant à l’impérialisme russe, il lui permet de conserver une présence forte en Méditerranée avec, outre la base navale de Sébastopol en Crimée, celle de Tartous en Syrie.

Parallèlement à cela, et sans qu’il y ait de liens avec le phénomène précédent, l’impérialisme américano-européen a permis l’autonomisation du djihadisme qui aujourd’hui doit être combattu de façon séparée et frontale1.

Et ce sont, bien sûr, ces zigzags de l’impérialisme américano-européen qui sont la cause majeure de l’accroissement du phénomène migratoire en Europe…

Là encore, un travail d’éducation populaire est indispensable pour mieux se préparer aux prochaines crises majeures qui sont devant nous. N’hésitez pas à contacter les intervenants du Réseau Éducation Populaire et à faire vos emplettes de livres sur notre librairie.

  1. Voir le texte de Didier Hanne paru dans la Revue du Mauss évoqué plus loin dans ce numéro. []
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Europe, Grèce, « plan B »… Une réflexion venue d’Espagne

"Critique amicale à Varoufakis et à certains secteurs des gauches sur ce qui s’est passé en Grèce"

par Vicenç Navarro

 

NDLR – Vicenç Navarro, professeur de sciences politiques et sociales à Barcelone et professeur de politiques publiques à l’université John Hopkins, a enseigné dans plusieurs pays durant ses années d’exil au temps de la dictature franquiste ; il a conseillé le gouvernement Allende, les gouvernements cubain, suédois, espagnol, le gouvernement fédéral américain, Hillary Clinton…
Il est le principal inspirateur du programme économique présenté par le parti espagnol Podemos, en campagne pour les élections législatives qui auront lieu ce 20 décembre et feront probablement tomber le gouvernement de droite.
Navarro a pu suivre de près les échanges entre Podemos et Syriza durant tout le premier semestre 2015. Il en tire, dans l’article qui suit, des leçons, réflexions et propositions ; il y critique amicalement mais néanmoins très sévèrement son collègue Yanis Varoufakis, à contre-pied de la vague de sympathie et d’admiration que ce dernier a pu susciter dans de larges secteurs de « l’autre gauche ».
La critique et l’analyse de Vicenç Navarro sont représentatives de la position de Podemos – formation absente de la « conférence internationale du plan B » organisée à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon. C’est pourquoi nous avons  jugé utile d’en publier la traduction.

Article original publié dans la rubrique « Pensamiento critico » du quotidien en ligne Publico le 19 octobre 2015. Traduction pour ReSPUBLICA par Alberto Serrano.

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Les conclusions d’une grande partie des gauches et de toutes les droites européennes sur ce qui s’est passé en Grèce

Dans quelques secteurs des gauches espagnoles, la lecture générale de ce qui s’est passé en Grèce est que Syriza aurait trahi le peuple grec. Selon cette lecture, Syriza aurait reçu un mandat populaire (exprimé d’abord en janvier 2015 dans les urnes puis lors du référendum du 5 juillet dernier) lui commandant de s’opposer à la poursuite des politiques d’austérité imposées par le Conseil européen (dominé par le gouvernement Merkel), la Banque centrale européenne, le FMI et l’Eurogroupe (lui aussi dominé par le gouvernement allemand). Mais Syriza a finalement accepté le troisième plan « d’aide », ce qui signifie la poursuite des mêmes politiques (ce troisième plan étant y compris présenté comme plus dur que les précédents) et ainsi la trahison du peuple grec.
Les déclarations de Yannis Varoufakis, qui était le ministre Syriza des finances et le responsable de l’équipe grecque durant les négociations avec la Troïka et l’Eurogroupe, ont été décisives pour implanter cette perception, lui-même disant en diverses occasions que le premier ministre Alexis Tsipras « a trahi » la volonté populaire.

À cette perception s’ajoute une autre lecture, en cours celle-là parmi les adversaires et ennemis de Syriza de sensibilités conservatrices et libérales (y compris socio-libérales) qui dominent le panorama politique et médiatique espagnol (y compris catalan). Ceux-là accusent Syriza d’irresponsabilité politique pour avoir osé affronter la Troïka et l’Eurogroupe en s’opposant aux politiques d’austérité et en promettant des changements impossibles à réaliser.
Ces voix conservatrices, libérales et socio-libérales en concluent que, comme sanction de cette irresponsabilité (dont le point culminant aurait été la convocation du référendum), l’establishment européen s’est fâché de telle sorte qu’au lieu d’être enclin aux négociations et au compromis, il a aggravé les conditions du troisième mémorandum. Par conséquent, aujourd’hui la Grèce serait dans une situation pire qu’avant.

Ces deux lectures sont extraordinairement simplistes et ne rendent pas compte de la complexité de la situation. Voyons chacune d’entre elles, en commençant par la supposée « trahison ».

Le contexte politique dans lequel ces faits se sont produits (y compris la supposée « trahison » de Syriza)

La Grèce est une des sociétés européennes où l’État a été, avec la plus grande intensité, accaparé et instrumentalisé par une des plus importantes structures oligarchiques et clientélistes existant en Europe.
La Grèce était et est encore, en quelque sorte, une « république bananière » au sud de l’Europe.
En réalité, les familles qui contrôlent le pays – des appareils d’État à tous (je dis bien TOUS) les médias – sont celles qui l’ont toujours gouverné. Elles forment l’oligarchie qui a toujours contrôlé l’État.
Ce n’est pas un hasard si la Grèce a en commun avec l’Espagne et le Portugal d’avoir été gouvernée durant de longues années par des dictatures militaires connues pour leur brutalité et leur répression.

Ce que la Grèce et le Portugal ont aussi en commun avec l’Espagne, c’est une longue histoire de luttes héroïques et de résistance populaire face à ces structures oligarchiques, clairement entrelacées avec des entreprises multinationales.
Pour ces mouvements populaires qui ont lutté contre ces pouvoirs oligarchiques (y compris durant les phases dictatoriales), l’Europe signifiait (comme c’était le cas pour celles et ceux d’entre nous qui luttions contre la dictature fasciste en Espagne) liberté, démocratie, État social.
Et, comme en Espagne, l’euro a été perçu comme la clef qui nous permettait de nous considérer enfin comme européens.
Cette idéalisation de l’Europe était et continue d’être amplement répandue dans la culture des mouvements démocratiques dans ces trois pays (Espagne, Grèce, Portugal) et dans la grande majorité du peuple. Les enquêtes sur la perception de l’euro et de l’Union européenne montraient – et montrent toujours – une adhésion extrêmement élevée en Grèce comme en Espagne.
Et c’est là une donnée d’une importance cruciale : même aujourd’hui, malgré les politiques d’austérité profondément impopulaires imposées par les institutions qui gouvernent l’euro et font la loi en Europe, la majorité du peuple grec veut rester dans l’Eurozone et garder l’euro comme monnaie grecque. Ainsi en juillet dernier, les enquêtes donnaient 74 % des Grecs (et 66 % des partisans de Syriza) en faveur du maintien dans l’euro – un tableau identique à celui de l’Espagne, où la grande majorité du peuple veut être dans l’Union européenne et avoir l’euro comme monnaie.

C’est donc là que se trouve la racine du problème : le peuple veut rester dans l’eurozone, mais ladite eurozone est aux mains de partis conservateurs, libéraux et socio-libéraux qui représentent les intérêts des classes dominantes de ces pays – y compris les classes dominantes grecques et espagnoles.
Ces partis parachèvent ce qu’ils ont toujours voulu : le démantèlement des protections des travailleurs, du marché du travail et de l’État social ; en réalité, l’objectif du système de gouvernance de l’euro a été de renforcer la puissance du Capital (où le Capital financier est hégémonique) aux dépens du monde du travail.

On oublie, dans les critiques à Syriza, que ce parti n’a jamais reçu mandat de quitter l’euro

Devant cet ample soutien populaire à l’euro, il était logique et prévisible (il est même surprenant que cela ait pris autant de temps) qu’apparaisse une force politique recueillant la protestation et l’opposition aux politiques d’austérité mais (et c’est un « mais » majeur) sans remettre en question l’euro.
En vérité, la grande majorité de la population et la grande majorité des électeurs de Syriza, ainsi que la grande majorité de ses dirigeants, n’ont jamais envisagé de sortir de l’euro. Et le rejet majoritaire du plan « d’aide » lors du référendum n’a pas été un rejet de l’euro.
En fait, la majorité de la population comme le gouvernement Syriza croyaient que ces politiques d’austérité pouvaient être changées au sein du système actuel de gouvernance européenne. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, le plus grand défenseur de ce postulat fut justement le ministre des finances grec et chef de son équipe de négociation, M. Varoufakis.
Cet économiste, qui était le principal interlocuteur de Syriza avec la Troïka et l’Eurogroupe, ne considéra jamais la sortie de l’euro comme alternative. Tous les arguments qu’il utilisa dans ses négociations avec la Troïka et l’Eurogroupe visaient à changer le système de gouvernement de l’euro, mais pas à en sortir.
M. Varoufakis fut également l’un des principaux partisans d’augmenter la pression sur la Troïka et l’Eurogroupe en convoquant un référendum. Il a indiqué à différentes occasions qu’augmenter la pression populaire contre le plan « d’aide » favoriserait les marges de négociation de l’équipe grecque. Il en vint même à affirmer que, le jour suivant le référendum (en cas de « non » massif, ce qui fut le cas), les négociations deviendraient plus fluides et positives pour le gouvernement grec.
Il voulait créer une nouvelle Europe, avec un nouveau système de gouvernement de l’euro et des institutions de l’eurozone qui serait bénéfique non seulement pour la Grèce mais aussi pour toute l’eurozone.
Une telle foi dans le potentiel de changement des structures de gouvernement de l’eurozone et de la Troïka, dans les conditions actuelles, s’est heurté pourtant à une réalité bien différente. À dire vrai, céder à la pression populaire exprimée par des voies démocratiques était bien la dernière chose que souhaitaient les institutions européennes, tant cela aurait créé un précédent menaçant leur propre existence.
La situation politique de l’Espagne, où les forces politiques anti-austérité ont connu une croissante spectaculaire, a joué un rôle majeur dans la peur des institutions européennes et dans leur choix de durcir leurs positions face à la pression populaire.
Ne pas se rendre compte de cela a été une de plus grandes erreurs de M. Varoufakis. Céder à la pression populaire était compris – tout à fait correctement – par les autorités européennes comme le début de la fin de leur existence.

Syriza aurait-il pu sortir de l’euro ?

Face à la résistance des institutions gouvernant l’eurozone, et face aux demandes du peuple grec approuvées massivement lors du référendum de juillet, certains secteurs de Syriza ont proposé de sortir de l’euro (bien que Varoufakis n’ait pas appuyé cette alternative).
Le refus du gouvernement Syriza de valider cette alternative a prêté le flanc à la perception que ce gouvernement était en train de trahir son électorat, puisque continuer dans l’euro imposait de suivre pieds et poings liés ce qu’exigeaient les institutions européennes.

Cette proposition – la sortie de l’euro – prend son désir (logique, raisonnable et cohérent) pour la réalité.
Comme l’a bien dit Karl Marx : « Les hommes (Marx reproduisait le machisme de son époque, ignorant les femmes) font leur Histoire. Toutefois ils ne la font pas dans les conditions qu’ils auraient eux-mêmes choisies, mais dans des circonstances qui sont déjà là, données et héritées du passé ».
Ne pas tenir compte de cette situation est, comme le dit également fort bien Friedrich Engels, « vivre dans une innocence infantile qui fait passer sa propre impatience pour un argument théorique convaincant ».
Un désir peut être totalement logique, raisonnable et cohérent. Mais sa réalisation dépend des circonstances dans lesquelles se trouvent les forces qui le portent, circonstances héritées et reproduites au moment où ledit désir est né.

Les conditions nécessaires et inexistantes pour que l’État grec puisse sortir de l’euro

Dans la Grèce d’aujourd’hui, trois conditions étaient nécessaires pour sortir de l’euro.

Syriza est une force politique démocratique et ne peut pas imposer une mesure d’une telle envergure sans l’appui majoritaire de la population qu’il entend servir. Et, comme je l’ai indiqué, Syriza n’a pas mandat pour sortir la Grèce de l’euro.
L’opinion populaire, configurée par les institutions (contrôlées par les forces de droite) qui transmettent les valeurs, l’information et la persuasion, ne peut pas être ignorée puisque c’est elle qui donne (en théorie) sa légitimité au pouvoir politique.
Comme le disait Antonio Gramsci, la population vote en de nombreuses occasions contre ses propres intérêts, conséquence du contrôle de sa pensée par les forces du Capital, au travers de leur hégémonie maintenue par le contrôle de tous les instruments producteurs d’information et de valeurs culturelles.

La deuxième condition pour sortir de l’euro, c’est que l’État grec en ait la capacité et que l’économie grecque ait la souplesse pour s’adapter rapidement aux conséquences. Et il n’est absolument pas certain que l’État ou l’économie grecque soient à la hauteur de l’enjeu.
La sortie de l’euro exigerait une énorme dévaluation de la monnaie grecque, affectant très négativement son économie, qui importe la majorité des biens de consommation – y compris agricoles. La dépendance de la Grèce à ses importations est une des plus élevées dans l’Europe actuelle, avec une balance négative sur quasiment toutes les aires de la production économique, des produits agricoles à l’énergie, aux produits pour la terre, aux appareils électroménagers, aux textiles, etc. etc. L’économie grecque est basée sur le tourisme, avec un secteur industriel très réduit (et qui a diminué dramatiquement durant ces années de crise).

Et, comme si cela ne suffisait pas, l’État est la résultante de politiques clientélistes, amplement corrompu, insuffisant, et contrôlé par les oligarchies qui ont dominé le pays.
L’État serait bien incapable de répondre à la grande détérioration que produirait la séparation d’avec la zone euro, avec l’abandon de l’euro et la réintroduction de la monnaie nationale – la drachme.
En Argentine, lorsque l’État argentin décida de rompre la parité en valeur du peso argentin avec le dollar, la monnaie argentine existait déjà. C’est sa valeur de change avec le dollar qui a été modifiée, mais la monnaie et le système monétaire étaient en place.
Par contre, en Grèce il aurait fallu remettre en place tout le système monétaire, qui plus est dans les conditions les plus défavorables car il est plus que probable que les autorités monétaires de l’eurozone auraient été hostiles à la nouvelle monnaie grecque.

Qui pourrait aider la Grèce à sortir de l’euro ?

La troisième condition pour sortir de l’euro, c’est de disposer d’un système d’alliances et d’appuis dans les sphères économiques et financières.
Un changement d’une telle ampleur de la part d’un si petit pays – onze millions d’habitants – nécessite d’avoir des appuis. Un pays de cette taille peut se séparer de son milieu mais à condition que cela bénéficie à un autre ensemble économique.
Cuba a pu gagner son indépendance contre le dollar et les USA parce qu’elle trouva l’appui de l’URSS. Mais aujourd’hui, qui appuierait la Grèce ?

De fait, il est apparu très clairement durant les négociations que le gouvernement Syriza manquait de soutiens, cela résultant de l’adhésion totale des gouvernements socio-démocrates au cadre néolibéral qui régit et gouverne l’eurozone. En réalité, les « négociations » entre la Grèce et les institutions européennes ont eu le mérite de mettre en évidence à quel point l’Europe actuelle est dominée par les forces néolibérales, dirigées par l’État allemand et incluant les partis socio-démocrates qui dirigent des gouvernements.
Le manque de soutien des gouvernements français et italien au gouvernement grec a été un des faits les plus visibles et clarificateurs de ce que représente aujourd’hui l’eurozone, et la social-démocratie en son sein.

Par ailleurs, ni les pays émergents, ni la Russie ni la Chine (tous se trouvant dans des situations économiques difficiles) n’ont offert leur aide. D’où viendrait alors le soutien à la Grèce, dans et en dehors de l’Europe ?
S’il est probable que vont surgir, au sein de l’Europe de nouveaux gouvernements à même d’établir une alliance anti-austérité, cette alliance aujourd’hui n’existe pas – elle existe à l’échelle de partis, mais pas de gouvernements.

Puisqu’il ne peut sortir de l’euro, que pouvait faire Syriza ?

De tout ce qui s’est mal passé en Grèce, le pire a été de donner corps à la perception généralisée au sein d’une grande partie des secteurs démocratiques et progressistes que dans l’eurozone rien n’est possible, puisque c’est une dictature du Capital (avec hégémonie du Capital financier) face à laquelle il n’y a rien à faire.
La seule chose possible serait de gérer l’austérité de façon à mieux redistribuer les efforts exigés, donc à ne pas tout concentrer sur les catégories populaires.
La convocation d’élections en Grèce après le résultat du référendum était la mesure la plus démocratique possible : Syriza n’ayant pas mandat de sortir de l’euro, il devait obtenir le résultat lui permettant de continuer à gouverner avec un mandat nouveau, de fait opposé à celui avec lequel il avait gagné les élections de janvier. C’est pourquoi ces élections ont été centrées sur l’enjeu de la gestion la moins injuste possible des politiques d’austérité ; il était prévisible que la population choisisse Syriza de nouveau, puisqu’il était manifeste que ce parti serait plus sensible aux classes populaires que les droites de toujours.

En réalité, gérer l’austérité tandis que se prépare l’assaut contre les responsables des forces qui l’imposent est une tâche essentielle.
Juan Torres, Alberto Garzon (leader de IU) et moi-même avons écrit un livre (en 2011) : « Il y a des alternatives, propositions pour créer emplois et bien-être social en Espagne », livre dans lequel nous indiquions justement qu’il y a toujours des alternatives aux politiques d’austérité et à la façon dont elles se déploient.
Nous citions l’objectif du gouvernement socialiste de Zapatero, la réduction du déficit public, en démontrant qu’il aurait été mieux atteint en maintenant l’impôt sur le patrimoine (2,1 milliards d’euros) plutôt qu’en gelant les retraites (1,2 milliards). Que ce gouvernement ait choisi de geler les retraites provient du fait que ceux qui ont de gros patrimoines ont plus de pouvoir politique et médiatique que les retraités.
La même chose s’est produite avec les coupes sombres dans les budgets des hôpitaux publics, pratiquées par le gouvernement de droite de Rajoy, coupes de 6 milliards d’euros qui auraient pu être évitées en abrogeant la baisse de l’impôt sur les sociétés aux entreprises facturant plus de 150 millions par an (soit seulement 0,12 % de la totalité des entreprises en Espagne).
Selon que l’austérité est gouvernée par un parti progressiste ou bien de droite, les conséquences sont bien différentes pour la qualité de vie des classes populaires. C’est pour cela que le peuple grec a voté de nouveau Syriza après le référendum.

Mais ce serait une erreur pour Syriza de se limiter à la gestion de l’austérité, s’installant dans l’engagement de poursuivre à long terme dans ce cadre, donc de poursuivre les coupes sombres dans les dépenses sociales.

Et c’est là que nous devons faire une critique solidaire au gouvernement Syriza, car il aurait pu faire les choses assez différemment, avec sans doute des résultats différents et plus positifs. Et c’est là qu’il faut insister sur le fait que, oui, en Grèce aussi, il y a des alternatives.

Quelles alternatives Syriza aurait-il pu envisager ?

Avant de nous centrer sur ce thème, il faut préciser que les représentants grecs ont obtenu d’importants acquis durant les négociations avec la Troïka, acquis apparaissant à peine dans les médias. Les Grecs ont pu faire reporter certaines des mesures – telles les réformes du marché du travail et des retraites – et ont pu diminuer l’ampleur de l’excédent primaire (soit l’excédent comptable de l’État après paiement des intérêts de la dette publique).
Mais ces concessions sont mineures devant l’énorme sacrifice que les autorités européennes (la Troïka et les institutions) ont continué à exiger – à la demande du gouvernement allemand et de ses alliés (y compris le gouvernement espagnol) – pour pénaliser Syriza.

Leur objectif n’était pas d’expulser la Grèce de l’euro, mais d’expulser Syriza du gouvernement grec. Il est très surprenant que le chef de l’équipe de négociation grecque, M. Varoufakis, n’ait pas été conscient de cet objectif dès le début ; sa lecture des milieux du pouvoir au sein du gouvernement de l’euro était insuffisante et en de nombreuses occasions erronée.

Le plus grand problème rencontré par Syriza dans ses négociations avec les institutions européennes était l’énorme déséquilibre du rapport de forces, où la partie grecque n’avait aucun pouvoir et les institutions européennes avaient tous les leviers. L’inégalité était énorme et l’équipe grecque n’avait guère de possibilités.

Essayer d’obtenir plus de force en mobilisant le soutien populaire a été nécessaire (et j’insiste sur le fait qu’il faut applaudir la cohérence démocratique de Syriza, qui a convoqué des élections dès après le référendum, puisqu’après le refus de la Troïka d’accepter le résultat dudit référendum Syriza ne pouvait pas continuer à gouverner sans un nouveau mandat différent du premier). Cela étant dit, Syriza aurait pu indiquer que, si son engagement pour l’euro était solide, il n’en était pas pour autant illimité. Il aurait pu utiliser cette affirmation non seulement comme moyen de négociation mais aussi comme moyen d’influencer son propre électorat, en le convainquant qu’il fallait mettre toutes les options sur la table.
En réalité, tout montre que ni la chancelière allemande ni le président de la Bundesbank ne voulaient de la sortie de la Grèce de l’euro. Syriza aurait dû souligner que sa priorité était bien de rester dans l’euro mais que cet engagement avait une limite.
Quoi qu’ils disent pour le nier, la sortie de la Grèce de l’euro aurait eu des répercussions négatives sur le reste de l’Eurogroupe. L’Allemagne a 700 milliards dans les pays « PIGS » (Portugal, Italie, Espagne, Grèce) et le moindre mouvement au sein de l’un d’entre eux toucherait tous les autres.

La deuxième erreur a été de ne pas prendre certaines décisions qui auraient permis à la Grèce de diluer sa dépendance excessive à l’euro, même en restant dedans.
La Grèce aurait pu développer, par exemple, une monnaie parallèle à usage intérieur, et/ou des systèmes parallèles de paiement, ainsi que d’autres mesures autorisées y compris à l’intérieur de l’euro et qui, il est vrai, auraient pu lui dégager le chemin de sortie de l’euro si cela devenait la seule issue possible.
En ce sens, la dichotomie « euro oui » versus « euro non » n’était pas une dichotomie réelle au départ, car il y avait des alternatives intermédiaires qui auraient dû être envisagées – et qui en outre auraient donné du pouvoir aux négociateurs grecs en diluant la dépendance de la Grèce à l’euro.
Affirmer avec emphase la volonté de rester dans l’euro a affaibli la position de la Grèce ; en vérité, même en considérant son souhait de rester dans l’euro, il aurait été important de déployer une monnaie parallèle à usage intérieur, qui aurait dilué la dépendance de l’économie grecque à l’euro.

Une autre erreur aura été d’insister sur les causes externes du sous-développement – tel le problème de la dette publique – au détriment de la mise en lumière des causes internes.
Faire reconnaître que la dette ne peut pas être payée est une grande conquête de Syriza. Et il était important d’obtenir non seulement une restructuration mais aussi une réduction de cette dette. Mais il aurait fallu insister davantage sur l’origine de cette dette.

Ce dernier point m’amène à indiquer une autre erreur. À l’origine de la dette on trouve l’énorme dépense militaire, résultat du pouvoir excessif de l’Armée, et l’activité spéculative du Capital financier.
Le fait que le gouvernement Syriza dépende, pour avoir une majorité au parlement, de son alliance avec un parti nationaliste proche des forces armées limite sa vocation transformatrice ; le gouvernement Syriza aurait pu réduire plus fortement la dépense militaire. Et son affrontement avec l’oligarchie grecque aurait pu être plus important.

Il en ressort que la solution à la situation grecque requiert des changements profonds – quasi révolutionnaires – de l’appareil d’État (et des médias) ainsi que des mesures pour implanter des politiques redistributives basées sur la fiscalité progressive et la réduction de la fraude fiscale (une des plus élevée de l’Union européenne), avec le déploiement d’un État social procurant une sécurité à partir de laquelle construire une économie efficace, efficiente, équitable, solidaire et flexible.

Ces changements doivent être accompagnés par des alliances en Europe pour apporter une contestation continentale des politiques d’austérité.

Les événements grecs sont-ils décisifs pour l’Espagne ?

Les droites espagnoles et le parti socialiste, principaux défenseurs des politiques d’austérité, ont utilisé ce qu’ils présentent comme le grand échec grec pour montrer qu’il n’y a pas d’alternative aux politiques d’austérité. Et, dans cette présentation des faits, le supposé échec de Syriza est censé démontrer par avance l’échec que subirait une politique anti-austéritaire menée en Espagne par les forces de progrès, Podemos et IU.

Cette interprétation intéressée ignore ou occulte plusieurs différences importantes entre la Grèce et l’Espagne.
En premier lieu, la Grèce et l’Espagne sont deux pays très différents, avec des économies et des États très différents et vivant des contextes politiques également distincts – sans pour autant nier que ces deux pays ont historiquement des passés semblables.

L’autre fait à souligner est que le soutien solidaire que l’on doit à un parti gouvernant qui partage avec nous des objectifs communs à long terme (l’élimination des grandes inégalités basées sur un énorme déséquilibre entre les forces du travail et celles du Capital) n’est pas incompatible avec la capacité à adresser suggestions et conseils dans le but d’aider à la réflexion.

Enfin, il faut considérer que non seulement le contexte politique et économique espagnol est distinct du grec, mais aussi que ses partis politiques et ses mouvements sociaux sont profondément différents, ce qui explique que les dynamiques de changement transitent par des routes et des cours singuliers.

Les bouleversements qui se produisent aujourd’hui sur tout l’espace européen ouvrent de réelles possibilités de changement, qui exigent la coordination des partis et mouvements sociaux (y compris les syndicats) dans un travail réellement transformateur.

À l’évidence une autre Europe est non seulement possible mais aussi nécessaire.

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COP 21 : les raisons d'un échec programmé ou pourquoi la conférence sur le climat n'aura pas lieu

par Michel Marchand

 

Jean Giraudoux, en 1935, dans sa pièce « La Guerre de Troie n’aura pas lieu », faisait un parallèle entre la situation en Europe et celle de l’Antiquité, cherchant à dévoiler les motivations qui allaient conduire à la future seconde guerre mondiale, mettant en relief notamment le cynisme des politiciens. La guerre de Troie a bien eu lieu, ainsi que la ruine de la ville, l’exil, l’esclavage et la mort. La guerre eut lieu parce que les mécanismes étaient en route depuis longtemps et qu’il n’était plus possible de s’y opposer. Les dés étaient jetés. Le dérèglement climatique s’inscrit-il dans ce destin tragique qui se situe et se joue à l’échelle planétaire ? Plusieurs éléments sont à mettre en perspective pour d’aborder la réalité du prochain sommet mondial de l’ONU sur le climat (COP 21) qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015, dont l’objectif vise la signature par 195 pays d’un accord international de réduction des gaz à effet de serre pour éviter la catastrophe annoncée en limitant le réchauffement climatique à moins de 2°C. Les craintes les plus grandes s’expriment à la veille de cette conférence internationale qui va réunir l’ensemble des pays signataires de la Convention-cadre des Nations Unies sur le changements climatiques (CCNUCC).

1- La question climatique liée à la logique d’un système économique.

Le réchauffement climatique trouve son origine au XVIIIe siècle, au moment de la grande transformation des sociétés occidentales, consécutive à l’usage sans limite des énergies fossiles au niveau de la production, des transports et de la consommation ; elle trouve son aboutissement dans le processus actuel de mondialisation. La consommation énergétique qui accompagne cette transformation a produit peu à peu une accumulation de CO2 dans l’atmosphère et crée un réchauffement climatique perceptible depuis la fin du XIXe siècle dont nous en mesurons aujourd’hui l’ampleur et l’accélération.

Le futur de l’humanité se déploie autour de deux récits antagonistes. Le premier est critique. Les menaces qui apparaissent aujourd’hui (pollutions, climat, biodiversité) résultent d’un mode de vie spécifique, celui de l’Occident, que la mondialisation porte sur l’ensemble de la planète. Le système économique qui régit nos sociétés et nous sert de modèle (société de marché productiviste) verrouille toute idée de transformation car il a besoin d’énergie pour fonctionner. L’énergie agit comme moteur de la croissance et en même temps contribue directement à la crise écologique. Notre société et son avenir sont pris dans les deux branches de cette tenaille. La crise écologique révèle en définitive une société fragile, car fondée sur des ressources naturelles en grande partie non renouvelables. La résolution de la crise écologique majeure appelle à un autre paradigme économique. Celui-ci est toujours absent des grandes décisions internationales parce que refusé par le système économique dominant qui trouve au-delà des problèmes engendrés de nouvelles sources de profits dans ce que l’on appelle capitalisme vert et économie verte.

Le second récit est au contraire un récit complaisant sur la modernité. Les sociétés humaines n’ont jamais été aussi riches et le système économique actuel mondialisé permet de sortir des millions d’êtres humains de la pauvreté. Les autres problèmes qui peuvent surgir, comme le réchauffement climatique, ne sont que des détails corrigeables. La solution la plus efficace pour corriger les dégâts écologiques est la poursuite du progrès technique. Au plan économique, les problèmes écologiques sont liés à des externalités. Le changement climatique doit être vu comme une externalité négative, traduisant une « défaillance du marché ». Si le système Terre possède la capacité d’absorber une partie du CO2 accumulé dans l’atmosphère (forêts, océans), il suffit d’y mettre un prix pour restaurer son utilisation optimale. Le second récit se construit autour du progrès technique, de la finance et du marché.

Les deux récits s’interpénètrent dans la façon de poser le problème du réchauffement climatique (travaux du GIEC, déclarations d’intention) et dans la manière de le résoudre (non remise en cause du modèle économique dominant, financiarisation des mécanismes de correction). Ces deux récits se font face et font face à un ensemble de problèmes inédits dans l’histoire de l’Humanité. C’est dans cette situation de quasi-schizophrénie que va se jouer la Conférence sur le climat à Paris (COP 21), avec d’un côté le mouvement citoyen, de l’autre l’implication de plus en plus forte des grandes multinationales, et entre les deux les États et les institutions internationales.

2- La situation environnementale et climatique actuelle

Depuis la première Conférence internationale sur l’environnement à Stockholm en 1972, la dégradation de l’environnement s’est poursuivie, malgré la tenue d’autres conférences internationales, en 1992 à Rio (adoption du concept de développement durable, signatures des deux conventions internationales sur le climat et la biodiversité) et en 2012 toujours à Rio (le concept de développement durable est remplacé par celui d’économie verte traduisant la place prépondérante du secteur privé).

Au niveau climatique, aucune amélioration n’est observée durant cette période, bien au contraire. Le dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) confirme que l’élévation de la température terrestre est majoritairement due à l’accumulation des gaz à effet de serre (GES) d’origine humaine. La réponse scientifique s’est affinée au fil du temps avec un diagnostic « c’est quasiment certain ». La température moyenne terrestre a augmenté de 0,85°C entre 1880 et 2012. Le niveau moyen global de la mer s’est élevé de 19 cm entre 1901 et 2010. En même temps, une planète plus chaude est devenue une planète plus humide.

Différents facteurs influencent le système climatique de la Terre, internes au système climatique lui-même comme le phénomène El Nino dans le Pacifique, ou externes comme l’activité solaire, les éruptions volcaniques et les activités humaines par les émissions des gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère. Le premier d’entre eux, le gaz carbonique (CO2), est issu de la combustion des combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz) ; une partie est absorbée par les forêts et les océans (conduisant à l’acidification de l’eau de mer). Depuis le début de l’ère industrielle, les concentrations de CO2 dans l’atmosphère ont augmenté de 40 %. Le second gaz, le méthane (CH4), a augmenté de 150 % sous l’effet du nombre de ruminants, de l’expansion des rizières et des décharges. Plus modestement, le protoxyde d’azote (N2O), issu des activités agricoles (engrais) a cru de 20 %.

Grâce aux bulles d’air emprisonnées dans les calottes glaciaires, les concentrations naturelles de CO2ont pu être mesurées, variant entre 180 et 280 ppm (nombre de molécules par millions de molécules d’air). En deux cents ans d’activités humaines, les concentrations ont augmenté et dépassent aujourd’hui les 400 ppm. Le seuil d’un réchauffement climatique moyen de la Terre de 2°C serait atteint avec une concentration de 450 ppm (équivalent CO2).

Des positions plus pessimistes ont mis en avant le fait que la sensibilité climatique de la planète doit prendre en compte non seulement les « réactions rapides » mais également les « réactions lentes » comme la désintégration des glaciers, la libération de GES des sols, de la toundra et des océans. Ainsi, en raison de l’inertie du système climatique, il y a encore du réchauffement en cours qui ne montrera ses effets qu’au cours des siècles à venir. Ce réchauffement encore invisible est pourtant irréversible et risque de conduire la planète à une situation où le réchauffement s’accélère et devient incontrôlable. Les partisans de cette analyse concluent que pour rester dans une fourchette « sûre », il faudrait stabiliser les émissions de CO2 au plus vite possible à 350 ppm et non à 450 ppm. Cette proposition est malheureusement déjà dépassée. L’option 350 ppm est à l’origine du nom de l’association 350.org, créée au moment de la Conférence de Copenhague en 2009 dans laquelle on retrouve la militante environnementaliste canadienne Naomi Klein.

L’homme est devenu l’acteur principal du changement climatique sur des échelles extrêmement courtes. Les émissions de GES dans l’atmosphère ont augmenté entre 2000 et 2010 cinq fois plus vite que durant les trois décennies précédentes, notamment du fait du retour à l’usage du charbon. A ce rythme, le seuil des 2°C de hausse de la température globale devrait être franchi dès 2030. Plusieurs pays particulièrement vulnérables ont demandé une limitation à 1,5°C ; ce dernier objectif n’est plus envisageable à présent. Le scénario probable tendrait à se situer entre 3 et 4°C. Le scénario le plus pessimiste envisage une augmentation de la température moyenne de 5,5°C.

Les effets du réchauffement climatique sont multiples : événements climatiques extrêmes (sécheresses, inondations), hausse du niveau des mers (de 26 cm à 98 cm en moyenne d’ici 2100) mettant en jeu la vie de populations vivant sur le littoral (ex. Bangladesh) ou dans des îles (ex. Pacifique), perte de biodiversité entraînant l’extinction de nombreuses espèces terrestres et marines incapables de s’adapter à des changements aussi rapides, acidification des océans, insécurité alimentaire, sévères pénuries d’eau sur plusieurs continents, impacts sur la santé liés à l’insécurité alimentaire et à l’augmentation de maladies infectieuses.

Sans actions volontaristes pour limiter les changements climatiques, les inégalités sociales et économiques seront accentuées entre les régions du monde ainsi qu’à l’intérieur des pays. Les migrations et les risques de conflits, liés aux changements climatiques, iront en augmentant. De nouveaux modèles de développement sont donc indispensables dans tous les secteurs de nos activités. C’est sur ce constat que doit s’ouvrir la Conférence sur le climat (COP 21) à Paris.

3- Le climat une « grande cause nationale » et l’enseignement de Copenhague

La préoccupation des citoyens pour le climat n’est plus à démontrer, environ 80 % des habitants de la planète se disent très concernés par les changements climatiques. En préparation à la COP 21, le collectif « Coalition climat 21 » a reçu du gouvernement français le label de « grande cause nationale ». Celui-ci, constitué de plus de 70 organisations, exclue tout parti et mouvement politique et n’intègre qu’associations, mouvements de solidarité, mouvements altermondialistes et syndicats. La crise climatique devrait donc se jouer sur le mode de l’indignation citoyenne (« changeons le système, pas le climat », « non aux crimes climatiques »), alors que c’est d’une réponse politique dont elle a besoin. Imaginer par ailleurs que la Conférence de Paris puisse être une caisse de résonance des luttes pour la cause climatique relève d’un vœux pieux comme cela fut le cas six ans auparavant à la conférence de Copenhague (COP 15) qui s’était conclue par un constat d’échec. Le seul résultat concret fut un texte de trois pages, qualifié « Accord de Copenhague » (!) dans lequel une trentaine de pays, représentant 80 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), refusaient de s’engager pour tout objectif chiffré de réduction des émissions de GES, pour tout mécanisme contraignant et pour une aide concrète en faveur des pays les plus vulnérables. L’implication exceptionnelle de la société civile à Copenhague, plus de 800 ONG accréditées, organisation d’un « Forum citoyen mondial », mise en place de multiples coalitions environnementales, manifestation dans les rues de Copenhague rassemblant entre 50 000 et 100 000 personnes, foisonnement de sites militants, recueil de pas moins 15 millions de signatures par la campagne « TckTckTck », n’y ont rien changé. Sans mettre en doute l’engagement et la combativité des militants pour une justice climatique, la Conférence de Copenhague mettait en lumière les limites d’influence des ONG et des mouvements sociaux, leur impuissance face aux réalités des rapports de force internationaux.

4- Le silence des partis politiques, les incohérences du gouvernement, l’emprise des multinationales

En dehors des opérations de communication du gouvernement, on reste assez confondu par le quasi-silence des partis politiques sur la question climatique. Bien sur, les bons mots font florilège, comme ceux prononcés par exemple à l’Université d’été du PS : « c’est le sommet de la dernière chance », « l’échec n’est pas une option, c’est un suicide », « il n’y a pas de richesses sur une planète morte », « c’est l’avenir de la planète qui se joue dans trois mois », que l’on cesse « d’opposer l’économie et l’écologie », « les entreprises, les associations sont souvent à la pointe de l’innovation » (celle délictueuse de la firme Volkswagen donne à réfléchir !).

Le silence ou l’indigence des partis politiques à évoquer la question climatique traduisent une incapacité ou une absence de volonté à poser les véritables enjeux environnementaux et sociaux, à trouver les moyens d’y faire face. Il y a un fossé entre les politiques énergétiques et un scénario cohérent pour limiter l’élévation de la température mondiale de 2°C et le frein à la désaccoutumance des énergies fossiles est d’ordre plus politique que technologique. Il n’y a aucune remise en cause des modèles économiques actuels, que ce soit au niveau des institutions européennes, des instances internationales comme l’OMC, des politiques dites de croissance et des mécanismes de libre-échange du commerce international. Aucun débat parlementaire n’a permis de clarifier une situation certes complexe mais cruciale pour notre futur.

Au niveau gouvernemental, la situation n’est guère meilleure. François Hollande appelle à signer au plus vite le traité de libre échange transatlantique (TAFTA) entre l’Union européenne et les États-Unis, sans se préoccuper de l’incidence d’un tel traité sur le climat. Le Gouvernement multiplie les signaux pour le moins contradictoires entre les déclarations de son Président et ses décisions : baisse du budget 2016 du ministère de l’écologie et de celui de l’aide au développement, fuite en avant fossile en autorisant de nouveaux permis de recherches d’hydrocarbures en métropole, et en prolongeant des permis de recherche dans les Terres australes et antarctiques, niches fiscales aux énergies fossiles pour le transport routier et aérien, décision de mettre en chantier l’aéroport si contesté de Notre Dame des Landes près de Nantes. Les lois Macron font la promotion des déplacements à faible coût en autocar plutôt que de consolider le transport ferroviaire, notamment pour les marchandises les infrastructures de fret existantes et en remettant en place la pratique du wagon isolé permettant aux PME d’acheminer leurs colis.

Pendant ce temps, la COP 21 devient un événement médiatique majeur qui prend de plus en plus d’ampleur au fil des semaines. Plus de 40 000 personnes sont attendues fin novembre et la présence de 3 000 journalistes va assurer une vitrine exceptionnelle pour les partenaires de la Conférence. Laurent Fabius précise en mai dernier « nous voulons que cet événement ne soit pas seulement une COP des gouvernements, mais aussi une COP des solutions, en y associant les entreprises du monde entier ». Dans ce contexte, tout va être prêt pour le secteur privé de faire du greenwashing et du lobbying. La Conférence de Paris sera l’occasion d’une vaste foire placée sous le signe de l’optimisme. Cette grande opération de communication du secteur privé permettra d’ignorer les grandes causes du dérèglement climatique, comme la combustion des énergies fossiles et l’agriculture industrielle. De nombreuses multinationales (Engie, EDF, Total, SNCF, Carrefour, Ikea, Michelin, Veolia, Sanofi, Coca-cola, L’Oréal, Suez environnement, …) vont organiser le « Tour de France des solutions climat » et produire des spots publicitaires sur « le Temps des solutions ». Les agrocarburants seront présentés comme solutions par le groupe Sofiprotéol-Avril, présidé par le patron de la FNSEA. Engie (ex GDF-Suez), détenu à 33 % par l’État, sponsor de la COP 21, continue d’investir dans les centrales au charbon hors de France, alors que celui-ci est le plus gros responsable des émissions de GES. L’influence du secteur privé s’étend au fil des ans sur les COP. La conférence de Varsovie (COP 19) en 2013 atteignit sans doute un record peu enviable en n’hésitant pas à organiser une conférence de promotion sur le charbon ! La COP 21 ne va sans doute pas être en reste à travers la place faite aux entreprises via le label officiel COP 21.

Que penser alors de la « vraie » COP 21, celle des décisions qui devront être prises par la conférence intergouvernementale placée sous l’égide des Nations-Unies pour lutter contre les changements climatiques ?

5- Les enjeux réels de la COP 21 et la nouvelle donne géopolitique

Le but de la conférence sur le climat est à présent bien connu : maintenir le réchauffement de la planète sous la barre des 2°C d’ici la fin du siècle et la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère est la condition sine qua non pour endiguer ce réchauffement. On estime que ces émissions doivent d’ici 2050 être divisées par 4 pour les pays développés et par 2 pour les pays en développement.
Concrètement, il s’agit d’aboutir à un accord politique intégrant tous les 195 États signataires de la Convention-cadre des Nations Unies pour la période 2020-2030. Il n’est plus question à présent de faire une distinction entre les pays développés et les autres comme le stipulait auparavant le Protocole de Kyoto. Ce tournant capital est intervenu à Copenhague en 2009, décidant pour surmonter les blocages, de recourir aux contributions volontaires de réduction des émissions pour tous les pays. Cette nouvelle orientation était confirmée l’année suivante à Cancun et en 2011 à la Conférence de Durban, les États donnaient mandat aux négociations de l’ONU d’aboutir fin 2015 à un accord sur « un protocole, un autre instrument légal ou une solution concertée ayant une force légale ». Le point majeur à la Conférence de Paris sera de définir la nature de ces engagements : seront-ils ou non juridiquement contraignants en droit international ?
Par rapport aux objectifs globaux de réduction des émissions de GES dans l’atmosphère, la négociation doit prendre des décisions importantes sur plusieurs secteurs et activités. En premier lieu, la lutte contre la déforestation qui permet d’atténuer l’accumulation des GES dans l’atmosphère est fondamentale ; le mécanisme mis en place actuellement, intitulé REDD+, est essentiellement d’ordre financier. Le second secteur d’activités est l’agriculture et les enjeux de la négociation sont multiples : adaptation pour éviter les déficits en eau, augmentation du stockage du carbone dans les sols, réduction des émissions de méthane dans l’atmosphère du fait des déchets agricoles et de l’élevage …
Pour appliquer le principe fondateur de la Convention-cadre des Nations-Unies, à savoir la responsabilité commune mais différenciée entre pays développés à l’origine de la dérive climatique et pays en développement, la place accordée aux transferts de technologies et aux financements d’aide pour les pays vulnérables est cruciale. A cet effet, le Fonds Vert pour le climat doit atteindre à partir de 2020 la somme de 100 milliards de dollars par an, comme cela a été promis à Copenhague en 2009. Ce fonds sera-t-il abondé ? Si oui, comment, par des subventions publiques ou des prêts bancaires ?
Le tournant de Copenhague a marqué également la fin de l’Union européenne comme leadership des négociations climatiques, incarné par le Protocole de Kyoto. La Chine, l’Inde, le Brésil et la plupart des pays émergents n’entendent pas brider leur trajectoire de développement et préfèrent miser sur la baisse de l’intensité énergétique ou la décarbonation de leurs énergies, évitant d’altérer leur taux de croissance. La Chine, l’atelier du monde, se place en tête des pays émetteurs de GES, suivi par les États-Unis. Le rôle de ces deux pays, avec l’Inde sera majeur à la Conférence de Paris.

Les pays en développement attendent les modalités concrètes de l’aide qui leur a été promise à Copenhague (technologies et financements). La perception du temps, de l’urgence au niveau du changement climatique n’est pas la même entre le Nord et le Sud, entre riches et pauvres. Pour des milliards d’hommes, l’urgence c’est le quotidien, trouver du bois pour se chauffer, des aliments et de l’eau. La « maison commune » ne dispose pas des mêmes commodités dans ses différents appartements ! Les revendications des pays les plus pauvres sont portées par le groupe G77 qui regroupe 134 des 195 pays de la Convention-cadre et représente plus de 80 % de la population mondiale. Le groupe G77 rassemble en même temps une grande diversité d’États : les pays émergents constitués par le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Inde et la Chine (BASIC), le groupe des pays arabes, l’Alliance des petits États insulaires, le groupe Afrique, le groupe des pays les moins avancés (PMA) et le groupe de « ceux qui pensent la même chose ».

Il faut ajouter à cela que la donne géopolitique actuelle montre que la mondialisation et les conflits en cours au Moyen-Orient et en Afrique sapent les bases de toute souveraineté nationale et fabriquent des États qui se trouvent incapables de s’engager sur le plan international ou d’appliquer les accords signés. C’est dans ce contexte à la fois économique (influence dominante du secteur privé et de la finance) et politique (un monde qui n’est pas un) que les négociations vont s’ouvrir à la COP 21.

6- L’échec de la COP 21 ou comment régler un problème sans jamais le nommer

Le texte final qui va servir de base aux négociations à Paris révèle les forces en présence et la volonté d’aboutir ou non à l’objectif fixé des 2°C. Le bilan des engagements volontaires des pays (contributions nationales volontaires ou INDC en langage onusien) en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre a été fait par le Secrétariat de la Convention de l’ONU. Au total, 147 États (sur les 195 de la Convention), représentant environ 86 % des émissions mondiales (comptabilisées en 2010), remettaient leur contribution et l’addition ne suffit pas pour placer la planète sous la barre des 2°C, mais permet au mieux de limiter le réchauffement à 2,7°C d’ici la fin du siècle.
Parallèlement, un texte de négociation a été élaboré pour servir de cadre à la négociation entre les États au moment de la COP 21. Derrière les beaux discours, le texte de négociation est vide.

Les principes fondamentaux permettant d’assurer une transition énergétique mondiale dans laquelle justice sociale et droits humains seraient garantis comme la sécurité et la souveraineté alimentaire sont absents du texte ; ils sont regroupés au tout venant dans un seul et unique paragraphe situé dans le préambule de ce que serait le texte de décision issu de la COP 21, autrement dit dans un paragraphe qui n’a aucune valeur juridique.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les objectifs de réduction des gaz à effet de serre des pays ne font pas partie de la négociation. Les objectifs volontaires (INDC), non contraignants mais insuffisants, ne seront pas revus à la hausse sous l’effet des négociations, pour viser le seuil maximal des 2°C du réchauffement climatique. L’écart entre le prévisionnel et l’objectif affiché de la COP 21 ne fera pas l’objet de négociation. Aucun des objectifs de réduction des émissions mondiales de GES donnés par le GIEC et indiqués par des points d’étapes (44 Gt de équivalent-CO2 par an en 2020, 40 Gt en 2025, 35 Gt en 2030) n’est mentionné dans le texte1. Les émissions globales de GES vont donc augmenter à 57 Gt en 2030, soit 15 % supérieures par rapport à 2010 alors que le GIEC préconise de les réduire de 40 à 70 % d’ici à 2050. Les États devaient être tenus de revoir régulièrement leurs objectifs de réduction des émissions ; ce mécanisme de révision n’est pas clairement défini et reste imprécis.

Le transport aérien et le transport maritime ne sont pas couverts par les objectifs de réduction d’émission nationaux. Les pays les moins avancés avaient demandé que ces deux secteurs contribuent au financement de la lutte contre les dérèglements climatiques. Cette demande ne figure plus dans le texte de négociation, cela revient à cautionner que les deux secteurs essentiels à la globalisation économique seront épargnés par les politiques climatiques.

Les revendications des pays les plus démunis pour bénéficier d’un transfert de technologies, d’une aide financière (Fonds vert) ont obtenu gain de cause sous la pression des pays du groupe G77, mais la possibilité de bénéficier de soutiens financiers s’appuyant sur de l’argent public n’est pas garantie. On continue de vouloir compter sur les financements privés (c’est-à-dire des prêts) pour « aider ». Le financement ne dit rien de précis sur la mobilisation annuelle de 100 milliards de dollars promis par les pays développés à Copenhague en 2009 à l’horizon 2020.

La question de la sécurité alimentaire, présente dans des versions antérieures, a disparu du texte. Une mauvaise nouvelle « alors que l’on vient de voter à l’ONU les objectifs pour éradiquer la faim dans le monde à l’horizon 2030 » souligne l’organisation Action contre la faim.

Toute l’ambition de l’accord final se jouera dans le choix de la conjugaison des verbes qui signalent ou non la contrainte juridique ; un accord stipulant que les pays DEVRAIENT (« should ») et non DEVRONT (« shall ») signifierait ratifier une coquille vide !

Enfin, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, les mots-clés « énergies fossiles », « énergies renouvelables » et « énergie » ont entièrement disparu du texte, signifiant que l’on envisage de régler la question climatique sans poser la question des choix énergétiques. Il n’est plus question d’envisager la possibilité de réduire les subventions aux énergies fossiles (ce secteur reçoit chaque année 700 milliards de dollars de subventions publiques directes). La COP 21 continue d’ignorer, comme par le passé, les énergies fossiles alors que la combustion de celles-ci représente au moins 80 % des émissions de CO2, comme s’il était possible de réduire les émissions de GES sans réduire ce qui les génère. Dans un note de 2011, le GIEC estimait « que près de 80 % de l’approvisionnement mondial en énergie pourrait être assuré par des sources d’énergies renouvelables d’ici au milieu du siècle si l’effort est soutenu par des politiques publiques adéquates ». Le texte proposé ne présente aucune mention aux énergies renouvelables et n’envisage pas de négocier ce qui pourrait soutenir leur déploiement.

Le texte final soumis pour base de discussion à la COP 21 établit un éventail d’options entre lesquelles il faudra trancher. Ce texte place désormais les États face à des choix politiques pour opérer une transition énergétique équitable ou non, solidaire ou non, offerte aux marchés financiers ou non.

Aborder les sujets qui fâchent ? Tout semble donc conduire à l’échec politique de la COP 21, à travers la cacophonie des objectifs de réductions des émissions de GES des pays pollueurs, chaque pays étant maître de définir sa cible, son calendrier et sa méthode. Il sera bien difficile de savoir à la sortie de la COP 21 quel sera la trajectoire de la croissance de la température mondiale au-delà du seuil des 2°C. Ceci n’est pas vraiment étonnant puisque nombre de pays ne veulent pas aborder les sujets qui fâchent, comme par exemple :.

  • interdire le charbon responsable à lui seul de 44 % des émissions de CO2 liées à l’énergie ;
    ne pas laisser le carbone aux marchés financiers ; les droits à polluer institués par l’Union européenne en 2005 se sont avérés être un échec ;
  • démondialiser l’économie en favorisant les échanges sur des circuits les plus courts possibles ;
    dégager des financements à la hauteur des enjeux, autant pour la transition énergétique que pour l’aide aux pays les plus vulnérables ; la mobilisation des fonds privés levés sur les marchés financiers comme signe de « solidarité » signifierait que les pays pauvres devraient commencer par s’endetter s’ils veulent protéger leurs populations des effets du changement climatique ;
  • définir un statut juridique de réfugié climatique pour permettre la mise en œuvre de la prévention et de la protection des déplacés environnementaux (l’ONU estime à 250 millions le nombre des victimes du réchauffement dans le monde à l’horizon 2050)

7- Oser avoir une autre pensée politique

Suite au premier rapport du Club de Rome pointant les limites de la croissance et à la première Conférence internationale sur l’environnement à Stockholm en 1972, un colloque des Nations-Unies se tenait deux ans plus tard à Cocoyoc au Mexique et posait la question du développement et de la protection de l’environnement. La Déclaration de Cocoyoc du 23 octobre 1974 qui résultait de ces travaux, remettait en cause le modèle économique dominant, abordait les questions de la pauvreté, des inégalités entre les pays, de la répartition des richesses, de la croissance, de l’économie de marché, du lien entre pauvreté et dégradation de l’environnement et de la gestion des biens communs. La radicalité du texte fut analysée par les pays occidentaux comme une véritable provocation et les États-Unis, par l’intermédiaire de son Secrétaire d’État, Henry Kissinger, rejetèrent l’intégralité du texte. La Déclaration de Cocoyoc fait partie des documents rayés de l’histoire officielle des Nations-Unies. Le texte impressionne autant par la justesse de l’analyse que par les perspectives politiques qu’il dessine ; il conserve encore aujourd’hui toute son actualité. Quarante ans après sa parution, on retrouve exactement les mêmes thèmes dans l’encyclique désormais célèbre du Pape François Laudato si.
Résoudre la crise écologique et climatique appelle à rompre avec l’ordre économique mondial dominant que nous connaissons actuellement. L’option qui prévaut est que nous sommes dans un cul de sac environnemental qui peut conduire à un effondrement économique et social de nos sociétés. Le modèle économique qui nous gouverne n’est pas en capacité de résoudre la question climatique et tout laisse à craindre l’échec environnemental (le seuil des 2°C, dégradation de la biodiversité) et social (sécurité alimentaire, Fonds vert de solidarité pour les pays vulnérables) de la COP 21 dans la mesure où celle-ci se trouve incapable de poser les véritables questions pour assurer une transition énergétique (abandon des énergies fossiles) équitable à une échelle mondiale.

Cet échec programmé tient au fait, en plus des enjeux géopolitiques, que l’oligarchie financière et économique impose ses vues dans les négociations climatiques ; elle continue d’utiliser pour résoudre la crise écologique de fausses solutions au profit d’un « capitalisme vert » (marché carbone, mécanisme de compensation, géo‐ingénierie, REDD+, etc.). Ainsi, la lutte contre le réchauffement climatique s’inscrit dans une logique financière dont l’Union européenne a été et reste l’ardente défenseur en instaurant un marché carbone d’échange des permis d’émission avec des mécanismes de flexibilité financiers qui exonèrent les gros pollueurs et une marchandisation de la nature (l’économie verte).

L’indignation citoyenne ne suffit pas, d’autant qu’elle est totalement inopérante dans le processus de prise de décisions des États. L’intérêt général des peuples, dans le présent et pour le futur n’est plus intégré dans le logiciel de décisions de nos responsables politiques. On pourrait aisément paraphraser la déclaration de J.Cl. Juncker, Président de la Commission européenne, à propos des élections en Grèce en janvier 2015 « il n’y a pas de choix démocratique par rapport aux traités européens », il n’y aurait donc pas de choix de survie pour l’Humanité par rapport au seul modèle économique imposé qui s’arroge le droit d’être la solution alors qu’il en est le problème.

La solution ? Elle a été mille et une fois répétée par de nombreux responsables de l’écologie, de l’économie, de leaders syndicaux, politiques, humanistes, spirituels : il faut changer de paradigme économique. L’avenir de la planète, des sociétés humaines ne peut être soumis à la seule comptabilité financière du monde. La surconsommation effrénée est un leurre qui engendre insatisfaction, violence et destruction des biens communs. Toutes les conséquences environnementales et sociales qui conduisent inéluctablement au désastre sont inhérentes au système. La solution nécessite la remise en cause du modèle économique actuel : productivisme et consommation, libre circulation des capitaux, libre échange du commerce internationale et affirmation de la souveraineté des peuples.

Au vu des choix adoptés par les Nations-Unies pour une gouvernance mondiale du climat, associant États, entreprises, banques et autres institutions financières, au vu des fondamentaux économiques de l’Union européenne, des États-Unis, les questions autour du productivisme, de la croissance, des délocalisations, du libre-échange, du protectionnisme, de la taxation ne sont en aucune manière des positions dogmatiques, mais des question politiques majeures qui sont à débattre.

Un changement de cap est absolument nécessaire. Comment le situer ?

le productivisme au service d’une hyper-consommation, avec toutes les conséquences sociales (délocalisations) et environnementales (exploitation effrénée des ressources naturelles, consommation énergétique sans cesse amplifiée, pollutions, dérive climatique) nécessite une remise en cause d’un tel système et du libre échange commercial ;

  • faut-il craindre de débattre sur les effets positifs et négatifs de la mise en place d’un protectionnisme écologique et social ? Des politiques nouvelles de solidarité au service des pays les plus vulnérables peuvent être envisagées sur la base des taxations aux frontières ;
  • la question alimentaire est un enjeu fondamental dans un contexte démographique qui prévoit plus de 9 milliards de personnes en 2050. L’agriculture a besoin d’une vraie politique agricole et alimentaire, nécessitant une transition agroécologique qui permette un changement de système. L’agriculture dite « intelligente », concept qui a émergé au sein de l’ONU, approuvée par la France, incluant intrants chimiques, OGM, ne remettant pas en cause ni l’élevage industriel, ni les agrocarburants, est une coquille vide dans laquelle s’engouffrent multinationales et gouvernements ;
  • sortir du carcan néolibéral de l’Union européenne permet d’envisager de nouvelles politiques publiques, hors du champ de la concurrence. L’une des issues est de promouvoir des coopérations entre États ayant retrouvé leur souveraineté nationale afin de pouvoir gérer communément les ressources naturelles et répondre aux problèmes environnementaux ;
  • le point clé dans une telle vision est de redéfinir le rôle de l’État pour qu’il soit garant de l’intérêt général, vecteur des investissements à long terme pour la transition énergétique ; ceci nécessite de retrouver une souveraineté monétaire hors des contraintes de la zone euro (monnaie unique) et des traités européens (obligation d’emprunts sur les marchés financiers) et une souveraineté nationale et populaire garante de l’expression de la démocratie ;
  • l’espace démocratique nécessite d’être clairement identifié par rapport à une mondialisation qui se place dans le champ de la gouvernance (la démocratie sans le peuple). C’est un enjeu essentiel, notamment face aux objectifs politiques libéraux de l’Union européenne

Aucun accord consensuel n’émerge des pré-négociations entre les États à la veille de la COP 21, l’objectif de ne pas dépasser le seuil des 2°C ne sera pas atteint, la mise en place de mécanismes de solidarité, technologiques et financiers, n’est pas acquise. Les États et les gouvernements sont à présents devant leurs responsabilités. Oseront-ils avoir une autre pensée politique que celle qui nous est servie depuis les Conférences de Rio de 1992 (« développement durable ») et de 2012 (« économie verte »). L’échec de la COP 21 donnerait-il le droit au citoyen de se révolter au titre d’une légitime défense pour sa survie, pour sa génération et les générations futures ? Poser la question est déjà une façon déjà d’y répondre.

  1. Les émissions mondiales de GES ont été estimées à 38,8 Gt équivalent CO2 en 1990, 40,5 Gt en 2000, 48,1 en 2010. []
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La communauté préférable

Relire « Pour les musulmans » d’Edwy Plenel

par Didier Hanne

 

NDLR – En complément de ce texte, on lira avec intérêt un long article du même auteur dans la Revue du MAUSS, intitulé « Attentifs ensemble ». D. Hanne y épingle plusieurs autres intellectuels plus ou moins médiatiques et dénonce dans une partie de la gauche la disqualification des préoccupations populaires, qui favorise la montée du FN et une attitude d’évitement de la question d’un terrorisme durable ; au passage, il montre les liens entre terrorisme et totalitarisme, évoque les moyens concrets de l’antiterrorisme et la nécessité de son contrôle juridique. Nous partageons bien sûr son appel à la vigilance et à une large mobilisation, associées à l’éducation populaire.

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Edwy Plenel nous avait annoncé, dans un livre paru 4 mois avant les attentats de janvier 2015, qu’il convenait d’être « Pour les musulmans ».((Pour les musulmans, La Découverte, édition de septembre 2014.)) De la part d’un « a-religieux », le choix de ce titre choc ne laissait pas de surprendre, déjà. Mais à le lire, ce livre pouvait apparaître moins en faveur de (les musulmans) qu’au détriment de : « islamophobes », « xénophobes », « anticléricaux obsessionnels », « racistes », tous épinglés avec conviction, amalgamés avec éloquence et parfois aussi avec… un peu d’injustice. Après tout aussi, son livre puisait son inspiration dans le « Pour les juifs » article courageusement écrit par Émile Zola dans Le Figaro, en mai 18961, un insoupçonnable dans le Panthéon de la gauche.

On pouvait quand même se demander, déjà, si cet éloge des musulmans ne revenait pas, au fond, à jeter dans le même sac tous les musulmans. Petit malaise. Et léger accroc dans la continuité voulue avec Zola dont le Pour les juifs, lui, ne négligeait pas de s’en prendre à certains juifs, avec quelques mots très durs, et même devenus insupportables aujourd’hui.2

Pour ? Pour qui exactement ?

Et les autres alors ? Les non musulmans, pas pour ? Faut-il qu’aux charges anti-musulmanes unilatérales venues d’extrême-droite réponde un dédain insidieux à l’égard des non musulmans ? « Pour les musulmans », quoiqu’ils disent, quoiqu’ils fassent, simplement parce que ce sont des musulmans ? Les actes anti-musulmans progressent. Vrai. Inadmissible. Mais il n’y a pas que cela dans le contexte. Il y a aussi une montée des actes antisémites. Des petits et des grands. En France, après les années soixante et soixante-dix où sévissaient des groupes comme le SAC ou le groupe « Charles Martel », auteurs d’attentats visant la frange immigrée de la population, tous les attentats meurtriers commis ces dernières années l’ont été par des gens faisant référence à l’Islam, bref par des musulmans, et souvent contre des juifs. Triste mais vrai aussi. Bien sûr, de très nombreux musulmans ont désapprouvé ces actes. Tous ne l’ont pas dit, hélas. Bien sûr encore, que des actes commis par des Islamistes soient odieux n’excuse aucun acte anti-musulman. Mais est-ce que cela ne rend pas problématique l’éloge unilatéral d’une seule communauté, ainsi désignée comme préférable en tant que telle, et même obligatoirement préférable, sous peine d’être accusé d’ « islamophobie » ?

La vérité est qu’une déclaration « d’empathie » à l’égard de toute une communauté est aussi sotte que de proclamer qu’on est pour les catholiques, pour les protestants, pour les juifs ou pour les athées, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils fassent… Oui, je suis pour que la religion musulmane puisse se pratiquer en totale liberté et je condamne les attaques contre les mosquées, mais NON quand même je ne suis pas pour les musulmans qui justifient et pratiquent l’oppression de leur femme. Oui, j’aime entrer me recueillir dans les églises et j’apprécie de nombreux passages de la Bible, mais NON je ne suis pas pour les catholiques qui diffusent l’homophobie ou luttent contre l’avortement libre. Oui, je pense que le développement d’un antisémitisme – d’autant plus hideux qu’il vient après la Shoah – doit être stoppé par tous les moyens légaux et batailles politiques ad hoc, mais NON je ne suis pas pour les juifs qui empêchent la femme divorcée de se remarier, en lui refusant le Guet au nom de la Torah. Oui, à mon grand regret, je suis complètement athée, mais NON je ne suis pas pour les sans dieu cyniques qui ne croient en rien d’autre qu’au pognon ou au pouvoir, se ménageant salaires mirobolants et exils fiscaux en marchant consciencieusement sur les autres.

Les déclarations d’amour généralisé en faveur d’une communauté religieuse étant aussi sottes que les aversions généralisées, permettez, pour les affinités effectives et les sympathies agissantes, qu’on fasse le tri, en pénétrant dans la dentelle individuelle et en regardant ce que font les uns et les autres.

Seule la laïcité permet la cohabitation harmonieuse des religions et des athéismes. Malheureusement, Plenel, s’il tire un coup de chapeau à la « laïcité originelle », celle de 1905, n’évoque la laïcité d’aujourd’hui que pour la dénigrer comme intolérante. Une dose de multiculturalisme tempéré – à condition qu’on dise aussi ce qui va faire loi pour toutes les cultures et tous les individus, quelles règles ne seront pas négociables – me paraît acceptable, compatible avec la laïcité, laquelle à mes yeux n’implique nullement de justifier un monoculturalisme. Plenel célèbre les mérites d’un métissage gage de paix, du « divers ». Mais jamais il n’a consenti à nous expliquer ce qui ferait tenir ensemble toutes ces différences. C’est le point aveugle du multiculturalisme en tant que système, qu’il soit défendu par des auteurs de gauche ou… des auteurs de droite (Pierre Manent, Alain Renaut) : on ne sait pas où l’acceptation de la différence va s’arrêter. On ne sait pas, dans le grand « oui » à l’Autre, sur quoi il faudra dire « non » et si même un non sera encore possible.

Plenel, inspiré cette fois par les livres (il est vrai merveilleux) d’Édouard Glissant, a aussi souvent vanté les mérites de la « créolitude », d’un « métissage » gage de paix. Mais il ne nous a jamais expliqué quelle serait la langue commune de cette tour de Babel, et surtout, il n’a pas précisé si celle-ci devait se fonder sur le dépérissement des langues préexistantes. Ce qui fait naître une vague inquiétude : dans ce grand « refus des immobilités », reste-t-il quelque chose à sauver ?

Les détails fâcheux qui tuent

Puis est venue, très vite (quatre mois plus tard), l’édition nouvelle de « Pour les musulmans » munie d’un sous-titre : « Précédé de Lettre à la France, janvier 2015. »3 Entre-temps, quoi ? Les attentats (anti-républicains, anti liberté de conscience et d’expression, anti français et anti juifs) de messieurs Kouachi et Coulibaly… tous trois musulmans et prétendant agir au nom de l’Islam. Un codicille s’imposait à tout le moins. Et Plenel éprouve le besoin d’ajouter dans son introduction nouvelle : « Pour les musulmans aurait pu aussi bien s’intituler Pour la France. » Très bien. Mais voilà : ce n’avait pas été le cas. En septembre 2014, la France pouvait attendre, semble-t-il… Il avait fallu qu’elle se soit réveillée et manifestée après les attentats, pour que l’utile précision soit apportée. Avant cela, il y avait un combat urgent, exclusif, monothématique. Il y avait un camp, une communauté à choisir et à enjoliver en tant que communauté. Sans se priver du recours à un titre choc, n’est-ce pas, car il fallait « hausser la voix ». En effet, quand on choisit d’intituler un livre « Pour les musulmans », c’est aussi qu’on a décidé que dans ce contexte (déjà marqué par les tueries de Merah et celle du musée juif de Bruxelles) la priorité, c’est quand même de défendre tous les musulmans parce qu’ils sont, en bloc, des victimes dignes d’un intérêt particulier, quand il n’est pas exclusif. Et cela est confirmé par une lecture attentive du livre, en forme de tableau édifiant où tous les torts sont d’un côté, et tous les musulmans innocentés par définition. Si vous lisiez Plenel en septembre 2014 (première édition), vous ne saviez pas :

– qu’en France, certains hommes, au nom de l’Islam, surveillent étroitement la conduite et la tenue vestimentaire des filles. Pour les musulmans, mais pas un mot, en 168 pages, pour les musulmanes, qui subissent, en France la triple oppression : masculine, religieuse, patronale.
– que tous les États, sans exception qui se réclament officiellement de l’Islam dans leur constitution (quand elle existe) au mieux malmènent la liberté d’opinion et d’information et répriment les mouvements sociaux (Algérie, Maroc, Turquie, Indonésie, etc.), au pire font régner une atmosphère irrespirable, la surveillance tatillonne des mœurs, et un ordre totalitaire pratiquant, notamment, les châtiments les plus cruels (Arabie Saoudite, Iran, Soudan, etc.)…
– que l’une des activités essentielles des organisations terroristes se réclamant de l’Islam consiste à massacrer d’autres musulmans (au Soudan, en Irak, en Égypte, en Syrie et ailleurs), ce dont les opinions publiques « occidentales » se sont parfaitement aperçues et qui modifie forcément leur perception de l’Islam…

Tout cela, et bien d’autres choses justifiant quelques réserves dans le dithyrambe, était constatable en 2014. Mais vous pouviez parfaitement, lisant Plenel en 2014, ne pas être au courant. En revanche, vous pouviez lire que « l’Autre », dans nos sociétés « a pris figure de musulman » et que de son sort, à cet autre-là, « dépend notre relation au Monde ». On comprend mieux l’inconditionnalisme pro-musulman de Plenel. Qu’aucune tâche ne vienne souiller la tunique de ce nouveau messie : le musulman. En tant que tel.

Encore, lisant Plenel en février 2015 (2e édition avec codicille post-attentats) vous ne saviez pas que sous la pression de certains musulmans, les minutes de silence organisées par l’Education nationale après les attentats de janvier 2015 ont été perturbées par des cris et des propos apologétiques dans des centaines d’établissements, quand elles n’avaient pas carrément été annulées par crainte des incidents possibles… Vous ne saviez pas non plus que l’un des premiers sites publics ayant fait l’objet de cuber-attaques après les attentats (en un mois, il y en a eu des centaines sur le territoire national) était celui du musée d’Oradour-sur-Glane et que l’inscription du bandeau substitué à sa page d’accueil, écrite en arabe, glorifiait les martyrs qui venaient de donner leur vie… pour tuer des juifs. Vous ne saviez pas que la communauté musulmane, dans son immense majorité, avait choisi de faire comme Emmanuel Todd et Alain Badiou et les militants du Front National le 11 janvier : s’abstenir de participer aux défilés. Ce n’était pas, pourtant, qu’on exigeait d’eux des excuses pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis, non : seulement un geste fort de solidarité, à la mesure de ce qui avait eu lieu.

Tout cela est pourtant avéré depuis janvier 2015. Edwy Plenel, journaliste avisé, sait sans doute tout cela. Sans doute le regrette-t-il en son for intérieur. Mais obnubilé par la défense des musulmans en général, tous ramenés à la condition de faibles et de victimes, et peut-être dans l’espérance d’enfin trouver un prolétariat de substitution, il préfère taire ces événements fâcheux pour sa ligne générale. Surtout, que rien ne fasse tâche dans l’apologie de la communauté irréprochable ! Que rien ne vienne contredire cette ferveur en faveur « des » Musulmans. Et c’est ainsi que les terroristes sont subrepticement débaptisés par Plenel : ils appartiennent, page 82, au « terrorisme dit islamiste », pour finir par devenir , page 115, de « prétendus musulmans »… Aucune nuance ne doit venir gripper l’efficace de l’éloge. Quand Edwy Plenel s’embarque, il ne sait plus à lui-même se faire la moindre objection. « On s’engage et puis on voit » disait Daniel Bensaïd. Eh bien non : il faut voir un peu, avant de s’engager.

Il y a de tout chez les musulmans. Le meilleur et le pire et beaucoup d’entre deux. Donc, je ne voterai jamais ni contre, ni pour les musulmans. Pas plus que pour toute autre communauté religieuse.

La clé qui ouvre toutes les portes ?

Qu’est-ce qu’on bon livre ? Un livre bien écrit, sûrement. Un livre qui donne à voir, révèle des inaperçus, vous surprend et brise les os qu’on a dans le crane, pour reprendre la formule de Sartre dans Les mots. Qui s’entrouvre à l’événement, à la singularité et aux imprévisibles. Enfin, un livre qui pose des questions, donne envie de discuter.
A peu près rien de tout cela avec cet ouvrage. Son Pour les musulmans est sans surprise aucune. Il n’invente rien, il confirme. Il met en mots les états d’esprits diffus qui circulent dans une certaine gauche, laquelle ne prend République et Laïcité qu’avec pincettes et mine dégoûtée. Plus embêtant : sa préface de février traduit une certaine indifférence (théorique) à ce qui s’est produit les 7, 8 et 9 janvier 2015. Il faut en effet quelque peu les enjamber pour conserver dans sa mire  un unique adversaire, toujours le même, alors que tout prouve que nous en avons plusieurs.

Certes, cette sorte de vision du monde est désormais totalement minoritaire dans la population. Les gens ont dans leur grande masse un peu de mal à accepter qu’on leur impute, en gros, la « responsabilité » d’avoir enfanté le monstre djihadiste, au prétexte qu’ils vivent dans un pays qui a été colonisateur. Mais cette damnation perpétuelle est encore répandue dans les sections universitaires et médiatiques d’une partie de l’intelligentsia post-68. Celle là même qui fait écran, de toutes ses forces, et sur tous les sujets, à la reconstruction d’une autre gauche, populaire, car elle croit que ce qui est populaire est populiste, et que la déprolétarisation de la gauche n’est finalement pas une si mauvaise chose. Que rien ne bouge, que tout continue comme avant… dans nos têtes ! En face de nous le fascisme, le racisme anti-musulman, et rien d’autre. C’est pourquoi son homélie pro-musulmane n’est pas courageuse, contrairement à ce qu’il annonce souvent4: elle ne fait que conforter les certitudes pré-acquises dans la tribu.
La puissance d’Edwy Plenel, car il ne néglige pas d’user d’une colère intimidante – par exemple lorsqu’il nous rappelle que « nous » (entendez « vous ») seront (« serez ») jugés sur notre attitude à l’égard des musulmans5 – il ne la doit qu’à son unilatéralité. C’est comme un essieu qui tourne autour de son axe, toujours dans le même sens, broyant toute aspérité, toute nuance, toute objection. « La question musulmane détient, en France, la clé immédiate de notre rapport au Monde et aux autres. » Voilà, c’est cela : Edwy Plenel croit qu’il a la clé. Le passe-partout.
Pas un livre, vous dis-je : un article de foi.

Certains ne s’occupent que de leur « ennemi principal » (Finkielkraut : les modernes qui sapent sa culture française). D’autres ne s’occupent que de glorifier leur « ami principal » (Plenel : les musulmans). Ainsi, dans le monde des idées, la mayonnaise monte entre de grands récits panoramiques. Dans les deux cas : défaite du vrai, qui toujours réside dans le détail. Ce vrai qu’on ne peut faire sortir de sa cachette, et toujours provisoirement, qu’avec cet outil d’orfèvre : la capacité de nuance.

3 novembre 2015

  1. Article accessible dans son intégralité sur le site des Cahiers naturalistes : http://www.cahiers-naturalistes.com/pour_les_juifs.html []
  2. Par exemple : « Les Juifs sont accusés d’être une nation dans la nation, de mener à l’écart une vie de caste religieuse et d’être ainsi, par-dessus les frontières, une sorte de secte internationale, sans patrie réelle, capable un jour, si elle triomphait, de mettre la main sur le monde. Les Juifs se marient entre eux, gardent un lien de famille très étroit, au milieu du relâchement moderne, se soutiennent et s’encouragent, montrent, dans leur isolement, une force de résistance et de lente conquête extraordinaire. Mais surtout ils sont de race pratique et avisée, ils apportent avec leur sang un besoin du lucre, un amour de l’argent, un esprit prodigieux des affaires, qui, en moins de cent ans, ont accumulé entre leurs mains des fortunes énormes, et qui semblent leur assurer la royauté, en un temps où l’argent est roi. Et tout cela est vrai. Seulement, si l’on constate le fait, il faut l’expliquer. » Ou encore : « Qu’il y ait, entre les mains de quelques Juifs, un accaparement douloureux de la richesse, c’est là un fait certain. Mais le même accaparement existe chez des catholiques et chez des protestants. » []
  3. Cf. Pour les musulmans, précédé d’une «Lettre à la France », janvier 2015, La découverte, février 2015. []
  4. Cf. notamment p. 130. []
  5. Cf. p. 129. []
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Actualité de la pensée de Karl Marx

Sa réappropriation en Amérique latine

par Horacio Tarcus

 

Entretien réalisé par Silvina Friera, pour le journal argentin « Pagina 12 » (http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/espectaculos/17-35875-2015-06-22.html) et traduit de l’espagnol pour la Rédaction de ReSPUBLICA (merci à Ricardo Zugaro).

 

L’historien publie un ouvrage qui, après une importante étude préliminaire, intègre treize textes écrits entre 1843 et 1881 par le penseur allemand (Antología Karl Marx, de Antolo Carlos Altamirano, Maristella Svampa, Emilio de Ipola et Horacio Tarcus). Pour lui, l’auteur du « Capital » est redevenu le « compagnon de route » de gouvernements opposés au néolibéralisme.
Le spectre de Karl Marx (1818-1883) n’a jamais cessé d’assaillir le capitalisme. Le climat d’antimarxisme dominant dans les années 80 conduisit nombre de commentateurs à prédire la mort de sa pensée, conséquence de l’effondrement des « socialismes réels ». Mais l’auteur du « Capital » ré-émergea sous les décombres du mur de Berlin, délivré de la pesante hypothèque du siècle passé – lorsqu’il était considéré comme responsable intellectuel des communismes. Le Marx du XXIe siècle, qui recommence à être lu et interprété, est un Marx « davantage sécularisé » et sans « -ismes » tributaires de l’orthodoxie soviétique.
L’heure était venue de publier une Anthologie Karl Marx (XXIe siècle), destinée aux étudiants et aux lecteurs en général, qui ont besoin d’approcher pour la première fois la lecture d’un penseur complexe. L’ouvrage de 487 pages contient treize textes écrits entre 1843 et 1881, sélectionnés par Horacio Tarcus, auteur d’une remarquable étude liminaire qui permet de suivre l’itinéraire intellectuel allant des travaux sur la « question juive », en passant par les Thèses sur Feuerbach, le Manifeste du Parti communiste et le Dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, jusqu’aux Perspectives de la commune rurale russe.
Tarcus raconte que cela fait des années qu’on n’avait pas édité une anthologie de Marx. « Ces dernières années sont reparus des ouvrages tels le Manifeste et le Dix-huit Brumaire, qui se sont appuyés sur l’édition soviétique disponible sur internet, avec le vieil appareil de notes contenant une très forte intervention idéologique, et manquant en général d’études introductives et d’une plus grande attention au texte. Que paraissent ces éditions est l’indice que les textes de Marx ont intégré depuis de nombreuses années le domaine des classiques, » dit l’historien, créateur du Centre de documentation et de recherche de la culture de gauche en Argentine (CEDINCI).

Quel Marx lit-on aujourd’hui en Argentine ?

Je ne crois pas que l’Argentine lise un Marx autre que celui du reste de l’Amérique latine et du monde. Le retour de Marx a été simultané à l’échelle mondiale. Si je devais choisir un événement de référence, je dirais qu’après le grand reflux des années 90, dans le contexte du néolibéralisme – avec la vague des « nouveaux philosophes » français, Marx dénigré avec les maîtres penseurs d’alors et le marxisme subissant la plus forte dévaluation en tant que paradigme théorico-critique impuissant à penser la démocratie dans les années 80 – il y a eu un point d’inflexion en 1998, lors des 150 ans de la publication du Manifeste du parti communiste.
Il y eut des rééditions dans le monde entier ; la plus remarquable est sans doute l’édition anglo-saxonne par Verso Books, éditeur de Perry Anderson. L’anniversaire a été couvert par les suppléments culturels et toute la presse mondiale. Les principales universités organisèrent des événements sur les 150 ans du Manifeste, auxquels participèrent nombre d’intellectuels critiques pas nécessairement marxistes.
Paradoxalement, ce fut à Paris – capitale de la réaction antimarxiste – que l’anniversaire a été le plus remarquablement marqué.
L’arrivée au pouvoir de forces populistes nationalistes en Amérique latine a engendré un contexte beaucoup plus favorable a la diffusion des idées socialistes en général et du marxisme en particulier, bien qu’aucun des nouveaux gouvernements progressistes ne se dise d’inspiration marxiste.
Celui-ci n’est plus, depuis la fin des années 70, dans le programme des partis socialistes ni des gouvernements populaires latino-américains. Toutefois, les efforts de ces gouvernements pour promouvoir des politiques qui ont conduits leurs pays à rompre avec le néo-libéralisme auront trouvé le socialisme et Marx comme compagnon de route, parfois en contradiction, parfois mal à l’aise avec les idéologies nationalistes ou productivistes, mais avec un dialogue bien meilleur que ce qui se constatait dans les années 90.

L’expression « émancipation politique », qui vient de Marx, semble avoir été réappropriée dans différents pays d’Amérique latine dernièrement, n’est-ce pas ?

Oui. Mon intention est de restituer un Marx intégral, en partant du « jeune Marx » et son humanisme philosophique. Au-delà de l’émancipation politique, il y a une émancipation humaine qui a à voir avec une dimension sociale. Marx pense sa théorie de l’exploitation au sein d’une théorie plus large de l’oppression et de l’émancipation.
Le Marx dévalué des années 90 est un Marx réduit à une sorte de déterminisme économique, de jacobinisme politique, de simplification de l’analyse sociale, alors que sa pensée est beaucoup plus complexe et sophistiquée, ouvrant plus de perspectives pour penser le monde présent que la caricature qu’ont bâtie les « nouveaux philosophes » et la Nouvelle droite durant les décennies 80 et 90, en prétendant rendre Marx responsable de l’enfantement des « socialismes réels ».

Le problème a-t-il été de postuler que le communisme est synonyme de marxisme ?

Bien sûr, mais il y a là une relation complexe. Les socialismes réels se sont érigés au nom de Marx, mais ce marxisme-là a fonctionné, pour le dire en des termes marxiens, comme une authentique idéologie d’auto-légitimation de ces régimes. La responsabilité que peut avoir une théorie par rapport aux régimes qui prétendent s’ériger en son nom est très relative. Dans les années 90 il était difficile d’aller à contre-courant de cette identification, mais à partir de 1998 et au tournant du siècle on a pu faire appel au marxisme pour chercher des catégories permettant de comprendre ce qu’a été le cycle des communismes, de telle sorte qu’il y avait un marxisme capable de s’opposer aux socialismes existants. Si l’on se repenche sur l’histoire du marxisme au XXe siècle, une grande partie de la production la plus critique, la plus intense, les œuvres les plus riches furent écrites à rebrousse-poil des régimes communistes. L’œuvre de Trotski se distingue, mais elle n’est pas la seule.
 Les critiques de Rosa Luxembourg à l’encontre précisément de Trotski, l’ouvrage le plus critique du jeune Georg Lukács contre l’idéologie en train d’être établie en URSS, l’œuvre de l’Allemand Karl Korsch ou des « conseillistes » hollandais et allemands jusqu’à parvenir à « Socialisme ou barbarie » en France avec Cornélius Castoriadis et Claude Lefort. 
Ce sont des marxismes dissidents, des marxismes critiques ; Antonio Gramsci lui-même, bien qu’il ait été homme de l’Internationale communiste, pensait à contre-courant de la pensée politique communiste dominante.

Les penseurs de la dissidence ont été ceux qui ont le mieux interprété Marx ?

On pourrait dire qu’ils en ont été les lecteurs ou les interprètes les plus productifs, les plus incisifs, les plus profonds. Le stalinisme est une lecture « dogmatisante » qui s’approprie le marxisme et le convertit en idéologie d’un régime de pouvoir. Les lectures dont nous parlons proviennent de courants ou d’intellectuels critiques qui se sont affrontés à ces pouvoirs du « socialisme réel ».
Quand nous nous demandons s’il y a ou non crise du marxisme, de quoi parle-t-on ? Du marxisme en tant qu’idéologie des régimes communistes ou bien du marxisme de Walter Benjamin, de Gramsci, de Jean-Paul Sartre, de Karl Korsch ? 
Le marxisme en tant qu’idéologie des régimes communistes n’a pas fait l’objet de réhabilitations,
 par contre ces dernières années ont vu des réévaluations du marxisme critique.
L’œuvre de Gramsci a continué à être lue et éditée, celle de Benjamin a été quasiment redécouverte, et l’influence de Theodor Adorno sur des auteurs tels Fredric Jameson aux États-Unis ou John Holloway au Mexique montre que cet auteur continue à influencer. Sartre a vécu les décennies du reflux au point de devenir une référence négative dans son propre pays, mais il est l’objet ces dernière années de revalorisations et de rééditions. Marx émerge de nouveau, on lui retrouve une densité théorique qui va au-delà d’une expérience d’État faite en son nom.
Quant à cette association entre marxisme et communisme, on ne peut pas en déclarer Marx coupable, mais pas non plus – comme le voudrait certain trotskysme simpliste – totalement innocent. On ne peut pas rendre coupable Adam Smith des pires horreurs du capitalisme.
 Le lien entre une doctrine, une théorie, une philosophie, et les mouvements qui s’en inspirent est toujours complexe. L’auteur de telle théorie ou doctrine ne serait jamais ni totalement innocent ni totalement coupable.
Il y a évidemment dans Marx une série d’anticorps face à une conception totalitaire. Même si le stalinisme peut se réclamer du marxisme jusqu’à un certain point pour bâtir un régime de parti unique, d’annulation de la société civile, de contrôle et de répression, il est impossible de trouver dans Marx quelque texte qui légitimerait de telles pratiques.
 Marx n’est absolument pas un étatiste ; c’est pour cela que j’ai inclus le texte de la Critique du programme de Gotha, parce que lui n’imagine pas, au contraire de Ferdinand Lassalle, une société dominée et dirigée par l’État, un État qui se proclamerait « État du peuple », gouvernant au nom du peuple. 
Marx réagit avec vigueur contre une telle idée. 
Pour comprendre cette appropriation stalinienne du marxisme il faut relire l’histoire du marxisme en Russie.

C’est pour cela que vous incluez, en fin d’anthologie, « L’avenir de la commune rurale russe » ?

Exactement. L’émergence de la question russe à partir de 1860 ouvre un horizon révolutionnaire non envisagé quelques années plus tôt. 
La lutte contre le tsarisme pourrait être envisagée comme l’étincelle d’une explosion révolutionnaire, que Marx continue de penser dans les termes de 1948 : comme révolution paneuropéenne où la réaction en chaîne pourrait venir de la lutte anti-tsariste, faisant émerger une nouvelle génération de révolutionnaires.
Cette révolution, qui commencerait en Orient et non en Occident, le conduit à repenser des aspects substantiels de sa conception de l’Histoire.
Elle lui sert à faire un pas de plus dans sa rupture avec la philosophie hégélienne de laquelle il commence à se défaire, mais c’est là un élément de décentrage, de blessure narcissique que Marx doit travailler au travers des lettres qu’il écrit et réécrit à Véra Zassoulitch pour trouver la formulation adéquate à la compréhension de sa conception de l’Histoire.
Le grand paradoxe est que les interlocuteurs et héritiers de Marx ne sont pas les dénommés « pères du marxisme russe ». À l’inverse, Plekhanov, père du marxisme russe, doit occulter ces lettres de Marx pour fonder le marxisme en Russie. De telle sorte que le marxisme auquel se forme Lénine, ce marxisme de Plekhanov, est un marxisme construit aux dépens des textes de Marx.
C’est précisément la crise du léninisme qui permet de réévaluer ce socialisme taxé de romantisme, de pré-marxiste, de populiste. C’est ce que fait Pancho Arico : récupérer le marxisme de Mariategui et le marxisme des populistes russes. D’une certaine façon, sans être anti-léniniste, je dirai que l’opération de Arico revient à repositionner le léninisme parmi les multiples et diverses traditions du marxisme.
Je dis toujours à mes élèves, dès la première année : ce n’est pas que Lénine n’ait pas été marxiste ou bien que Marx n’ait pas été léniniste. Il s’est agi, avec la construction du marxisme-léninisme, d’une idéologie. Le marxisme-léninisme-stalinisme est un tour de vis supplémentaire sur cette idéologie ; je ne dis pas ainsi que Lénine était stalinien. Staline était léniniste, mais Lénine n’était pas stalinien.

Et pour prolonger cette provocation, Marx a dit qu’il n’était pas marxiste !

Exactement. Cela a à voir avec l’effet de méconnaissance qu’un auteur peut avoir sur la construction d’une doctrine faite en son nom. Nous pourrions partiellement dire que Freud n’était pas freudien dans la mesure où il ne se reconnaissait pas dans le freudisme d’Adler ou de Jung.
Cela nous amène à la question du legs théorique d’un texte, de ses problèmes d’interprétation et au caractère relativement ouvert de toute œuvre. Marx est un penseur mécontent de son propre système, il le reformule constamment jusqu’à peu avant sa mort.
La pensée critique resitue le caractère ouvert d’une œuvre et montre comment tout texte, y compris celui qui prétendrait à la plus grande scientificité, présente des lacunes que le doctrinaire s’empresse de remplir. Et il contient des tensions ou des contradictions que la doctrine résout dans un sens ou un autre.
Le penseur, le philosophe critique ouvre en permanence des questions. Le doctrinaire a besoin d’offrir des réponses, n’est-ce pas ? Je ne dis pas que le penseur est bon et le doctrinaire mauvais. Je ne fais pas de manichéisme, il s’agit de fonctions distinctes.

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Condorcet, Catherine Kintzler et l'école

par ReSPUBLICA

 

Notre amie Catherine Kintzler vient de faire paraître chez Minerva une 2e édition de son Condorcet, L’instruction publique et la naissance du citoyen.
Faute de trouver l’entretien où elle présente le livre dans l’édition papier du n° de Marianne, 6/12 novembre, on pourra se reporter en ligne à celui avec Alexandre Devecchio dans Figarovox : « La laïcité, c’est d’abord une liberté » : http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2015/11/06/31001-20151106ARTFIG00327-catherine-kintzler-la-laicite-c-est-d-abord-une-liberte.php

Extrait :

Lorsque Condorcet présente son projet d’instruction publique, il le fait en articulant conjointement la question de l’autonomie des savoirs et celle du citoyen. On enseigne à l’école ce qui est intrinsèquement libérateur: les savoirs eux-mêmes sont autonomes, ils existent comme des objets libres ; les êtres humains acquièrent la plénitude de leur propre liberté par la rencontre avec ces objets libres. Et cela se fait de manière progressive: on commence par ce qui est élémentaire. Souci de l’élémentarité et de la progressivité ; analogie entre les objets du savoir comme objets libres et la liberté de l’être humain: tels sont les deux piliers soutenant une école laïque, c’est-à-dire une école qui n’est assujettie à aucune transcendance, à aucune finalité extérieure.

Cette conception très moderne, dans laquelle l’école ne compte que sur elle-même, a été obstinément détruite par trente ans d’une sempiternelle « réforme » consistant à renvoyer sans cesse l’école à son extérieur. C’est le sens de ce que j’écris dans l’avant-propos de mon Condorcet : une école qui prend pour règle les faits de société, qui rappelle constamment aux élèves leurs « différences », qui s’appuie même sur elles, cette école est discriminatoire dans son principe et renonce à sa mission qui est d’armer, d’instruire et de faire en sorte que tous commencent en même temps et à égalité. Les injonctions faites aux enseignants les détournent de l’essentiel. On leur demande de négocier avec les élèves, de se justifier, de considérer tout ce qui est extérieur pour différer le moment d’enseigner vraiment. Heureusement, une fois la porte de la classe fermée, beaucoup résistent et font leur travail, contre vents et marées qui les assiègent et qui trop souvent les désavouent.

 



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