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Chronique d'Evariste
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Le débat actuel sur le burkini est aussi l’arbre qui cache la forêt

par Évariste

 

Bien que tout débat qui se développe dans la société civile mérite une réponse appropriée pour ceux qui luttent pour une transformation sociale et politique, il arrive qu’un débat justifié (l’arbre) soit placé là par l’oligarchie capitaliste (FN compris), alliée aux idiots utiles des communautaristes de gauche et d’extrême gauche, pour cacher la forêt.
Notre première tâche est de débusquer le réel derrière le visible.
Dans notre capitalisme en crise systémique, qui fait reculer démocratie et souveraineté populaire mais aussi laïcité et perspective d’un processus de République sociale, le réel nous impose une gigantesque bataille culturelle pour renverser l’hégémonie culturelle néolibérale. C’est cette tâche qui aujourd’hui n’est pas effectuée par ceux qui déclarent vouloir changer le monde. Consultez les programmes de leurs universités d’été et vous verrez qu’on y parle du visible et non du réel.
Voyons la typologie des forces culturelles en présence. Pour l’extrême droite, c’est simple, elle se prépare à organiser, quand le patronat l’aura décidé, comme en Allemagne au début des années 30 après le krach de 1929, un rapprochement avec la droite néolibérale. Un programme commun d’une partie de la droite et de l’extrême droite en rangs serrés deviendrait en effet une nécessité pour l’oligarchie, si la simple alternance sans alternative ne lui suffisait plus pour intensifier les politiques d’austérité. Alors, la démocrature confinerait à un néo-fascisme du XXIe siècle. Pour la droite néolibérale, le débat est entre la poursuite et le développement des politiques d’austérité et la préparation à ce programme commun des droites. La gauche solférinienne néolibérale, elle, se prépare à vivre une débâcle pour in fine appeler à voter pour la droite néolibérale afin, dira-t-elle, d’éviter le pire qu’elle contribue jour après jour à préparer. Enfin la gauche de la gauche poursuit sa décomposition en acceptant de jouer les idiots utiles du néolibéralisme.
Alors que le capitalisme ne peut se maintenir que grâce au développement, d’une part des politiques d’austérité et, d’autre part, du communautarisme anglo-saxon comme forme d’organisation sociale et politique avec le relativisme culturel comme idéologie, nous voyons une partie importante de la gauche de la gauche croire encore en la possibilité de politiques progressistes avec l’euro et l’Union européenne (ses traités et sa stratégie de Lisbonne) ou soutenir et développer des forces communautaristes et obscurantistes religieuses.
Alors que capitalisme et mondialisme ne peuvent se maintenir qu’avec le développement du libre-échange et la destruction des nations, seul lieu où des formes de démocratie et de souveraineté populaire peuvent encore exister, nous voyons une partie de la gauche de la gauche refuser un véritable internationalisme basé sur l’existence des nations et soutenir toutes les formes de décentralisation et de régionalisation qui participent au passage de la démocratie à la démocrature.
Alors que le capitalisme et son anti-humanisme ne peuvent se maintenir qu’en baissant la masse des salaires et en utilisant les politiques migratoires pour y contribuer, nous voyons une partie de la gauche de la gauche se satisfaire des politiques humanitaires de préférence à un véritable internationalisme permettant le développement de tous là où ils résident.
Alors que le capitalismene peut se maintenir qu’en détruisant un à un tous les principes de la République sociale (liberté, égalité, fraternité, laïcité, solidarité, démocratie, sûreté, universalité, souveraineté populaire, développement écologique et social), une partie de la gauche de la gauche appuie le néolibéralisme en soutenant toutes les formes de l’anti-laïcité et de l’anti-républicanisme social.
Alors que le capitalisme hésite entre l’assimilation (pour la version extrême droite) et l’insertion (pour la version du néolibéralisme actuellement dominante) comme forme agrégative des hommes et des femmes, on voit une partie de la gauche de la gauche préférer l’insertion à l’intégration laïque du modèle de la République sociale.
Alors que le capitalisme pratique la lutte des classes des exploiteurs contre les exploités, nous voyons une partie de la gauche de la gauche nier la lutte des classes pour vouloir changer le monde non en s’appuyant principalement sur les exploités mais en s’apitoyant sur les pauvres contre les riches et reprendre ainsi la doctrine sociale des églises comme bréviaire! Comme si pour elle, l’indignation et l’espérance tenaient lieu de morale !

Alors que le capitalisme a comme alliés commerciaux et politiques les monarchies pétrolières du Moyen-Orient et le sultan de Turquie qui aident les forces islamistes non djihadistes mais aussi djihadistes, une partie de la gauche de la gauche soutient des organisations islamistes non djihadistes et croit ainsi lutter contre l’islamisme djihadiste !

Quelques exemples des dérives de la gauche de la gauche ? Ici, une organisation développe en son sein la ségrégation hommes-femmes en interdisant la participation des hommes à certaines réunions. Là, une université d’été dite « décoloniale » interdit la participation des « blancs » après que l’une de ses animatrices ait dans un article célèbre fustigé les mariages mixtes. Là un forum social dit mondial ne regroupe finalement presque que des organisations du pays hôte. Là-bas, l’organisation de jeunesse du parti communiste devient l’organisateur de la rupture du jeûne du ramadan. Ailleurs, des supporters du raciste Dieudonné sont acceptés. Etc.

Nous opposons à cette mascarade la volonté de lutter contre tous les racismes (donc aussi contre le racisme anti-musulman) pour rassembler dans une République sociale, la majorité des athées, des agnostiques et de tous les croyants (donc aussi la grande majorité des musulmans) contre tous les intégrismes religieux et tous les obscurantismes (donc aussi contre l’islamisme qu’il soit djihadiste ou non djihadiste).

Voilà pourquoi aujourd’hui, l’heure n’est pas à se satisfaire des polémiques sur le visible mais bien à partir du réel pour aller à l’idéal. Voilà pourquoi nous pensons qu’il faut rompre avec ce monde tel qu’il est par les ruptures nécessaires du processus de la République sociale : démocratique, laïque, sociale et écologique. Voilà pourquoi nous appelons à vous saisir des six exigences indispensables : dégager la sphère de constitution des libertés (école, protection sociale, services publics) du marché, refonder (mais pas de l’intérieur de l’Union européenne) un avenir européen, développer une pensée de l’industrialisation avec transition énergétique, refonder les droits de la nationalité et de l’immigration dans le sillage de la Révolution française, passer enfin de la parité hommes-femmes à l’égalité hommes-femmes, penser l’ouverture d’un processus de socialisation et de démocratie pour les entreprises.

Face à la complexité du monde, des saltimbanques croient pouvoir remplacer la globalité nécessaire des combats par une mesure magique et quasi mystique unique (le revenu de base,
le salaire à vie, la constituante, la sortie de l’Europe…) s’appuyant sur un certain « sens commun ». Telle que nous la concevons, c’est-à-dire en incorporant toutes les propositions dans un modèle politique alternatif répondant à la globalité des combats nécessaires (démocratique, social, écologique, féministe, etc.), notre tâche d’éducation populaire est infiniment plus lente et compliquée mais elle est immense et exigeante, alors priorisons-la !

Nous développerons tous ces points lors des initiatives que vous organiserez si vous avez la bonne idée de nous inviter à y débattre. Vous trouverez aussi des livres, achetables en ligne, qui en parlent dans notre librairie militante (http://www.gaucherepublicaine.org/librairie).

Ah ! nous allions oublier le burkini ? Son arrivée sur les plages françaises n’est pas un bon signe pour l’émancipation des femmes. A ce titre, sa critique doit faire partie de la bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle. Mais la plage fait partie de la société civile et ne peut faire partie des lieux où les « interdits émancipateurs laïques » s’appliquent. Les seuls lieux où ces « interdits émancipateurs laïques » ont leur raison d’être sont les sphères de l’autorité politique et de constitution des libertés (école, protection sociale, services publics). C’est avec ce principe d’organisation sociale que nous pouvons obtenir le plus haut degré de liberté pour tous. Loin de l’hystérisation du mois qui vient de s’écouler.

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Combattre le racisme, combattre l’islamisme

Suivi de : Un vêtement pas comme les autres, par Amar Bellal

par Pascal Morsu

 
Militant du NPA, Pascal Morsu a écrit ce texte à titre personnel. NDLR

Une nouvelle provocation

L’apparition de l’accoutrement dit du burkini a une nouvelle fois mis sur le devant de la scène la question de l’attitude des progressistes face à la pression fondamentaliste.
Les faits sont connus. Un nouvel habit a été mis sur le marché par les trusts de l’habillement. Ce burkini a « l’avantage » de permettre d’éviter d’exposer l’essentiel de son corps.

Le choix de porter un tel vêtement n’a rien de fortuit, contrairement à ceux qui nous disent qu’il s’agirait là « d’un vêtement comme un autre » (E. Plenel). Il s’agit d’un acte politique, de ralliement à des idéologies machistes, obscurantistes. Et peu importe que le port de cet habit soit contraint ou volontaire, ça ne change strictement rien au caractère profondément réactionnaire du message sous-jacent.

Le rejet massif de ce genre de « message » par les travailleurs, les femmes, les jeunes, d’origine française comme étrangère se comprend aisément – on ne peut que le partager, surtout si on est un anticapitaliste, donc défenseur du droit des femmes.

En tout cas, spontanément ou pas, les premiers burkinis sont apparus sur les plages cet été, dans un contexte marqué par les crimes de Nice.

Les faux-culs en action

Évidemment, les réactionnaires en tous genres (surtout sarkozystes) ont sauté sur l’occasion pour interdire le port de ce burkini sur les plages. La volonté d’utiliser les provocations islamistes pour stigmatiser la population immigrée ne fait aucun doute. Comme par hasard, Sarkozy publie d’ailleurs au même moment son programme, qui prévoit de passer d’une politique « d’intégration » à une politique « d’assimilation », etc.

Pour développer leur politique, ces types se réclament « de la laïcité ». Mais leur laïcité a bon dos, surtout venant des héritiers politiques des diverses loi anti-laïques depuis la loi Debré (1958)1, de ceux qui ont promulgué la loi Carle2. Il s’agit en fait d’un choix délibéré de Sarkozy et son équipe : celui d’utiliser une valeur traditionnelle du mouvement ouvrier (mais que ses directions défendent mollement) comme alibi d’une politique droitière comme jamais3.

Complémentairement, Valls a joué la mouche du coche, et donné du menton, au nom « des valeurs de la République » (en fait, il s’agit pour lui, une fois de plus, de tenter une jonction avec la droite la plus réactionnaire). Mais lui aussi est un chaud défenseur du sionisme, une idéologie bien peu « laïque ». Et étonnamment, sa « laïcité » ne s’en prend qu’à l’Islam. Qu’a-t-il fait, par exemple, pour régler la situation scandaleuse qui règne en Alsace-Lorraine ?4

Encore une fois, la laïcité…

Le principe fondamental de la laïcité « à la française », c’est de faire de la religion une affaire strictement privée, exclue de la vie publique. « La République ne reconnaît ni ne finance aucun culte » affirme la loi de 1905, préparée par les lois Ferry expulsant les curés des établissements scolaires. Elle est le résultat de l’action conjointe de la bourgeoisie radicale et du mouvement ouvrier, pour garantir la liberté de conscience tout en refoulant l’influence religieuse à l’espace privé, l’extirpant de la vie publique.

Il s’agit en particulier de préserver le fonctionnement des services publics de toute pression religieuse. Comme le dit alors A. Briand :

« La réalisation de cette réforme aura pour effet désirable d’affranchir ce pays d’une véritable hantise, sous l’influence de laquelle il n’a que trop négligé tant d’autres questions importantes, d’ordre économique et social, dont le souci de sa grandeur et de sa prospérité aurait dû imposer déjà la solution. »

Il faut insister sur l’originalité de ce principe, produit de la radicalité du processus de construction de la République bourgeoise tout au long du XIX° siècle. Le refus de financer tout culte est spécifique à la France, et ne se comprend qu’à cause de la violence de l’affrontement entre bourgeoisie et monarchistes-cléricaux à partir de 1789.

C’est d’ailleurs à la remise en cause de ces principes que travaillent les partisans de la laïcité dite « ouverte » (Baubérot, Kepel…). En fait, la logique de leurs positions mène au système des cultes « reconnus (d’utilité publique) » qui prévaut un peu partout en Europe. Dans un tel système, la propagande religieuse dans les établissements scolaires est autorisée, curés et autres rabbins sont payés par le contribuable.

Acquis du mouvement ouvrier et démocratique, la laïcité préserve relativement l’école du bourrage de crânes religieux, exclut les clergés de l’accès aux fonds publics. C’est un acquis démocratique décisif – même si , depuis 1905, la bourgeoisie n’a eu cesse de revenir sur l’un des actes les plus radicaux qu’elle avait pu réaliser à son époque progressiste (ça ne rend que plus nécessaire de défendre cet acquis bec et ongles). On notera d’ailleurs comment Engels appréciait la question en 1885 :

« En France, ils ont maintenant les meilleures écoles du monde, une scolarité obligatoire importante, et tandis que Bismarck ne vient pas à bout des curés, ces derniers ont été totalement évincés des écoles en France »5.

La première responsabilité du NPA serait donc dénoncer la démagogie des « laïques » à la Valls-Sarkozy, de tout faire pour préserver cet acquis démocratique qu’est la séparation stricte de l’église et de l’État6. Encore faudrait-il pour cela que cette organisation soit vraiment persuadée que combattre l’opium du peuple fait partie de ses tâches, ce dont on peut douter.

Une tradition qui vient de loin

Tout le problème du NPA, et de la LCR auparavant, est en effet que cette organisation a toujours eu un rapport ambigu à la laïcité et au combat anti-religieux, quels que soient les précautions de langage de ses dirigeants. Avec le contexte actuel, la montée de l’obscurantisme, ces ambiguïtés deviennent évidemment de plus en plus intenables.

« L’école de Jules Ferry est morte »

Traditionnellement, les historiens présentent les lois Ferry peu ou prou en ces termes :

« Les républicains avaient une claire conscience des divisions de la Nation. L’une des fonctions du patriotisme de l’école primaire était d’ailleurs de concourir à l’unification des esprits. Mais il n’était pas question pour eux de laisser la « surintendance des écoles » aux adversaires des principes de 1789. De ce point de vue, la laïcité n’est pas une neutralité, mais une façon de prendre parti entre deux conceptions de l’état et de l’existence privée. C’était un choix de société. »7

En clair, la laïcité scolaire, c’est la tentative d’éradiquer l’influence obscurantiste, monarchiste et religieuse, au profit de celle de la classe montante, la bourgeoisie. Rappelons qu’à cette époque de l’Histoire, bourgeoisie libérale et mouvement ouvrier collaboraient contre la réaction.

Or c’est tout autre chose que défendait la Ligue Communiste dans son livre-programme de 1974, l’école de Jules Ferry est morte8. L’ouvrage est centré sur la dénonciation de « l’école des flics et des patrons », et concernant les lois Ferry, on y trouve le passage suivant :

« La classe ouvrière est la grande absente du débat. En réalité, elle est la principale obsession de Jules Ferry. Il est hanté par le spectre de la Commune. Par le contenu qu’il donne à la laïcité , il veut doter la République d’un instrument pour lutter contre « l’idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871 ».(…) La subordination de l’école au gouvernement qui décide des doctrines qui s’y enseignent, la nature de ces doctrines dans le domaine de la morale et de l’Instruction Civique constituent une défaite pour la classe ouvrière dans le prolongement de la défaite subie avec l’écrasement de la Commune »9).

Pour la Ligue d’alors, la promulgation des lois laïques était donc une défaite ouvrière. Pas de quoi former des  « laïcards », donc.

« La république inachevée »

On nous objectera que depuis 1974, les choses ont évolué. Pas tant que ça. En 1985, E. Plenel, ex-dirigeant de la LCR ayant conservé une influence indéniable dans l’organisation, publie sa République inachevée. Un chapitre s’intitule le mythe laïc (tout est dit), où on trouve le passage suivant :

« En détournant l’attention des classes populaires vers le clergé, en faisant passer au second plan que la séparation de l’école et de l’État est aussi la subordination de l’école à l’État, elle lui garantit un consensus favorable et maximise sa rentabilité sociale et politique. (…) La neutralité laïque est le parti-pris de l’idéologie dominante ».

L’idée force de Plenel, c’est que l’important, c’est la pénétration patronale dans l’école, pas celle des cléricaux (encore cet évitement de toute activité anti-religieuse…). Ça ne résiste guère à l’examen. En ces années, la querelle scolaire bat son plein. En juin 1984, des centaines de milliers de réactionnaires, bonnes sœurs en tête, avaient défilé en défense de l’école « libre », scellant une importante défaite du camp laïque… La réalité est évidemment que la pression religieuse et patronale sur l’Enseignement s’articulent mutuellement et sont inséparables.

La façon dont est présentée la « subordination » de l’école à l’État n’est guère plus défendable. Car là encore, la France est un des pays où, justement, la main-mise des pouvoirs divers (politiques mais aussi économiques) est la plus relative (grâce au statut des enseignants, aux programmes nationaux, etc.). Cela fait partie de cette « exception française », produit de décennies de luttes de classe sur le terrain scolaire.

« Marxisme et théologie de la libération »

Un peu plus tard, c’est M. Löwy qui s’y colle. En 1988, une longue brochure est publiée, où celui-ci « complète » Marx :

« La religion est-elle encore ce bastion de réaction, d’obscurantisme et de conservatisme que Marx et Engels dénonçaient au XIX° siècle ?

La réponse est, dans une large mesure, oui. Leur vision reste applicable à certains cercles dirigeants du Vatican, aux courants intégristes des principales confessions (chrétienne, juive ou musulmane), à des nombreux groupes d’évangélistes (…).

Cependant, l’émergence du christianisme révolutionnaire et de la théologie de la libération en Amérique latine (et ailleurs) ouvre un nouveau chapitre historique et pose des questions nouvelles et stimulantes auxquelles on ne peut répondre sans renouveler l’analyse marxiste de la religion »10.

Le phénomène (désormais en plein recul) de la théologie de la libération justifiait-il de « renouveler l’analyse marxiste de la religion » ? On a (plus que) le droit d’en douter. En tout cas, tout ceci mena le noyau dirigeant de la Ligue à « relativiser » l’hostilité traditionnelle des marxistes à « l’opium du peuple ».

« La république imaginaire »

Dès lors, on ne sera pas surpris par ce qu’écrivit plus tard Daniel Bensaïd.

« La laïcité victorieuse est cependant restée sous la direction hégémonique de la bourgeoisie républicaine. (…)

Mondialisation aidant, la bourgeoisie éclairée réconciliée avec une église modernisée, se contenterait désormais d’une laïcité minimaliste compatible avec la promotion d’un marché éducatif et avec la marchandisation annoncée des services (…). Face à ces tendances lourdes, la crispation sur « l’ouvrage défensif » d’une laïcité originelle, idéologiquement neutre, paraît bien illusoire ».

Il n’est d’ailleurs pas bien juste de parler d’une école sous « direction hégémonique » de la bourgeoisie. L’ensemble de l’architecture du système français d’éducation est au contraire profondément marqué par la pression du mouvement ouvrier depuis plus d’un siècle.

Quant à la laïcité « originelle, idéologiquement neutre », ça n’existe pas, et aucun marxiste n’a jamais revendiqué cela. L’Enseignement ne peut évidemment échapper que partiellement aux conditions sociales dans lesquelles il est dispensé. Il s’agit plus modestement de résister à la pression de l’obscurantisme religieux – un enjeu considérable ainsi que le faisait remarquer Engels.

En tout cas, ces lignes illustrent une fois de plus combien la fibre laïque de la direction de la LCR (puis du NPA) était très, très « relative »11. Cette faiblesse va littéralement les percuter lorsqu’elles seront confrontées à la montée de la réaction islamiste.

Face à l’islamisme

On sait qu’à partir de 1979, une nouvelle phase de l’Histoire de l’impérialisme s’ouvre, celle de la mondialisation capitaliste. L’un des traits décisifs de la période, c’est la tendance à la décomposition du mouvement ouvrier et de ses acquis.

Au Proche et Moyen-Orient, tout ceci se solde par l’apparition de divers courants politico-religieux, dans la foulée de la révolution iranienne (vite dominée par les mollah). Ces courants vont essaimer peu à peu, et atteindre l’Europe et la France.

Des alliés potentiels ?

Tout un milieu proche du NPA a vu dans ces courants l’expression d’une résistance à l’impérialisme, une sorte de cousins politiques. Partant de là, ils ont repris à leur compte les théories vaseuses du Socialist Workers Party britannique :

« Par le passé, la gauche a commis deux erreurs face aux islamistes. La première a été de les considérer comme fascistes, avec lesquels rien de commun n’était possible. La seconde a été de les considérer comme des “progressistes” qu’il ne fallait pas critiquer. »12

On est en droit de se demander : après les tueries de Charlie-Hebdo, celles du Bataclan, de Nice, considèrent-ils toujours qu’il serait possible de « faire quelque chose » avec les islamistes ?

Pour notre part, nous le répétons : ces courants totalitaires, hostiles au mouvement ouvrier, aux droits élémentaires, en premier lieu des femmes, doivent être combattus. Le combat contre la réaction religieuse est devenue une tâche nécessaire, au même titre que celle à mener contre notre propre gouvernement. Ça semble élémentaire, mais ce n’est malheureusement pas l’orientation du NPA.

Désarmement politique

On a vu plus haut combien la politique dominante à la LCR et au NPA était ambiguë.

Le drame est que dans une organisation aussi affaiblie idéologiquement, aussi désarmée sur la question religieuse, la pression d’un certain islamo-gauchisme s’exerce à plein. Quant à défendre l’école laïque – vous n’y pensez pas !

Exemple significatif (mais non exclusif). On peut lire dans la dernière livraison de l’Anticapitaliste (Revue) ces lignes de S. Kouvelakis qui se passent de commentaires :

« Au lieu de signifier la séparation de l’Église et de l’État et le refus de tout privilège à un culte, elle (la laïcité – NR) est devenue un instrument de stigmatisation dirigée contre l’Islam et les musulmans (…) »13

On se demande en quoi, quand, la laïcité aurait changé de signification, aurait cessé « de signifier la séparation de l’Église et de l’État ». Ne serait-ce pas plutôt que ce qui n’était pas acceptable des curés le deviendrait de la part des imams ?

En fait, Kouvelakis prend au sérieux les postures laïques de Sarkozy & Co. Avec ce type d’article, il contribue à décerner un brevet « laïque » à Sarkozy et consorts (on a vu plus haut qu’ils cherchent à s’approprier un brevet de « laïcité » à leur sauce), à réaliser leur hold-up sur une valeur clé du mouvement ouvrier français.

Face au burkini, une politique indépendante

« Liberté de conscience ! » Si on voulait, par ces temps de Kulturkampf, rappeler au libéralisme ses vieux mots d’ordre, on ne pouvait le faire que sous cette forme : « chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels, sans que la police y fourre le nez ». Mais le Parti ouvrier avait là l’occasion d’exprimer sa conviction que la bourgeoise « liberté de conscience » n’est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de liberté de conscience religieuse, tandis que lui s’efforce de libérer les consciences de la fantasmagorie religieuse. »14

Ainsi s’exprimait Marx suite aux persécutions exercées par le régime de Prusse contre les catholiques. Ce n’est pas la méthode prise par la direction du NPA :

« Le NPA dénonce l’instrumentalisation des droits des femmes et défend le droit des femmes à disposer librement de leur corps contre tous ceux qui veulent les forcer à se couvrir ou à se découvrir.

Au nom de la lutte antiterroriste le gouvernement crée un état d’exception permanent. Le racisme, l’islamophobie visent à rendre acceptables ces atteintes aux libertés en stigmatisant  une partie de la population particulièrement exploitée et opprimée désignée comme potentiellement dangereuse.(…)

Face à ce déchaînement nauséabond et à l’offensive sécuritaire, une riposte large s’impose contre le racisme et l’islamophobie, contre la répression et l’état d’urgence, pour l’égalité des droits ».

En clair, le NPA soutient sans distanciation les femmes qui portent le burkini, et reprend à son compte la thèse « du vêtement comme un autre ».

On doit évidemment se prononcer contre les mesures d’interdiction de cet accoutrement. Accepter l’interdiction, ce serait accepter la dérive autoritaire actuelle, renoncer à la lutte contre l’état d’urgence – il ne peut en être question. Comme l’écrit fort justement le militant laïque E. Khaldi  :

« Ce vêtement est-il signe religieux ou un signe de discrimination sexuelle ? Quelle que soit l’interprétation, on ne peut invoquer la laïcité pour l’interdire, les faits se déroulent dans l’espace civil de la voie publique et concernent des personnes privées. L’expression des convictions religieuses est de fait légitime dans cet espace ».

Mais on ne saurait collaborer à l’opération visant à présenter le port de ce burkini comme anodin. C’est un acte politique, contraire à tout ce que défendent les anticapitalistes.

Il s’est pourtant trouvé une majorité à la direction du NPA pour choisir la voie de la conciliation avec les obscurantistes. A l’évidence, ce genre de position ne va pas aider au redressement du NPA.

Dont acte.

Le 23 août 2016

PS. On trouvera ci-dessous le texte d’un responsable du PCF, d’ailleurs issu de l’immigration. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il me semble bien plus adapté que ce qui a été évoqué ci-dessus.

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Amar Bellal : Un vêtement pas comme les autres

Je suis assez perplexe face à certains arguments tentant de relativiser le phénomène « burkini » en comparant cette tenue avec des combinaisons de plongée, ou en la banalisant, la qualifiant de « vêtement comme les autres », comme l’affirme Edwy Plenel, par exemple.

Nous assistons à un phénomène nouveau dans l’espace public et je pense qu’il n’a rien d’anodin, et rien à voir avec un fait culturel dû à l’arrivée de populations nouvelles. Dans les années 1980-1990, parmi ceux qu’on appelait la première génération – les premiers Français issus de parents « musulmans » –, il n’y avait pas de burka. Je n’ai jamais entendu parler de burkini, et jamais personne dans mon entourage n’aurait eu l’idée de porter cette tenue, et, pis, de la porter dans l’espace public.

Il y avait plus ou moins (et souvent pas du tout?!) des pratiques de ramadan, de prières, mais la priorité était de s’insérer, de se faire accepter pour le dire vite, de s’intégrer par l’école entre autres, en étant conscient aussi qu’on vivait dans un pays avec une longue histoire, des traditions, etc. Au collège on avait droit à un menu sans porc (au choix), et d’autres signes montraient qu’il y avait un vrai retour, un effort des institutions républicaines qui savaient s’adapter à des populations nouvelles. J’oserais dire que la France a pratiqué une laïcité ouverte, bienveillante on va dire.

Cela fonctionnait aussi car existait le pari de l’intégration et de « donner du temps au temps » pour les futures générations. Je ne cache pas que je suis un pur produit de cette école républicaine et c’est aussi pour cela que je défends les valeurs républicaines et de laïcité, et notre système éducatif, dans ce qu’elles ont de meilleur. Bien sûr, il y avait du racisme, des discriminations, qui existent toujours… Mais il y a aussi beaucoup de bienveillance et de personnes formidables en France, comme mes professeurs qui, dans leur écrasante majorité, nous encourageaient.

Ce qui m’interpelle aujourd’hui, en 2016, ce sont ces revendications incroyables de type burka et burkini. Il est clair que cela ne peut pas venir des premiers arrivants, ouvriers comme mes parents, ni même de la première génération de Français, mais bien de la deuxième, voire la troisième génération, parfois de convertis qui ne sont pas du tout d’origine immigrée.

C’est donc une démarche qui est apparue en France et non pas importée par la culture des immigrés des années 1960-1970. Rien à voir non plus avec un fait culturel massivement partagé par l’arrivée de populations nouvelles. Il s’agit en fait d’une démarche clairement politique et prosélyte qui est le fait d’une minorité. Disons le clairement, l’écrasante majorité des musulmans en France ressent ces revendications comme une provocation inutile et dangereuse pour elle-même. En effet, ce genre de revendications est pain bénit pour le FN, dont les idées sont la première menace. Parfois, quand j’entends les arguments de certains tendant à relativiser ces pratiques, croyant ainsi défendre les musulmans, je me dis qu’on se passerait volontiers de ce type de défense. On a même envie de leur dire?: « SVP, taisez-vous… »

Si vraiment on veut défendre le vivre-ensemble, en tenant compte du fait culturel musulman qui est maintenant une réalité en France, il faut clairement combattre – et non leur trouver la moindre circonstance atténuante – ces prosélytes d’un mode de vie venu d’un autre âge, et que nous ne partageons pas.

L’Humanité – 18.VIII.2016

  1. La loi Debré établissait les « contrats d’association » avec l’enseignement privé, ce qui lui permettait d’accéder au fonds publics. Jusque-là, le financement de l’enseignement privé (à 95 % catholique) se faisait exclusivement sur fonds privés. []
  2. La loi Carle (2008) augmente les fonds publics dont bénéficient les établissements scolaires privés. []
  3. Cf. G. Kepel : Quatre-vingt-treize. []
  4. Le régime spécifique à l’Alsace-Moselle reconnaît et organise les cultes catholiques, protestants et juifs. Il permet à l’état de salarier les ministres de ces cultes, prévoit un enseignement obligatoire de la religion à l’école et au collège. []
  5. Fr. Engels : Lettre à A. Bebel (28.x.1885). []
  6. Rappelons que Valls et Cazeneuve ont envisagé cet été de mettre en place un système concordataire vis-à-vis de l’Islam, ce qui serait revenu à démanteler les lois laïques… []
  7. A. Prost : Quand l’école de J. Ferry est-elle morte ? []
  8. E. Plenel (alors dirigeant de la LCR) et D. Bensaïd ne peuvent pas ne pas avoir été impliqués dans l’élaboration de ce livre. []
  9. Ligue Communiste : L’école de J. Ferry est morte (p. 17 []
  10. M. Löwy : Marxisme et théologie de la libération. []
  11. A ceci s’ajoute la confusion que sèment Lutte Ouvrière et ses avatars internes au NPA. Rappelons que pour ces groupes, laïcité = neutralité politique – il n’y a donc aucun acquis à défendre. []
  12. C. Harman : le prophète et le prolétariat. []
  13. L’article est signé, ce qui ne lui donne pas le caractère d’une prise de position de parti. Il n’en demeure pas moins que ce n’est pas le premier sur ce thème, et qu’aucun avis contraire ne vient le contrebalancer. []
  14. K. Marx : Critique du programme de Gotha. []
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Choix de lectures : le burkini, renverser deux « idoles »

par ReSPUBLICA

 

Compte tenu de l’abondance des textes parus durant l’été, ReSPUBLICA vous propose quelques repères.
1/ Sur le burkini, outre un précédent article de l’UFAL et, dans ce numéro, la chronique d’Evariste et le texte de Pascal Morsu, nous avons retenu ces textes :
Dans Marianne le 23 août, notre amie Catherine Kintzler affirme que la question ne relève pas de la laïcité mais qu’elle est davantage politique, liée à l’acceptation ou non du communautarisme islamiste. Elle insiste sur le fait que « toutes les femmes sont concernées » :

Ce qui compte ici n’est pas un événement isolé qui ne serait qu’anecdotique, mais la série dans sa cohérence. Une fois de plus, et dans un contexte qui l’aggrave, s’avance une tentative de banalisation du totalitarisme islamiste qui entend l’introduire comme une forme de “moralité” parmi d’autres. Une fois de plus s’affirme un contrôle absolu et véritablement obscène du corps des femmes. Au-delà de celles qui y consentent ou qui s’y plient malgré elles, cette assignation atteint toutes les autres. Partout où de tels accoutrements sont affichés toutes les femmes sont concernées, et d’abord celles de culture ou de confession musulmane qui le réprouvent, toutes celles qui ne portent pas le voile.

Dans le Figaro, le 26 août, après la décision du Conseil d’État validant la suspension d’un arrêté « anti-burkini », Catherine Kintzler reprend son analyse :

Je pense que ce combat implique un devoir de réprobation publique, dans le cadre et les limites du droit commun bien sûr. Minimiser ces accoutrements revient à les soutenir, contribue à les imposer, à les rendre ordinaires, et donc à accoutumer un totalitarisme. Non, il faut que cela reste extra-ordinaire. Faire en sorte que la manifestation publique de ces marquages soit soulignée, questionnée, critiquée, expliquée dans sa signification politique. Faire en sorte que cela ne soit pas inclus dans le paysage, que ces affichages restent «remarquables» et remarqués. On peut les tolérer et exprimer sa réprobation en disant toute l’horreur qu’ils inspirent. La loi ne les interdit pas: mais ce n’est pas pour cela qu’ils doivent devenir une norme.

2/ Leur laïcité et la nôtre : des lecteurs, des camarades nous interrogent parfois sur la nature de nos désaccords avec des auteurs comme Edwy Plenel ou Jean Baubérot.

Il est important en effet de ne pas se laisser aveugler par la position influente acquise par ces deux personnages dans le monde des médias et de l’Université, renforcée par l’appui dont ils bénéficient auprès de plusieurs organisations de la gauche de la gauche et/ou ayant pignon sur rue en matière de droits de l’Homme et de laïcité…

Pour les éclairer sur les antécédents du directeur de Mediapart, qui qualifie aujourd’hui le burkini de « vêtement comme un autre », on notera dans l’article de Pascal Morsu précité ce rappel :

En 1985, E. Plenel, ex-dirigeant de la LCR ayant conservé une influence indéniable dans l’organisation, publie sa République inachevée. Un chapitre s’intitule le mythe laïc (tout est dit), où on trouve le passage suivant : « En détournant l’attention des classes populaires vers le clergé, en faisant passer au second plan que la séparation de l’école et de l’État est aussi la subordination de l’école à l’État, elle lui garantit un consensus favorable et maximise sa rentabilité sociale et politique. (…) La neutralité laïque est le parti-pris de l’idéologie dominante ».
L’idée force de Plenel, c’est que l’important, c’est la pénétration patronale dans l’école, pas celle des cléricaux (encore cet évitement de toute activité anti-religieuse…). Ça ne résiste guère à l’examen. En ces années, la querelle scolaire bat son plein. En juin 1984, des centaines de milliers de réactionnaires, bonnes sœurs en tête, avaient défilé en défense de l’école « libre », scellant une importante défaite du camp laïque… La réalité est évidemment que la pression religieuse et patronale sur l’Enseignement s’articulent mutuellement et sont inséparables.
La façon dont est présentée la « subordination » de l’école à l’État n’est guère plus défendable. Car là encore, la France est un des pays où, justement, la main-mise des pouvoirs divers (politiques mais aussi économiques) est la plus relative (grâce au statut des enseignants, aux programmes nationaux, etc.). Cela fait partie de cette « exception française », produit de décennies de luttes de classe sur le terrain scolaire.

Plus récemment (janvier 2015), Edwy Plenel a publié Pour les musulmans, précédé d’une «Lettre à la France », dont Didier Hanne a rendu compte dans ReSPUBLICA , montrant comment ce représentant de « l’intelligentsia post-68 », prototype de l’islamo-gauchiste, tout occupé à glorifier son « ami principal » (les musulmans en général), les ramène à « la condition de faibles et de victimes, peut-être dans l’espérance d’enfin trouver un prolétariat de substitution ». Extrait :

Il met en mots les états d’esprits diffus qui circulent dans une certaine gauche, laquelle ne prend République et Laïcité qu’avec pincettes et mine dégoûtée. Plus embêtant : sa préface de février traduit une certaine indifférence (théorique) à ce qui s’est produit les 7, 8 et 9 janvier 2015. Il faut en effet quelque peu les enjamber pour conserver dans sa mire un unique adversaire, toujours le même, alors que tout prouve que nous en avons plusieurs.

Toute récente enfin (29 août), cette réaction à l’étrange privilège dont jouit le journal de Plenel auprès des identitaires ; sous le titre « Quand Mediapart blanchit la censure chère au “camp d’été décolonial” », Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, note :

Le “camp d’été décolonial” a validé le contrôle au faciès en excluant les Blancs. Il a également exclu tous les journaux à l’exception de Mediapart, réhabilitant ainsi la censure a priori. […] Au fait, pourquoi Mediapart et pas les autres ? Que je sache, Edwy Plenel n’est pas plus « racisé » (comme on dit chez ces gens-là) que je ne le suis. Alors ? Faïza Zerouala fournit elle-même la réponse, dont il faut savoir apprécier chaque mot : « J’ai choisi, de ma propre initiative, de couvrir ce camp d’été. Mediapart a été le seul média accrédité pour l’intégralité du camp d’été. Les organisatrices souhaitaient que les journalistes soient eux-mêmes racisés et qu’ils appartiennent à une rédaction dont le traitement du racisme leur semblait pertinent. »

Caractériser la pensée de Jean Baubérot est une autre entreprise, comme le rappelle Eddy Khaldi à l’occasion de sa recension de l’ouvrage Les sept laïcités sous le titre
« De la laïcité plurielle au pluriel des laïcités » :

Avec 27 ouvrages, depuis 1990, Jean Baubérot est, certainement, l’auteur le plus prolixe et le plus diffus sur le chantier de la laïcité. Il revendique même d’en être le « Pape hérétique » et se présente comme fondateur de la « sociologie de la laïcité ».
Jean Baubérot occupe la chaire d’« Histoire et sociologie du protestantisme » de 1978 à 1990, il est l’instigateur d’un « pacte laïque » signé entre la Fédération protestante et la Ligue de l’enseignement en avril 1989. L’année suivante il publie : Vers un nouveau pacte laïque ?. Un an après, le premier Ministre Michel Rocard crée opportunément, la chaire d’« Histoire et sociologie de la laïcité » au profit exclusif de Jean Baubérot !
[Pour lui, poursuit E. Khaldi, le modèle français de laïcité n’existe pas,] car il défend la thèse qu’il y a toujours eu des représentations différentes de la laïcité, que la laïcité constitue un enjeu entre différents acteurs.
Dans sa cartographie des représentations de la laïcité, sept modèles sont identifiés.
Hier, elle était « plurielle ». Aujourd’hui, elle est mise au pluriel dans Les sept laïcités où son auteur, sociologue reconnu, qualifie le racisme de « laïcité identitaire », le concordat de « laïcité concordataire ».
[…] Toutes ces manipulations sémantiques, « laïcité plurielle », « laïcités » mises au pluriel, « seuil de laïcité » « pacte laïque » desservent surtout ceux qui escomptent un profit électoraliste à court terme pour ne servir que les visées cléricales à long terme.

Sur le fond, dans le blog de Catherine Kintzler, Mezetulle, on reviendra utilement sur un texte de 2008 intitulé « La et les laïcités : Catherine Kintzler, Jean Baubérot » et dû à Nicole Delattre.

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Pour finir par une belle et bonne lecture, nous vous proposons la réflexion de Henri Pena Ruiz du 4 août « La spiritualité est multiple, la laïcité, unique » qui développe la dimension émancipatrice de la laïcité :

La philosophie de l’émancipation laïque radicalise ainsi la liberté puisque chacun devient maître de sa spiritualité, de son mode d’accomplissement et, finalement, du type d’être qu’il fait advenir dans la conduite de son existence. Beau programme que les opprimés des différentes cultures ont eu et auront encore à réaliser par leurs luttes.

Nous vous invitons aussi à lire (si vous avez accès à la version Abonnés du Monde, comme pour le précédent texte, malheureusement) « Musulmans, changeons de logiciel ! »  par Abdherrahim Hafidi, qui propose notamment à ses correligionnaires un moratoire sur les prières de rue et sur le port du voile.

Combat social
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Les enjeux de la « loi travail »

par Gérard Gourguechon

 

1. Un gouvernement engagé dans la lutte de classes aux côtés du grand patronat et des financiers

Le projet de « loi travail » en France a conduit au développement d’une mobilisation assez forte, assez longue, non terminée à ce jour (début septembre 2016) malgré le « vote » de la loi, et revêtant divers aspects (manifestations, grèves, occupations, pétitions très larges, installation de collectifs, mise en place de nouveaux lieux de rencontres et de débats, etc.). L’obstination du gouvernement dans son ensemble, même si c’est l’image du premier ministre qui nous est régulièrement envoyée, ne peut être expliquée par des éléments « psychologiques », voire caractériels, liés à quelques personnes (entêtement, volonté de ne pas reculer, de ne pas « céder », etc.). La détermination du gouvernement à ne pas céder sur l’essentiel (qui est l’inversion des normes) nous éclaire sur l’exigence du capitalisme financier dans ce dossier pour conforter ses pouvoirs et ses avantages. Nous avons vu ce même gouvernement, ce même premier ministre aux mâchoires serrées, reculer sur le dossier « déchéance de nationalité », alors même que les mobilisations engagées contre ce projet gouvernemental étaient très loin d’atteindre le niveau des mobilisations contre la « loi travail ». La différence de réponse de la part du gouvernement est à trouver dans la différence entre les deux dossiers. Le dossier « déchéance de nationalité » n’est en rien une demande du système dominant. Politiquement même, il peut servir de dérivatif pour un gouvernement en période de tensions sociales, pour essayer de détourner des mécontentements sociaux vers d’autres canaux. Par contre, le dossier « inversion des normes », c’est-à-dire inversion des pouvoirs entre la loi et le pouvoir patronal dans l’entreprise, ça c’est bien un dossier important pour les propriétaires des entreprises.

La loi travail a été votée et promulguée le 9 août 2016. L’objectif premier recherché par les tenants du système actuellement dominant a bien été obtenu : la partie 3 du Code du travail sera maintenant gouvernée par de nouvelles règles qui remplacent la hiérarchie des normes. Désormais, la loi définira les règles (minimales) d’ordre public, elle fixera le champ et l’étendue de la négociation collective en matière de durée du travail (ce qui est négociable et à quel niveau) et les règles supplétives s’il n’existe pas d’accord. Ainsi, les 35 heures demeurent la référence légale mais l’aménagement dérogatoire devient la règle. La loi pourra être remplacée par des accords au niveau des entreprises ou des branches. Et ceci pourra couvrir de vastes domaines : rémunération des heures supplémentaires, durée maximale de la journée, dérogation à la durée du repos quotidien, durée des pauses, jours fériés chômés, astreinte, etc. Désormais aussi, l’accord de branche devient le niveau « par défaut », qui ne peut exister que s’il n’y a pas d’accord d’entreprise.

Le Medef et le gouvernement ont utilisé ce moment de « réforme » pour faire passer d’autres dispositions qui confortent également le pouvoir patronal dans l’entreprise et y fragilisent les salariés. Ainsi, les licenciements sont rendus plus faciles (accords de compétitivité – article 11 ; réforme des licenciements économiques – article 30 ; possibilité de licencier en cas de reprise d’entreprise – article 41). Les licenciements économiques pourront s’apprécier en fonction de « baisses significatives des commandes ou du chiffre d’affaires », etc. La médecine du travail ressort sensiblement « allégée » par la loi (article 44). L’ubérisation du salariat est actée et validée par les textes (article 27). La formation professionnelle est principalement mise au service des employeurs que des personnes en emploi ou en recherche d’emploi (articles 32 et 33). Et le gouvernement actuel confirme que cette loi n’est qu’une première étape dans tout un processus de « simplification » du Code du travail. En effet, dans les deux ans, une Commission aura à charge de réécrire le Code du travail. C’est bien la confirmation que les exigences du capitalisme financier sont sans limites.

Les médias, les économistes et les « syndicalistes » dans la ligne gouvernementale ont fortement souligné les quelques avancées contenues dans la loi, « avancées » qui servent à donner corps au discours du gouvernement sur sa volonté de « dialoguer » : le renforcement de la législation sur le harcèlement sexuel, l’extension de la protection contre le licenciement à 10 semaines après l’accouchement (contre 4 aujourd’hui) et au 2e parent, la création d’une aide à la recherche du premier emploi, le renforcement de la garantie jeune et du CPA. Certes, ces quelques points sont un « mieux », mais ils ne contrebalancent en rien les reculs nombreux et portant sur l’essentiel contenus dans la loi.

La loi travail retenue va dans le sens d’une partie des demandes du capitalisme financier (mais il a, et il aura, encore d’autres demandes !), et c’est ce qui explique la grande détermination du gouvernement sur ce dossier pour faire passer les dispositions déterminantes quant à l’évolution des pouvoirs dans l’entreprise. Il est manifeste que le gouvernement a décidé de « passer en force », en ne respectant plus grand chose des principes démocratiques. Ce même gouvernement, attentiste en ce qui concerne la lutte contre la grande fraude, ne s’agitant, sans agir réellement, contre le système de l’opacité financière et le réseau des paradis fiscaux qu’après un scandale dévoilé par quelque lanceur d’alerte, rétif à toute taxation un peu conséquente des flux financiers, fait preuve de sa « détermination » sur ce dossier : il recourt à plusieurs occasions au 49.3, il se contrefout des critiques internes à sa propre majorité, il se moque d’une opinion publique majoritairement contre son projet de loi. C’est ce qu’ont rapidement compris, notamment, des citoyens, dont des syndicalistes : la « lutte de classes » était rendue très concrète par le gouvernement au travers de cette réforme législative qui allait, justement, réduire le pouvoir de la loi dans l’entreprise, et réduire le pouvoir du collectif le plus large, pour privilégier le pouvoir du « chef d’entreprise » face à « ses salariés », dans chaque entreprise, dans chaque établissement.

2. L’inversion des normes, dans l’entreprise, c’est le recul du collectif de travail dans l’entreprise et le renforcement du pouvoir des propriétaires des entreprises

Bien entendu, ceci ne nous a pas été présenté ainsi. Il nous a été dit qu’il s’agissait de rapprocher les prises de décision de la réalité du terrain. Il nous a été répété que les personnes directement concernées étaient les mieux placées pour décider des choses qui les concernaient au quotidien. Il nous a été chanté que, dans l’entreprise, le « collectif employeur – salariés » devait pouvoir décider de ce qu’il convenait de faire pour « leur » entreprise. Tout ceci était de l’enfumage. En France, il n’y a pas de système de cogestion institué et généralisé. En France, le droit de propriété prime dans l’entreprise, et c’est le propriétaire de l’entreprise qui décide. Le salarié vient « vendre sa force de travail » au propriétaire, et est alors sous son pouvoir Les syndicalistes collabos ont, de leur côté, souligné combien ils étaient attachés à cette démocratie « au plus près » de la mise en application des décisions. Il n’y a pas à s’étonner : dans l’histoire, lors de chaque période de tensions fortes dans un pays, il y en a toujours qui se mettent dans le camp des plus forts, du côté de ceux qui ont une apparente légitimité, qui se mettent avec ceux qui, aujourd’hui et maintenant, ont la réalité de certains pouvoirs, ont la réalité des nominations, des promotions, des prébendes, des gratifications, des légions d’honneur et des fins de carrière.

Depuis nombre d’années, avec ce gouvernement ou avec ceux qui l’ont précédé, nous sommes habitués à cette frénésie de « réforme ». Régulièrement, de nouveaux dossiers sont ouverts à « la réforme », et celles et ceux qui s’opposent sont aussitôt qualifiés de ringards, conservateurs, archaïques, etc. Et nous avons déjà largement constaté que toutes ces réformes vont dans un seul sens, un partage plus inégalitaire des richesses et des pouvoirs. Pour essayer d’expliquer l’ouverture de ce chantier, le gouvernement nous a dit qu’il s’agissait de « simplifier » le code du travail, afin d’en rendre la lecture, et l’application, plus simples, plus claires pour tous les intervenants, tous les « partenaires sociaux ».

La raison d’être d’un « code du travail » c’était de tenir compte de la réalité des rapports, dans l’entreprise, entre l’employeur et chaque employé : ce qui les réunit, ce n’est pas un contrat comme les autres, ce n’est pas un contrat commercial, entre deux parties à égalité de situation, c’est un contrat où l’un sera sous la dépendance de l’autre, et au service de l’autre. Par le code du travail, il s’agit donc que l’employé ne soit pas « la chose » de l’employeur », mais que des droits lui soient reconnus, par la loi, et donc que la loi puisse entrer dans l’entreprise et s’immiscer dans la gestion par l’employeur de ses employés, donc dans la gestion patronale.

Pendant des décennies, plus ou moins, le choix fondamental a été d’adapter le travail aux humains et non pas de plier les humains aux « exigences » du travail. C’est pourtant ce que le Président de la République, François Hollande, a annoncé en disant qu’il allait « adapter le droit du travail aux besoins des entreprises ». Au moment où le Medef structurait son projet de « refondation sociale », Denis Kessler, alors vice-président du Medef en novembre 1999, écrivait : « Avec la mondialisation, les systèmes économiques et sociaux sont devenus interdépendants. Les systèmes de protection sociale entrent en résonance, en concurrence, en compétition avec les modèles des autres pays. A l’avenir, tout dispositif social devra être passé au crible du raisonnement économique ». Ce qui veut dire que toute politique sociale menée par un gouvernement doit l’être à l’aune des exigences des entreprises. Ce qui signifie notamment la réduction de la part des salaires dans la valeur ajoutée (car il faut augmenter la part allouée à la rémunération du capital). Les gouvernements qui s’inscrivent dans cette cohérence ont leur ligne de route bien tracée : en France, c’est l’orientation prise par l’Assemblée générale du Medef du 18 janvier 2000 de « refondation sociale ». Le Medef signifiait qu’il ne voulait plus de lois constitutives de droits pour les salariés, mais qu’il voulait généraliser la notion de « contrat » entre l’employeur et le salarié. Là encore, rien de « moderne », mais le retour au capitalisme du XIXème siècle ! Tout ceci n’a rien à voir avec une « simplification », rien à voir non plus avec l’emploi. Et il était précisé que des conventions et accords collectifs pourront retenir une durée du travail différente de la « durée normale », qui remplacera la « durée légale ». Il était prévu que, dans de nombreux domaines, l’accord collectif d’entreprise (là où le rapport de forces est le plus faible, là où ce n’est pas une profession qui se réglemente et évite le dumping social entre ses membres) ou d’établissement passe avant l’accord de branche, même s’il est plus défavorable pour le salarié.

3. La question de la hiérarchie des normes, un point clé du système de relations sociales et du mode de régulation sociale

Il s’agit de savoir qu’elle articulation établir entre démocratie représentative et démocratie sociale. En France, nous sommes dans un pays « de droit romain » qui donne la primauté à la loi votée par les députés sur le contrat passé entre partenaires sociaux. En France, depuis le XIXe siècle, la hiérarchie est la suivante : Droits de l’Homme – Constitution – Loi – Accords interprofessionnels – Conventions collectives de branche – Accords d’entreprise. Chaque étage constitue un minimum et une base pour l’étage inférieur. Ainsi, si la loi fixe le SMIC à 1 500 euros mensuels, aucun accord de branche ou d’entreprise ne peut, aujourd’hui, fixer le SMIC à 1 000 euros par exemple pour les salariés de telle branche ou de telle entreprise. Au contraire, la dynamique du progrès social peut être initiée par un accord d’entreprise « pionnier » qui se généralise ensuite à la branche puis devient, de par la loi, un nouveau minimum.

L’élargissement de la durée des congés payés en France illustre bien cette dynamique de progrès social. Les congés payés ont été créés par la loi du 20 juin 1936 (deux semaines). Le 15 septembre 1955, un accord a été signé entre le PDG de la Régie Renault et quatre syndicats, accord comportant notamment l’instauration d’une troisième semaine de congés payés. Puis, l’accord Renault fit tache d’huile, en commençant par le Groupe des Industries Métallurgiques de la région parisienne avec l’accord du 24 novembre 1955. La contagion devait se poursuivre dans la métallurgie, la banque, les mines, le textile. Les élections du 2 janvier 1956 amenèrent au Palais Bourbon une majorité de gauche et le gouvernement Guy Mollet déposa un projet de loi prévoyant la troisième semaine de congés payés (loi votée le 27 mars 1956). Les congés payés sont ensuite passés à quatre semaines (loi du 17 mai 1969), puis à cinq semaines (ordonnance du 16 janvier 1982). Il y avait un « effet cliquet » qui interdisait le retour en arrière et protégeait donc les entreprises pionnières d’une concurrence excessive, dans la branche dans un premier temps, par le coût salarial (le dumping social).

La hiérarchie des normes a commencé à être érodée par Martine Aubry dans la loi Aubry 2 qui stipulait que des accords de branche pouvaient déroger à la loi dans certains cas (par exemple, l’amplitude de la journée de travail). La volonté du gouvernement, avec la loi El-Khomri, était d’aller bien plus loin : « La primauté de l’accord d’entreprise en matière de durée du travail devient le principe de droit commun », ce qui signifie qu’une convention ou un accord d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche, peut déroger à la loi. Ainsi, dans les entreprises où le pouvoir syndical ou le pouvoir collectif des travailleurs est faible (et il est affaibli partout par l’organisation d’un chômage de masse), il y aura des « accords » de régression sociale, et ces accords d’entreprise feront pression à l’égard des autres entreprises de la même branche. Il y aura un « effet cliquet », mais qui jouera dans le sens inverse, tirant tout vers le bas pour les salariés.

4. Un gouvernement minoritaire et qui se radicalise au service de la finance

Le choix du gouvernement d’actualiser un front supplémentaire dans la lutte de classes a provoqué une forte mobilisation syndicale, sociale et citoyenne. En plus des manifestations syndicales, cette fois répétées et poursuivies durant plusieurs mois dans la même unité qu’au départ (CGT, FO, FSU, Solidaires, UNEF, UNL, FIDL), et de quelques grèves, l’opposition a aussi pu se mesurer par d’autres éléments : des pétitions nombreuses et massives, des occupations, des blocages, l’émergence de collectifs divers, l’apparition de lieux de réflexion et de mise en cause progressivement plus globale de la société (Nuit Debout dans un certain nombre de villes), des déclarations d’intellectuels, de sociologues, d’économistes, etc.

Le gouvernement a répondu par l’autoritarisme.

Autoritarisme dans la rue, avec l’usage fait des forces de police, avec les provocations à peine dissimulées, avec la recherche fréquente de la confrontation physique, avec la manipulation de casseurs.

Autoritarisme au Parlement, puisque le gouvernement, dépourvu de majorité à l’Assemblée Nationale, a dû dégainer à chaque lecture l’article 49-3 avant l’article 2 du projet de loi en première lecture et avant même toute prise de parole en deuxième lecture. Le résultat, c’est notamment que le projet de loi travail n’aura jamais été débattu en séance publique à l’Assemblée Nationale. A plusieurs occasions, notamment au Sénat, le gouvernement n’a pu cacher sa connivence avec « l’opposition de droite » sur ce dossier, donnant corps aux discours qui opposent les « 1 % aux 99 % ». Par exemple, au Sénat, le 24 juin 2016, le sénateur Les Républicains de l’Yonne, Jean-Baptiste Lemoyne, s’adressait ainsi à la ministre du Travail El Khomri « Nous avons toujours été favorables à la primauté de l’accord d’entreprise. Aujourd’hui, vous reprenez cette logique. C’est formidable ! Ce projet de loi s’inscrit dans la continuité des réformes menées par les précédentes majorités ».

Autoritarisme social également, car ce projet de loi n’a pas fait l’objet d’une réelle négociation, malgré l’engagement, long et déterminé, d’une majorité des organisations syndicales de salariés et de jeunes, malgré l’opposition de la CFE-CGC, et même malgré les critiques de l’UNSA.

La lecture d’un communiqué de l’UPA (Union Professionnelle Artisanale) éclaire bien le sens du projet du gouvernement : « la loi Travail a été taillée pour les grandes entreprises, comme le prouve son article emblématique qui permettra aux grandes entreprises de signer des accords d’entreprises dérogatoires, ce que ne pourront faire les TPE-PME qui pourtant représentent l’immense majorité des entreprises françaises… Ces dispositions vont favoriser l’émergence d’une nouvelle forme de concurrence déloyale, entre les entreprises qui pourront déroger à certains articles du code du travail et celles qui devront les respecter intégralement. Pour l’UPA, la priorité était au contraire de maintenir et même d’augmenter la portée des accords de branche qui couvrent la quasi-totalité des entreprises et des salariés de ce pays ». Cette analyse de l’UPA confirme qu’il s’agit de la poursuite de tensions à l’intérieur du système capitaliste, entre le capitalisme entrepreneurial des petites et moyennes entreprises et le capitalisme financier et mondialisé qui, progressivement, absorbe, colonise, écrase tout.

Autoritarisme politique et idéologique, quand le gouvernement n’a cessé de recourir au mépris des oppositions, à leur dénigrement, au mensonge, à l’utilisation sans limites des idéologues libéraux et des experts et économistes labellisés par le système.

Foutage de gueule, quand le gouvernement demande aux manifestants de cesser leurs récriminations dans un contexte de menaces terroristes, puis d’inondations, puis de championnat d’Europe de football en France, comme si le gouvernement et le MEDEF cessaient leur lutte de classes et faisaient « la trêve », comme l’église catholique prônait une suspension de l’activité guerrière durant certaines périodes de l’année (Trêve de Dieu). Manipulations grossières quand le gouvernement, avec tous les serviles et les larbins qui accourent, cherche à diviser le mouvement syndical regroupé dans l’opposition à son projet de loi, en mettant en avant la CGT, et particulièrement même son seul secrétaire général. Partout, le gouvernement a utilisé la stratégie de la tension, physique, et idéologique, dans la rue, dans les discours, dans les médias, etc. C’est dire si la demande du capitalisme financier est forte.

5. La radicalisation du néolibéralisme

Présentée comme une simplification du Code du Travail par le gouvernement, la loi El Khomri en est plutôt une déconstruction. Elle est une étape dans l’offensive oligarchique dirigée contre les droits sociaux et économiques d’une part et contre les droits civils et politiques d’autre part, des citoyens. Il ne s’agit pas de faire disparaître l’État, mais de mettre l’État néolibéral au service des intérêts privés. Ceci se traduit notamment par une réduction des normes publiques, élaborées plus ou moins démocratiquement, au profit des normes privées, décidées, in fine, par les détenteurs du droit de propriété. Le droit de vote politique, universel, est réduit de sa substance, et remplacé par le pouvoir de ceux qui possèdent. C’est un retour au droit de vote censitaire : ceux qui possèdent peuvent décider du sort de la collectivité. La mission régalienne de « maintien de l’ordre et de répression » se traduit progressivement en une utilisation de l’appareil d’État comme force d’opposition à tout ce qui peut être considéré comme un obstacle à la liberté des grandes entreprises et à la valorisation du capital. L’État doit agir pour favoriser la liberté de la concurrence et la compétition entre les acteurs économiques. Nous voyons que l’État est fort quand il s’agit de réprimer le mouvement social et les citoyens (arrestations au cours de manifestations du printemps, salariés de Goodyear, chemise arrachée à Air-France, manifestations interdites, etc.), mais qu’il est particulièrement attentif aux droits des particuliers en matière de criminalité financière, par exemple. L’article 34 de la Constitution stipule « La loi détermine les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale ». En inversant les normes, on réduit à peau de chagrin le principe selon lequel « Tous les citoyens sont égaux devant la loi » : plus le champ de la loi est réduit, plus le contrat est privilégié par rapport à la loi, et moins ce principe constitutionnel d’égalité des citoyens devant la loi trouve à s’appliquer.

6.  Où veulent-ils aller ?

Les demandes du Medef, exprimées dans leur programme de « refondation sociale » de 2000, étaient à prendre au sérieux, tout comme les propos de Denis Kessler. La ligne de force des demandes du patronat des multinationales, c’est de laisser les patrons « patronner »  dans leurs entreprises. Les réglementations, les législations qui s’immiscent dans l’entreprise, dans la gestion patronale, doivent progressivement être effacées. Et le législateur actuel a pour fonction, notamment, de procéder à ce recul progressif de la loi dans l’entreprise. C’est plus ou moins ce à quoi contribue la loi travail actuelle en faisant en sorte que, désormais, dans l’entreprise, particulièrement en matière de temps et de durée du travail, la loi s’efface devant le contrat, terme pudique pour ne pas dire que la loi ne doit pas primer le choix patronal. A terme donc, ce patronat souhaite avoir les mains libres chez lui, puisque l’entreprise lui appartient, et que c’est donc bien là sa conception du droit de propriété des entreprises.

La direction impulsée par ces demandes patronales, c’est une liberté toujours plus grande des propriétaires des entreprises dans leurs entreprises, c’est-à-dire la liberté de pouvoir faire comme ils l’entendent pour tirer des richesses de leurs entreprises.

Si les demandes des multinationales continuent de « faire la loi », le « partage » des fonctions dans le pays, entre l’État et l’entreprise, devrait se clarifier aux yeux d’un plus grand nombre.

Les propriétaires des grandes entreprises auraient les mains libres pour « créer les richesses » (en disant autrement : pour exploiter les travailleurs). Pendant que les propriétaires des entreprises seraient laissés libres chez eux, la fonction du législateur, et de l’appareil d’État, se trouvera réduite et simplifiée. La fonction de l’État, dans une telle vision, c’est uniquement tout ce qui était anciennement appelé le « pouvoir régalien » : la police, la justice, le maintien de l’ordre (bien entendu, le maintien de « l’ordre existant », c’est-à-dire le maintien des pouvoirs et privilèges des multinationales), les impôts (là aussi, avec le souci de « l’entreprise », c’est-à-dire qu’il s’agira toujours de baisser ce qui est demandé au capital et d’augmenter ce qui est demandé au plus grand nombre (baisse de la progressivité de l’impôt sur le revenu, augmentation de la TVA, etc.).

L’objectif recherché par les multinationales se clarifie donc : quand l’État pourra encore intervenir, il sera « cadré » par les demandes des propriétaires des entreprises. En effet, Kessler précise bien qu’à terme « tout dispositif social devra être passé au crible du raisonnement économique ». C’est-à-dire que le patronat demande que le législateur, quand il intervient dans le domaine « social », le fasse toujours avec le souci premier de l’intérêt des propriétaires des entreprises. C’est là que nous trouvons la cohérence des politiques gouvernementales menées depuis pas mal d’années. Les politiques budgétaires, la prochaine nouvelle baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33, 3 % à 28 %), les politiques de casse des services publics, de privatisation des profits et de collectivisation des pertes (ainsi de l’indemnisation des personnes victimes d’un médicament mis sur le marché, quand le laboratoire a été laissé libre d’accumuler des profits et quand c’est ensuite un fonds public qui vient aider les victimes), etc., tout ceci illustre ce que peut signifier la « primauté du raisonnement économique ». Et nous voyons aussi comment se concrétise cette demande des multinationales quand sont signés des traités commerciaux bilatéraux ou « régionaux ». De plus en plus souvent, ces traités contiennent des dispositions qui visent à prévenir toute loi nationale nouvelle qui, dans un pays, pourrait venir réduire les opportunités de profits d’une multinationale. De telles dispositions s’ajoutant à la création « d’instances d’arbitrage privées » visent à exclure à terme les multinationales des « aléas démocratiques » : un pays pourra se donner très démocratiquement un gouvernement voulant réduire sa dette, par exemple en imposant plus fortement les investissements et les profits des multinationales, mais il devra alors « compenser » auprès de ces multinationales leur manque à gagner.

Dans un tel système, la création de richesses dans les entreprises est du seul choix des propriétaires des entreprises : les choix d’investissements, les politiques d’emploi, les conditions de travail, le choix des marchés, etc. La logique de la demande patronale est aussi que la répartition des richesses dans l’entreprise relève du seul choix patronal (quelles parts pour la rémunération des actionnaires, des dirigeants, des salariés, etc.). Et le Medef demande aussi à avoir un droit de regard sur la répartition des richesses dans la société puisque toute législation sociale doit être faite à l’aune des intérêts des entreprises.

Cette absence totale de démocratie sur le lieu de création de richesses, à savoir dans les entreprises, liée au recul du champ et de l’intervention de la loi, aurait forcément des conséquences sur le niveau de fonctionnement démocratique du pays. Nous en voyons déjà, d’ailleurs, de plus en plus souvent, la concrétisation, en France comme dans la plupart des pays riches et « développés ». Dans un tel cadre, le vote politique n’a progressivement d’utilité immédiate et réelle que dans les domaines où le pouvoir politique a été circonscrit. Ainsi, quel que soit le vote, la politique économique ressort plus ou moins à l’identique, peuvent être différents, le niveau, le rythme, l’intensité et la brutalité des « réformes ». Par exemple, il est peut-être possible que les quelques mesures positives contenues dans la loi travail, comme les actions de prévention des agissements sexistes, soient remises en cause par un gouvernement encore plus ouvertement réactionnaire. C’est ce qui relève des différences de style dans l’application de politiques économiques qui suivent la même cohérence : plus ou moins de brutalité, plus ou moins de pansement des plaies. Dans une telle situation de recul du champ de la loi et de son exclusion progressive du champ économique, les débats politiques sont reportés essentiellement sur « le reste ». En France, nous avons abondance d’intervenants sur les sujets qui nous sont mis en exergue : le mariage pour tous, la déchéance de nationalité, les politiques migratoires, les politiques « sécuritaires », le voile, le burkini, les menus dans les cantines scolaires, etc. !

Ceci a forcément des conséquences sur l’organisation très concrète de la vie politique dans chaque pays. Les gouvernements peuvent de moins en moins agir pour aller effectivement vers un autre partage des richesses en faveur du travail, coincés qu’ils sont du fait des limites, des contraintes et des cadrages acceptés et mis en place par eux et leurs prédécesseurs. Si des candidats font des promesses en ce sens (par exemple, « mon ennemi, c’est la finance »), ils n’en font rien ensuite (soit que leur promesse était mensonge dès le départ, soit que son application impliquerait des rapports de force apparaissant inatteignables). Et quand un gouvernement semble, pendant un temps, décidé à procéder à cet autre partage, les tenants de la poursuite du système de répartition de plus en plus inégalitaire savent user de plein de moyens de pression pour faire reculer ce gouvernement, sauf à s’engager dans un affrontement décisif, et incertain. C’est ce que connaît le peuple grec depuis le début de l’année 2015. Très concrètement toujours, les « solutions » gouvernementales peuvent plus ou moins varier d’un pays à l’autre en fonction des traditions politiques et des réalités constitutionnelles, mais les résultats quant aux politiques économiques, budgétaires, sociales, etc., menées diffèrent très peu. Dans certains pays, l’illusion de l’alternance peut être poursuivie (entre « gauche » et « droite » le plus souvent), les différences en matière économique portant plus sur la manière que sur le fond, mais les différences, et les choix réels, pouvant se poursuivre dans certains domaines sociétaux. Dans d’autres pays, la « gouvernance » des hommes et des choses peut conduire à un gouvernement « d’union nationale » où les partis de gouvernement acceptent de gouverner ensemble, bien entendu là aussi au service de la finance. Dans d’autres pays, ces partis de gouvernement s’effacent et laissent ouvertement la place à des personnes venant directement « du système » (la BCE, Goldman Sachs, etc.). Et la suite logique d’une telle situation, c’est l’interrogation sur les limites du « système démocratique réellement existant », comme il nous était parlé, il y a quelques décennies, du « communisme réellement existant ».

Gérard Gourguechon, 26 août 2016

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L'investissement éducatif au cœur des contre-réformes libérales

par Francis Daspe

 

Commentaire de la Rédaction
1. L’auteur donne à croire que la libéralisation date de Sarkozy, que du temps de Savary et Jospin c’était mieux. Or elle remonte aux années 1970, pour ne pas dire plus haut. Il parle de “SMIC culturel”. Or c’est ce qu’on reprochait déjà à la réforme Haby : limiter le savoir dispensé aux enfants. Car en vérité, la volonté bourgeoise de limiter les effets émancipateurs de l’école publique date de l’école publique elle-même : voyez la suppression des moniteurs dès la monarchie de Juillet, parce que les enfants apprenaient trop vite à lire.
2. L’auteur parle des savoirs sans préciser leur fonction. Il donne à croire qu’ils ont pour but de permettre aux élèves de réussir leur carrière. Or le caractère de l’école publique est de dispenser des savoirs émancipateurs, indépendamment de leur utilité professionnelle. Il a donc raison de dire que la financiarisation de l’éducation accroît les inégalités, mais il oublie surtout de dire qu’il s’agit d’abord de la démolition d’une institution essentielle de la république (et non d’un simple service public). Peut-être est-ce un relent d’un marxisme mécaniste purement économiste, comme on a pu l’entendre dans la mouvance du PCF, qui refusait d’admettre la fonction émancipatrice de l’école.

Francis Daspe est co-auteur avec Paul Vannier du livre Manifeste pour l’école de la sixième République (éditions du Croquant, août 2016). Il est également responsable de la commission nationale éducation du Parti de Gauche et secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée.

En matière d’éducation, les contresens idéologiques et les renoncements politiques ont caractérisé le quinquennat qui s’achèvera l’an prochain. Un verdict identique serait valable pour le précédent quinquennat. Un dénominateur commun solidarise en effet les politiques menées par Nicolas Sarkozy et François Hollande : le concept d’investissement éducatif. C’est un véritable venin qui catalyse les dernières réformes éducatives.

Le principe de base est fort simple. Pour les libéraux, le rôle de la puissance publique doit se limiter à la transmission de connaissances de base aux élèves. Celles-ci correspondent grosso modo aux apprentissages fondamentaux déclinés dans la version minimaliste et utilitariste du socle commun de compétences de la fin de la scolarité obligatoire au collège. Toute acquisition de savoirs au-delà de ce « smic culturel » est susceptible de permettre à celui qui en est le bénéficiaire d’accéder à un métier lui permettant des gains financiers dans sa future vie professionnelle d’adulte. Par conséquent, les libéraux considèrent que l’opération doit relever d’un investissement de la part des familles, et non pas être une dépense de la puissance publique. Un investissement d’ordre éducatif en somme.

Cette logique trouve sa traduction concrète dans certaines réalités et certains projets. La très contestée réforme du collège l’illustre parfaitement, par le rabougrissement organisé des savoirs transmis. C’est le cas aussi de la floraison des officines de soutien scolaire censées compenser, pour ceux qui en ont les moyens, les insuffisances d’une transmission de savoirs ainsi volontairement rabougris. Cela va de pair avec les exonérations fiscales dont bénéficient les cours particuliers financés par les familles à leurs rejetons. Et au final, Acadomia prospère… Il est vrai que ces dépenses génèrent des flux financiers en circuit fermé : l’argent ne sort pas réellement de l’entre-soi de l’oligarchie. Il faut bien fluidifier le système, tout en écartant les autres dont la promotion pourrait troubler cette élite déjà installée…

La logique du chèque éducation s’inscrit pareillement pleinement dans le cadre de l’investissement éducatif. Chaque famille doit être responsable de ses choix en matière de scolarité de ses enfants. Il convient alors de faire jouer la concurrence en évoluant dans le labyrinthe d’un système éducatif transformé en marché. Le triptyque infernal des libéraux peut donc se mettre en route pour produire ses effets dévastateurs : individualiser, responsabiliser, culpabiliser. L’absurde de cette logique conduit à l’endettement des familles les plus modestes pour financer les études des enfants. Et c’est ainsi que l’on crée le scandale de la dette étudiante, explosif dans les pays anglo-saxons, en passe de le devenir de manière semblable en France. Ou celui des étudiants salariés, principale cause de l’échec au niveau du supérieur.

Pour l’école de la République, la menace porte un nom : la financiarisation de son fonctionnement et la marchandisation des savoirs. Il y a un danger mortifère à concevoir l’organisation de l’école comme un marché. L’idéologie dominante n’a pas épargné l’école, octroyant une place considérable aux concepts liés à l’économie de marché. Ces concepts agissent, en toute circonstance, comme une vérité révélée. Le dogme de la main invisible et les autres arguments métaphysiques du libéralisme ont été introduits dans le système éducatif. Ils y sont à l’œuvre et y impriment puissamment leur marque. Il y a bien urgence à contrecarrer la notion d’investissement éducatif si l’on veut éviter que ce venin ne paralyse l’école de la République.

 

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Turquie : d’un coup, l’autre !

par Michel Rogalski

 

Les analystes peinent à caractériser ce qui s’est passé en Turquie le 15 juillet. Coup d’État, contrecoup, purge, reformatage de l’État, … Le discours officiel, faisant mention d’un complot de la Confrérie Hizmet – sorte de franc-maçonnerie musulmane – infiltrée dans la haute administration et l’armée et animée par le prédicateur, en exil aux États-Unis depuis dix-sept ans, Fethullah Gülen, ne rencontre qu’une écoute polie, mais non convaincue des chancelleries. Mais tous s’accordent à penser que se qui s’est passé ainsi que la suite des événements relèvent de la plus haute importance et pourrait constituer un séisme pour la région, tant le rôle et la place qu’y joue le pays sont essentiels. Fidèle pilier de l’Otan, attirée par l’Union européenne avec laquelle elle entretient d’importants échanges, la Turquie apparaissait jusqu’ici comme un pays stable voisinant un océan chaotique, et constituait de ce fait un partenaire pour les grandes puissances, notamment occidentales. Elle avait réussi à ne pas être happée trop centralement par les naufrages irakien et syrien, avait su accueillir plusieurs millions de personnes déplacées du fait de la guerre et était apparue en capacité de tarir avec succès les flux se dirigeant vers l’Europe. Bref, elle était devenue au fil des années, aux yeux de la communauté internationale, le partenaire fiable de la région, aux côtés il est vrai de l’Iran, d’Israël et de l’Arabie saoudite et avait réussi – sauf avec le régime d’Assad – à maintenir, à l’aide d’une diplomatie intelligente, de bonnes relations avec son environnement géographique. Même les liens avec Israël, un temps gelés à la suite de l’arraisonnement de bateaux turcs apportant une aide humanitaire à Gaza, avaient repris permettant aux bateaux d’accoster au sud d’ Israël – on imagine pour inspection – pour repartir ensuite vers Gaza.
C’est donc un rouage important et clé de la région qui entre en période de forte turbulence. Indiscutablement ce pays se réoriente vers un nouveau modèle et son leader Recep Erdogan qui dirige le parti islamo-conservateur (AKP – Parti de la Justice et du Développement, à la tête de 317 députés sur 550) bénéficie d’une aura renforcée par l’échec du putsch.
On ne s’attardera pas sur les aspects autoritaires et répressifs du régime, sur sa propension à réduire les opposants au silence en emprisonnant massivement divers secteurs de la société, des intellectuels aux militaires en passant par des magistrats et des journalistes. Nous sommes en présence d’un régime autoritaire, musclé, peu respectueux des libertés publiques fondamentales qu’il piétine au nom d’une chasse aux comploteurs, mais néanmoins légitime si l’on en juge par les démonstrations de force massives de ses supporters. Car l’habileté du pouvoir n’est plus à démontrer. La popularité du Président est à son zénith après sa victoire sur la tentative de putsch. Il a réussi à amener les quatre partis représentés au Parlement l’AKP, le MHP – extrême droite nationaliste, le CHP – centre gauche laïc et kémaliste -, le HDP – Parti Démocratique des Peuples, gauche liée au mouvement kurde – à dénoncer la tentative de putsch et à soutenir ses appels à la résistance civile. Or cette société civile est « travaillée » depuis des années par les imams en phase avec la Direction des affaires religieuses – la Diyanet – placée sous la tutelle du Premier ministre. Le but ouvertement affiché est de toiletter la société de toute survivance kémaliste et donc d’opérer un tournant marqué vers plus d’islamisation. C’est certainement le premier sens à donner au tournant engagé par Erdogan. La chasse aux sorcières s’apparente à un fort règlement de comptes entre anciens alliés d’hier car les réseaux gülenistes ont longtemps travaillé de concert avec l’AKP, le parti du Président. Ils s’en étaient écartés lorsque Gülen avait commencé à prendre ses distances très tôt contre cette dérive islamiste. L’orientation antikurde se renforce et a poussé le pouvoir à refuser de dialoguer avec le HDP qu’il cherche à réduire à tout prix. Au-delà de la purge, certains prêtent au Président l’intention de refonder le pays à travers un reformatage de l’État et l’adoption d’une nouvelle constitution lui permettant d’établir un régime hyper-présidentiel sans contre-pouvoir. Nul doute également que l’orientation libérale-conservatrice sera maintenue. Le caractère nationaliste du régime, notamment anti-occidental sera probablement renforcé. Les trois maîtres-mots du nouveau régime seront : islamisation, conservatisme social, nationalisme, l’ensemble maintenu sous une chape répressive. Ce qui éloignera la Turquie de son histoire récente marquée par la modernité kémaliste et laïque sur laquelle l’armée s’enorgueillissait de veiller avant son affaiblissement.
L’interrogation circule en Europe sur le fait de savoir si cette dérive turque n’a pas été alimentée par l’attitude souvent méprisante adoptée à l’égard de ce pays qu’on encourageait à entrer dans l’Union européenne tout en provoquant une course d’obstacles rendant cette adhésion toujours plus lointaine et hors de portée. Erdogan considère certainement que l’Union européenne ne s’est pas comportée avec sincérité à son égard, ce que confirmerait le refus maintenu à la dispense de visas pour ses ressortissants alors même qu’il a fait la preuve de sa responsabilité en accueillant le retour des déplacés auquel il s’était engagé. Mais les milieux sensibles à cette thématique sont en régression en Turquie, parce que ce qui y progresse c’est une islamisation rampante qui s’inscrit parfaitement dans les tendances lourdes de la région et à laquelle ce pays n’avait aucune chance d’échapper. La politique de l’Union européenne, au demeurant peu claire dans la région, n’avait aucune chance de pouvoir contrarier cette évolution qui tient pour l’essentiel à l’environnement régional.
Il en découlera certainement une nouvelle diplomatie turque marquée par quelques inflexions nationalistes et anti-occidentales qui exalterait plus la grandeur ottomane que la République d’Atatürk. Mais les fondamentaux structurants comme l’appartenance active à l’Otan ont peu de chances d’être remises en cause. Tout au plus verra-t-on émerger une première dans l’histoire de cette institution, à savoir l’un de ses membres qui s’armerait chez les Russes et s’engagerait dans une coopération technico-militaire ! Mais la coopération avec les Russes sera plus large. Lors de la visite d’Erdogan à Moscou – décidée avant le putsch – les déclarations ont indiqué les grands domaines concernés. D’abord l’énergie et la réactivation de grands projets de gazoducs un temps déjà envisagés. La géographie commande les projets. La Turquie importe la moitié de son gaz de Russie, ce qui constitue une forte dépendance. Les Russes veulent associer la Turquie à la construction d’un gazoduc – le TurkStream – qui passerait sous la Mer noire et remplacerait le projet South Stream abandonné par l’Europe car permettant aux Russes de contourner l’Ukraine. L’objectif reste le même et permettrait aux deux pays d’alimenter et de contrôler l’approvisionnement de l’Europe du Sud. La Turquie bénéficierait de tarifs préférentiels. Au cours de cette rencontre Poutine semble avoir convaincu son interlocuteur de modifier sa position très figée sur la Syrie et le régime d’Assad. La politique turque vis-à-vis de la Syrie sera infléchie, donc moins rigide, ce qui fâchera encore un peu plus les Européens.
Le différend avec les États-Unis soupçonnés de jouer un double jeu est très vif. Ils sont accusés de forte bienveillance vis-à-vis de la Confrérie. Ils s’opposent à la demande d’extradition de son chef Fethullah Gülen. Vu l’importance des liens entretenus entre les deux pays, il s’agira vraisemblablement d’une brouille passagère.
À la faveur de cette tentative de putsch, la Turquie a choisi de s’aligner sur la force montante dans la région, l’islamisme avec toutes les réorientations tant internes qu’externes que cela suppose. La priorité est de fermer la « parenthèse kémaliste » et de débarrasser le pays de tous les marqueurs qui se sont imposés après l’effondrement de l’Empire Ottoman. Et d’accompagner ce revirement d’une poussée nationaliste anti-occidentale et faisant appel aux valeurs de cet Empire. C’est le sens de ce grand tournant. La République turque kémaliste a vécu et le pays se normalise en rejoignant la montée de l’islam politique dont l’emprise gagne la région.



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