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L'obscurantisme programmé par la réforme Blanquer de la formation des enseignants

Des armes pour le terrorisme islamique

par Jean-Noël Laurenti

 

Le ministère de l’Éducation Nationale a mis en place au printemps dernier une réforme de la formation des enseignants, dite réforme Blanquer[1]. Un des points important est la refonte des épreuves des concours de recrutement, notamment du concours de professeurs des écoles (CRPE) et de professeurs du second degré (CAPES). Les projets en ont été communiqués officieusement et soulèvent l’indignation de certains jurys[2] et des spécialistes des disciplines[3], qui dénoncent en elle la fin d’une école républicaine qui instruise et apprenne à penser. Ces nouvelles dispositions prennent une signification particulière à l’heure où le terrorisme religieux frappe à la porte de l’école.

Au fil des réformes durant les précédentes décennies, les épreuves dites « académiques » (qui évaluent les connaissances des candidats et leur maîtrise des savoirs qu’ils vont devoir enseigner) ont été mises à mal. Mais ici, le saut est radical.

Dans la version actuelle, les épreuves se distribuent entre deux épreuves écrites d’admissibilité toutes deux académiques (français et mathématiques pour le CRPE ; dissertation, puis langue française en lettres modernes ; question d’histoire ou géographie, puis commentaire de documents, etc.), et deux épreuves orales d’admission : une « mise en situation professionnelle » (un cours ou une explication de texte) et une épreuve sur dossier (épreuve pédagogique ou didactique portant sur un sujet de la discipline).

Dans la nouvelle version, la seconde épreuve académique est remplacée par une épreuve pédagogique. La première épreuve orale est elle aussi pédagogique : « conception et d’animation d’une séance d’enseignement » (ce qui suppose que l’enseignant anime et que c’est ce qui définit un cours). La nouveauté est dans l’institution d’une seconde épreuve orale « d’entretien sur la motivation du candidat et sa connaissance de l’environnement et des enjeux du service public de l’éducation, sa capacité à incarner et verbaliser les valeurs de la République et à se positionner en fonctionnaire. L’oral d’entretien doit permettre au candidat de faire valoir son parcours, mais aussi de valoriser ses travaux de recherche. »

Au total, seule la première épreuve d’écrit est vraiment académique. Dans les autres épreuves, la vérification des connaissances des candidats n’est pas l’objectif central, et elle n’intervient pas dans l’épreuve d’entretien (sauf très éventuellement à propos des « travaux de recherche », qui pourraient bien n’être que pédagogiques). Cela va dans le sens des prévisions du ministère, qui s’assigne dans le schéma des formations aux concours une ambition de seulement 45 % pour le secondaire consacrés à la maîtrise des savoirs fondamentaux (55 % pour le premier degré, mais incluant des éléments de morale, parmi lesquels la « transmission des valeurs républicaines », qui ne sont pas des savoirs académiques). La vérification des connaissances des candidats sera donc minimale, et cela alors que, dans la réalité actuelle, leur niveau est souvent faible, parce que les meilleurs étudiants, sauf ceux qui se sentent une vocation, vont exercer d’autres métiers. La préparation du concours pourrait être un moment de mise à niveau, ce que sont (partiellement) les préparations aux concours actuels. Mais le ministère a trouvé une autre solution, qui est de vérifier le moins possible ce niveau.

Un tel mépris des savoirs va exactement à l’opposé de ce qu’est l’école de la République, que le ministre de l’Éducation nationale prétend défendre et illustrer : l’instruction républicaine pour but l’émancipation des citoyens, et pour cela l’apprentissage de l’esprit critique, l’esprit d’examen à l’égard de toute croyance, y compris de celles qui pouvaient sembler des évidences et qui ne sont que des opinions. Or cet exercice de l’esprit critique, indispensable à la liberté, est, pour reprendre la formule de Condorcet, « impossible à l’ignorant ». Il se construit par l’acquisition de savoirs, par le jeu des confrontations, des doutes et des méthodes que requièrent ou suscitent ces savoirs multiples. Une accumulation de savoirs mal entendus ne garantit sans doute pas la formation de l’esprit critique. ; mais l’absence de savoir garantit encore plus sûrement l’asservissement à toutes les manipulations. Dans les conflits, elle engendre aussi l’impossibilité de définir clairement les désaccords, d’exprimer des arguments et d’entendre ceux des autres, et favorise la violence aveugle.

Ce reniement de l’esprit critique, c’est précisément ce que dit la seconde épreuve orale « d’entretien ». Cette épreuve était en gestation depuis la réforme dite de la « mastérisation des concours », en 2009, où la thématique « Agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable » avait été introduite au détour d’une des épreuves orales, avant qu’un arrêté de 2010[4] ne l’insère parmi les dix compétences professionnelles de l’enseignant. Désormais, elle devient l’objet d’une épreuve spécifique, au détriment des savoirs.

Qu’on demande aux enseignants d’agir dans le cadre de leur mission de fonctionnaire au service de l’intérêt public, quoi de plus légitime ? mais l’entretien vise à vérifier plus que la connaissance du système éducatif et de ses règlements : on lui demande d’« incarner » des « valeurs ». On se demande quel est exactement le périmètre de ces « valeurs » de la République dans un pays qui laisse fermer des usines quand les actionnaires s’enrichissent. Le principe même de l’entretien, inspiré de l’entretien d’embauche en entreprise, accorde lui-même une place de premier plan à la subjectivité, à l’opposé de l’objectivité (toujours imparfaite, certes, mais qui n’en reste pas moins un principe nécessaire) qui doit être celle d’un concours : les candidats seront invités à se conformer au politiquement correct attendu, naïvement et, dans le meilleurs des cas, hypocritement. À l’opposé de la liberté d’esprit que la République laissait à ses professeurs, dans le cadre de leurs devoirs de fonctionnaires, précisément parce qu’ils devaient la communiquer à leurs élèves.

Pour finir le tableau de la réforme Blanquer de la formation des enseignants, mentionnons un point suffisamment dénoncé et qui n’est pas ici notre sujet central : le concours, qui jusqu’ici se passait à bac + 4 (fin d’année de master 1), serait déplacé à bac + 5 (master 2). Actuellement, après le concours, les lauréats sont stagiaires et payés comme professeurs débutants jusqu’à leur titularisation pédagogique à bac + 5. Dans la nouvelle formule, n’ayant pas passé le concours, ils pourront seulement recevoir, durant leur année de master 1, une bourse de 600 € mensuels environ. Il y a de quoi décourager les candidats d’origine modeste, donc aggraver la crise de recrutement que connaît l’Éducation Nationale : d’où une nouvelle du diminution du niveau des concours, donc de la qualité des savoirs dispensés à la jeunesse.

Avec de tels maîtres, avec une telle conception de l’enseignement, comment la république peut-elle faire face au terrorisme islamique ? À la suite de l’attentat du Bataclan et du Stade de France, Najat Vallaud-Belkacem avait proclamé la « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République ». Elle avait annoncé « onze mesures » dont, cinq ans plus tard, on peut en mesurer les effets. À cette occasion, nous avions analysé ces mesures dans un article[5] dont, malheureusement, rien n’a vieilli. La démolition de l’école républicaine a continué, tout comme, depuis le début des années 1960 et encore plus depuis l’affirmation du nouvel ordre libéral, elle a été méthodiquement organisée sous le prétexte d’une fausse démocratisation, et cela quelle que soit la couleur des gouvernements, d’accord entre eux sur l’essentiel malgré les nuances.

Rappelons que refuser le savoir aux jeunes des quartiers défavorisés, sous prétexte qu’il faut « se mettre à leur niveau », c’est consacrer et conforter les inégalités ; c’est les payer en monnaie de singe quand par ailleurs les ministres prétendent lutter contre l’échec scolaire ; c’est les condamner à la misère sociale et au ressentiment. C’est aussi les laisser intellectuellement désarmés en proie facile pour le premier prêcheur venu, qui transformera ce ressentiment en haine.

Rappelons aussi que c’est aller à l’encontre de la cause qu’on prétend défendre que de parler de « valeurs » de la république. On ne le redira jamais assez : de même que la laïcité n’est pas une opinion parmi d’autres en matière de croyances religieuses, de même les principes républicains (parmi lesquels la liberté de conscience et le droit de critiquer toutes les religions) ne sont pas des « valeurs », car des valeurs sont nécessairement subjectives, relatives et appellent une adhésion d’ordre affectif à une communauté : la république, comme la laïcité, est un dispositif rationnel permettant à tous, quelle que soit leurs origines ou leurs croyances, de vivre ensemble sans que personne empiète sur les droits de l’autre. Pour la même raison, l’école n’est pas un « service public » dont chacun serait  libre ou non de profiter comme on prend le train ou comme on consomme de l’électricité, mais une institution indispensable à la république, et qui s’impose intégralement à tous. Opposer à l’islam politique des « valeurs », fussent-elles républicaines, c’est opposer un système de croyance à un autre. La seule ligne de défense, c’est celle qui fait de l’école, pour tous, le lieu de formation des esprits libres, garanti par la puissance publique. C’est ce que veulent actuellement les enseignants.

C’est aussi ce que proclament hautement le ministre de l’Éducation nationale et, derrière lui, le président de la République et son gouvernement ; et en le proclamant, implacablement ils font tout le contraire.

NOTES

[1]. https://www.education.gouv.fr/devenir-enseignant-une-meilleure-formation-initiale-et-des-parcours-plus-attractifs-pour-entrer-dans-3170 ; pour une analyse d’ensemble, voir par exemple https://academia.hypotheses.org/13695.

[2]. https://actualites.ecoledeslettres.fr/wp-content/uploads/2020/03/position_membres_du_jury_du_capes_philosophie_et_signataires_15.01.20.pdf.

[3]. https://www.change.org/p/pour-que-le-fran%C3%A7ais-reste-une-langue-ma%C3%AEtris%C3%A9e?cs_tk=Ar9Cxb18nrdIBeVzeF8AAXicyyvNyQEABF8BvHNpjjhkTJlQnTGSbGHewPY%3D&utm_campaign=27be3d2d49b54c4d916016a9e568f920&utm_content=initial_v0_0_1&utm_medium=email&utm_source=guest_sign_login_link_reminder_1&utm_term=cs.

[4]. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000022485632/.

[5]. https://www.gaucherepublicaine.org/respublica/la-grande-mobilisation-de-lecole-pour-les-valeurs-de-la-republique-quelle-efficacite-quelle-laicite/7394458.

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Les transformations de l'Assurance maladie

L'Assurance maladie : une obligation bien tempérée

par Colette Bec

 

La récente crise épidémique nous a fait éprouver intimement une interdépendance sociale qu’habituellement nous sommes prompts à oublier. Elle nous a fortement réinvités à la solidarité et les différents « gestes barrières » ont réactivé un sentiment de dépendance réciproque dont nous sommes peu conscients autrement. La légitimité du confinement pour se protéger en protégeant les autres n’a été que peu contestée si l’on excepte ceux, rares, qui se sont estimés « assignés à résidence par ordre [d’un] leader suprême » [inspiré par] des « fantasmes planificateurs » [1]. L’acceptation de cette mesure a surpris car tout ce qui renvoie à une forme quelconque de contrainte, d’injonction a de plus en plus mauvaise presse dans une société individualiste où le contrat, la régulation et la « gouvernance » sont préférées à la loi.

Or, bien acceptée dans ce contexte sanitaire anxiogène, l’obligation, dans le champ de la protection de la santé, n’a été reconnue qu’au terme d’un long processus conflictuel.

1920-1930 : l’obligation contestée

« L’individu n’a pas le droit, dans une société bien organisée, de se retrancher dans une imprévoyance qui le laisse à la charge de ses semblables », rappelait solennellement Georges Cahen-Salvador (Directeur des ROP et chargé de la rédaction du projet de loi sur les assurances sociales) en 1921 [2]. Dans ce même contexte de gestation de la loi sur les assurances sociales de 1920-1930, un député, plus doctrinaire, posait que « la liberté cadre merveilleusement avec notre mentalité, avec notre caractère national, nous l’aimons parce qu’elle grandit l’individu ; nous repoussons l’obligation parce qu’elle le diminue » [3].

Georges Cahen-Salvador

Comment est-on passé d’une injonction morale ou d’un tel refus doctrinal aux lendemains de la Première Guerre mondiale à l’obligation légale, affiliation et assujettissement obligatoires, qui prévaut dans notre système d’assurance maladie ?

Si l’on excepte le précédent de la loi sur l’assistance médicale gratuite de 1893 où seul l’État s’obligeait, la première tentative d’inscrire l’obligation dans une loi impliquant solidairement patrons et salariés avait échoué. En effet, votée le 5 avril 1910, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP) n’avait pas connu de mise en œuvre effective du fait notamment des hostilités croisées du monde syndical et de la Mutualité. La Cour de cassation finissant par rendre des jugements qui de fait annihilaient le principe même d’obligation. Dès lors, il était patent que, faute d’une telle reconnaissance, seuls ceux qui optaient pour la Mutualité ou les caisses patronales bénéficiaient d’une protection.

Derrière ces péripéties politico-juridiques, se donne à lire une crise profonde du libéralisme qui, depuis la fin du XIXe siècle, a révélé cruellement son impuissance face à la misère du monde ouvrier et à la question sociale en général. Feu ses atours révolutionnaires, il n’apparaît plus que comme le garant d’une société profondément inégalitaire et donc la source d’une grande insécurité collective. La Première Guerre mondiale accroît ce sentiment et la nécessité de passer d’une conception libérale de la liberté et de l’égalité, telle qu’énoncée par l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme, à une conception reposant sur une nouvelle relation entre l’individu et la collectivité. La liberté n’est pas donnée mais à construire politiquement et socialement. C’est le cœur du projet de démocratie libérale dont l’histoire « est celle d’une synthèse difficile entre une doctrine qui prône le primat de l’individu […] et une revendication démocratique » [4]. Véritable conversion philosophico-politique qui place la question de l’obligation au cœur de cette tentative de concilier ordre et progrès, d’articuler liberté de l’individu et exigences de la vie collective.

Face à cet affaissement de la légitimité libérale, celle de l’État s’impose peu à peu. Et avec lui celle d’un droit qui, en objectivant une règle obligatoire dépassant les préconisations de conscience, définit par là-même les champs des droits et obligations de chaque citoyen. Une société démocratique ne proclame pas seulement le respect de la liberté individuelle comme si celle-ci lui était extérieure. Elle participe à sa production – l’obligation scolaire en est l’exemple-type – et aux conditions de sa mise en œuvre – à travers l’État social. Ainsi, le débat de 1920-1930 sur les assurances sociales (dans le cadre de la Loi sur les assurances sociales du 5 avril 1928 modifiée par la loi du 30 avril 1930), tendu et interminable, convoque principes philosophiques et péripéties tactiques étroitement liées aux intérêts professionnels. Le problème de l’obligation est en effet au cœur d’une confrontation entre la sacralisation du libre-arbitre dans la pensée républicaine, les réticences de certaines catégories, notamment des travailleurs non salariés et agricoles (redoutant à la fois sacrifices et toute forme de socialisation) et les intérêts professionnels défendus avec ténacité par la profession médicale. Entre la promesse de réconciliation du projet social républicain, ses exigences de solidarité, et le postulat de la libre volonté du citoyen. Ce qui est en débat, c’est le statut de l’obligation en démocratie, qui est moins une soumission que l’acceptation d’une responsabilité, le pendant de la solidarité. Chacun s’oblige : le salarié et le patron acceptent l’affiliation obligatoire à une caisse et l’assujettissement à une cotisation ; le médecin, soumis à des tarifs réglementés, renonce à « l’entente directe » des honoraires.

En effet, l’idée que le salaire est insuffisant pour permettre aux travailleurs d’accéder aux soins et d’assumer les conséquences d’une période d’inactivité s’était diffusée dans la société française durant le XIXe siècle bien au-delà des courants traditionnellement défenseurs de cette idée. Aussi la création d’une assurance-maladie n’est-elle plus agitée comme une menace qui ruinerait la responsabilité et la liberté humaines. Le retour dans la communauté française des ouvriers alsaciens et lorrains protégés par les lois sociales allemandes ne rend pas seulement plus difficile un refus abrupt d’une telle législation, il en impose l’urgence. Dès janvier 1920, le président du Conseil A. Millerand, ancien commissaire des départements recouvrés, nomme P. Jourdain, député du Haut-Rhin, ministre du Travail. Il le charge de préparer l’extension des assurances sociales à l’ensemble de la France (d’ailleurs, une des critiques essentielles adressée au rapport issu de la commission mise en place le 30 juin 1920 et présidée par G. Cahen-Salvador, est d’ailleurs la trop forte inspiration allemande qui le traverse).

L’État est vécu comme un tiers s’immisçant dans la relation médecin/malade de manière indue. Il ne peut que pervertir le fameux colloque singulier. Cette opposition virulente trouve à s’alimenter dans le processus de professionnalisation encore inabouti dans lequel la médecine est alors engagée4. L’enjeu sous-jacent de cette gestation parlementaire est indissociablement la conquête d’une autonomie, d’une autorégulation professionnelle

Sans aller jusqu’à prétendre qu’avec le projet gouvernemental du 22 mars 1921 « l’ère des discussions théoriques est close » [5], on peut considérer que malgré quelques pétitions de principe rituelles – la loi « aura pour effet certain de nous faire aliéner notre liberté individuelle » [6] –, l’obligation semble acceptée ou au moins ne plus être le cœur du débat. La question n’est pas pour au-tant résolue. Point focal des débats durant la gestation de la loi de 1910, lui succèdent ceux sur les modes d’organisation administrative de l’institution. L’opposition coalise des forces fortement « anti-étatiques » qui s’organisent autour de la Mutualité, opportunément promue porte-drapeau des anti-loi. Sans parvenir à masquer toutefois l’hétérogénéité de leurs projets : « machine de conservation sociale » pour la Confédération générale du travail unitaire (CGTU), faisant craindre le « développement de la paresse » à certains médecins, pour la Mutualité, elle incarne le risque d’« étatisme ».

Le débat se déporte ainsi durant une dizaine d’années sur la nature de cette obligation, ses limites, ses acteurs, son organisation institutionnelle… et donc sur l’extension du champ de l’État. Si les affrontements sur les modes de gestion, les montages institutionnels, les taux de cotisation… masquent en effet la défense d’intérêts catégoriels, l’enjeu principal est sans doute la question de la légitimité de l’État à dessiner un intérêt général et ainsi à borner des intérêts particuliers, voire à soumettre la liberté individuelle à certaines contraintes.

Dès le début, le projet de la commission parlementaire présenté le 23 janvier 1923 par le Dr Grinda, son rapporteur, semble prévenir l’inquiétude des parlementaires : « Imprégnée d’étatisme [l’assurance sociale] serait vouée à un automatisme purement mécanique, alors qu’elle ne peut se développer qu’en provoquant la spontanéité, en suscitant les énergies, en restant animée d’une vitalité essentiellement physiologique » [7]. L’option et la forme mutualistes deviennent dès lors la référence explicite. Mais autonomie, souplesse, multiplicité ont pour contrepartie une coordination et un contrôle qu’il revient à l’État d’assurer. Cette ambition de « réaliser la liberté dans l’obligation », selon la formule de Waldeck-Rousseau, fera long feu.

À côté de l’opposition du monde agricole, demeure celle d’une grande partie des médecins. Ils visent une liberté totale leur permettant de préserver les principes « formant la charte commune de la profession qu’aucune loi, règlement ou contrat ne doit remettre en cause ». Parmi les quatre principes qui ne se prêtent pas à concessions, trois sont de fait reconnus dès le projet de loi de 1928 : le libre choix du médecin par le malade, le secret professionnel et la liberté thérapeutique et de prescription. Le dernier, « l’entente directe » sur le montant des honoraires, n’est accordé qu’en 1930.

L’État est vécu comme un tiers s’immisçant dans la relation médecin/malade de manière indue. Il ne peut que pervertir le fameux colloque singulier. Cette opposition virulente trouve à s’alimenter dans le processus de professionnalisation encore inabouti dans lequel la médecine est alors engagée (aux lendemains de la Première Guerre mondiale, si la médecine est installée dans une position dominante par rapport aux autres professions de santé – la loi Chevandier de 1892 a instauré le délit d’exercice illégal de la médecine –, son institutionnalisation en tant que profession n’est pas aboutie. Elle est toujours en recherche d’une protection de l’État qui, à la fois, lui confère et réglemente son autonomie) L’enjeu sous-jacent de cette gestation parlementaire est indissociablement la conquête d’une autonomie, d’une autorégulation professionnelle et la défense de privilèges consubstantiels à ce statut [8]. Le long parcoursde la loi reflète ce dialogue conflictuel. Il met en scène un rapport de forces entre des médecins en passe de s’organiser en une Confédération des syndicats médicaux de France (CSMF) sourcilleuse face à une législation sociale perçue comme entravant leurs activités professionnelles et un monde politique engagé dans un processus de régulation de la profession et seul détenteur de la capacité de légiférer. La loi du 30 avril 1930, modifiant celle de 1928 jamais mise en œuvre, consacre cette place si particulière reconnue aux médecins en tant que prestataires du service défini par la loi comme central. Non soumis au principe d’égalité de contraintes, ils prétendent ainsi à une forme d’extériorité par rapport au pacte social.

Ainsi, la loi fait coexister deux logiques foncièrement opposées, voire contradictoires : celle qui attribue à la seule relation contractuelle entre médecin et malade la capacité de produire de la sécurité et celle qui fonde la sécurité de chacun sur la solidarité et la contribution de tous. Repoussant « la perspective d’une médecine sociale collective », le Dr Grinda promet ainsi « de n’apporter aucun trouble dans l’exercice de la profession [du médecin], d’en respecter les usages, les traditions et d’en sauvegarder les intérêts » [9].
Alors même que l’emprise doctrinaire du libéralisme cède du terrain, les médecins restent donc largement en dehors de la logique de protection sociale et de socialisation de l’exercice de la médecine alors que l’efficacité de la solidarité nécessite qu’elle soit obligatoire et institutionnellement organisée. Premier succès à contretemps de syndicats qui s’emploieront, selon l’expression de H. Hatzfeld, à « mener avec une remarquable efficacité une lutte de retardement contre les Assurances sociales puis contre la Sécurité sociale » [10].

1945-1980 : l ’obligation contournée

À la Libération, le souvenir de la grande dépression économique et des deux guerres mondiales incite à instaurer un « nouvel ordre social » dans lequel liberté individuelle et contrainte collective acceptée apparaissent comme mutuellement dépendantes l’une de l’autre. À la faveur de ce bouleversement de perspective politique, la précédente socialisation limitée à certains risques et aux catégories les plus vulnérables de l’industrie et du commerce se hisse à l’ambition d’abolir « la distinction de classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. » Ce « souci élémentaire de justice sociale […] appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de très grande généralité à la fois quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre » (exposé des motifs non publié au J.O. de l’ordonnance du 4 octobre 1945). Cet exposé des motifs, en soulignant l’objectif d’instaurer justice et sécurité dans la société, pointe du même coup la différence fondamentale d’avec la loi d’assurances sociales. Le nouveau cours démocratique, le projet d’un État social marqué par la quête de plus de justice et de sécurité, affiche l’ambition résolument universaliste de solidariser la société.

Mais cette ambition, parfois non exempte d’illusion lyrique diront certains, allait buter sur quelques obstacles majeurs que les promoteurs ne sous-estimaient d’ailleurs pas. Si le plafond d’affiliation est aboli généralisant ainsi l’obligation à l’ensemble des travailleurs bénéficiant de la loi précédente, la généralisation aux autres catégories n’est envisagée qu’à terme. D’ailleurs, la forte composante de non-salariés dans une société restée à dominante rurale (40 % d’indépendants quand l’Angleterre comptait à l’époque 80 % de salariés) et leur réticence à l’égard d’un système excessivement « socialisant » à leurs yeux constituait un obstacle têtu à la généralisation et contribuait à rendre la perspective lointaine.

Qu’en est-il de l’organisation institutionnelle ? Les syndicats prennent le relais des mutualistes dans la gestion des caisses. La Mutualité est de fait mise à l’écart de la nouvelle organisation de l’AMO. La suppression des caisses d’affinité, au cœur du compromis de la précédente législation, la prive dans le nouveau dispositif d’un pouvoir consolidé par des décennies de gestion. L’affiliation obligatoire à une caisse unique locale est désormais la réponse organisationnelle à la volonté de promouvoir la « responsabilité des travailleurs ». Ces caisses doivent être administrées par des conseils où siègent en majorité les représentants syndicaux des salariés. L’opposition de la Mutualité à ce régime jugé « bureaucratique, où les assurés seront intégrés pêle-mêle sans leur consentement », cessera avec la loi Morice (17 mars 1947). Avec ce compromis, en plus d’occuper l’espace laissé libre par le ticket modérateur qu’elle investit au titre d’assureur complémentaire, la Mutualité se voit confier la gestion de l’AMO des fonctionnaires. Dès lors, elle fait sienne la défense de la Sécurité sociale.

Enfin, l’ascendant de la profession médicale demeure considérable. Une note du commissariat aux Affaires sociales du gouvernement provisoire, à la veille d’aménager « une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire », invitait implicitement à moins d’irrésolution face à « la pression d’un corps médical [auquel] le législateur de 1928-1930 [avait] beaucoup trop cédé [et] qui [avait] défendu ses intérêts matériels aussi âprement que sa liberté professionnelle. » Or, était-il précisé, « la liberté des relations entre le médecin et le malade et la liberté thérapeutique ne sont nullement liées à la liberté de fixation des honoraires. Le médecin peut exercer sa profession en toute liberté et conscience même si la loi ne lui permet pas de fixer lui-même le tarif des honoraires qu’il appliquera à l’assuré d’après les ressources qu’il lui suppose » (note du Commissariat aux Affaires sociales du gouvernement provisoire siégeant à Alger, 28 juillet 1944).

La « libre entente » reconnue en 1930 avait créé un hiatus entre le taux de remboursement retenu par les caisses et le montant des honoraires demandés par les médecins. « Les caisses, explique alors Pierre Laroque, ont essayé de réduire cet écart en augmentant dans des proportions sensibles leur tarif de responsabilité. Mais chaque fois qu’elles faisaient un effort dans ce sens, les praticiens en profitaient pour relever leurs tarifs d’honoraires. De sorte que ces derniers étaient les vrais bénéficiaires des mesures prises par les caisses. La situation financière des organismes d’assurances sociales s’est gravement ressentie de cette course aux tarifs. Aussi certaines caisses se sont-elles refusées à relever leur tarif de responsabilité tant que les honoraires des praticiens ne seraient pas stabilisés. Une telle politique a abouti à ce résultat que la participation de l’assuré est devenue de plus en plus grande » [11].

Aux yeux des promoteurs d’une institution visant à instaurer « la sécurité dans la société », la dénaturation du projet était manifeste. La pratique libérale de la médecine ne pouvait persister à se tenir quitte de tout engagement sur le plan des honoraires comme dans les prodigues accommodements de la loi d’assurances sociales de 1930. La certitude du Dr Grinda que « le corps médical apporter[ait] aux organismes d’assurance sa collaboration vigilante, loyale et confiante » [12] était peut-être un peu naïve. Toujours est-il qu’elle avait été en partie vidée de sa substance et rien ne laissait présager une réorientation susceptible de s’accorder aux ambitions d’égalité et d’universalité du projet de Sécurité sociale.

Si l’article 13 de l’ordonnance du 19 octobre 1945 prévoit des tarifs faisant l’objet d’une convention entre caisses régionales et syndicats professionnels, ils peuvent cependant être majorés en fonction de la « situation de fortune de l’assuré, la notoriété du praticien ou autres circonstances particulières ». Mais, très vite, la Cour des comptes s’alarmera de la diminution des conventions et d’un « usage abusif » des dépassements : « Les dépassements injustifiés demeurent le problème essentiel » [13]. S’ouvrent alors des décennies de mobilisations, de mises en demeure des syndicats médicaux et une succession de compromis, d’avancées et de concessions de la part de l’État. Devant le refus du corps médical des grandes villes de respecter les conventions (dans la présentation de son histoire, elle persiste à présenter le refus de « la liberté pour les médecins de fixer leurs honoraires » comme une « perte », une contrainte imposée de l’extérieur plutôt qu’une responsabilité qu’elle aurait faite sienne : http://www.csmf.org/histoire), au nom de l’idéal libéral tel que la loi de 1930 l’avait à, ses yeux, préservé, les pouvoirs publics finiront par y renoncer [14]. Les médecins conserveront leur liberté en matière d’honoraires, ce qui aurait « impliqu[é] que le corps médical prît conscience des responsabilités financières qui lui incombent […], l’on est obligé de constater qu’à l’heure actuelle, les praticiens n’ont à aucun titre pris conscience de ces responsabilités » [15]. Ainsi sous la IVe République, le conventionnement ne concerne encore qu’une minorité de la profession mais le courant anti-conventionniste s’effrite peu à peu. Le projet Gazier, fondé sur le principe que l’entente directe est « incompatible avec le fonctionnement d’un système social comme la Sécurité sociale » [16] et prévoyant une indexation des honoraires, n’est refusé que par une faible majorité.

Avec le décret Bacon du 12 mai 1960 s’ouvre une nouvelle étape. La possibilité d’un conventionnement individuel répond alors à la demande de nombreux médecins dont la majorité de la clientèle est composée d’assurés sociaux. Près de 80 % de praticiens (hors Paris, Lyon, les Alpes-Maritimes et le Centre-Loire) seront dès lors liés aux caisses par adhésions individuelles ou conventions collectives. L’échec paraît rude aux anti-conventionnistes qui recrutent principalement dans les grandes villes parmi les spécialistes et s’organisent en 1967 en une Fédération des médecins de France.

« Il fallait vraiment manquer d’un minimum de lucidité pour crier victoire au départ de Gazier et croire avec quelques dirigeants syndicaux au retour d’une totale liberté confondue d’ailleurs avec le libéralisme. […] Nous avons annoncé que nous nous battions pour des principes. […] Pourquoi n’avoir pas dit et ne pas dire plus nettement que nous nous battons pour sauvegarder les intérêts matériels parfaitement légitimes d’une profession qui comporte des charges et une responsabilité exceptionnelle » [17].

La loi du 3 juillet 1971 et les deux conventions nationales qui l’ont suivie finissent par instaurer le « principe d’un tarif opposable, contrepartie de la solvabilisation de la clientèle des médecins par les Assurances sociales obligatoires et condition de l’égalité d’accès aux soins affirmée par la législation » [18]. Le niveau de remboursement de l’assurance maladie atteint ainsi 80 % en 1980. Cependant, si l’opposabilité des tarifs devient la règle, un droit à dépassement est reconnu pour quelques milliers de médecins renommés avant qu’en 1980 ne soit instauré le secteur 2 autorisant des médecins conventionnés à pratiquer des honoraires libres. En 1989, un tiers de la profession l’avait adopté et son attrait ne s’est pas démenti, bien au contraire. La réforme du 13 août 2004 en autorisant des médecins de secteur 1 à pratiquer, dans certains cas, des dépassements d’honoraires plafonnés, banalise ce principe.

Avec la création de la Sécurité sociale en 1945, l’obligation avait été pensée à la fois comme le pendant et l’instrument de la solidarité entre les assurés. Selon la formule « chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ». Or le développement de droits dérogatoires a considérablement réduit le socle obligatoire solidaire. Si l’obligation d’affiliation est toujours considérée comme le « pilier de la solidarité nationale » (site de l’Urssaf), sous l’égide du préambule de la Constitution de 1946, dans les faits elle est érodée par la logique de dépassement des honoraires. Sans oublier le choix politique de réduire cette couverture obligatoire en lieu et place de régulations budgétaires pour parer au déficit de la Sécu. Avec ces choix, qu’aggrave la création de l’Accord national interprofessionnel (cet accord du 11 janvier 2013 accroît les inégalités de protection et le risque d’un repli du socle solidaire pour les soins courants, la solidarité est désormais assise sur un socle entamé. L’augmentation du reste à charge, au moins pour les soins courants, joue comme une invitation, d’ailleurs entérinée par une série de mesures compensatoires (couverture maladie universelle complémentaire [CMU-c], aide à la complémentaire santé…), à se tourner vers des solutions individuelles, le recours aux complémentaires.

L’essor des complémentaires

L’obligation de protection, en tant que norme, conjugue l’universalité comme ambition et la contrainte comme moyen. La première, sans être uniforme, a été obtenue par un élargissement laborieux jusqu’aux catégories réfractaires ou incluses tardivement. La seconde a fini par se desserrer jusqu’à affaiblir le caractère d’institution obligatoire solidaire de la Sécurité sociale. Après avoir été contesté, avant-guerre, contourné pendant les Trente Glorieuses, ce principe est aujourd’hui tout sauf drastique. Il est même concurrencé. Le dernier assaut contre le fondement obligatoire de l’assurance maladie au début des années 1980 se différencie très clairement des précédents. Le principe d’obligation n’est plus remis en cause par les syndicats libéraux. Nul besoin d’ailleurs puisque conventionnement et liberté tarifaire peuvent coexister. On assiste en fait au « repli à la dérobée de l’assurance-maladie obligatoire » [19], conséquence de la contradiction originelle attachée à la loi de 1930, poursuivie et réactivée jusqu’à aujourd’hui.

À l’évolution des dépenses de santé et au déficit croissant de la branche maladie, les gouvernements successifs ont répondu par une série de plans de maîtrise des dépenses. « L’allergie » à la hausse des prélèvements obligatoires (contribution sociale généralisée [CSG], par exemple) les ont poussés à emprunter une autre voie, celle d’augmentations répétées du ticket modérateur, de la création de différents forfaits, de franchises, diminution de remboursements… Au prétexte d’une « responsabilisation » des patients, cette accumulation continue de mesures hétéroclites vise davantage à transférer à d’autres acteurs une partie du poids croissant des dépenses reposant jusque-là sur la Sécurité sociale.

Pour les assurés, l’augmentation du reste à charge pour les soins courants, évaluée entre 50 et 55 %, impose de fait un recours aux complémentaires (mutuelles, instituts de prévoyance et assurances privées, aux finalités certes fort diverses) dont le fonctionnement est inégalitaire car non solidaire. Outre que 7 % des assurés ne peuvent y accéder faute de moyens, les cotisations sont le plus souvent indépendantes des revenus. De plus, la solidarité entre bien-portants et malades, socle de l’assurance maladie, est largement battue en brèche par une logique actuarielle fondée sur les risques liés à la personne, l’âge notamment. Telle est la conséquence directe de la réduction du socle obligatoire de l’assurance maladie.

Une logique de concurrence-dualisation prend ainsi place dans le vide laissé par le reflux de la solidarité. D’autant que les pouvoirs publics sollicitent financièrement ces organismes. On a pu parler d’« une véritable stratégie des vases communicants entre les organismes de protection complémentaire et l’assurance maladie obligatoire, empruntant tour à tour la voie des transferts de dépenses et celle des suppléments de prélèvements » [20]. Avec l’Union nationale des organismes d’assurance maladie complémentaire (loi du 13 août 2004), ils ont gagné une reconnaissance institutionnelle égale à celle de l’Union nationale des caisses d’assurance maladie. L’architecture du système est ainsi bousculée. Il ne s’agit plus d’un statut de supplétif à l’AMO mais d’acteur à part entière dans la gestion du système de santé, au même titre que celui des caisses d’assurance maladie obligatoire. À l’opposition libérale, de principe, à l’obligation telle qu’elle a prévalu pendant longtemps a succédé désormais une concurrence au cœur même du système de protection. Pour autant, cette reconnaissance de la place des complémentaires ne vaut pas de leur part acquiescement aux valeurs du système.

L’émergence en son sein d’une logique concurrentielle tend à rabattre la figure de l’assuré-solidaire sur celle d’un consommateur. Cette logique menace de faire du « bien santé », un « produit », à soumettre à la logique du marché. Telle « mutuelle » promet une « formule santé double effet » : « Jusqu’à 50 % d’économie et 100 % bien assuré. La formule double effet, c’est l’assurance qu’en fin d’année, MMA vous restitue jusqu’à la moitié de ce que vous avez versé, tout en restant assuré de manière optimale. » [21]. La responsabilité individuelle s’exercerait désormais dans la mise en concurrence des offres complémentaires. Une responsabilité civique rétrogradée à la logique d’intérêt d’un consommateur. Autant dire que le troc de la figure de l’assuré-solidaire contre celle d’un consommateur soucieux de ses seuls intérêts signerait l’échec de la citoyenneté. Si ce processus allait à son terme, la logique de l’intérêt de l’assuré-consommateur tendrait à prévaloir sur celle du citoyen remplissant ses obligations de son propre gré, dans la conscience que l’obligation n’est que le pendant de la solidarité.

Tout se passe comme si, loin des formes de libéralisme caricaturales, anachroniques, incarnées par les « libérés de la Sécu », les tenants de la désaffiliation et autres libertariens réfractaires au principe d’obligation, la transformation de la conception même du bien santé, de la responsabilité individuelle et collective était en passe de réaliser le rêve d’une obligation « à la carte », à laquelle chacun pourrait se soustraire partiellement. Sans jamais considérer que la conscience civique peut être le corrélat de l’obligation.

Conclusion

Le parcours laborieux de l’obligation en ce qui concerne l’assurance maladie offre un exemple significatif de la difficulté démocratique à orienter le devenir collectif. Face au recul continu du « sentiment d’obligation » [22], celui de s’éprouver comme solidaire, se pose avec une nouvelle acuité le défi de convaincre le citoyen de sa nécessaire liaison avec autrui, condition de sa propre liberté. Comme le pensait Pierre Laroque, rien n’est possible sans un sens conscient de « la solidarité active et concrète », objet même de « l’éducation à la solidarité » [23].

Quant à l’État social auquel le citoyen doit concéder une part de sa souveraineté en échange d’une protection, on a vu son efficacité et son acceptation s’émousser. Si cette orientation se poursuivait, sa fonction de « dépossession organisatrice » [24] tendrait à ne plus être perçue que comme une spoliation. L’échec initial de la loi de 1930 donne à voir un État qui renonce à promouvoir cet objectif démocratique en accordant aux bénéficiaires des principes contradictoires avec l’objectif solidaire de la loi. Équivoque inaugurale de la trajectoire incertaine, du parcours heurté, parfois régressif, qu’a connue l’obligation jusqu’à aujourd’hui. Le désengagement continu du service public d’assurance maladie a alimenté le marché de la prévoyance libre et accompagné sa reconnaissance institutionnelle. Il tend ainsi à écorner le caractère universel et égalitaire inscrit dans le préambule de la Constitution et dont le principe d’obligation se voulait porteur. Le président Macron pensait-il à cette situation dangereuse pour notre démocratie lorsqu’il déclarait que certains biens et services doivent être « placés en dehors des lois du marché » (12 mars 2020) ?

 

 

Références

  1. Koenig G, Ralentir, Tracts de crise, n° 48, 16 avril 2020, Gallimard, respectivement p. 4 et 12.
  1. Projet de loi sur les assurances sociales, déposé le 22 mars 1921 sur le bureau de la chambre par Aristide Briand, La Sécurité sociale, son histoire à travers les textes, t. II, 1870-1945, Paris, Association pour l’étude de l’Histoire de la Sécurité sociale, 1996, p. 230.
  1. Patureau-Mirand A, J.O., Déb. Parl., Chambre des députés, 1re séance du 7 avril 1924, p.1893.
  1. Berstein S (dir.), La Démocratie libérale, Paris, PUF, 1998, p. 5.
  1. Antonelli E, rapporteur de la loi de 1928 devant la Chambre, La Sécurité sociale, son histoire…, t. II, op.cit., p. 230.
  1. Syndicat des médecins de la Seine, La Sécurité sociale, son histoire…, t. II, op.cit., p. 235.
  1. Cité par Antonelli E., La Sécurité sociale, son histoire …, t. II, op. cit., p. 237.
  1. Cf. Hassenteufel P., « La défense de la médecine libérale », La Vie des idées, 16 juin 2015.
  1. Discours à la Chambre le 17 avril 1930, La Sécurité sociale, son histoire…, t. II, op. cit., p. 313.
  1. Hatzfeld H, Du paupérisme à la sécurité sociale, Armand Colin, 1971, p. 289.
  1. Laroque P, Note pour M. le ministre, 28 octobre 1944, Archives de la FNSP, Fonds Parodi, PA 17.
  1. La Sécurité sociale, son histoire…, t. II, op. cit., p. 313.
  1. Rapport de la Cour des comptes, années 1953-54, cité in La Sécurité sociale, son histoire…, t. III-1945-1981, p. 182.
  1. Cf. Hatzfeld H, Le Grand Tournant de la médecine libérale, Paris, Les Éditions ouvrières, 1963 ; Hassenteufel P, Les Médecins face à l’État, Paris, Presses de Sciences Po, 1997 ; Bras PL, Tabuteau D, Les Assurances maladie, Que sais-je ? 2012.
  1. Direction générale de la Sécurité sociale. Note sur l’évolution financière du régime général, 13 juillet, p. 1213, Archives du Comité d’histoire de la Sécurité sociale.
  1. Cité par Hatzfeld H, Le Grand Tournant, op. cit., p. 133.
  1. Le Concours médical, 17 septembre 1960. « Ne pas faire la politique du pire », Dr Boutron, cité par Hatzfeld H, Le Grand Tournant …, op. cit., p. 196.
  1. Tabuteau D, « La dimension tarifaire ? », Droit social, avril 2003, p. 425.
  1. Tabuteau D, « La métamorphose silencieuse des assurances maladie », Droit social, n° 1, janv. 2010, p. 85.
  1. Tabuteau D, « La métamorphose silencieuse des assurances maladie », op. cit., p. 89.
  1. https ://www.mma.fr/mutuelle-complementaire-sante/formule-double-effet.html.
  1. Bernardi B, « L’immanence démocratique : aporie ou principe ? », Pardès, 2010/1, n° 47-48, p. 247.
  1. Bec C, Lochard Y., C’est une révolution que nous ferons. Pierre Laroque et la Sécurité sociale, Le Bord de l’eau, 2019, p. 73.
  1. Gauchet M, « Benjamin Constant : l’illusion lucide du libéralisme », préface aux Écrits politiques, Folio essais, 1997, p. 96.

 

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Une protection sociale pour tous, un financement équitable

Réponse à Olivier Nobile

par Henri Sterdyniak

 

NDLR – Ce texte fait suite à la publication dans le numéro de ReSPUBLICA du 27 septembre 2020 d’un texte d’Olivier Nobile. Il ne reflète pas les positions de notre Rédaction mais a sa place dans un débat argumenté autour de la cotisation. 

 

Olivier Nobile vient de publier un texte : La bataille de la cotisation : renouer avec la dimension salariale de la Sécurité sociale. Bien que je partage beaucoup de ses objectifs, je suis en désaccord avec ses propositions qui me semblent socialement et économiquement erronées.
Deux positions s’opposent, parmi les économistes social-protectionnistes (ceux qui sont attachés au maintien et au développement de la protection sociale), mais aussi parmi les syndicalistes et les forces politiques se réclamant du mouvement social. Pour les syndicalistes, la Sécurité sociale est intimement liée au salariat ; elle ne doit être financée que par des cotisations sociales assises sur les salaires, cela fondant le droit des salariés à recevoir des prestations et le droit de leurs syndicats à gérer la Sécurité sociale. La lutte pour la Sécurité sociale est indissociable de la lutte des travailleurs contre le patronat pour l’augmentation des salaires. C’est la position d’Olivier Nobile. Pour les réalistes, dont je suis, la protection sociale comporte des prestations universelles (comme la famille ou la maladie) et des prestations d’assistance, qui n’ont plus de liens avec le salariat ;l es prestations universelles sont maintenant des droits des citoyens plutôt que des salariés ; il est légitime de taxer les revenus du capital pour financer ces prestations sociales qui ne sont pas liées à l’activité, à la fois pour des raisons de justice fiscale que pour décourager la substitution capital/travail. Par ailleurs, nous sommes dans une économie mixte ; la Protection sociale doit être défendue en elle-même et, je dirai même au risque de choquer, indépendamment du combat pour le partage de la valeur ajoutée.
Il faut étendre le concept de Sécurité sociale à l’ensemble de la Protection sociale et distinguer selon les branches. Aujourd’hui, les prestations maladie en nature et les prestations famille sont heureusement devenues universelles. Elles ne sont plus liées au salariat, ni même à l’activité. Elles bénéficient à tous les résidents. Il est peu justifié de prétendre qu’elles ne servent qu’à reproduire la force de travail, quand une partie importante des dépenses de santé profite à des handicapées ou à retraités, qui ne travailleront plus. La santé est un droit du citoyen indépendamment de son statut de salarié. Les enfants ont droit à un niveau de vie satisfaisant, indépendamment de l’activité de leurs parents. Ces droits font partie du modèle social français, comme le droit à l’éducation gratuite. Le caractère citoyen de ses droits doit être réaffirmé ; ce serait un retour en arrière que de prétendre rattacher le droit à la santé ou aux prestations familiales au salariat. Cette évolution vers l’universalité se justifie indépendamment du développement de la précarité, même si celui-ci la rend encore plus nécessaire.
Contrairement à ce que prétend Olivier Nobile, le financement par l’impôt des prestations universelles (comme de l’éducation) ne fait pas que les bénéficiaires aient moins de droits, ou deviennent des assistés. Ces prestations, comme, par ailleurs, les prestations d’assistance (RSA, ASPA, Allocation logement, ASF, AAH, etc..), font partie des dépenses publiques, qui doivent être financées par chaque contribuable, selon ses facultés contributives.
Il est donc légitime que les revenus du capital y contribuent, au même niveau que les revenus du travail. Dans le système français, ceci est assuré par les 17,2 points de CRDS, CSG et Prélèvements sociaux sur les revenus du capital. Ceux-ci devraient-ils être supprimés ? Ce ne serait pas conforme à la justice fiscale la plus élémentaire. Cela irait à l’encontre du combat de longue date pour que les revenus du capital soient taxés comme ceux du travail. Le scandale est que les revenus financiers échappent à l’impôt progressif et ne soient plus taxés qu’à 12,8%.
Il faut distinguer avec soin les prestations universelles et les prestations d’assistance des prestations contributives (retraite, chômage, accident du travail, prestation maladie-maternité-parentalité de remplacement) qui ont elles un lien direct avec l’activité et qui ont vocation à être gérées par les syndicats. Dans la mesure où ces prestations sont réservées aux actifs et dépendent des salaires (ou des revenus d’activité) antérieurs, il est légitime qu’elles soient financées par les seules personnes couvertes, sous la forme de cotisations assisses sur les revenus d’activité. De ce point de vue, le financement de l’Unedic par la CSG, introduit par Emmanuel Macron, est totalement inacceptable, tant du point de vue des retraités, ponctionnés injustement, que des salariés (dont la légitimité à gérer l’Unedic est affaiblie). Il faudra rétablir les cotisations salariés pour le chômage et les prestations maladie de remplacement.
Sans doute, faut-il reconnaître ouvertement qu’il existe dans le système français une double solidarité, une solidarité citoyenne marquée par l’impôt, les dépenses publiques, les prestations universelles et d’assistance et une solidarité salariale avec les cotisations sociales contributives et les assurances sociales (qui, en tant qu’assurances sociales, tiennent compte des revenus d’activité, mais s’éloignent de la pure contributivité).
Il faut certes regretter la diminution du poids des syndicats dans les décisions concernant l’assurance-maladie et les prestations familiales. Cette diminution pose une question de démocratie sociale ; l’étatisation qui soumet ces prestations aux contraintes budgétaires n’est pas satisfaisante. Mais, il est illusoire de penser que supprimer la CSG et les prélèvements sociaux sur les revenus de capital redonnera automatiquement plus de poids aux syndicats. Il n’est pas évident que ce soit le rôle des syndicats de gérer les prestations d’assistance (dont les salariés ne sont pas les principaux bénéficiaires) ou même des prestations universelles (pourquoi la santé plutôt que l’éducation ?). Comme défendre l’éducation publique, défendre l’assurance-maladie publique, garantir le niveau de vie des enfants, augmenter et étendre les minimas sociaux doivent devenir des préoccupations de l’ensemble des citoyens.
Enfin, nous sommes dans une économie marchande capitaliste. Les entreprises choisissent leurs techniques de production en fonction du coût relatif des facteurs de production. Et les clients (ménages ou entreprises) arbitrent entre les produits en tenant compte de leur prix. Il ne serait donc pas scandaleux que la protection sociale, du moins les prestations universelles ou d’assistance, soit aussi financée par la taxation du capital (par exemple par une taxation de l’EBE) de façon à décourager la substitution capital/travail, à ne pas trop peser sur les entreprises qui utilisent beaucoup de travail, qui versent beaucoup de salaires, à peser aussi sur les secteurs capitalistiques, à rendre moins chers les produits utilisant beaucoup de travail, plus coûteux ceux qui utilisent plus de capital. Autant les exonérations de cotisations sociales sur les heures supplémentaires sont dangereuses en période de chômage de masse (puisqu’elles incitent les entreprises à utiliser les travailleurs en place plutôt qu’embaucher), autant les exonérations bas salaires favorisent les entreprises qui développent des emplois sous-payés au détriment de celles qui versent des salaires satisfaisants, autant faire plus contribuer à la protection sociale les entreprises où la part du revenu du capital est importante, se justifie.

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« Pourquoi le socialisme ? », écrit en 1949 par Albert Einstein

par Albert Einstein

 

Texte publié sur le site http://lepcf.fr  avec la présentation suivante : « Pourquoi le socialisme ? » est un texte écrit en 1949 par le physicien Albert Einstein, et publié la même année dans le premier numéro de la revue étasunienne marxiste Monthly Review. Il signe une tribune économique d’excellente qualité, dans laquelle il détaille les méfaits du capitalisme et la transition nécessaire vers une économie socialiste, fondée sur la propriété publique et la planification de la production. Cet article, traduit en français, nous fait découvrir l’engagement méconnu du plus grand scientifique du XXe siècle, qui lui vaudra d’être qualifié d’« ennemi de l’Amérique » par Joseph McCarthy au Congrès.

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Considérons d’abord la question du point de vue de la connaissance scientifique. Il pourrait paraître qu’il n’y ait pas de différences méthodologiques essentielles entre l’astronomie, par exemple, et l’économie : les savants dans les deux domaines essaient de découvrir les lois généralement acceptables d’un groupe déterminé de phénomènes, afin de rendre intelligibles, d’une manière aussi claire que possible, les relations réciproques existant entre eux. Mais en réalité de telles différences existent. La découverte de lois générales en économie est rendue difficile par la circonstance que les phénomènes économiques observés sont souvent influencés par beaucoup de facteurs qu’il est très difficile d’évaluer séparément.

En outre, l’expérience accumulée depuis le commencement de la période de l’histoire humaine soi-disant civilisée a été — comme on le sait bien — largement influencée et délimitée par des causes qui n’ont nullement un caractère exclusivement économique. Par exemple, la plupart des grands États dans l’histoire doivent leur existence aux conquêtes. Les peuples conquérants se sont établis, légalement et économiquement, comme classe privilégiée du pays conquis. Ils se sont attribués le monopole de la terre et ont créé un corps de prêtres choisis dans leur propre rang. Les prêtres, qui contrôlèrent l’éducation, érigèrent la division de la société en classes en une institution permanente et créèrent un système de valeurs par lequel le peuple fut dès lors, en grande partie inconsciemment, guidé dans son comportement social.

Albert Einstein à 70 ans

Mais la tradition historique date pour ainsi dire d’hier ; nulle part nous n’avons dépassé ce que Thorstein Veblen appelait « la phase de rapine » du développement humain. Les faits économiques qu’on peut observer appartiennent à cette phase et les lois que nous pouvons en déduire ne sont pas applicables à d’autres phases. Puisque le but réel du socialisme est de dépasser la phase de rapine du développement humain et d’aller en avant, la science économique dans son état actuel peut projeter peu de lumière sur la société socialiste de l’avenir.

En second lieu, le socialisme est orienté vers un but éthico-social. Mais la science ne peut pas créer des buts, encore moins peut-elle les faire pénétrer dans les êtres humains ; la science peut tout au plus fournir les moyens par lesquels certains buts peuvent être atteints. Mais les buts mêmes sont conçus par des personnalités animées d’un idéal moral élevé et — si ces buts ne sont pas mort-nés, mais vivants et vigoureux — sont adoptés et portés en avant par ces innombrables êtres humains qui, à demi inconscients, déterminent la lente évolution de la société.

Pour ces raisons nous devrions prendre garde de ne pas surestimer la science et les méthodes scientifiques quand il s’agit de problèmes humains ; et nous ne devrions pas admettre que les spécialistes soient les seuls qui aient le droit de s’exprimer sur des questions qui touchent à l’organisation de la société.

D’innombrables voix ont affirmé, il n’y a pas longtemps, que la société humaine traverse une crise, que sa stabilité a été gravement troublée. Il est caractéristique d’une telle situation que des individus manifestent de l’indifférence ou, même, prennent une attitude hostile à l’égard du groupe, petit ou grand, auquel ils appartiennent. Pour illustrer mon opinion je veux évoquer ici une expérience personnelle. J’ai récemment discuté avec un homme intelligent et d’un bon naturel sur la menace d’une autre guerre, qui, à mon avis, mettrait sérieusement en danger l’existence de l’humanité, et je faisais remarquer que seule une organisation supranationale offrirait une protection contre ce danger. Là-dessus mon visiteur me dit tranquillement et froidement : « Pourquoi êtes-vous si sérieusement opposé à la disparition de la race humaine ? »

Je suis sûr que, il y a un siècle, personne n’aurait si légèrement fait une affirmation de ce genre. C’est l’affirmation d’un homme qui a vainement fait des efforts pour établir un équilibre dans son intérieur et qui a plus ou moins perdu l’espoir de réussir. C’est l’expression d’une solitude et d’un isolement pénibles dont tant de gens souffrent de nos jours. Quelle en est la cause ? Y a-t-il un moyen d’en sortir ?

Il est facile de soulever des questions pareilles, mais il est difficile d’y répondre avec tant soit peu de certitude. Je vais néanmoins essayer de le faire dans la mesure de mes forces, bien que je me rende parfaitement compte que nos sentiments et nos tendances sont souvent contradictoires et obscurs et qu’ils ne peuvent pas être exprimés dans des formules aisées et simples.

L’homme est en même temps un être solitaire et un être social. Comme être solitaire il s’efforce de protéger sa propre existence et celle des êtres qui lui sont le plus proches, de satisfaire ses désirs personnels et de développer ses facultés innées. Comme être social il cherche à gagner l’approbation et l’affection de ses semblables, de partager leurs plaisirs, de les consoler dans leurs tristesses et d’améliorer leurs conditions de vie.

C’est seulement l’existence de ces tendances variées, souvent contradictoires, qui explique le caractère particulier d’un homme, et leur combinaison spécifique détermine dans quelle mesure un individu peut établir son équilibre intérieur et contribuer au bien-être de la société. Il est fort possible que la force relative de ces deux tendances soit, dans son fond, fixée par l’hérédité. Mais la personnalité qui finalement apparaît est largement formée par le milieu où elle se trouve par hasard pendant son développement, par la structure de la société dans laquelle elle grandit, par la tradition de cette société et son appréciation de certains genres de comportement.

Le concept abstrait de « société » signifie pour l’individu humain la somme totale de ses relations, directes et indirectes, avec ses contemporains et les générations passées. Il est capable de penser, de sentir, de lutter et de travailler par lui-même, mais il dépend tellement de la société — dans son existence physique, intellectuelle et émotionnelle — qu’il est impossible de penser à lui ou de le comprendre en dehors du cadre de la société. C’est la « société » qui fournit à l’homme la nourriture, les vêtements, l’habitation, les instruments de travail, le langage, les formes de la pensée et la plus grande partie du contenu de la pensée ; sa vie est rendue possible par le labeur et les talents de millions d’individus du passé et du présent, qui se cachent sous ce petit mot de « société ».

Il est, par conséquent, évident que la dépendance de l’individu à la société est un fait naturel qui ne peut pas être supprimé — exactement comme dans le cas des fourmis et des abeilles. Cependant, tandis que tout le processus de la vie des fourmis et des abeilles est fixé, jusque dans ses infimes détails, par des instincts héréditaires rigides, le modèle social et les relations réciproques entre les êtres humains sont très variables et susceptibles de changement. La mémoire, la capacité de faire de nouvelles combinaisons, le don de communication orale ont rendu possibles des développements parmi les êtres humains qui ne sont pas dictés par des nécessités biologiques. De tels développements se manifestent dans les traditions, dans les institutions, dans les organisations, dans la littérature, dans la science, dans les réalisations de l’ingénieur et dans les œuvres d’art. Ceci explique comment il arrive que l’homme peut, dans un certain sens, influencer sa vie par sa propre conduite et comment, dans ce processus, la pensée et le désir conscients peuvent jouer un rôle.

L’homme possède à sa naissance, par hérédité, une constitution biologique que nous devons considérer comme fixe et immuable, y compris les impulsions naturelles qui caractérisent l’espèce humaine. De plus, pendant sa vie il acquiert une constitution culturelle qu’il reçoit de la société par la communication et par beaucoup d’autres moyens d’influence. C’est cette constitution culturelle qui, dans le cours du temps, est sujette au changement et qui détermine, à un très haut degré, les rapports entre l’individu et la société. L’anthropologie moderne nous a appris, par l’investigation des soi-disant cultures primitives, que le comportement social des êtres humains peut présenter de grandes différences, étant donné qu’il dépend des modèles de culture dominants et des types d’organisation qui prédominent dans la société. C’est là-dessus que doivent fonder leurs espérances tous ceux qui s’efforcent d’améliorer le sort de l’homme : les êtres humains ne sont pas, par suite de leur constitution biologique, condamnés à se détruire mutuellement ou à être à la merci d’un sort cruel qu’ils s’infligent eux-mêmes.

Si nous nous demandons comment la structure de la société et l’attitude culturelle de l’homme devraient être changées pour rendre la vie humaine aussi satisfaisante que possible, nous devons constamment tenir compte du fait qu’il y a certaines conditions que nous ne sommes pas capables de modifier. Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, la nature biologique de l’homme n’est point, pour tous les buts pratiques, sujette au changement. De plus, les développements technologiques et démographiques de ces derniers siècles ont créé des conditions qui doivent continuer.

Chez des populations relativement denses, qui possèdent les biens indispensables à leur existence, une extrême division du travail et une organisation de production très centralisée sont absolument nécessaires. Le temps, qui, vu de loin, paraît si idyllique, a pour toujours disparu où des individus ou des groupes relativement petits pouvaient se suffire complètement à eux-mêmes. On n’exagère pas beaucoup en disant que l’humanité constitue à présent une communauté planétaire de production et de consommation.

Je suis maintenant arrivé au point où je peux indiquer brièvement ce qui constitue pour moi l’essence de la crise de notre temps. Il s’agit du rapport entre l’individu et la société. L’individu est devenu plus conscient que jamais de sa dépendance à la société. Mais il n’éprouve pas cette dépendance comme un bien positif, comme une attache organique, comme une force protectrice, mais plutôt comme une menace pour ses droits naturels, ou même pour son existence économique.

En outre, sa position sociale est telle que les tendances égoïstes de son être sont constamment mises en avant, tandis que ses tendances sociales qui, par nature, sont plus faibles, se dégradent progressivement. Tous les êtres humains, quelle que soit leur position sociale, souffrent de ce processus de dégradation. Prisonniers sans le savoir de leur propre égoïsme, ils se sentent en état d’insécurité, isolés et privés de la naïve, simple et pure joie de vivre. L’homme ne peut trouver de sens à la vie, qui est brève et périlleuse, qu’en se dévouant à la société.

L’anarchie économique de la société capitaliste, telle qu’elle existe aujourd’hui, est, à mon avis, la source réelle du mal. Nous voyons devant nous une immense société de producteurs dont les membres cherchent sans cesse à se priver mutuellement du fruit de leur travail collectif — non pas par la force, mais, en somme, conformément aux règles légalement établies. Sous ce rapport, il est important de se rendre compte que les moyens de la production — c’est-à-dire toute la capacité productive nécessaire pour produire les biens de consommation ainsi que, par surcroît, les biens en capital — pourraient légalement être, et sont même pour la plus grande part, la propriété privée de certains individus.

Pour des raisons de simplicité je veux, dans la discussion qui va suivre, appeler « ouvriers » tous ceux qui n’ont point part à la possession des moyens de production, bien que cela ne corresponde pas tout à fait à l’emploi ordinaire du terme. Le possesseur des moyens de production est en état d’acheter la capacité de travail de l’ouvrier. En se servant des moyens de production, l’ouvrier produit de nouveaux biens qui deviennent la propriété du capitaliste.

Le point essentiel dans ce processus est le rapport entre ce que l’ouvrier produit et ce qu’il reçoit comme salaire, les deux choses étant évaluées en termes de valeur réelle. Dans la mesure où le contrat de travail est « libre », ce que l’ouvrier reçoit est déterminé, non pas par la valeur réelle des biens qu’il produit, mais par le minimum de ses besoins et par le rapport entre le nombre d’ouvriers dont le capitaliste a besoin et le nombre d’ouvriers qui sont à la recherche d’un emploi. Il faut comprendre que même en théorie le salaire de l’ouvrier n’est pas déterminé par la valeur de son produit.

Le capital privé tend à se concentrer en peu de mains, en partie à cause de la compétition entre les capitalistes, en partie parce que le développement technologique et la division croissante du travail encouragent la formation de plus grandes unités de production aux dépens des plus petites. Le résultat de ces développements est une oligarchie de capitalistes dont la formidable puissance ne peut effectivement être refrénée, pas même par une société qui a une organisation politique démocratique.

Ceci est vrai, puisque les membres du corps législatif sont choisis par des partis politiques largement financés ou autrement influencés par les capitalistes privés qui, pour tous les buts pratiques, séparent le corps électoral de la législature. La conséquence en est que, dans le fait, les représentants du peuple ne protègent pas suffisamment les intérêts des moins privilégiés. De plus, dans les conditions actuelles, les capitalistes contrôlent inévitablement, d’une manière directe ou indirecte, les principales sources d’information (presse, radio, éducation). Il est ainsi extrêmement difficile pour le citoyen, et dans la plupart des cas tout à fait impossible, d’arriver à des conclusions objectives et de faire un usage intelligent de ses droits politiques.

La situation dominante dans une économie basée sur la propriété privée du capital est ainsi caractérisée par deux principes importants : premièrement, les moyens de production (le capital) sont en possession privée et les possesseurs en disposent comme ils le jugent convenable ; secondement, le contrat de travail est libre. Bien entendu, une société capitaliste pure dans ce sens n’existe pas. Il convient de noter en particulier que les ouvriers, après de longues et âpres luttes politiques, ont réussi à obtenir pour certaines catégories d’entre eux une meilleure forme de « contrat de travail libre ». Mais, prise dans son ensemble, l’économie d’aujourd’hui ne diffère pas beaucoup du capitalisme « pur ».

La production est faite en vue du profit et non pour l’utilité. Il n’y a pas moyen de prévoir que tous ceux qui sont capables et désireux de travailler pourront toujours trouver un emploi ; une « armée » de chômeurs existe déjà. L’ouvrier est constamment dans la crainte de perdre son emploi. Et puisque les chômeurs et les ouvriers mal payés sont de faibles consommateurs, la production des biens de consommation est restreinte et a pour conséquence de grands inconvénients.

Le progrès technologique a souvent pour résultat un accroissement du nombre des chômeurs plutôt qu’un allégement du travail pénible pour tous. L’aiguillon du profit en conjonction avec la compétition entre les capitalistes est responsable de l’instabilité dans l’accumulation et l’utilisation du capital, qui amène des dépressions économiques de plus en plus graves. La compétition illimitée conduit à un gaspillage considérable de travail et à la mutilation de la conscience sociale des individus dont j’ai fait mention plus haut.

Je considère cette mutilation des individus comme le pire mal du capitalisme. Tout notre système d’éducation souffre de ce mal. Une attitude de compétition exagérée est inculquée à l’étudiant, qui est dressé à idolâtrer le succès de l’acquisition comme une préparation à sa carrière future.

Je suis convaincu qu’il n’y a qu’un seul moyen d’éliminer ces maux graves, à savoir, l’établissement d’une économie socialiste, accompagnée d’un système d’éducation orienté vers des buts sociaux. Dans une telle économie, les moyens de production appartiendraient à la société elle-même et seraient utilisés d’une façon planifiée. Une économie planifiée, qui adapte la production aux besoins de la société, distribuerait le travail à faire entre tous ceux qui sont capables de travailler et garantirait les moyens d’existence à chaque homme, à chaque femme, à chaque enfant. L’éducation de l’individu devrait favoriser le développement de ses facultés innées et lui inculquer le sens de la responsabilité envers ses semblables, au lieu de la glorification du pouvoir et du succès, comme cela se fait dans la société actuelle.

Il est cependant nécessaire de rappeler qu’une économie planifiée n’est pas encore le socialisme. Une telle économie pourrait être accompagnée d’un complet asservissement de l’individu. La réalisation du socialisme exige la solution de quelques problèmes socio-politiques extrêmement difficiles : comment serait-il possible, en face d’une centralisation extrême du pouvoir politique et économique, d’empêcher la bureaucratie de devenir toute-puissante et présomptueuse ? Comment pourrait-on protéger les droits de l’individu et assurer un contrepoids démocratique au pouvoir de la bureaucratie ?

La clarté au sujet des buts et des problèmes du socialisme est de la plus grande importance à notre époque de transition. Puisque, dans les circonstances actuelles, la discussion libre et sans entrave de ces problèmes a été soumise à un puissant tabou, je considère que la fondation de cette revue (la Monthly Review, NDLR) est un important service rendu au public.

 

A lire, à voir ou à écouter
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« Paty changeait la vie »

par Pascal Genneret

 

Il y a des parodies qu’on aurait aimé ne jamais avoir à écrire…

Pour écouter cette chanson adaptée de Jean-Jaques Goldman, c’est ici :

 

Courrier des lecteurs
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La tragédie de Conflans

par Claire Lartiguet-Pino

 

Une tragédie, c’est le déroulement d’une mort annoncée.

Et c’est bien le cas dans ce qui s’est passé.

Certains enseignants interrogés sur les plateaux ont dit qu’ils étaient horrifiés mais pas étonnés : 20 ans, plus de 20 ans que le problème couve. Alors, à la complexité du problème, s’ajoute son ancrage dans le temps et plus le temps passe, plus il est difficile de le résoudre. Au moins faudrait-il commencer à s’y attaquer.

Quel est le problème ?

Il se passe à plusieurs niveaux :

  • Au niveau international, il y a sûrement une attaque politique contre les régimes occidentaux qui se prétendent démocratiques mais se comportent comme des prédateurs économiques, sociaux et écologiques à l’échelle de la planète. Il est évident qu’on ne peut rester sans réponse à ces attaques meurtrières qui menacent les quelques acquis  démocratiques qui nous restent. Et que ces réponses se placent forcément sur le terrain de la répression policière et judiciaire. Mais nous, citoyens français avons à demander des comptes à notre gouvernement et aux oligarques qui commandent sa politique sur les agissements qu’il commet à l’étranger en notre nom !
  • Au niveau national, nous devons nous demander : « Pourquoi ? »

Pourquoi, de jeunes français, dont les grands-parents, les parents sont issus de l’immigration trouvent-ils, dans cette stratégie de déstabilisation des régimes occidentaux, une réponse à l’humiliation qu’ils subissent au quotidien ? Parce que notre société ne leur en donne pas : selon votre couleur de peau, les sonorités de votre patronyme, votre adresse, etc. Vos perspectives varient du meilleur… au pire.

La loi française n’est pas raciste mais les pratiques sociales sont discriminatives et elles ne sont ni repérées ni empêchées ni sanctionnées. Rien n’est fait contre cela : pas de recours !

L’école, qui ne fait que reproduire les inégalités quand elle ne les aggrave pas, n’échappe pas à ce triste constat. L’orientation en est un exemple criant : les lycées professionnels considérés comme des voies de garage pour élèves en échec scolaire sont constitués à 90 % par des jeunes issus de l’immigration : 1ère, 2ème, 3ème génération. Les professeurs font ce qu’ils peuvent mais leur champ d’action est faible, s’il n’est pas en cohérence avec la société dans laquelle il s’inscrit. Entre le discours et les actes, les jeunes s’appuieront sur les actes : ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent, ce qu’ils subissent. Brandir de nouveau notre devise : « Liberté, Égalité, Fraternité » risque fort d’exacerber leur colère, car aucun de ces mots n’a de réalité pour eux. C’est ressenti comme de l’hypocrisie. Certains Français « d’origine hexagonale » partagent aussi cette révolte, car l’absence de perspective, le désespoir d’un futur sans avenir, le manque d’idéal touchent tous les jeunes.

Ils sont un terreau fertile pour des recruteurs habiles qui vont exploiter ce rejet contre notre « ordre » social, en leur redonnant la fierté de leur origine sur des critères archaïques, avec une radicalité aveugle mais à la mesure de leur colère et leur envie de vengeance.

Ils ne sont pas seuls à rejeter ce système basé sur « l’Oppression, l’Injustice et l’Égoïsme » car ce combat, c’est le nôtre mais sur le terrain politique et avec d’autres moyens basés sur la solidarité de tous les opprimés. Ce combat ils peuvent le rejoindre. Ce sera long car le mal est bien enraciné et en sommes-nous capables ?



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