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Chronique d'Evariste
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Déjouer les leurres de la pensée de gauche

par Évariste

 

Ce premier numéro de l’année paraît avec un retard (dû à des problèmes informatiques) que nous prions nos lecteurs d’excuser.
Nous tenons par ailleurs à remercier très chaleureusement tous ceux qui nous ont bien concrètement et généreusement encouragés par un don financier fin 2020. Et à vous assurer tous, dans une période complexe, de notre détermination à rechercher des clefs de compréhension du monde en vue de l’action militante !

La Rédaction

 

Premier leurre : confondre la nécessaire constitution d’une alliance de classe via un nouveau bloc historique avec une alliance de partis sans foi ni loi

Résumons la situation en partant de l’essentiel et non du discours médiatique. En fait, on ne peut pas entrer dans un processus révolutionnaire sans faire la clarté sur l’analyse des classes sociales. Analyse que Marx a faite pour le XIXe siècle et qui reste à faire pour le XXIe siècle. En attendant qu’elle soit faite collectivement, nous pouvons déjà refuser le simplisme qui consiste à dire que tous les salariés font partie de la classe des travailleurs ou, comme le populisme de gauche, qu’il est possible d’unifier le peuple des 99 % contre le 1 % de l’oligarchie.  D’un côté, la grande bourgeoisie et son oligarchie. De l’autre côté, le prolétariat. Au milieu, les couches moyennes, intermédiaires et supérieures comme disent les administrateurs de l’Insee.

À défaut d’une analyse de classe plus précise, aujourd’hui le moindre mal est d’utiliser cette classification tout en essayant de travailler à une analyse de classe plus fine.

Du côté de la grande bourgeoisie et de son oligarchie, la séquence politique est « nickel-chrome » puisque l’augmentation de ses profits n’a jamais été aussi forte aux dépends du prolétariat. Elle doit bien sûr régler ses contradictions secondaires comme celle existant entre l’extrême centre macroniste et la droite installée, les remous dans la justice, les résistances face à sa politique de privatisation des profits dans les deux secteurs les plus socialisés (la sécurité sociale et l’école), etc.

De plus, elle a le soutien indéfectible d’une structure ordolibérale qui lui permet de passer d’une démocratie imparfaite à une démocrature comme l’a si bien prédit le théorème de Pierre Mendès-France dans la fin de son discours du 18 janvier 1957 à la chambre des députés. Vous avez reconnu l’Union européenne.

Deuxième leurre : confondre une démocrature sans peuple avec une démocratie donnant le pouvoir au peuple

Du côté du prolétariat, la composante principale est, et de loin, la classe populaire ouvrière et employée représentant encore 53 % de la population française. Elle estime ne plus avoir d’organisation politique la représentant et donc elle s’est abstenue à près de 60 % dans les élections de 2017, de plus de 60 % dans celles de 2019 et à plus de 70 % en 2020. Autre théorème, celui de François Mitterrand : pour que la gauche gagne une élection présidentielle sous la Ve République, il faut être le candidat de la classe populaire ouvrière et employée. Le 10 mai 1981, plus de 75 % des ouvriers et des employés ont voté pour lui. A noter que l’accord PS-PC ne fut pas principalement un accord de partis mais bien la constitution d’un bloc historique regroupant la classe populaire ouvrière et employée divisée entre ces deux partis. Leur alliance valait donc unité de la classe populaire ouvrière et employée ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.  Ce qui a comme conséquence directe qu’aujourd’hui, à cause de l’abstention massive des ouvriers et des employés, cœur d’un potentiel bloc historique préparant une victoire électorale, les trois composantes de droite et  d’extrême droite (extrême centre macroniste, droite installée, Rassemblement national) caracolent autour de 70 % des suffrages exprimés et donc, si leurs stratèges restent intelligents, ils peuvent contenir la gauche de premier tour (surtout si elle est divisée !) et mettre leurs deux poulains au deuxième tour comme ils l’ont fait en 2002, en 2017.

Troisième  leurre : croire comprendre l’entièreté du réel par l’étude des seuls suffrages exprimés

En 2007 et 2012, la droite a réussi, grâce au choix de la sélection par une primaire ouverte aux citoyens non encartés,  à agir par l’intermédiaire des médias dominants qu’elle contrôle, et sans campagne populaire, pour influencer en fonction de ses intérêts le choix du candidat socialiste 

Quatrième leurre : « la primaire ouverte est démocratique »   

Passons aux couches moyennes dont le gros des troupes est représenté par les couches moyennes salariées (39 % de la population française). Le débat médiatique dominant d’aujourd’hui est réalisé à l’intention des couches moyennes, intermédiaires et supérieures. Et ce n’est pas avec l’aliénation auprès des médias dominants ou des réseaux sociaux que l’on peut comprendre la situation politique. À preuve l’invisibilité de la classe populaire ouvrière et employée qui correspond à la poutre que beaucoup de militants ont dans l’œil ! Invisibilité augmentée à cause de la gentrification et de l’accroissement de la ségrégation spatiale.

Le débat au sein des couches moyennes minoritaires devient pour les médias dominants et le « bloc élitaire» le seul important ! On n’a donc que le droit de choisir entre la droite installée et l’extrême centre macroniste !

Posons à un sociologue bourdieusien la question : « Au fond, sur quoi repose le débat ? »  Il répondra : « Sur une anthropologie : quelle définition se fait-on de l’Homme ? » Alors qu’à l’extrême centre macroniste, on  pense que la grande majorité des individus sont des aliénés et que seule la concurrence sauvage peut manager le système. D’où  leur croyance à la fameuse « pédagogie des réformes » du mouvement réformateur néolibéral. C’est cela qui a alimenté en partie un mouvement tel que celui des gilets jaunes, qui ont développé une « économie morale » refusant la relégation et le mépris de classe.

Synthétisons : l’extrême centre macroniste véhicule le vieux racisme social, grimé en « modernité ». Jusqu’à ce qu’arrive une mobilisation. Et là, la répression de plus en plus féroce prend le relais (1).

Cette domination inique qui perdure a deux ressorts :

1 /  Il se trouvera toujours des gens pour se vendre au pouvoir, aussi inique qu’il soit, si cela leur permet de « briller ».

2 / La division des catégories populaires en abandonnant la lutte des classes, division que l’on aiguisera par l’appel essentialiste et identitaire à la « race » et au « genre » (comme si la caissière du supermarché était d’abord une femme avant d’être exploitée). Le vaccin est là une question d’action collective, de coordination de mobilisation du grand nombre. Et là, les luttes sociales, l’analyse  sociologique et l’éducation populaire refondée relançant la bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle ont des choses à dire.

Cinquième leurre : ne voir que les luttes identitaires de « race » ou « de genre » et marginaliser la lutte des classes

À condition de remplacer la vulgaire alliance de partis sans foi ni loi, le complotisme (2) et l’inefficace populisme de gauche, par une alliance de classe via la constitution d’un bloc historique regroupant la classe populaire ouvrière et employée et ses alliés.

À condition de se replacer dans la filiation du modèle politique de la République sociale (3) et de sa stratégie de l’évolution révolutionnaire.

À condition de développer les 10 principes constitutifs de la République sociale qui sont : la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité, la démocratie, la solidarité, l’universalité, la sûreté, la souveraineté populaire et le développement écologique et social.

À condition de prioriser les 4 ruptures (laïque, démocratique, sociale et écologique), indispensables avec le système dominant.

À condition de maintenir les 6 exigences indispensables : dégager la sphère de constitution des libertés (école, services publics, sécurité sociale) du marché et de l’État, engager le processus de la refondation européenne, engager le processus de réindustrialisation de la France sous transition énergétique et écologique, aller enfin au bout du projet d’égalité femmes-hommes, produire une refondation sociale et républicaine des lois sur l’immigration et la nationalité, ne plus accepter que la démocratie s’arrête à la porte des entreprises par une loi-cadre de socialisation progressive des entreprises.

À condition que l’éducation populaire refondée puisse permettre aux citoyens et aux travailleurs de dégager le bon grain de l’ivraie (4), de comprendre les enchaînements historiques pour comprendre le réel d’aujourd’hui (5), d’avoir une vision internationaliste (6), de comprendre en quoi le virus Sars-Cov-2 a intensifié la crise sociale et économique qui vient (7), de comprendre d’où viennent les idéologies décoloniales (8) de penser que les positionnements moraux ont souvent des soubassements de classe (9), de s’opposer à la décapitation des principes de la République sociale car l’enfer, c’est la vérité perçue trop tard…

Notes de bas de page

1 voir https://www.alternatives-economiques.fr/brutalisation-maintien-de-lordre-liee-a-transformation-de/00094768
2 voir la tribune d’Eva Illouz :  https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/10/eva-illouz-croire-a-la-science-ou-pas-est-devenu-une-question-eminemment-politique-sans-doute-celle-qui-va-decider-de-l-avenir-du-monde_6062819_3232.html
3 Voir le livre Penser la république sociale pour le XXIe siècle, de Bernard Teper et Pierre Nicolas dans la « librairie militante » du site du journal Respublica
4 Lire, par exemple, sur la laïcité : « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », par Henri Peña-Ruiz ; «  La République sera au cœur du nouveau clivage politique » de Claude Nicolet ; « La valeur centrale de la laïcité, c’est la séparation du politique et du religieux » par Gwénaële Calvès dans Le Monde.
5 « L’érosion discrète de l’État-providence dans la France des années 1960. Retour sur les temporalités d’un « tournant néo-libéral » Brigitte Gaïti, Actes de la recherche en sciences sociales,  2014/1 n° 201-202 ; « Walter Eucken à Paris ? L’introduction de l’ordolibéralisme allemand dans les débats économiques français (1945-1965) », par Hugo Canihac, Revue européenne des sciences sociales, 2017/2 55-2.
6 « L’essor des radicalismes religieux est un fait géopolitique majeur », par  Pierre Conesa : toutes les religions produisent des radicalismes.
7 « Avec la deuxième vague, l’économie française est au bord du gouffre » par Romaric Godin, 30 octobre 2020 dans Mediapart.
8 « Idéologie décoloniale : le latino-américanisme, élément clé du Triangle atlantique », de Renée Fregosi.
9 « Des morales de classe ? Dispositions éthiques et positions sociales dans la France contemporaine », Rémy Caveng, Fanny Darbus, François Denord, Delphine Serre, Sylvain Thine, Actes de la recherche en sciences sociales, 2018/4 n° 224.
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Non à l'extension du fichage policier !

par ReSPUBLICA

 

Une pétition à signer sur
https://www.petitions.fr/non_a_lextension_du_fichage_policier

Au moment même où la loi dite de « sécurité globale » et où la « doctrine du maintien de l’ordre » rencontrent une opposition déterminée, alors que se multiplient les violences policières, le gouvernement vient de promulguer en catimini trois décrets étendant le fichage policier !
Les décrets du 2 décembre 2020 permettent en effet la collecte « des opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale », ainsi que « des données de santé révélant une dangerosité particulière. » sans qu’aucun débat public à la hauteur des enjeux n’ait été organisé.
Déjà en 2015, des militants écologistes avaient été empêchés de manifester sur la base de l’état d’urgence anti-terroriste, les Gilets Jaunes ont été criminalisés depuis 2018 et un préfet de police en exercice s’est permis de diviser la société en «camps » opposés. Les nouveaux décrets donneraient aux procureurs de la République un accès aux convictions philosophiques ou religieuses contenues dans ces méga-fichiers. Ces données qui relèvent de l’intime ne sauraient en aucun cas être essentialisées. Ce serait une grave rupture avec la liberté de conscience, fondement du principe de laïcité. Elles sont par ailleurs inutiles au juge mais pourraient servir à museler les opposants aux politiques gouvernementales. Les progrès de l’informatique et du traitement des données auraient dû s’accompagner d’une prudence et d’un contrôle démocratique accrus de la création et de l’utilisation de ces fichiers. Force est de constater qu’il n’en est rien. Ainsi, des avis de la CNIL n’ont pas été suivis sur le périmètre de certaines catégories de données qu’elle considérait trop étendues ainsi que sur les données relatives aux « activités sur les réseaux sociaux ».
Du « Livret ouvrier » de Napoléon Ier aux fichiers de police actuels (le rapport Bauer en avait dénombré 37 en 2008), en passant par le « fichier Tulard » recensant les supposés communistes ou Juifs à la fin de la IIIe République qui fut remis gracieusement à la Gestapo à Paris en 1942, ou le carnet anthropomorphique des « nomades » créé par une loi de 1912, remplacé en 1969 par un « carnet de circulation » des « gens du voyage » (supprimé en 2015), l’histoire du fichage de la population en France s’est trop souvent confondue avec des outils de répression, voire d’extermination des personnes ainsi répertoriées. Les présents décrets sont une boîte de Pandore qui ne peut être mise entre les mains des dirigeants d’aujourd’hui et a fortiori entre celles de ceux de demain.  Cette extension du fichage doit être abrogée en ce qu’elle viole non seulement le principe constitutionnel de sûreté qui implique que tout citoyen soit protégé des éventuels abus du pouvoir, mais aussi le principe de laïcité qui contient le respect de la liberté absolue de conscience et le droit de changer à tout moment de « convictions ».Le recul de Nicolas Sarkozy en 2008 qui a dû retirer le fichier EDVIGE après qu’une pétition eut recueilli plus de deux millions de signataires montre que rien n’est perdu.
Les recours juridiques déjà engagés ne suffiront pas. Le peuple doit se lever en masse contre ces décrets scélérats !

Nous exigeons le retrait immédiat des décrets du 2 décembre 2020.

Premiers signataires :
Philippe Barre, syndicaliste
Dounia Besson, militante associative
Josine Bitton, avocate au Barreau de Seine-Saint-Denis
Franck Boissier, président Ufal Montreuil
François Boulo, avocat, Gilet jaune
Flavien Challieux, fonctionnaire ministère du travail
François Cocq, essayiste
Fanny Cortot, avocate au Barreau du Val-de-Marne
Charles Coutel, philosophe
Vincent Denorme, militant associatif
Romain Dureau, agroéconomiste, GRS
Frédéric Faravel, conseiller municipal et communautaire de Bezons (95)
Arnaud Fabre, administrateur national des Stylos rouges
Bernard Foucher, conférencier gesticulant
Hélène Franco, magistrate, syndicaliste
Jean Gatel, ancien ministre
Christian Gaudray, président de l’Union des Familles Laïques – UFAL
Charlotte Girard, universitaire
Riva Gherchanoc, CLCS-Flp
Nicolas Gliere, membre des stylos rouges
Claudine Granthomme, Clcs-flp Charente
Nicolas Guillet, juriste
Ioannis Kappopoulos, avocat au barreau de Valenciennes
Georges Kuzmanovic, président de République Souveraine
Franck La Brasca, professeur des Universités honoraire
Aude Lancelin, rédactrice en chef de QG, le média libre
Laurent Lebon, musicien artiste enseignant
Manon Le Bretton, membre des Constituants
Patrice Leguerinais, militant associatif
Louisa Leroy, Clcs-Flp Paris et Convergence SP Paris
David Libeskind, avocat
Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice
Caroline Mécary, avocate au Barreau de Paris
Thierry Mesny, président de l’ADLPF (Association des Libres Penseurs de France)
Sacha Mokritzky, rédacteur en chef de la revue Reconstruire
Arnaud de Morgny, coordonnateur GRS Ile-de-France
Armand Nejade, ancien chercheur Inrs
Frédéric Pierru, chercheur en sciences sociales et politiques
Nicolas Pomiès, dirigeant mutualiste, membre du bureau national de l’UFAL
Régis Portalez, Gilet jaune
Christophe Prudhomme, médecin hospitalier, syndicaliste
Bernard Teper, co-animateur du Réseau Éducation Populaire (Rep)
Didier Thevenot, président de la Mutuelle Générale de Prévoyance
Yohan Salès, conseiller municipal à Pierrefite
Mylène Stambouli, avocate au Barreau de Paris
Catherine Verne, philosophe
Monique Vézinet, journal Respublica
Frédéric Viale, essayiste
Pierre Zilber, président de Mutuale, La Mutuelle Familiale

Pétition à signer sur https://www.petitions.fr/non_a_lextension_du_fichage_policier

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Une année d’élections sur le sous-continent latino-américain : 2019-2020 – 1e partie

Préambule - Argentine et Uruguay

par Lucho

 

NDLR – Ingérences américaines et complicités européennes

Ces vingt dernières années, les États-Unis ont continué à peser sur les pays d’Amérique latine, et ils sont à présent suivis par une Union européenne bien silencieuse. Mais ils ont aussi rencontré une résistance nouvelle qui n’est pas près de céder : 2002 : coup d’État au Venezuela ; 2007 : coup d’État au Honduras ; 2016 : coup d’État « institutionnel » au Brésil ; 2018 : Lula est empêché de se représenter aux élections présidentielles brésiliennes ; 2017 : début du blocus économique au Venezuela ; depuis 1962 : blocus sur Cuba.

C’est la raison pour laquelle la Rédaction est heureuse de saluer la collaboration d’un excellent connaisseur de l’Amérique latine, Lucho, pour une série d’articles articulés autour des principales élections ayant eu lieu dans les principaux pays d’Amérique latine depuis octobre 2019 ou devant se tenir début 2021.

À suivre dans les prochains numéros du journal

  • Deuxième partie : Bolivie – Colombie – Brésil
  • Troisième partie : Venezuela

et plus en février…

 

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Préambule

En à peine plus d’un an (d’octobre 2019 à décembre 2020) sept pays d’Amérique latine, et non des moindres, devaient se soumettre au vote : élections présidentielles pour trois d’entre eux (Argentine, Uruguay, Bolivie), municipales pour le Brésil et la Colombie, parlementaires au Venezuela.

Le début des années 2000 avait été marqué par l’arrivée en force de gouvernements de gauche, que les Européens ont souvent qualifié de « radicaux » ou « populistes », tant la machine médiatique internationale impose des schémas, des mots ou des images dignes de « télénovelas » …

Cette gauche était portée par Nestor Kirchner en Argentine, Hugo Chavez au Venezuela, Rafael Correa en Equateur, Evo Morales en Bolivie, Tabaré Vasquez et Pepe Mujica en Uruguay, Lula au Brésil, sans oublier le « sage » de Cuba, Fidel Castro.

Cette gauche n’a justement pas sombré dans le populisme mais s’est lancée dans la construction d’un espace en se dotant de structures organisationnelles (UNASUR (1) – CELAC (2) – ALBA (3) – Petrocaribes (4). Leur but : se libérer de la tutelle omniprésente du Nord du continent. Car durant des décennies, les États-Unis, leurs ONG et l’OEA avaient eu la mainmise sur les pays du Sud, du Mexique au Chili, en soutenant tous les régimes autoritaires.

La volonté d’une poignée de dirigeants (notamment Chavez, Kirchner et Correa qui ont mis en place l’UNASUR et la CELAC pour se protéger des incessantes ingérences du voisin du Nord) n’a pu empêcher l’enlèvement en 2009 de Manuel Zelaya, président du Honduras, exfiltré en pleine nuit de son domicile. La secrétaire d’État américaine s’appelait à l’époque Hillary Clinton : dans son livre Le temps des décisions, elle reconnaîtra avoir usé de son influence pour que Manuel Zelaya après son enlèvement ne revienne plus au pouvoir. Le président des États-Unis, lui, s’appelait Barak Obama et allait recevoir quelques mois plus tard le prix Nobel de la paix.

Cela faisait bien longtemps que les Latinos subissaient des interventions des États-Unis, mais là, pour la première fois, la majorité des dirigeants du sous-continent se sont opposés à cette ingérence.

Et c’est à ce moment-là que les États-Unis ont commencé à concentrer leurs efforts à aider et promouvoir des partis ou des leaders qui s’opposeraient frontalement aux partis de gauche au pouvoir dans toute l’Amérique latine.

Et c’est ainsi qu’à partir de la seconde moitié des années 2010, les pouvoirs de gauche ont semblé perdre une partie du terrain conquis. Plusieurs pays, et non des moindres (l’Argentine, le Brésil, l’Équateur) ont basculé aux mains de gouvernements de droite ou de centre droit, très hostiles au chavisme et à la nouvelle unité latino-américaine.

Sous l’impulsion des États-Unis, ces présidents nouvellement élus (Macri en Argentine, Bolsonaro au Brésil ou et Lenin Moreno en Équateur) se sont évertués à supprimer bon nombre de mesures sociales, à remettre en cause les politiques économiques ainsi que l’appartenance de leur pays aux structures organisationnelles mises en place, en particulier l’UNASUR et la CELAC. En minant ces organisations, les États Unis retrouvaient leur prépondérance sur les pays du sud, obligés de revenir dans le giron de l’OEA.

Mais les États-Unis n’ont pu empêcher l’élection à la présidence du Mexique de Manuel Lopez Obrador, homme de gauche très sourcilleux de l’indépendance de son pays et de la non-ingérence américaine, contrairement à ses prédécesseurs à ce poste.

Argentine – Élections présidentielles le 27 octobre 2019

Participation :  81 %

L’Argentine a frisé la catastrophe en 2001 : une crise économique à son apogée, dans un pays où existait la parité du dollar et du peso argentin. Le ministre des finances a ordonné le blocage des comptes des particuliers et l’interdiction qu’ils retirent leurs économies des banques. Les troubles sociaux que cette décision entraine provoqueront d’ailleurs la mort de 31 personnes au cours de manifestations qui s’organisent contre le FMI et cette fameuse parité peso-dollar. Le président de la République Fernando De la Rua démissionne fin décembre 2001.

S’ensuit une succession de responsables au sommet de l’État, puis en 2003, Nestor Kirchner, le candidat du parti justicialiste est élu président. D’emblée, il tourne le dos au FMI et met fin à la parité peso-dollar. Commence pour l’Argentine une période qui durera jusqu’en 2015, avec Cristina Kirchner qui succèdera en 2007 à son mari pour deux autres mandats de quatre ans.

Nestor Kirchner, comme Rafael Correa, Evo Morales, Lula et Hugo Chavez, fait partie de cette génération qui a souffert des régimes autoritaires et va redonner espoir à la gauche latino-américaine. Ensemble, ils vont construire un anti-modèle au FMI, basé sur la solidarité économique, et mettre en place des structures d’intégration comme l’UNASUR, dont Kirchner sera en 2007 le premier secrétaire général.

En 2015, pourtant, les Argentins ont oublié les difficultés traversées au début des années 2000. Et puis quinze années avec la même famille au pouvoir entraînent forcement des mécontentements, mais aussi des scandales, des cas de corruption, des remises en cause… Ils se disent que finalement un « patron » (qui plus est propriétaire du prestigieux club de foot de la Boca où Armando Diego Maradona a fait ses débuts) pourrait faire l’affaire à la présidence de la République.

C’est donc Mauricio Macri qui accède à la présidence de l’Argentine avec 51,30 % des voix et la bénédiction des États-Unis (la présidente sortante Cristiana Kirchner s’était montrée très hostile aux Américains, notamment lors du coup d’État au Honduras, et toujours très proche de Hugo Chavez). Macri va s’employer à détricoter ce que ses prédécesseurs ont construit (UNASUR – CELAC), reprendre contact avec le FMI pour la partie économique, avec l’OEA pour la partie politique.

Macri emprunte 56 300 millions de dollars pour relancer l’économie, supprime toutes les aides publiques (électricité, gaz). Les prix augmentent de 400 %. Le « patron » élu à la tête du pays, qui avait promis d’en faire un exemple, crée plus de dettes que quiconque de ses prédécesseurs !

Il est renvoyé le 27 octobre 2019, largement battu par Alberto Fernandez, dont Cristina Kirchner est la vice-présidente, et qui l’emporte par 48,20 % des voix contre 40,20 % à Macri.

Trump n’a pas réussi à aider l’un de ses poulains, patron comme lui. Et le 27 octobre 2019, c’est pour lui un mauvais présage que le retour au pouvoir du parti justicialiste en Argentine.

Uruguay – Élections présidentielles le 27 octobre 2019

Participation : 90,10 %

C’est en 2004 que Tabaré Vazquez (médecin de profession) est élu pour la première fois président de la République à la tête du parti de centre-gauche « Frente amplio » ; c’est une première pour la gauche dans ce pays qui ne quittera le pouvoir qu’en décembre 2019, avec une différence de voix de seulement 1,5 %.

    Entretemps, « Pepe » Mujica aura succédé à Tabaré Vazquez en 2009. Puis ce dernier sera facilement réélu en 2014.

    Pepe Mujica a joué un rôle essentiel dans le rassemblement des partis de gauche pour conquérir la victoire. Il fait lui aussi partie de ces leaders qui ont eu à souffrir des dictatures. Il a purgé dix années de prison durant lesquelles il deviendra ce sage philosophe qui fera de lui un président de la République hors du commun de 2010 à 2015, qui reçoit ses invités dans sa ferme, chaussé de Crocs, conduit encore sa vieille Coccinelle des années 60 et démontre, avec des mots simples et toujours précis, combien « la vie n’est qu’une, qu’elle ne s’achète pas et que la société de consommation est un véritable désastre pour la planète ». Sa simplicité et sa profondeur sont à l’opposé des personnalités politiques du moment qui se succèdent sur les plateaux de télévision du monde en moulinant des éléments de langage préparés par leurs collaborateurs.

    Tabaré Vasquez et Mujica vont transformer l’Uruguay en une nation moderne, progressiste et accueillante : libéralisation de l’avortement, législation sur la culture et la vente du cannabis à usage personnel, l’ouverture aux investisseurs… Ils modernisent le pays tout en donnant aux plus défavorisées des garanties sociales qu’on ne trouve pas dans beaucoup de pays.

    Mujica laisse son empreinte au-delà des frontières de son pays. Il arrive dans cette période où l’Amérique latine fait enfin place aux mouvements de gauche de façon qu’on dirait coordonnée, au Venezuela, en Argentine, ou en Bolivie, avec la montée de vrais leaders politiques, qui parfois, comme Mujica, ont fait de la prison pour leurs idées.

    Ce qu’il se passe sur le sous-continent latino-américain au début des années 2000, c’est exactement le contraire de ce que connaissent au même moment les États-Unis ou l’Europe, la période bling-bling en France, ou l’élection d’un Obama, encore inconnu quelques mois avant l’élection, grâce à une bonne utilisation des réseaux sociaux. En Amérique latine, on fait de la politique quand ailleurs, on fait de la « com »…

    Mujica comme Vasquez feront partie du camp de ceux qui préfèrent le dialogue à la confrontation, notamment par rapport au Venezuela, et notamment quand l’OEA et plusieurs pays de la région tenteront à la mort d’Hugo Chavez, en 2013, de s’ingérer sans cesse dans les affaires intérieures du pays.

    Pourtant, les Uruguayens changent de voie le 27 octobre 2019, votant pour Luis Lacalle Pou, candidat de centre droit qui obtiendra 50,79 % des voix contre le représentant du Frente amplio Daniel Martinez (49,21 %), soit une différence de 1,5 % des voix. Courte défaite donc qui ne remet pas vraiment en cause l’assise des forces de gauche dans ce pays.

    Notes de bas de page

    1 UNASUR : Union des nations sud-américaines créé en mai 2008- Siège Quito – Équateur- Son objectif étant de construire une identité Amérique du sud.
    2 CELAC : Communauté des États latino-américains – créé en 2010 au Mexique – composé de 33 pays – Constitué pour remplacer l’OEA pour les pays membres puisque seul le Canda et les États-Unis n’y figuraient pas.
    3 ALBA : Traité de libre commerce entre certains pays d’Amérique latine et Caribes afin de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale .
    4 Petrocaribes : Le Venezuela passe un accord de coopération énergétique avec les pays des Caribes, à des conditions très avantageuses pour ces pays.
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    La stratégie de l’islam politique en France

    par Zohra Ramdane

     

    Le dernier épisode concernant la charte des valeurs du Conseil français du culte musulman (CFCM), qui devait permettre la mise en place du Conseil national des Imams (CNI), est symptomatique. « Croix de bois, croix de fer », les fédérations religieuses qui le composent devaient, en quelques semaines, élaborer ce document, une fois que chacune ait adressé sa contribution au président du CFCM, Mohamed Moussaoui. L’intérêt de cette charte des valeurs servant de base au futur Conseil des imams était de séparer l’islam de l’islam politique ou islamisme. Au sujet de la synthèse proposée par Mohamed Moussaoui, le journaliste au JDD Mohamed Sifaoui (édition du 27 décembre dernier) précise le passage du texte qui est refusé par les intégristes de l’islam politique, Foi et pratique du Tabligh, les Musulmans de France (ex-UOIF, proche des intégristes de la Confrérie des Frères musulmans) et le CIMG (Milli Görüs, organisation de l’islamisme turc proche de la Confrérie des Frères musulmans, alliée d’Erdogan) :

    « Par islam politique, la présente charte désigne les courants politiques et/ou idéologiques appelés communément : wahhabisme, salafisme, doctrine des frères musulmans ; et plus généralement toute mouvance locale, transnationale, ou internationale qui vise à utiliser l’islam afin d’asseoir une doctrine politique, notamment parmi celles dont les textes fustigent la démocratie, la laïcité, l’égalité entre les femmes et les hommes, ou qui fait la promotion de l’homophobie, de la misogynie, de l’antisémitisme, de la haine religieuse, et plus généralement toute idée et pensée qui contesterait, directement ou indirectement, les principes fondamentaux énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ».

    Ces trois organisations intégristes de l’islam politique ont refusé également un passage qui prévoyait de « ne pas qualifier d’apostasie de crime ni stigmatiser celles ou ceux qui renoncent à une religion », un autre passage qui rappelait « l’importance de l’école laïque publique qui doit être préservée des maux qui touchent la société » et enfin ce dernier passage : « Aucune autorité religieuse ne peut remettre en question des méthodes pédagogiques » !

    Ces trois organisations intégristes de l’islam politique préparent un contre-texte également paraphé, toujours d’après Mohamed Sifaoui, par « l’islamiste Marwan Mohamed, ancien leader du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF, dissous par le gouvernement en novembre dernier suite à la décapitation du professeur Samuel Paty) » et animateur de la plateforme L.E.S. Musulmans. Mohamed Sifaoui stipule que Marwan Mohamed a stigmatisé sur Twitter « une charte de la honte » qui interdirait  « la simple expression des musulmans » et il invitait « toutes les mosquées, toutes les associations et tous les imams à qui il reste un minimum de dignité à ne pas signer cette charte » qu’il assimilait à « un acte d’aliénation ». Marwan Mohamed est l’un des initiateurs de l’islam politique de la manifestation contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, via le CCIF et la plateforme L.E.S. Musulmans, manifestation soutenue par la gauche identitaire et essentialiste (1).

    Face à cela, la Grande mosquée de Paris (regroupant l’islam consulaire algérien) publie le 28 décembre un communiqué du recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-eddine Hafiz (2) disant qu’il se retire de la création du Conseil national des imams et qu’il suspend ses relations avec « la composante islamiste du CFCM ». Dans ce document, il déclare avoir « soutenu (la Charte des valeurs) dans un but pédagogique, afin que notre jeunesse musulmane notamment, puisse comprendre que rien ne l’empêche, en France, de vivre, de façon harmonieuse, s a citoyenneté et sa foi ».

    En page 2 du communiqué, le recteur poursuit :

    « Malheureusement, la composante islamiste au sein du CFCM, notamment celle liée à des régimes étrangers hostiles à la France, a insidieusement bloqué les négociations en remettant en cause presque systématiquement certains passages importants. Des membres de la mouvance islamiste sont allés jusqu’à réaliser des manipulations médiatiques, salissant notre honneur et, dans le contexte, mettant ainsi notre vie en danger, faisant croire que cette charte avait pour ambition de toucher à la dignité des fidèles musulmans. Ce qui est un mensonge éhonté, dont les conséquences peuvent être particulièrement graves.
    Cette composante islamiste agissante au sein du CFCM œuvre, comme à son habitude, en coulisses et en surface, pour saborder toutes les initiatives qui visent à créer des rapprochements salutaires entre les musulmans de France et la communauté nationale.
    Ce qui caractérise mon engagement depuis que je suis recteur de la Grande mosquée de Paris, c’est la franchise et la clarté.
    Contrairement à d’autres, je ne sers ni d’obscurs objectifs ni d’intérêts personnels ou idéologiques. Je suis au service de la collectivité et jamais je n’opposerais les Français à leurs compatriotes musulmans. Par conséquent, j’estime que la représentation des musulmans mérite autre chose que des manœuvres dilatoires et des agissements douteux entourés d’actions qui cherchent à diviser la communauté nationale et à séparer les Français de confession musulmane de leur société.
    J’ai donc décidé, car la GMP ne se rendra jamais complice de ces viles manipulations au détriment des intérêts de la communauté nationale et de ceux des citoyens de confession musulmane, de me retirer des discussions autour de ce projet de charte, de ne plus participer aux réunions qui visent à mettre en œuvre le projet du Conseil national des imams et de geler tous les contacts avec l’ensemble de la composante islamiste du CFCM.
    Cette décision, mûrement réfléchie, est irrévocable.
    Je souhaite donc alerter tous les musulmans afin qu’ils refusent et rejettent toute expression et toute action qui créerait le trouble dans leur esprit et les mènerait dans la voie de la discorde.
    Je veux leur dire, à travers la position qui est la mienne, que certains milieux islamistes, en multipliant ces agissements irresponsables, sont en train  de compromettre l’avenir de notre religion en France, de nos enfants et de l’unité nationale.
    Ma responsabilité en tant que recteur de la Grande mosquée de Paris m’engage à défendre les intérêts moraux des musulmans, et d’œuvrer ainsi pour la concorde, la paix civile et la fraternité.
    Je refuse de voir des cercles malveillants transformer l’islam, une religion paisible, en une idéologie de combat afin de créer la discorde entre les enfants d’une même nation. »

    Voici les arguments qui nous ont été donnés fin 2020. Voilà pourquoi nous disons : non au racisme anti-musulman mais aussi non à l’islam politique !

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    La lutte des travailleurs sans-papiers de Chronopost

    Une victoire à consolider et des enseignements pour tout le salariat

    par Philippe Barre

     

    À l’heure où le mouvement social tente de se déconfiner, les travailleurs sans-papiers ont donné le tempo tant dans la lutte des « Chrono1 » que dans les manifestations tenues à Paris parfois malgré les interdictions (30 mai 2020). Qu’une partie du Précariat s’organise et gagne grâce à sa combativité et à un fort soutien interprofessionnel peut redonner des pistes pour les équipes militantes…

     

    Remplacer des fonctionnaires par des intérimaires sans-papiers : les patrons l’ont rêvé, La Poste le fait !

    C’est le véritable système d’exploitation mis en place par La Poste-Chronopost qui est à l’origine de cette mobilisation.

    L’Agence Chronopost d’Alfortville (94) emploie ces salariés via la sous-traitance en cascade : elle sous-traite à la société Derichebourg leur embauche et même leur encadrement dans les locaux de l’agence Chronopost. Derichebourg passe par Mission Intérim pour procéder au recrutement de ces travailleurs. Ce dispositif permet évidemment de diluer la responsabilité, y compris juridique, de La Poste et de préserver l’image qu’elle aime promouvoir « d’entreprise citoyenne » (sic !). Cette sous-traitance en cascade permet aussi de faire oublier que c’est quand même l’État, propriétaire de La Poste, qui exploite ces sans-papiers en tant qu’État-patron et les pourchasse et les expulse en tant qu’État-gendarme !

    La Poste-Chronopost sait que ces travailleurs sont sans-papiers puisqu’elle ne leur attribue pas le badge d’entrée dans l’agence d’Alfortville dont les autres salariés du site sont porteurs. Elle les emploie aussi systématiquement sur des durées de mission qui ne leur permettent pas d’entrer dans les critères de régularisation posés par la circulaire Valls en vigueur. La Poste-Chronopost, contrairement à d’autres employeurs, refuse de remettre aux travailleurs sans-papiers qu’elle emploie les documents CERFA (certificats de travail) et certificats de concordance (certificats établissant le lien entre l’alias et l’identité du travailleur) qui permettraient leur régularisation.

    Forte de la situation hyper-précaire de ces salariés, constamment sous la menace d’expulsion du territoire, La Poste-Chronopost les exploite sans vergogne pour maximiser ses profits dans le domaine très concurrentiel du colis (l’un des deux secteurs stratégiques de développement, avec la banque, selon les patrons de La Poste) : temps partiel imposé pour des salaires de misère (600 euros mensuels en moyenne), embauche à 3 ou 4 heures du matin, ignorance totale de leurs droits élémentaires (pas de paiement des heures sup., pas de droit aux pauses réglementaires, pas de droit à l’arrêt maladie sous peine d’être viré sans formalités etc.).

    Faute de transports en commun à cet horaire, il n’est pas rare que les travailleurs sans-papiers arrivent par le dernier bus à 1 heure du matin et attendent l’embauche à la grille…

    On comprend davantage l’intérêt pour les patrons de perpétuer ce système en rappelant que l’activité des sans-papiers à Chronopost (déchargement des camions, tri des colis) était autrefois confiée à des postières et postiers titulaires, et la plupart fonctionnaires, dans des centres de tri que La Poste a fermés brutalement et sans ménagement pour ces personnels. Remplacer des fonctionnaires par des intérimaires sans-papiers : les patrons l’ont rêvé, La Poste le fait !

    C’est contre ce système que les travailleurs sans-papiers occupant le site de Chronopost se sont battus.

     

    La réponse des patrons

    Ils ne « connaissaient » pas les sans-papiers. Les cadres de l’agence Chronopost avaient beau saluer les « Chronopost » qui campaient, les « ressources humaines » de Chronopost, de Derichebourg, de Mission Intérim ne connaissaient aucun des salariés… Pourtant les camarades avaient été photographiés sur les chantiers du site avec des chasubles Chronopost. Les camarades avaient des fiches de paye qui donnaient le lieu de la mission.

    Chronopost ne peut pas jouer les victimes, car non seulement elle est responsable en tant que donneuse d’ordre, mais en plus les cadres savent très bien, qui a des papiers ou qui n’en a pas. Et quand le boulot ne respecte pas la charge de travail, les temps de pauses ou le besoin d’aller voir un médecin, c’est bien aux sans-papiers qu’ils refilent le boulot. Car les autres salariés refusent légitimement ces conditions de travail.

     

    La réponse de l’État

    Dès le premier jour un responsable du CTSPV (Collectif des Travailleurs Sans Papiers de Vitry2) et un journaliste ont été interpellés et mis en GAV, avec l’intervention de la police sur le piquet de grève. Cela a contribué à populariser la lutte. Mais le maintien du piquet et de sa cohésion n’étaient pas gagné d’avance.

    Il aura fallu de longues semaines de lutte, pour que des rencontres aient lieu avec le préfet, avec l’aide des élu.es.

    De haute lutte, la création d’un guichet unique a été obtenue avec des dépôts collectifs des dossiers. Dans les faits c’est une victoire collective pour qui sait combien ces régularisations sont difficiles.

    Par contre, aucune pression de la part de l’État et de ses services (Préfecture, Ministère du Travail) n’a été exercée sur les employeurs pour fournir les documents nécessaires. Rappelons que l’État est l’actionnaire majoritaire de La Poste dont Chronopost est une filiale privée !

     

    L’organisation de la lutte pour durer

    Le 11 juin 2019 au petit matin, les salariés sans-papiers grévistes de Chronopost, accompagnés de soutiens, envahissaient le parking de l’agence d’Alfortville. Pendant deux semaines, ces travailleurs sans-papiers ont occupé jour et nuit et sans le moindre abri ce parking, sous l’œil de la police, harcelés par les chefaillons, vigiles et maîtres-chiens aux ordres de La Poste.

    Dès le 11 juin l’occupation s’établissait aussi devant les portes de l’agence Chronopost d’Alfortville, à l’extérieur de celle-ci, sous des tentes, avec plus d’une centaine de travailleurs sans-papiers d’autres entreprises venus soutenir leurs camarades installés sur le parking.

    Après 15 jours d’occupation, Chronopost obtenait l’évacuation du parking par une ordonnance du TGI de Créteil, mais le juge déboutait les patrons de leur demande d’expulsion du camp établi devant le site de l’agence. En conséquence les travailleurs sans-papiers de Chronopost occupant le parking rejoignaient le piquet devant l’agence : celui-ci pouvait s’installer dans la durée avec le soutien du CTSPV, de SUD-PTT et de l’Union syndicale Solidaires (tant au niveau départemental que national).

    Le président PCF du Conseil départemental du Val de Marne, le député PS de la circonscription, le maire PS d’Alfortville ainsi que la députée FI et les sénatrices PCF et Générations, des partis (en plus des partis cités au travers de leurs élus ; PRCF, LO, NPA, UCL…) et d’associations locales ont apporté leur soutien à une occupation qui allait durer plus de 7 mois.

    Un sacré défi à relever que de faire vivre pendant 220 jours cette occupation : des tentes pour seuls abris, de jour comme de nuit, sans eau courante, dans la canicule en été puis, à mesure qu’approchait l’hiver, dans le froid, la pluie et la boue.

    C’est grâce au courage et à la force des camarades sans-papiers – affrontant le risque permanent d’expulsion du territoire, la haine et la morgue patronales, les conditions éprouvantes de l’occupation – qu’un grand mouvement de solidarité, organisé par SUD-PTT, Solidaires et le CTSPV s’est déclaré, secondé par des habitants et associations du quartier et des environs. Il a été ainsi possible d’approvisionner quotidiennement le camp en eau, nourriture, produits d’hygiène, tentes, bâches et charbon contre le froid. Cet effort logistique, cette organisation matérielle de la lutte et cette présence tous les jours sur le piquet d’Alfortville de soutiens ont mobilisé au premier chef les syndicalistes de Solidaires 94.

    Ce soutien militant très exigeant, au vu des forces de Solidaires dans le Val-de-Marne, a accompagné l’auto-organisation permanente de leur lutte par les sans-papiers qui géraient la vie quotidienne d’un camp regroupant souvent 150 à 200 personnes, organisant – dans le cadre du CTSPV – les autres travailleurs sans-papiers venus les rejoindre et déposant leurs dossiers, prenaient en AG les décisions sur la conduite de leur lutte, désignaient leurs porte-paroles, organisaient le service d’ordre et l’animation des manifestations etc.

    L’occupation du site, regroupant en permanence ces travailleurs dans un cadre collectif, bien que menée dans des conditions physiques difficiles pour ces camarades, a joué un rôle déterminant pour la cohésion du groupe et l’organisation de nombreuses actions tout au long de ces 31 semaines :

    – manifs devant la direction de La Poste à Créteil, aux sièges nationaux respectifs de Chronopost, de la Banque Postale et du Groupe La Poste à Paris ;

    – envahissement de Mission Intérim à Corbeil-Essonnes, manifs au siège national de Derichebourg à Paris ainsi que sur des entreprises (hors Chronopost-Derichebourg-Mission Intérim) employant des travailleurs sans-papiers venus soutenir leurs camarades de Chronopost sur le piquet d’Alfortville ;

    – manifestations à Alfortville et Créteil, rassemblements devant l’inspection du travail à Créteil, le Ministère du travail à Paris, la préfecture à Créteil ;

    – Co-organisation d’un meeting à la Bourse du travail à Paris, dans le cadre de la Marche des Solidarités, regroupant plusieurs centaines de travailleurs sans-papiers d’Île-de-France ; soutien régulier aux femmes de ménage en lutte à l’Hôtel Ibis Batignolles ; présence à la Fête de l’Huma, à la marche « Justice pour Adama » à Beaumont sur Oise et aux manifs/AG contre la casse des retraites (les travailleurs sans-papiers sont d’abord des travailleurs) à Créteil, Ivry-sur-Seine, Paris…

    La régularisation comme étape de la lutte

    7 mois de mobilisation ont permis d’imposer à la préfecture la régularisation des 273 « Chronopost » et le dépôt collectif pour examen de 129 dossiers de travailleurs « hors Chronopost ». Les discussions avec la Préfecture ont été interrompues par le confinement. Elles ont repris en mai, mais sur des bases moins favorables que celles des engagements pris en janvier.

    À ce jour 46 (sur 129) régularisations « hors Chronopost » ont été obtenues. C’est un autre acquis historique de cette lutte : que des travailleurs hors de l’entreprise ciblée soient aussi régularisés. C’est la conception solidaire de la lutte qui a permis ces régularisations. Pour autant, nous entrons dans la phase de renouvellement des premières cartes de séjour. Il faudra rester mobilisés pour que les engagements du préfet soient tenus.

     

    Une leçon de lutte, de vie et d’auto-organisation

    La grève appartient aux grévistes

    Les militantes et militants qui ont soutenu pendant plus de 7 mois les camarades travailleurs sans-papiers du piquet de grève d’Alfortville, même les plus expérimenté-e-s et notamment celles et ceux de Solidaires 94, ont énormément appris à leur contact. Peu de luttes menées ces dernières décennies auront autant marqué nos existences et c’est à eux que nous le devons.

    Sur le plan humain aussi c’est une immense chance d’avoir rencontré les camarades sans-papiers du piquet d’Alfortville, qui ont révélé des ressources de courage, d’intelligence, de générosité et de cohésion impressionnantes dont il existe peu d’exemples et qui leur ont permis de se révolter, de s’organiser, de tenir et de gagner.

    Aujourd’hui encore, après la régularisation des « Chrono » et la levée du camp d’Alfortville, ces travailleurs conservent intactes leur capacité à se mobiliser, leur vigilance et leur unité pour le suivi des dossiers des salariés sans-papiers « hors Chronopost » qui ont été déposés en préfecture en janvier 2020.

    Alors que les patrons, dont les profits se fondent sur leur exploitation sauvage et leur maintien dans la situation de sans-papiers, voulaient les rendre invisibles et muets à jamais, ces travailleurs ont affirmé de façon exemplaire leur droit à la parole et à une existence digne.

    Les travailleurs sans-papiers ont géré leur lutte et son expression. Les journalistes qui passaient sur le camp et qui avaient tendance à s’adresser aux soutiens, étaient systématiquement dirigés vers les délégués. Dans les initiatives publiques où cette lutte a été popularisée, ce sont toujours des délégués grévistes de Chronopost qui prenaient la parole en premier. Les soutiens ont exprimé leurs points de vue quand ils étaient sollicités, en veillant toujours à ne pas se substituer aux grévistes à qui la décision a toujours appartenu.

     

    La solidarité ce sont d’abord des actes au quotidien

    Le premier soutien a été les sans-papiers eux-mêmes : il y a 27 « Chronopost » en grève. Il y a des moments où le CTSPV a rassemblé plus de 200 sans-papiers sur le campement. C’est une spécificité de cette lutte qui ne se réduisait pas aux sans-papiers de l’entreprise considérée. C’est sans doute la raison de la victoire face à une entreprise publique contrôlée par l’État qui a refusé jusqu’au bout de reconnaître l’emploi de sans-papiers et d’accorder la moindre attestation de concordance ni le moindre CERFA/promesse d’embauche.
    Au-delà le soutien a reposé concrètement (syndicalement, financièrement et logistiquement) sur les réseaux SUD-SOLIDAIRES (du 94 et au plan national). La lutte n’aurait pas tenu sans le soutien financier important des syndicats et de la fédération SUD PTT et de différents syndicats et fédérations de Solidaires et de Solidaires national.
    Sur le plan syndical, la FSU 94 a signé les textes de soutiens et d’appels, ainsi des UL CGT (Alfortville). Le syndicat CGT du ministère du Travail de Créteil a été présent dans cette lutte. On ne peut que regretter que l’UD CGT 94, pourtant sollicitée dès la préparation de l’action, n’ait pas donné une suite favorable. On pourrait aussi constater que des sections syndicales géographiquement proches, relevant du syndicalisme de lutte et de transformation sociale, n’aient jamais manifesté le moindre soutien. Sans doute un exemple qui illustre le recul d’une culture interprofessionnelle de certains courants syndicaux qui pourtant s’en réclament.
    Des associations comme la LDH, RESF et des associations locales (parfois religieuses mais sans récupération), ont soutenu.
    Notons que si les élus du PS/PCF/LFI /Générations ont fait leur boulot, on ne peut pas en dire autant de leurs réseaux militants de proximité. On regrettera la faible participation des militants qui lient le combat laïque et le combat social. Pourtant, il n’est pas inutile de rappeler que l’antiracisme et l’anticolonialisme de classe se construisent dans ce type de luttes. « Hier colonisés ; aujourd’hui sans-papiers, demain régularisés »4… et que si l’on veut que les communautaristes ne mettent pas la main sur ces luttes, la meilleure réponse est d’y être présents afin de participer à leur autonomie.
    On peut se réjouir de toute une série d’actes de solidarité de salariés et citoyens qui passaient donner de la nourriture, des vêtements etc.

     

    La lutte continue

    Il reste 83 demandes de régularisations non satisfaites, pour lesquelles la lutte continue. Tant de façon « spécifique » qu’avec l’ensemble du mouvement des sans-papiers et la participation des régularisés, de l’ensemble des forces du CTSPV (qui s’est considérablement développé) et des soutiens (SUD PTT et SOLIDAIRES) :
    • Manif le 3 juillet, 700 travailleurs sans-papiers (et leurs soutiens) ont défilé du site de Chronopost à la préfecture de Créteil.
    • Manif de 400 sans-papiers, le 8 août au Marché International de Rungis.
    • Cortèges importants aux manifs parisiennes : 30 mai, 20 juin, 24 août (St Bernard)…
    Avec la carte de séjour, les camarades peuvent cotiser en leur nom à la Sécurité Sociale, et ne plus être à la merci d’un contrôle policier. Ils peuvent faire des allers-retours « au pays », pour retrouver leurs proches…
    Peut-être faut-il relever ce qui a fonctionné dans cette lutte pour penser un autre monde :
    • Une lutte auto-organisée et préparée pour tenir dans la durée.
    • Un réseau militant de soutien présent quotidiennement pendant 7 mois. Présence pour calmer les ardeurs répressives, mais aussi pour assurer le ravitaillement et le matériel. Mais aussi jamais de substitution… Sans oublier des dizaines de gestes spontanés de salariés passant déposer des fruits, des boissons etc.
    • Un arc politique très large (PS/PCF/LFI/PRCF/NPA/LO/UCL…) qui lui aussi a permis de calmer les ardeurs répressives. Mais qui a aussi joué un rôle complémentaire dans les échanges avec le préfet (sans substitution avec les représentants de la lutte). Sans oublier, l’apport matériel conséquent (WC chimiques, ramassage des ordures etc.)
    • Un soutien syndical très fort de SUD PTT et SOLIDAIRES.
    Une belle victoire de travailleurs avec lesquels il convient de construire leur syndicalisation… tant au sein des entreprises qu’au travers des marches de sans-papiers5 qui ont sillonné le pays du 19 septembre au 17 octobre avec une manifestation nationale à Paris le 17 octobre. Manifestation qui a réuni 15 000 participants.
    Ce sont les luttes des travailleurs sans papiers ancrées dans les entreprises qui remettent en avant un antiracisme de classe. Antiracisme de classe qui, s’il doit intégrer toutes les luttes contre tous les racismes et discriminations, est aux antipodes des fragmentations que proposent certains.
    On ne peut que se réjouir de voir que l’acte 4 des sans-papiers (appel pour le 18 décembre) appelle les sans-papiers à rejoindre les syndicats, et les syndicats à porter haut la lutte pour la régularisation des sans-papiers. Mais si l’on ne veut pas se payer de mots, il faudra être réellement présents, professionnellement et inter-professionnellement, quand les camarades sans-papiers démarrent une lutte d’entreprise.

     

    (Cet article puise très très largement dans celui paru dans Les Utopiques6 n°15 ; il est complété de réflexions qui n’engagent que moi).

     
     

    1 « Chrono » abréviation pour nommer les travailleurs sans-papiers bossant ou ayant bossé pour Chronopost.

    2 Nom historique : ce collectif est aujourd’hui implanté dans les départements de la petite couronne.

    3 Donc de tous les « Chrono ».

    4 Slogan dans les manifs des sans-papiers.

    5 https://blogs.mediapart.fr/marche-des-solidarites

    https://www.facebook.com/marche17mars/events/?ref=page_internal

    6 Revue de l’Union Syndicale Solidaires. https://www.lesutopiques.org/category/numero-15/

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    Contre l’Accord National Interprofessionnel (A.N.I.) sur la santé au travail

    Appel aux organisations syndicales de salarié.e.s

    par Association Henri Pézerat

     

    Le projet d’accord national interprofessionnel « pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé au travail et conditions de travail », proposé à la signature des organisations syndicales de salariés dites « représentatives », début janvier 2021, précède sur le même sujet, le projet de loi Lecoq déposé le 23 décembre 2020 à l’Assemblée nationale1. L’un et l’autre remettent gravement en question le droit fondamental des hommes et des femmes à ne pas être mis en danger dans leur activité de travail, en réduisant la « prévention primaire » à la « prévention du risque de désinsertion professionnelle ». L’objectif central de cet accord est de reporter la responsabilité des atteintes à la santé des travailleurs sur la vulnérabilité de ces derniers et leur propre responsabilité, et non sur les conditions de travail qui menacent leur intégrité physique et psychique. L’analyse critique proposée dans le présent texte reprend quelques points essentiels qui n’épuisent évidemment pas les commentaires et critiques qui pourraient en être faits. Mais cette analyse nous amène à lancer un appel solennel aux organisations syndicales pour qu’elles refusent de signer un tel accord.

    Le texte de l’ A.N.I. s’ouvre par un préambule sur la « culture de prévention ». Celle-ci serait fondée non pas sur un scrupuleux rappel des règles du code du travail, notoirement actuellement bafouées dans tous les secteurs d’activité, mais sur de « bonnes pratiques » susceptibles de favoriser la « qualité de vie au travail », « facteur de réalisation personnelle pour les salariés » et « condition », parmi d’autres, « de la performance de l’entreprise ».

    Le texte insiste sur ce « sujet majeur, qui doit être re-questionné au regard des évolutions de la société [lesquelles ? ], de l’évolution des connaissances [lesquelles ? ], de l’évolution des attentes des employeurs et des salariés [de la santé de qui parlent ici les rédacteurs du texte ? ] » . Et de préciser « les statistiques de la branche ATMP de la CNAM, en particulier, en termes de fréquence, démontrent les progrès réalisés ».

    Alors, avant de continuer, arrêtons-nous un instant aux statistiques 2019 de la CNAM2 : Des progrès… Vraiment ? Au cours de l’année 2019, 733 travailleurs sont morts dans des accidents du travail soit 183 de plus qu’en 2017, c’est-à-dire pas loin de 3 morts d’accident du travail par jour. Concernant les cancers dus au travail, la reconnaissance des cancers en maladie professionnelle est en baisse : « Le nombre total de cancers professionnels ayant donné lieu à une première indemnisation en espèces par l’Assurance Maladie – Risques professionnels diminue de 8 % entre 2019 et 2018, après quatre années de progression par paliers depuis 2015. Cette diminution marquée s’observe essentiellement pour les cancers non liés à l’amiante, avec une diminution de 21 % en 2019 par rapport à 2018 »3. Cette baisse ne peut être mise en rapport avec une amélioration des conditions de travail – inexistante comme en témoignent les enquêtes SUMER et conditions de travail du Ministère du travail – mais signe les effets délétères des conditions drastiques d’exclusion des victimes du droit à la réparation, rappelées dans le dernier numéro de la revue Droit Social qui a publié un dossier à l’occasion du centenaire de la loi sur la reconnaissance des maladies professionnelles, mais aussi dans le dossier de la revue Santé et Travail paru cet automne sur le même thème4. Voir un signe de progrès dans la diminution du nombre de cas de cancer reconnus en maladie professionnelle relève au mieux de l’inexpérience et de l’indifférence, au pire du cynisme. Rappelons que l’épidémie de cancer a atteint en France, en 2019, 400 000 nouveaux cas et 160 000 décès par an (chiffres de l’INCa). Les cas reconnus en maladie professionnelle représente moins de 0,5% de tous les cancers, alors que la Cour des comptes en 2008, s’appuyant sur les estimations de l’INSEE, estimait – chiffres à l’appui – qu’un ouvrier avait 10 fois plus de risque de mourir de cancer qu’un cadre supérieur. Et pour cause ! Qui sont les salariés qui subissent une intense poly-exposition professionnelle de très longue durée à la silice, à la radioactivité, au plomb, aux pesticides, aux solvants, au chrome, et autres cancérogènes avérés, recensés dans les listes du Centre International de Recherche sur le Cancer ou de l’Union Européenne ?

    Le préambule de cet accord se glorifie ensuite d’un i>« paritarisme dynamique qui a fait bouger les lignes ». En effet, des lois Macron, Rebsamen, El Khomry, aux ordonnances Macron, les « progrès » dans la destruction des contre-pouvoirs syndicaux et des règles protectrices du Code du Travail, remparts à la détérioration des conditions de travail, ont été sans limite depuis 15 ans.

    L’association Henri Pézerat avait publié un communiqué à l’occasion de l’adoption du Plan Santé – Travail III (voir ici, en annexe), indiquant les multiples angles morts de ce plan, qui sont aussi ceux de ce projet d’accord. Nous ne pouvons tous les reprendre ici mais aucun d’entre eux n’a réellement fait l’objet de stratégies de prévention depuis 2016.
    Le texte de l’ANI comporte ensuite 3 parties :

    1) « Promouvoir une prévention primaire opérationnelle au plus proche des réalités du travail »

    Tout d’abord, il faut souligner que les « réalités du travail » sont absentes de cette première partie ! Pour définir la « culture de prévention », la convention n°187 de l’OIT est invoquée comme référence. Or l’OIT la définit comme « une culture où le droit à un milieu de travail sûr et salubre est respecté à tous les niveaux » et insiste à nouveau dans son article 3 sur la nécessité de « faire progresser le droit des travailleurs à un milieu sûr et salubre ». La définition contenue dans le projet d’ANI est tout autre, soit « la manière dont les acteurs de l’entreprise se saisissent des enjeux santé, sécurité au travail » dans le cadre d’un « dialogue social » qui amalgame en permanence les intérêts de l’entreprise, ceux de l’employeur et la santé au travail. De fait, la santé au travail désigne aujourd’hui « ce que le patronat concède en matière de protection de la santé des salariés alors qu’elle devrait se référer au droit fondamental des hommes et des femmes à ne pas être mis en danger dans leur activité de travail ». Elle ne reflète alors plus rien d’autre qu’une incantation vide de sens par rapport à la réalité, terriblement dégradée, des conditions de travail et des risques du travail.

    Les risques du travail ne sont d’ailleurs évoqués que dans le paragraphe concernant l’obligation – pour l’employeur – d’évaluation des risques selon les principes généraux de prévention inscrits aux articles L4121-1 et L41-21-2 du Code du travail. Mais l’ANI fait une présentation très floue de l’établissement et de la mise à jour du document unique (DU). Il est précisé dans le texte qu’il s’agit d’un « État des lieux », l’employeur se réservant le choix des mesures de prévention éventuelles. Rien n’est dit, en particulier, sur la prévention primaire collective (qui vise l’élimination même des risques), ni sur les risques organisationnels, ni sur ce que produisent la sous-traitance et le travail temporaire.

    La question de la « traçabilité des expositions » est évoquée uniquement en référence à ce document unique (DU) dont les différentes versions devraient être archivées. En matière de risque chimique (qui fait l’objet de divers documents tels les DU ou les fiches de données de sécurité), en guise de mémoire d’exposition pour le salarié qui en ferait la demande, « une information synthétique pourrait être extraite de ces documents pour alimenter la traçabilité des expositions des salariés suivis en surveillance renforcée » (p. 6). On est très loin d’un suivi des conditions réelles de travail, au plus près de l’activité de chaque travailleur, permettant une véritable identification des risques subis, identification susceptible d’ouvrir le droit au suivi médical post-professionnel (le texte est muet à ce sujet) et à la reconnaissance en maladie professionnelle si celle-ci survient.

    Concernant la formation des travailleurs, l’ANI en appelle à une « rationalisation des formations santé et sécurité au travail », avec la promotion d’une « formation conjointe employeur/salarié »< afin de « partager les objectifs et la culture de prévention dans une démarche commune ». Dit autrement, la responsabilité de la prévention relèverait alors de la responsabilité conjointe des salariés et des employeurs, faisant comme si, dans la relation de subordination qui caractérise le contrat de travail, il pouvait y avoir égalité des responsabilités entre celui qui prescrit le travail et celui qui l’exécute.

    D’ailleurs, au détour d’une phrase, l’obligation de sécurité de résultat, inscrite dans la loi dès 1893 et re-définie en 2002 par la cour de Cassation dans le cadre des arrêts amiante6, est réduite à une obligation de moyens, dès lors que l’employeur a « mis en œuvre les actions de prévention », ce qui est contraire à l’esprit même de la loi en la matière.

    Mais l’essentiel de cette première partie concerne le sens premier donné, dans ce projet d’accord, à la prévention primaire, à savoir le « repérage précoce d’un risque de désinsertion professionnelle ». La prévention de la désinsertion professionnelle devenant le principal enjeu de prévention primaire, non pas au sens d’une action sur les risques professionnels, mais dans celui d’une identification des travailleurs à risques, c’est-à-dire ceux qui pourraient être atteints par les risques du travail. Tel est le véritable enjeu de cet accord, à savoir organiser l’individualisation des atteintes à la santé liées au travail, en naturalisant le milieu de travail. Selon le texte, « le maintien dans l’emploi doit être considéré comme une action de prévention majeure, tant pour le salarié que pour l’employeur qui, chacun pour ce qui le concerne, doit y trouver son compte ».

    Pour illustrer la manière dont peut se comprendre une telle injonction, prenons un travailleur atteint de cancer. Son maintien dans l’emploi dépend non pas d’une suppression du risque d’exposition à des cancérogènes à son poste de travailleur, mais de son aptitude à poursuivre son travail sans véritable mise en cause des risques présents dans le milieu de travail ayant pu engendrer la survenue du cancer. Avec les conséquences imaginables !
    Tous les acteurs de l’entreprise, selon l’accord, devraient être mobilisés par rapport à cet enjeu, qui en masque un autre : tenter d’empêcher par tous les moyens la déclaration et la reconnaissance en maladie professionnelle des atteintes liées au travail.

    Les rôles respectifs des personnes compétentes en matière de prévention et des représentants du personnel sont très brièvement évoqués, sachant que les prérogatives du CSE en matière de conditions de travail mais aussi d’enquête sur les accidents de travail et maladies professionnelles sont en quelques sorte renvoyés à des accords ultérieurs d’entreprise ou de branche. La destruction des CHSCT n’est même pas évoquée. Tout se passe comme si cette institution représentative des travailleurs, qui a assuré un contre-pouvoir effectif au sein des lieux de travail, et contribué à la prévention de nombreux accidents du travail ou maladies professionnelles pendant 35 ans, n’avait jamais existé.

    Promouvoir le rôle des branches professionnelles est, en revanche, considéré comme essentiel, ce qui témoigne du pouvoir renforcé des instances patronales, au détriment des contre-pouvoirs que sont, d’une part, les règles du Code du Travail, censées protéger les travailleurs inscrits dans un rapport de subordination, mais aussi, d’autre part, les droits opposables à l’employeur, voulus par le législateur dans le cadre des lois Auroux, non seulement les CHSCT mais les droits d’alerte et de retrait, ainsi que le droit d’expression des travailleurs sur leurs conditions de travail.

    2) « Promouvoir une qualité de vie au travail en articulation avec la santé au travail »

    Dans ce paragraphe, ce qui est visé est l’avènement d’une démarche d’entreprise dans laquelle « la place des managers est centrale », visant à l’intégration de tous les aspects de la vie au travail, dans un « climat de confiance » et impliquant tous les acteurs de l’entreprise dans le « dialogue social ». Les contradictions entre le côté pyramidal du management et l’apologie du dialogue social sont évidemment soigneusement tues. En revanche, l’accent est mis sur la responsabilité « des salariés eux-mêmes et leurs représentants », ce qui conforte un évolution déjà en cours visant à faire porter la responsabilité des accidents de travail sur les accidentés eux-mêmes. Le plus inquiétant est la volonté affirmée <« d’éviter l’écueil d’une approche standardisée plaquée sans plus-value pour l’entreprise et les salariés ».

    S’agirait-il, entre autres, des règles sur le temps de travail, mais aussi de l’ensemble des règles du code du travail visant à contrecarrer un pouvoir discrétionnaire de l’employeur dans la détermination des conditions de travail ? Ce projet d’accord vise ainsi à détruire l’ensemble des règles de droit qui constituent, depuis la fin du 19e siècle, des outils de régulation essentiels, relevant de l’ordre public social sous la responsabilité de l’État, pour faire obstacle au « moins-disant » et au dumping social sans limite.

    3) « Promouvoir une offre de services des SPSTI (services de prévention et de santé au travail interentreprise) »

    La transformation de la mission de suivi de la santé des travailleurs en une tâche d’identification des travailleurs à risque de désinsertion professionnelle est d’autant plus inquiétante que l’accord prévoit le recours aux médecins de ville dans cette mission de surveillance de la santé des salariés. La réorganisation des centres de santé au travail qui les transforment toujours plus en outils aux service des employeurs, est aux antipodes d’une mission d’accompagnement et de contre-pouvoir, donnant aux équipes de ces centres les moyens d’organiser une réelle prévention collective sur les lieux de travail.

    Cet accord met en péril des décennies de lutte pour l’amélioration des conditions de travail auxquelles ont contribué, aux côtés des organisations syndicales de travailleurs, des associations et mouvements citoyens, des chercheurs, des avocats, des journalistes.

    Nous, militants syndicaux et associatifs, réunis au sein de l’association Henri Pézerat, constatons chaque jour les dégâts du travail sur la santé et la vie des travailleuses et des travailleurs. Dans nos pratiques et engagements quotidiens, nous rencontrons et soutenons chaque jour les travailleurs et les travailleuses, malades, mutilé.e.s, dévasté.e.s, victimes des conditions de travail, des risques toxiques, des horaires totalement en décalage avec la vie normale, familiale et sociale, des organisations du travail mortifères…. C’est au nom de cette expérience que nous lançons cet appel. Nous nous adressons solennellement à tous les syndicats pour qu’ils refusent de franchir un pallier de plus dans la décadence sociale. La facture de l’indifférence serait trop lourde pour les travailleurs et travailleuses pauvres, déqualifié.e.s, précaires, mal payé.e.s, déconsidéré.e.s et ouvrirait grand la porte à l’ « ubérisation » généralisée de la société française.

    Un mouvement de résistance, citoyen et syndical, doit s’opposer à l’adoption d’un tel accord qui réduit la santé des travailleuses et des travailleurs à une variable d’ajustement des entreprises et détruit toute forme de contre-pouvoir démocratique légitime des travailleurs dans le travail et dans l’ensemble des instances locales, régionales, nationales qui président désormais aux décisions de politiques publiques concernant la santé, la vie, la dignité, dans le travail et donc dans la cité.

     

    3 Op.cit. p143.

    4 Anne Marchand, « Les ressorts du non-recours au droit de la réparation en maladie professionnelle », Droit social, n°12, Décembre 2020, 983/988 ; Annie Thébaud-Mony, « Du cancer au SRAS-COV2. L’invisibilité socialement construite et indéfiniment reconduite des maladies professionnelles graves et mortelles », Droit social, n°12, Décembre 2020, 989/994 : et aussi : https://www.sante-et-travail.fr/maladies-professionnelles-a-quand-vraie-reconnaissance

    5 Annie Thébaud-Mony, La Science asservie. Les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, La découverte, Paris, 2014, p. 157.

    6 Jean-Paul Reissonnière & Sylvie Topaloff. L’affaire de l’amiante, Sem.Soc. Lamy, Suppl. n°1082, 1er juillet 2002 ; Pierre Sargos, Hygiène et Sécurité du travail : qui se souvient de Jean Thommes ? JCP, 2015, 2179 ; Annie Thébaud-Mony, op cit

    Débats laïques
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    « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray »

    Chronique intempestive

    par Henri Pena-Ruiz

     

    Dans sa nouvelle chronique (parue initialement chez Marianne), le philosophe Henri Peña-Ruiz répond au Tract de Régis Debray « France laïque. Sur quelques questions d’actualité ». Un texte dans lequel ce dernier interroge le rapport de la France à la laïcité, « à l’occasion de récentes et écœurantes atrocités ».

     

    « Amicus Plato, sed magis amica veritas »
    « Je suis ami de Platon, mais plus encore de la vérité »

     

    Cher Régis,

    La lecture de ton « tract » intitulé « France Laïque » (Gallimard) me laisse perplexe et triste. Permets-moi d’abord un commentaire sur le titre. France laïque ? Soit. Mais la laïcité n’est-elle que française ? Je ne peux imaginer que tu l’assignes ainsi à résidence. D’ailleurs la France n’est pas laïque à cent pour cent. Le concordat d’Alsace-Moselle met à la charge de tous les contribuables du pays les salaires des prêtres, des rabbins et des pasteurs des trois départements restés concordataires. C’est anachronique et cela déroge à l’indivisibilité de la République. Quant à la loi Debré de 1959, elle détourne des milliards vers des écoles privées pour l’essentiel catholiques.

    Cela ne te dérange pas ? Moi si. Surtout quand les services publics, d’intérêt général, sont en déshérence faute de moyens. Ces deux exemples montrent que l’Église, en principe dévolue au spirituel, ne renonce pas aux privilèges temporels. L’argent public a une origine universelle : l’impôt commun. Sa seule destination légitime doit donc être également universelle. Vouloir supprimer les privilèges, comme ce fut fait le 4 août 1789, dont entre autres l’impôt ecclésiastique (la dîme), ce n’est pas de l’athéisme militant, mais un simple vœu d’égalité républicaine.

    Mélange des genres

    Perplexité ? Elle est grande en ce qui concerne le registre théorique de ton texte. Dresses-tu des constats ou énonces-tu tes opinions ? Les deux fers sont au feu, mais sur un mode expressif qui suscite le malaise par des glissements discrets d’un registre à l’autre. Dire que les quatre cinquièmes des pays du monde ignorent ou rejettent la laïcité ne signifie pas qu’ils ont raison de le faire. Je dis cela sans crier cocorico.  Par ailleurs, comme tu sais, quand il s’agit de laïcité, nombre de polémistes déguisent leur hostilité en se présentant comme « sociologues ». Mélange des genres. La scientificité supposée du propos dissimule plus ou moins bien l’idéologie qui le sous-tend. Quand un livre rédigé par un « sociologue » s’intitule Pour une laïcité apaisée la charge idéologique est à mille milles du principe d’objectivité, et elle frise le scandale. Qui doit s’apaiser ? Les terroristes qui font la guerre au nom d’une religion, ou le cadre laïque qui assure à toute personne le libre choix de sa conviction spirituelle ? La laïcité n’a jamais tué personne. Ce n’est pas le cas de l’Inquisition catholique, hier, et du terrorisme islamiste, aujourd’hui.

    « Ériger l’athéisme en doctrine officielle, c’est une entorse à la laïcité aussi grave que le fait d’imposer la prière dans les écoles publiques, comme l’a fait la Pologne. »

    À ce propos on m’a souvent opposé l’Union Soviétique stalinienne, qualifiée à tort de « laïque ». Ériger l’athéisme en doctrine officielle, c’est une entorse à la laïcité aussi grave que le fait d’imposer la prière dans les écoles publiques, comme l’a fait la Pologne. La laïcité n’est solidaire d’aucune option spirituelle, que cette dernière affirme l’existence de Dieu ou qu’elle la nie. Dans un petit mémoire que je t’avais remis il y a 20 ans, quand nous travaillions ensemble sur l’enseignement du fait religieux, j’avais défini le rôle de la laïcité en ces termes : « la laïcité n’est pas une option spirituelle parmi d’autres ; elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait. » Si je cite ici ma formulation, que tu as reprise dans ton rapport remis à Jack Lang, c’est pour m’étonner. Comment peux-tu suggérer aujourd’hui que la laïcité s’apparente à un athéisme militant dès lors qu’elle entend défendre et illustrer la liberté de caricature ?

    « Comment peux-tu parler de « l’impudente, l’imprudente ostentation d’une caricature »? »

    La reconnaissance d’une telle liberté, d’ailleurs, n’implique aucun jugement de valeur, positif ou négatif, sur le contenu même de la caricature. En projetant une caricature de Charlie, Samuel Paty se conformait strictement à la laïcité, qui conjugue un droit de l’homme (la liberté) et l’abstention, refus de juger devant les élèves une croyance particulière. La neutralité des enseignants implique qu’ils s’abstiennent de hiérarchiser les convictions spirituelles. Mais elle ne leur interdit nullement de promouvoir les principes républicains, dont la liberté d’expression, et le savoir qui émancipe la conscience. Jaurès réfutait l’idée que l’école laïque doit être absolument neutre. Samuel Paty n’a pas fait l’éloge de la caricature mais défendu la liberté d’en dessiner une. Comment peux-tu parler de « l’impudente, l’imprudente ostentation d’une caricature » ? Impudence ? Ce terme critique n’est-il pas de trop ? Imprudence ? N’est-ce pas admettre un peu vite que la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation ?

    Tristesse ? Oui Régis. Celle de voir que ton argumentaire vire à la polémique habituelle des adversaires de la laïcité. Tu te plais à relativiser la notion, qui selon toi « veut dire tout et son contraire ». Imagine-t-on un tel propos sur l’égalité des sexes ou tout autre principe républicain ? En réalité la notion de laïcité est simple et limpide. Pour unir tout le peuple (laos en grec) il suffit de conjuguer la liberté de conscience, l’égalité de droits, et  la promotion de l’intérêt général, commun à tous. Ainsi se construit un cadre unique qui peut faire vivre les différences sans s’aliéner à elles.

    Un constat de fait ne vaut pas argument de droit

    Un tel cadre se fonde sur des droits humains émancipateurs, et non plus sur un particularisme religieux qui n’inclut qu’en excluant ceux qui ne se reconnaissent pas en lui. La liberté de conscience et d’expression s’oppose à la contrainte idéologique et physique. L’égalité de celui qui croit au ciel et de celui qui n’y croit pas s’oppose à la hiérarchisation des convictions spirituelles. L’émancipation s’oppose à la soumission. La libre respiration des athées ou des agnostiques, des femmes, des homosexuels, s’oppose à l’étouffement théocratique. « Tout et son contraire ? ». Va le dire au courageux Salman Rushdie et à l’admirable Zineb el Razaoui, condamnés par des menaces de mort à se cacher, à l’angoisse d’un qui-vive quotidien.

    Tu insistes sur la solitude supposée de la France laïque dans le monde, sans dire explicitement si cela lui donne tort ou raison. Cependant pourquoi insister ainsi, en oubliant tous les pays, y compris de culture musulmane, où l’aspiration laïque est un véritable levier d’émancipation ? Quand bien même cette solitude serait un fait, ce qui est contestable, notre pays aurait-il tort ? La France était seule à faire la Révolution, en 1789, dans une Europe monarchique. Un constat de fait ne vaut pas argument de droit. Surtout quand tu dénies toute valeur aux autres processus laïques.

    Géographie sommaire

    Ta géographie sommaire, destinée à montrer l’isolement de la « France laïque », ne se réfère qu’aux États et aux institutions officielles, et pas aux peuples, qui peuvent héberger d’authentiques aspirations laïques, y compris dans les pays où l’Islam est la religion dominante. Tu rappelles que la Turquie de Mustapha Kemal contrôlait les mosquées. Certes, c’est différent de ce qui passe chez nous. Mais pourquoi passer sous silence le fait qu’elle a libéré les femmes de leur condition de choses voilées et possédées, tout en leur donnant le droit de vote en 1934, 10 ans avant la France ? Et pour un temps elle a délivré l’université de toute tutelle religieuse.

    Oublies-tu le Mexique de Benito Juarez dont les leyes de reforma ont séparé les Églises de l’État 50 ans avant la France ? Ce Mexique où les femmes s’appuient sur la laïcité pour demander le « derecho a decidir » concernant une grossesse non désirée ? Un passage de l’article 3 de la Constitution mexicaine précise ceci : « étant donnée la liberté de croyance garantie par l’article 24, l’éducation sera laïque et restera donc étrangère à toute doctrine religieuse. » Par ailleurs, l’article 130 stipule « le principe historique de séparation des Églises et de l’État ».

    Oublies-tu la Tunisie de Bourguiba qui opta pour la laïcité, avant que les islamistes s’efforcent de détruire ce legs ? Chokri Belaïd y a hélas payé de sa vie son engagement laïque.

    Oublies-tu l’Espagne dont la constitution dit « ninguna religion tendra caracter estatal », mais où l’Église persiste à maintenir des privilèges laissés en l’état par la transition dite démocratique, en fait contrôlée par les Franquistes. Les femmes espagnoles ont brandi la laïcité pour affranchir la sexualité de la seule procréation et battre en brèche le machisme récurrent que sanctifie encore l’Église. À Madrid elles ont scandé « Laicidad »  contre Rajoy qui au nom de la religion voulait supprimer le droit d’avorter.  Bref, la laïcité est un combat, mais du fait même de la résistance des religions qui veulent perpétuer leur domination.

    Tour du monde sélectif

    Ton tour du monde sélectif fait silence sur deux faits qui expliquent cette situation. D’abord, une religion qui exerce son emprise temporelle sur un pays fait tout pour la garder, quitte à travestir ses privilèges en « culture ». Ensuite, ceux qui profitent d’usages réactionnaires sacralisés par les trois monothéismes, comme la domination machiste multiforme, résistent pas tous les moyens au processus d’émancipation. Et ils le font en parfaite collusion avec les cléricalismes religieux. En 1975, l’opposition à la loi de Simone Veil, si précieuse pour la femme, et partant pour l’avenir de l’homme, venait d’une grande partie de l’Église catholique. Il en alla de même pour le mariage pour tous, porté courageusement par Christiane Taubira.

    La collusion du patriarcat et des intégrismes religieux sécrète une haine farouche de la laïcité. Soit on prétend le mot intraduisible, ce qui est faux. Mon livre intitulé Qu’est-ce que la laïcité ? (Folio Gallimard) a été traduit sans problème en arabe, en turc, en espagnol, en italien. Soit on affuble le mot laïcité d’adjectifs destinés à la disqualifier (ouverte sous-entend fermée). Les adjectifs, voulus pour relativiser et pour déconsidérer, créent des variantes parfois absurdes et contradictoires. Jean Baubérot invente une typologie des laïcités, dans laquelle il classe l’oxymore « laïcité concordataire ». Pourtant il inscrit l’égalité dans la définition de la laïcité. Donc il se contredit, car les privilèges concordataires bafouent cette égalité.

    Opposition polémique

    Pour ta part, tu reprends ton opposition de naguère, avec ses rimes intérieures, entre « laïcité d’incompétence » et « laïcité d’intelligence ». À qui penses-tu en parlant d’ « incompétence » ? Aux enseignants qui s’abstiennent de porter des jugements sur les religions pour respecter tous les élèves ? Il ont pourtant bien raison. Au silence qui serait fait sur le rôle des religions dans la culture ? Ce silence n’existait pas avant que les pédago décident de faire la chasse à la culture classique, jugée élitiste et trop éloignée des élèves. Avant cette régression obscurantiste on nous parlait des guerres de religion dans le cours d’histoire sur la Renaissance et on nous expliquait les désaccords entre protestants et catholiques sans prosélytisme (voir par exemple le débat sur le sacerdoce universel). Des cours de lettres nous racontaient la querelle des jésuites et des jansénistes sur la grâce, méritée ou prédestinée. Et la lecture des Provinciales de Pascal, en cours de philo, permettait d’approfondir.

    Au lieu de fabriquer une opposition polémique entre incompétence et intelligence, il aurait mieux valu militer pour une restauration de l’enseignement des Humanités, si bien nommées, sans conception restrictive de la spiritualité. Les religions n’en ont pas le monopole. Pourquoi ne pas enseigner aussi la connaissance des humanismes athées ou agnostiques, présents dans la philosophie des Lumières. Entre autres, Diderot, d’Holbach, Helvétius, Meslier, Condorcet, prenant le relais d’Epicure et de Spinoza.

    Besoin de civisme

    « Tout et son contraire » ? Comment peux-tu nier la formidable puissance d’émancipation de l’idéal laïque ? Et pourquoi reprendre à ton compte l’antienne ressassée d’une laïcité qui serait le masque de l’athéisme militant ? Les moments où tu es le moins ambigu sont ceux où tu énonces tes thèses propres : nécessité supposée d’une religion civile ou d’une transcendance pour faire société, vœu d’un enseignement du fait religieux. Sur ces deux points tu exhibes une anthropologie politique qui n’engage que toi.

    Certes, la laïcité a besoin de civisme entendu comme volonté de respecter la loi mais pourquoi vouloir à tout prix en faire une religion, même civile ? Il ne s’agit pas de croire, mais de comprendre avec sa raison ce qui fonde la laïcité et d’éprouver alors une satisfaction intérieure qui impulse le civisme. À cet égard  Montesquieu a dit de belles choses sur l’éducation à la citoyenneté républicaine. La République ne marche ni à la peur, comme dans le despotisme, ni au respect du rang, comme dans la monarchie, mais à la vertu entendue comme amour des lois et de l’égalité. La compréhension rationnelle de ce qui est juste et la vertu républicaine qui en découle peuvent très bien faire l’affaire.

    Profond malaise

    Tristesse encore. Ta réflexion sur la liberté d’expression et ses limites me laisse un profond malaise malgré tes précautions oratoires. Pourquoi chercher d’autres limites que celles qui existent déjà, et qui interdisent la diffamation ou l’injure visant les personnes comme telles et non leurs convictions ? Ces limites-là, Charlie les a toujours respectées scrupuleusement. Arbitrairement, tu écris que « Le blasphème s’appelle désormais outrage, injure ou atteinte… » et que selon la loi Pleven de 1972 il peut recouvrir « l’injure à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion ».

    En toute rigueur ce n’est donc pas le blasphème comme tel qui est pénalisable, car il vise une religion et non pas des personnes. En revanche, le rejet des personnes, individuelles ou en groupe, du fait de leur religion est pénalisable. La frontière n’a donc pas changé. Mila avait respecté cette frontière et Madame Beloubet aurait du s’abstenir de la condamner. Bayle rappelait que le blasphème n’existe que pour celui qui croit à la réalité de la chose blasphémée. Une croyance particulière ne peut faire la loi en s’imposant à tous. Faut-il rappeler qu’un  Français sur deux se dit indifférent à toute religion ?

    Un abîme monstrueux

    Une dernière remarque. Qu’y a-t-il de commun entre le caractère choquant pour un croyant d’un film (Soumission, de Theo Van Gogh) ou d’un dessin satirique (une caricature de Charlie) et la violence inouïe d’un assassinat ? Rien. Un abîme les sépare. Les deux choses sont incommensurables. Qui donc a inauguré la violence criminelle ? Les terroristes. Pas les cinéastes ou les dessinateurs. Cette généalogie doit être rappelée aux personnes qui l’oublient. Dans la foulée il faut réveiller les étourdis qui dorment debout en trouvant des circonstances atténuantes aux criminels. Je sais que sur ce point tu partages sans doute mon écœurement. Mais je comprends mal que tu puisses mettre froidement en regard deux attitudes qui éthiquement sont aux antipodes l’une de l’autre : « Il y a ceux pour qui il est inconcevable qu’une petite violence symbolique puisse entraîner une violence physique – encore moins un massacre  »On ne tue pas pour une image. » Et ceux qui, loin de justifier l’horreur, et même en la condamnant de toute leur force, n’en sont pas tout à fait surpris ».

    Quelle idée de l’être humain défendent les seconds quand ils semblent poser que l’assassinat est la conséquence prévisible des caricatures ? L’assassin qui programme son crime sait très bien ce qu’il va faire. Ce n’est pas un automate. Il a le choix de donner la mort ou non. Le choix de peser, de penser. C’est bien lui qui considère qu’un film ou un dessin mérite la mort. Ceux et celles qui ont dit que Charb et ses amis « l’avaient bien cherché » ont proféré une infamie. Envisager qu’un être humain soit incapable de distance à l’égard de sa croyance, c’est une forme de mépris, ou de condescendance., qui consacre le fanatisme. Une décapitation pour un dessin, un égorgement pour un film… L’abîme est là, monstrueux. Il faudrait le proclamer haut et fort, autrement qu’au sein d’un inventaire glacé qui banalise. Montaigne, témoin des fanatismes criminels qui se donnaient libre cours dans les guerres de religion, en appelait à la distance intérieure qui fonde la tolérance. On ne peut confondre la peau et la chemise.

    Bien amicalement à toi.



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