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Retour à l’envoyeur

A propos d’une recension du livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales

par Frédéric Pierru

 

« Les « demi-savants » ridiculisent des idées dont ils ne comprennent
pas la raison
».
Pierre Bourdieu 

« En conséquence, la vision la plus probable que les classes moyennes puissent avoir du monde social est une vision légaliste et légitimiste, favorable à la préservation de l’ordre établi ou, à la rigueur à des changements modérés et immédiatement avantageux pour elles. »
Alain Accardo [1]

 

Joseph Confavreux, journaliste à Mediapart, a récemment publié une recension au vitriol du livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales[2] visant à faire une « sociohistoire de la raison identitaire». La sociologie de la lecture nous a appris depuis longtemps que la réception d’un ouvrage en dit au moins autant sinon plus sur le lecteur, ses inclinations, ses catégories de pensée, ses goûts et ses dégoûts que sur le texte lui-même. Nous souhaiterions en administrer la preuve en faisant la recension de la recension, ou, si l’on veut, la réception de la réception en tant qu’elle se veut sociologiquement équipée[3].

La recension en question est d’abord un plaidoyer pro domo en faveur de la position qu’occupe Mediapart dans l’espace journalistique français contemporain. Bien sûr, cette longue et fielleuse recension s’en défend, ainsi que ce journal a coutume de le faire. On ne peut toutefois pas passer à côté du fait que le très long article de M. Confavreux consacre au livre du socio-historien et du sociologue trouve son origine dans les pages critiques que ce dernier réserve à Mediapart. Si ce média aime critiquer, pourfendre, voire jouer les procureurs et les inquisiteurs, il ne goûte guère les critiques dont il peut être l’objet ; il se retranche alors immédiatement derrière la Morale, la Justice et la « dignité-du-journalisme-en-démocratie-victime-d’-attaques-populistes »[4].

Il est vrai que celles-ci passent parfois à côté de leur sujet quand elles se contentent d’accusations politiciennes. C’est ici que le livre de Beaud et Noiriel fait mal : quittant les rives de la politique, il porte le fer dans la plaie, celle d’un journal qui n’est pas si à part qu’il le prétend. C’est cette thèse que nous voudrions défendre : la recension de M. Confavreux permet le retour du refoulé, celui d’une position spécifique, mais en aucune façon « à part », dans le champ journalistique français. Tout au contraire, Mediapart incarne, jusqu’à la caricature souvent, le tournant moral et psychologique, faisant appel aux ressorts faciles et économiquement rémunérateurs de l’émotion, de la politique française contemporaine. Et si nous devions – sans nous faire violence cependant – reprendre une grille de lecture marxienne, nous résumerions notre propos de façon lapidaire : Mediapart est la tribune journalistique de la petite bourgeoisie éduquée et dont le parti socialiste fut longtemps, avant d’être englouti dans les eaux macronistes, le symptôme politique. La sociologue Catherine Bidou l’avait dépeinte il y a longtemps, avec une pointe d’ironie, comme la classe des « aventuriers du quotidien » ; Alain Touraine, Michel Wieviorka, Edgar Morin et Jean Viard, entre autres, en ont été les intellectuels organiques. Dès les années 1970, cette classe, dont la modestie n’est pas le point fort, se rêvait en accoucheuse de la « société post-industrielle » en fournissant les bataillons des « nouveaux mouvements sociaux » centrés sur la « qualité de vie »[5]. Elle pensait et pense encore être à l’avant-garde, malgré toutes ses adhérences et adhésions, déniées ou honteuses, au capitalisme, néolibéral ou pas. Cette situation en porte-à-faux la conduit très souvent à une forme de bêtise et de duplicité structurales dont l’écrivain François Bégaudeau a récemment fourni un portrait aussi hilarant que définitif[6]. L’article de M. Confavreux en fournit un exemplaire paradigmatique qui mérite que l’on s’y arrête.

Faire son miel du fiel

On appréciera tout d’abord le fair play du journaliste qui ne résiste pas à la tentation de signaler que des gens à ses yeux douteux – ils ont le malheur de ne pas penser comme lui alors qu’il détient le monopole de l’Intelligence et de la Morale – ont salué la sortie de l’ouvrage de Beaud et Noiriel. On reconnaît là le tropisme d’une certaine « gauche » qui, ayant rallié le capitalisme néolibéral, même si c’est à reculons, n’a plus comme argument pour continuer à se vivre de gauche que de pourfendre à longueur de journées des diables de confort politiques et « sociétaux ». Mme Le Pen dit que le soleil se lève à l’Est ? C’est donc qu’il se lève à l’Ouest. Ce fut-là, pendant de longues années, le seul argument du Parti socialiste pour tordre le bras d’électeurs qui n’en pouvaient mais de ses trahisons. Ironiquement, des militants, véritablement de gauche ceux-là, ont baptisé ce syllogisme politique de « votutil ». Il faut souligner que le « votutil » ne valait que parce qu’il profitait au PS. En 2017, Mediapart a quasi-quotidiennement couvert d’injures et de diffamations France Insoumise et son candidat, M. Jean-Luc Mélenchon, et il y a fort à parier que M . Confavreux et ses collègues ont voté Hamon alors même que ce dernier entamait son rase-motte sondagier. M. Macron, reçu deux fois en grandes pompes avec une flagornerie presque gênante, était, officieusement, le candidat de rechange de Mediapart. Pourquoi ? Parce que M. Macron est un eurolâtre, atlantiste et néolibéral tout en étant libéral sur le plan « sociétal » des mœurs. Cette ligne, c’est celle, depuis la fin des années 1980 au moins, de MM. Plenel et Mauduit, deux des fondateurs de Mediapart. C’est un secret de polichinelle : ils l’ont explicitement dit à plusieurs reprises et, mieux, ils l’ont incarnée quand ils étaient les chefs du quotidien Le Monde ![7] Cependant, depuis 2007, ils ne peuvent plus le dire aussi franchement que par le passé pour une raison simple : leurs nouveaux clients sont, pour une partie au moins, de gauche. Il leur a donc fallu opérer un repositionnement stratégique. Ils ont donc abandonné le néolibéralisme militant. Ils ont conservé l’europhilie – car bien sûr, ils incarnent courageusement la Tolérance et l’Internationalisme – et le libéralisme « culturel ». Après avoir converti Le Monde au néolibéralisme, les fondateurs de Mediapart s’attèlent à la conversion de la société française au multiculturalisme made in USA. Un parcours finalement très cohérent.

Mais revenons à nos moutons, c’est-à-dire à la recension de M. Confavreux.

Selon ce dernier, le fait que des partisans du Mal aurait dit du bien du livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel instillerait comme un doute, selon la logique inepte « les amis de mes ennemis sont mes ennemis » : et si Beaud et Noiriel, deux éminents universitaires, étaient finalement des racistes honteux qui se dressaient contre les courageux défenseurs des « racisé.e.s » et/ou des « femmes » auxquels Mediapart ouvre sans arrêt ses colonnes ? Car c’est bien cela qu’insinuent – l’insinuation est un exercice imposé (comme on dit en patinage artistique) dans cette rédaction – les propos de M. Confavreux. Lequel, sans honte, en vient à citer l’un de ses intellectuels organiques, M. Norman Ajiri, philosophe américain de son état, avant de lui tirer courageusement dans le dos en l’accusant d’accointances antisémites. La grande classe. Car de deux choses l’une : soit M. Ajiri est antisémite et il faut le bannir ; soit il ne l’est pas et, dans ce cas, il faut assumer de lui donner des tribunes en Une du « Club de Mediapart ». Mais il était difficile à M. Confavreux de résister à la tentation de citer cet intellectuel qui fut l’un des premiers à déclencher le « shit storm » contre l’article de Beaud et Noiriel publié dans Le Monde diplomatique. Au passage, M. Confavreux nous dit qu’il s’agit là des plus mauvaises feuilles de l’ouvrage. Elles sont « mauvaises » car elles ont été publiées dans un journal, Le Monde diplomatique, qui a souvent rappelé les faits et gestes des fondateurs de Mediapart quand ils étaient au quotidien Le Monde et que ce mensuel incarne une gauche qu’ils détestent. Cette opinion n’est donc qu’un règlement de comptes assez bas.

Passons donc sur ces arguties détestables et fondées sur des procès d’intention, pour en venir à l’essentiel.

Les ressorts sociaux d’un dialogue de sourds :
me, myself and I

Lequel réside en ce point : M. Confavreux ne peut accepter que l’on donne la priorité à la variable « classe sociale » sur les variables de « genre » et de « race », pour reprendre le triptyque « intersectionnel » qui irrigue, voire inonde, tous les articles et tribunes de Mediapart. Toute la recension de M. Confavreux vise à ringardiser nos deux éminents chercheurs en sciences sociales. Ils ne sont plus « up-to-date ». Les nouvelles générations de chercheurs, ceux de quarante ans et moins, les pousseraient à la retraite et il faudrait voir dans leur livre l’expression du ressentiment de marxistes old school. M. Confavreux, et, derrière lui, les légions médiapartiennes, incarneraient, comme toujours, l’avant-garde « sociétale »[8]. Il faut prendre au sérieux cette « thèse » tant elle révèle les intérêts sociaux et professionnels de celui qui la professe.

Commençons par dire que M. Confavreux illustre, avec son article, ce que justement les deux chercheurs en sciences sociales déplorent. M. Confavreux fait une lecture politique d’un ouvrage qui s’efforce justement d’objectiver, c’est-à-dire de mettre à distance, les polémiques politiques autour de « l’identité ». Beaud et Noiriel, en effet, ne dénient certainement pas l’intérêt des variables de « genre » et de « race » dans les enquêtes de sciences sociales. D’ailleurs Confavreux le reconnaît lui-même ! Non, leur thèse est double : nous vivons dans des sociétés capitalistes où la position dans les rapports sociaux de production revêt une importance décisive alors que les études « intersectionnelles » ont tendance à mettre l’accent sur les deux autres variables ; le rôle civique des sciences sociales est de donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais, les catégories populaires, marginalisées, sinon invisibilisées qu’elles sont par les professionnels de la parole publique.

Pour tout chercheur en sciences sociales, il s’agit là de quasi-réflexes professionnels. Il n’aura pas échappé, du moins on ose l’espérer, à M. Confavreux qu’être Africain et fils d’ambassadeur à Sciences Po Paris n’a pas les mêmes conséquences qu’être un « black » habitant du « 93 »… Les étudiants de Sciences Po Paris sont d’ailleurs très cosmopolites. C’est qu’en effet, le clivage déterminant ne passe pas entre hommes et femmes, ou entre « française de souche » et français issus de l’immigration, mais entre les catégories populaires que l’on divise avec ces « identités » et les bourgeoisies de tous les pays, qui, elles, sont unies. L’incompréhension, sociologiquement parlante, de M. Confavreux est encore plus fondamentale car elle touche à cette notion piège et piégée qu’est « l’identité ». Nous ne saurions que trop lui recommander les œuvres de l’École de Chicago dont son ex-patron se gargarise, et en particulier les œuvres de Erwin Goffman et Howard Becker : ces monuments de la sociologie soulignaient la dimension labile des « identités » sociales, forgées et reforgées au gré des interactions sociales. Ainsi par exemple, dans Stigmates, Goffman montre comment des personnes stigmatisées (ou « étiquetées comme déviantes ») peuvent endosser le stigmate pour mieux le retourner de façon « stratégique ». Il n’est pas rare qu’au cours du même journée, selon ses interlocuteurs, une même personne préfère se présenter comme femme ou comme employée ou comme « black ».

C’est sur ce point fondamental que Beaud et Noiriel attirent l’attention : on ne peut préjuger de « l’identité » des personnes, surtout que de nombreuses enquêtes montrent que nombre d’individus présentés comme « racisés » refusent d’être définies de la sorte. De surcroît, les deux chercheurs soulignent qu’on ne peut limiter le nombre des « identités potentielles » à trois seulement trois. Or c’est ce que les chercheurs « intersectionnels » ne cessent de faire. Les « intersectionnels », soi-disant animés de nobles mobiles, assignent à résidence identitaire des gens qui ne leur demandent rien : « vous êtes une femme ? donc vous êtes une victime du patriarcat et pas autre chose » ; « vous êtes noir ? donc vous être « racisé » et tous vos malheurs viennent de cette stigmatisation » ». Tant pis pour vous si vous pensez autrement votre rapport au monde et à vous-même, en particulier parce que peu vous chaut la problématique nombriliste de « l’identité » : cela surprendra peut-être M. Confavreux et les « intersectionnels », mais beaucoup de gens, et pas seulement les mâles blancs de 50 ans, ne se lèvent pas, le matin, tiraillés par cette question existentielle : « qui suis-je ? ». Beaucoup, par contre, se lèvent en se demandant : « comment vais-je faire pour remplir le frigo ? » ou « pourvu que je ne fasse pas partie de la charrette de licenciements à venir… » Nul doute que ce n’est pas la question que se pose M. Confavreux en se brossant les dents. Au lieu de lire des livres bien au chaud dans son bureau de Mediapart, on lui conseille, en tant que journaliste, de se lever et d’aller enquêter comme le fit en son temps Florence Aubenas du côté de Caen, à Ouistreham. C’est moins confortable mais tellement plus instructif. Car, le journaliste, comme le sociologue, devrait mettre un point d’honneur professionnel à lutter en permanence contre l’engoncement dans ses routines professionnelles et contre l’avachissement dans ses certitudes sociologiquement situées. C’est justement l’exigence de l’enquête empirique qui constitue le rappel à l’ordre (social) pour le véritable chercheur en sciences sociales. Soit, en dehors de quelques exceptions, l’exact contraire de nombre d’ « intellectuels » qui ont leur rond de serviette à Mediapart et qui pérorent, depuis leur bureau, sur « le-devenir-de-la-Société ». Lesquels, très souvent, n’ont aucune visibilité dans le champ académique. Il y aurait beaucoup à dire sur l’abaissement de l’image publique des sciences sociales, confondues avec l’essayisme, que des médias comme Mediapart opèrent et qui font souvent enrager l’auteur de ces lignes.

Au reste, M. Confavreux et les « intersectionnels » n’ont même pas conscience de la dimension performative de leurs travaux : à force de marteler, dans les médias, que les individus sont d’abord des identités traumatisées sur pattes, ces derniers finissent par se redéfinir de la sorte… Comme quoi, on peut être dans l’erreur au départ et avoir raison à la fin ! Car il se trouve qu’au contraire du quark, l’objet des sciences sociales – l’être humain – est réflexif et finit par intégrer les catégories qu’on lui applique. C’est la raison pour laquelle, en la matière, il faut toujours être prudent et y réfléchir à deux fois si l’on est un chercheur civiquement responsable. Sauf si, bien entendu, l’on a pour objectif, afin de satisfaire son petit ego, de déclencher une guerre civile. Car, pour citer le titre d’un ouvrage dont M. Confavreux dit apprécier l’auteur, Roger Martelli : l’identité c’est la guerre[9]. M. Confavreux aime pourtant et Roger Martelli et les guerres identitaires. Quelle cohérence !

C’est la posture sociologique réflexive et civiquement responsable, à rebours des tropismes « intersectionnels », que défendent Beaud et Noiriel tout au long de leur ouvrage. Pour les sciences sociales, les « identités » sont des construits dans le cours des interactions, jusque-là nous sommes d’accord, et, par conséquent, c’est l’enquête empirique qui doit rendre compte de la façon dont les agents sociaux construisent et/ou mobilisent telle ou telle « identité » sociale, au lieu de le faire à leur place en s’auto-instituant comme leur porte-parole. Le rôle du sociologue est d’étudier comment les agents et groupes sociaux visibilisent certaines « frontières » et « identités » en en invisibilisant d’autres. C’est bien là tout le problème épistémologique et méthodologique des études « intersectionnelles » : elles prennent littéralement parti là où il conviendrait d’abord d’étudier les luttes de classement. Comme Obélix et la marmite de potion magique, ces chercheurs militants, ou, plutôt ces militants-chercheurs, sont tombés dans leur objet.

Tyrannie de l’intimité et empire du traumatisme

Il n’est pas question ici de développer plus avant ces éléments d’épistémologie. L’on invite le lecteur à se reporter au livre de Beaud et Noiriel. En lieu et place, nous voudrions insister sur ce que cette incompréhension révèle de la position sociale et professionnelle occupée par le lector de l’ouvrage.

Le livre de Beaud et Noiriel est propice, en effet, à un phénomène d’identité projective. M. Confavreux, et certainement une bonne partie de la rédaction de Mediapart, se sont sentis personnellement visés les deux chercheurs. Non sans raison. Force est de constater que ce média est la tribune journalistique d’une gauche petite-bourgeoise éduquée qui a abandonné pour une large part la lutte sociale et a trouvé dans la « race » et le « genre » des causes de substitution qui lui permettent de se grandir en continuant à parler au nom des « dominés ». C’est la raison pour laquelle les études « intersectionnelles » sont nées sur les campus américains, avant d’être importées en France : la ségrégation sociale y joue à plein et les étudiants sont bien plus prompts à lutter contre le sexisme et le racisme que contre la terrible sélection par l’argent qui opère en amont. Quoi qu’ils en disent, l’insistance sur le « genre » et la « race » va de pair avec une indifférence à la « classe sociale ». Ce que ces petits-bourgeois militants contestent c’est la répartition des places au sein de l’élite, non la démocratisation sociale de l’élite[10]. Tyrannie de l’intimité – ma petite identité est agressée ! – et empire du traumatisme – je souffre ! – sont des marqueurs sociaux de l’appartenance à la classe moyenne éduquée férue de « psy » et de « développement personnel ».

Une recension comme celle de M. Confavreux nous révèle la fermeture sociologique des professionnels de la parole publique – personnel politique, beaucoup de journalistes, certains chercheurs, etc. – qui, à force de vivre dans un entre-soi social, finissent par oublier d’où ils parlent. Disons le plus crûment : lorsque l’on est un enfant de classes moyennes ou supérieures, que l’on a « naturellement » fait des études, sans en passer, par exemple, par des petits jobs mal payés, que l’on a un.e. conjoint.e issu.e du même milieu, on est enclin à dédaigner les basses considérations économiques et sociales pour enfourcher les batailles du « genre » et de la « race ». Une caissière « beur » victime de harcèlement sexuel de son patron l’est d’abord parce qu’elle est précaire, mère célibataire et qu’elle n’a pas d’autre solution que de subir les assauts d’un « porc » à « balancer ». Il faut donc rappeler à ces journalistes et chercheurs que l’émancipation suppose des conditions économiques et sociales de possibilité. Non, tout n’est pas qu’affaire d’ « idées » et de « représentations » selon un point de vue scolastique et idéaliste qui fait un peu peine à voir quand on est un sociologue un peu sérieux. Ils devraient en revenir, comme nous y invitent, sans le dire vraiment de peur d’être ringardisés, Beaud et Noiriel, à une analyse marxienne de base. Nous leur conseillons une immersion de deux mois à temps plein dans la vie des catégories populaires : ils réaliseraient immédiatement l’inanité sociologique de leurs croisades morales.

Un média pas si à part : du néolibéralisme progressiste[11]
en journalisme

Voilà pour le point de vue social. Mais il y a plus : le point de vue professionnel de M. Confavreux. On l’a dit, Mediapart pense et veut être « un média à part ». M. Confavreux devrait le savoir : sociologiquement, on n’est jamais de nulle part, ni à part. Mediapart, qu’il le veuille ou non, occupe une position dans le champ journalistique dont il partage l’illusio, c’est-à-dire les croyances fondamentales et un certain nombre de « lois » s’impose à cette entreprise de presse, à commencer par celle de l’audience. Il faudrait de longs développements pour faire la genèse de la position particulière qu’occupe Mediapart dans le champ de la presse.

Rappelons néanmoins cette évidence : Mediapart a été créé par M. Plenel suite à son éviction du Monde, qu’il avait largement contribué à convertir au néolibéralisme dans les années 1990[12]. A cette époque, MM. Plenel et Mauduit étaient, en effet, des militants de l’entreprise et de la finance, au point de faire alliance avec Alain Minc. L’une de leurs recettes pour attirer le lecteur et l’abonné fut l’invention du « journalisme d’investigation » qui porte très mal son nom : point d’enquête, il s’agit simplement de recycler et mettre en forme les informations tirées d’un réseau de policiers, d’avocats et de juges (les juges « rouges ») patiemment tissé dans les années 1980, au plus grand mépris du secret de l’instruction. Les « scandales » et autres « affaires » sont d’abord des produits quasi-publicitaires qui, pour certains, se sont révélés être de pures inventions (« l’affaire Baudis » par exemple).

Chassé par la rédaction du Monde, qui n’en pouvait plus de son autoritarisme et de ses méthodes, M. Plenel, après une courte traversée du désert, a donc créé Mediapart en 2007. La date à son importance. En effet, 2007, c’est l’année de l’élection de M. Sarkozy : une véritable aubaine. MM. Plenel et Mauduit, qui ont toujours été proches du PS – au point de co-écrire, pour le premier, un livre avec François Hollande –, se sont employés à faire oublier leur passé néolibéral pour se repeindre en hommes de gauche sans concession. On voit ici la très grande dépendance du champ journalistique au champ politique : c’est bien parce que la gauche partisane s’est unie contre « Sarko » que des journalistes ont pu à la fois se blanchir et flairer la bonne affaire journalistique. Car il y avait un créneau à prendre. Mediapart serait donc la voix du « tout sauf Sarko ». Mais les bonnes vieilles méthodes publicitaires s’avèrent toujours très utiles : un média en ligne, ne voulant vivre que de ses abonnés, doit attirer le chaland et, pour ce faire, avoir des informations reprises par les médias « mainstream ». Les « affaires » et les « scandales » du pseudo-journalisme d’investigation font ici coup double : armes de guerre militantes – malgré les dénégations de la rédaction –, ils sont l’assurance de « faire le buzz » dans l’ensemble du champ journalistique et donc d’attirer de nouveaux lecteurs.

Entreprise économique, ce média doit se plier nolens volens à l’empire de l’indignation morale et de l’émotion qui prévaut dans le champ journalistique largement dominé par des impératifs économiques. Logique économique et dictature de l’émotion indignée marchent de concert. Les luttes identitaires fournissent, de ce point de vue, un terrain d’affrontement irremplaçable. C’est ce point que soulignent Beaud et Noiriel et qui a provoqué chez M. Confavreux un douloureux – si on en juge par son ton – retour du refoulé. C’est qu’à Mediapart, on a l’habitude de transfigurer des impératifs économiques en principes moraux et politiques. Gratter le vernis démocratique fait apparaître une couleur que l’on n’a pas forcément envie de voir.

Plaçons-nous maintenant du côté des sources et des intellectuels de Mediapart. Du fait de la position qu’il occupe dans le champ journalistique, Mediapart est affine – au sens d’affinité d’habitus – avec la « gauche identitaire » universitaire, proche de la fraction qui vote PS-EELV, qui non seulement partage son recrutement sociologique mais aussi est encline à recoder la question sociale en question morale et raciale. Le ton d’inquisiteur et de procureur permanent de ce média est, à cet égard, révélateur de la certitude qu’ont ses journalistes de monopoliser et le cœur et la morale ; il fait écho aux outrances des « intersectionnels » : chasse en meute sur les réseaux sociaux, campagnes de délation et de diffamation, etc. Cette outrance morale, politiquement orientée (les « affaires » ne tomberont jamais sur les amis politiques de la gauche hamoniste ou des Verts[13]), est propre à répondre aux attentes de son lectorat, un lectorat d’autant plus porté sur la pureté morale qu’il est politiquement impuissant depuis des décennies, même (et surtout) lorsque le PS est au pouvoir. Le « shit storm » dont ont été victimes Beaud et Noiriel est typique du répertoire d’action de ce secteur de la société : bien calé dans son canapé, entre le visionnage d’une série à la mode et la lecture d’un ouvrage tendance, on pratique la chasse à courre sur les réseaux sociaux. Pour qui sonne l’hallali aujourd’hui ? Avoir l’impression d’œuvrer pour la Justice et la Morale, qui plus est à l’économie et en restant entre « gens bien » : voilà une gratification symbolique et psychologique qui ne se refuse point.

Morale de l’« Identité » : l’ère des passions tristes

On ne saurait faire le départ entre le cynisme – qui est certainement celui du fondateur de Médiapart – et l’absolu aveuglement de la rédaction de Médiapart et de ses correspondants universitaires sur ce qui les agit. Mais seul compte le résultat : Beaud et Noiriel ont raison d’écrire que Médiapart, loin de contribuer à l’éclaircissement de l’horizon politique, en est, au contraire, un acteur clé de l’obscurcissement en ratifiant la translation du terrain d’affrontement social et politique vers les marécages identitaires. Au fond, Médiapart et Valeurs Actuelles, pour occuper des positions politiquement symétriques, sont des « associés-rivaux » car ils sont d’accord sur le périmètre de l’affrontement : « Tu es contre le mariage pour tous ?! Quelle honte, je suis pour les droits des LGBT. Tu es contre l’immigration ?! Espace de sale raciste, moi je suis un « no border » ! »

Il est évidemment très gratifiant pour le lectorat de se situer du bon côté de la croisade morale : « comment les gens du camp d’en face peuvent-ils être à ce point des salauds ? » doivent-ils se demander à la lecture des articles. Questionnement légitime en tant que citoyens, mais inacceptable lorsque l’on prétend faire des sciences sociales. Hélas, la sollicitation de l’indignation morale est plus efficace sur le plan économique – fourguer de l’abonnement – que celle de la prise de distance. « S’il n’y a pas de pub, c’est que c’est toi le produit ! » : Mediapart n’est pas totalement gratuit mais c’est le même procédé. Il en va de même avec « l’espace participatif » – Car Mediapart est participatif – qui n’est qu’une autre méthode publicitaire ripolinée en exigence « démocratique ».

La réception par Mediapart du livre de Beaud et Noiriel doit donc être traitée pour ce qu’elle est : non une discussion serrée et « objective » du livre en litige, mais l’occasion, sur un mode agressif et fielleux, de réaffirmer les valeurs socialement situées (celles des classes moyennes éduquées) et, plus trivialement, les recettes commerciales de cette entreprise de presse, en passant à peu près à côté de l’argumentation des deux chercheurs.

Retour à l’envoyeur donc.

Post-Scriptum : Inutile de déclencher un « shit storm » après la lecture de cette missive, l’auteur de ces lignes boycotte – et, pour être complètement honnête, méprise souverainement – les réseaux (anti)sociaux et ceux qui y sévissent en meute… ou pas. La politique consiste à transformer le réel et à aller physiquement vers ceux que l’on veut convaincre, même s’ils sont socialement et spatialement éloignés, bref à rencontrer pour de vrai l’Altérité, pas à twitter à s’en faire une tendinite au pouce en disant à ses amis-autres-soi-même, bouffi de contentement de soi, après une dure journée de labeur : « l’ai-je bien descendu ? »

NOTES

[1] Le petit-bourgeois gentilhomme. Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes, Marseille, Agone, 2020 [2003].

[2] Marseille, Agone, 2021.

[3] Nous essaierons, dans cette réponse, de nous contenter d’un brin d’ironie, sans céder au ton désagréable et aux insinuations de la recension de M. Confavreux. Bien que nous ayons décidé, sauf exceptions, de ne pas mettre de références, tous les faits évoqués sont publics et attestés. Nous nous permettons d’en donner une lecture sociologique. Si certains passages peuvent être « désagréables », c’est parce que la réalité des faits et leur rappel le sont.

[4] Même lorsque, très récemment, Mediapart a été condamné pour ne pas s’être acquitté de l’entièreté de la TVA. Jugeant injuste le fait que le taux de TVA de la presse en ligne n’était pas aligné sur le taux de TVA du reste de la presse, la direction de Mediapart a, en effet, décidé unilatéralement d’appliquer le taux le plus faible. Le lecteur sait ce qui lui reste à faire s’il estime injuste son impôt sur le revenu.

[5] La petite bourgeoisie intellectuelle adore la « nouveauté », les « nouvelles tendances » et, surtout, déteste tout ce qui a trait à la « vulgarité » des catégories populaires (sa prolophobie est un de ses traits remarquables).

[6] L’Histoire de ta bêtise, Paris, Pauvert, 2020.

[7] Ainsi, exemple entre mille, huit années avant de créer Mediapart, Edwy Plenel déclarait : « J’ai envie de me faire l’avocat du diable pour relancer ce débat. Est-ce que, finalement, le libéral ce serait les péchés ? Est-ce que quand même la situation dans laquelle nous sommes ne prouve pas et ne donne pas des gages de réussite à cette alliance d’un libéralisme économique et d’un libéralisme politique, à la fois du dynamisme des entrepreneurs et de la liberté des individus au nom de laquelle, d’une certaine manière, nous nous sommes battus au Kosovo » (LCI, 12 juin 1999). M. Plenel aura, en outre, soutenu presque toutes les aventures guerrières des États-Unis (première guerre d’Irak, embargo, bombardements de l’ex-Yougoslavie) qui furent justifiées par d’énormes bobards destinés à des opinions publiques réticentes.

[8] L’invention de la distinction entre le « social » et le « sociétal », complètement fallacieuse, est contemporaine du ralliement, après 1983, de la gauche dite de gouvernement au capitalisme néolibéral. C’était un moyen de continuer à pouvoir se dire de gauche quand en réalité on se droitisait. Libération est, de ce point de vue, idéal-typique.

[9] Les Liens qui Libèrent, 2016.

[10] Walter Ben Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’Agir, 2009.

[11] Nancy Fraser, « De Clinton à Trump, et au-delà », Esprit, septembre 2018 : https://esprit.presse.fr/article/nancy-fraser/de-clinton-a-trump-et-au-dela-41672.

[12] Voir le billet de blog de Frédéric Lordon : https://blog.mondediplo.net/2012-07-19-Corruptions-passees-corruptions-presentes et Pierre Péan, Philippe Cohen, La face cachée du Monde du contre-pouvoir aux abus de pouvoir, Paris, Mille et Une Nuits, 2003.

[13] Seule exception, « l’affaire Denis Beaupin » mettant en cause un seul homme, sur le plan des mœurs.

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Place à l'Éros ailé ! (Lettre à la jeunesse laborieuse)

par Alexandra Kollontaï

 

En ce jour de Saint-Valentin 2021, quoi de mieux pour échapper à la marchandisation du sentiment amoureux que de lire ou relire ce beau texte dont la première parution est de mai 1923, dans le journal « La jeune Garde », empreint d’un lyrisme au vocabulaire parfois désuet et d’un souffle révolutionnaire puissant !

On peut y voir sous la plume d’Alexandra Kollontaï, en particulier dans le déroulé historique des stades du patriarcat, un exposé d’éducation populaire des débuts de l’ère soviétique, à un moment où se desserraient en partie les contraintes des premières années de la Révolution et où il devenait licite d’associer le bonheur individuel et le bonheur collectif. Mais alors que l’Union soviétique avait déjà connu un certain nombre de mesures fondamentales pour les femmes (parfois destinées à être de courte durée), l’éphémère commissaire du peuple de 1917-1918 s’attache à l’intimité des rapports femmes-hommes d’une façon programmatique étonnamment moderne.

Rappelons qu’en 1923 Alexandra Kollontaï est attachée commerciale en Suède, prélude à sa carrière diplomatique mais en réalité exil dû à son appartenance à la fraction « Opposition ouvrière » qui vient d’être dissoute. Si le fond de cette opposition portait sur la Nouvelle politique économique (NEP), on sait par ailleurs que Lénine et Trotsky n’appréciaient guère ses positions en matière de morale sexuelle.

Celle-ci, elle affirme la fonder sur trois principes :

« 1/ Egalité des rapports mutuels (sans la suffisance masculine et sans la dissolution servile de son individualité dans l’amour de la part de la femme) ;
« 2/ Reconnaissance par l’un des droits de l’autre et réciproquement, sans prétendre posséder sans partage le cœur et l’âme de l’être aimé (sentiment de propriété, nourri par la civilisation bourgeoise) ;
« 3/ Sensibilité fraternelle, art de saisir et de com­prendre le travail psychique de l’être aimé (la ci­vilisation bourgeoise n’exigeait cette sensibilité dans l’amour que chez la femme). 
»

Principes dont la résonance n’est pas éteinte un siècle plus tard…

La Rédaction

Source : https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1923/05/eros.htm

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I – L’Amour, facteur social et psychique

Vous me demandez, mon jeune camarade, quelle place l’idéologie prolétarienne réserve à l’amour ? Vous êtes confondu du fait qu’à l’heure actuelle, la jeunesse laborieuse « est plus occupée de l’amour et de toutes sortes de questions s’y ratta­chant » que d’autres grands problèmes se posant devant la république des travailleurs. S’il en est ainsi (il m’est difficile d’en juger de loin) cher­chons ensemble l’application de ce fait, la réponse à cette première question : quelle place l’idéologie de la classe ouvrière réserve-t-elle à l’amour ?

On ne peut douter que la Russie des soviets est entrée dans une nouvelle phase de guerre civile. Le front révolutionnaire a été déplacé ; il passe maintenant dans la lutte entre deux idéologies, deux civilisations : bourgeoise et prolétarienne. L’incompatibilité de ces deux idéologies apparaît chaque jour plus clairement ; les contradictions entre ces deux civilisations différentes deviennent chaque jour plus aiguës.

Avec la victoire du principe et de l’idéal communistes dans le domaine de la politique et de l’éco­nomie devait s’accomplir aussi une révolution dans la conception du monde, dans les sentiments et dans toute la conformation d’esprit de l’Huma­nité laborieuse. A l’heure actuelle déjà on remar­que du nouveau dans ces conceptions de la vie et de la société, du travail, de l’art et des « règles de la vie » (c’est-à-dire de la morale). Les rapports des sexes sont une partie importante des règles de la vie. La révolution sur le front idéologique parachève le bouleversement accompli dans la pensée humaine grâce à l’existence depuis cinq ans de la république des travailleurs.

Mais au fur et à mesure que devient plus aiguë la lutte entre les deux idéologies, qu’elle s’étend à un plus grand nombre de domaines, de nouveaux et de nouveaux « problèmes de la vie » surgissent devant l’humanité, et seule l’idéologie de la classe ouvrière est à même d’en fournir une solution satisfaisante.

Au nombre de ces problèmes figure aussi celui que vous soulevez — « le problème de l’amour ». Aux différentes phases de son développement his­torique, l’humanité abordait différemment sa solu­tion. Le « problème » reste, ses clefs changent. Ces clefs dépendent de l’époque, de la classe, de l’ « esprit du temps » (c’est-à-dire de la culture).

Chez nous en Russie, tout récemment encore, dans les années de l’âpre guerre civile et de la lutte contre la désorganisation économique, le nombre de ceux que ce problème préoccupait n’était pas très élevé. D’autres sentiments, d’au­tres passions plus réelles possédaient l’humanité laborieuse. Qui donc dans ces années-là se serait sérieusement préoccupé des chagrins et des souffrances d’amour lorsque le spectre décharné de la mort guettait tout le monde, lorsqu’il était question de savoir : Qui vaincra ? La révolution, c’est-à-dire le progrès, ou la contre-révolution, c’est-à-dire la réaction ?

Devant le visage sombre de la grande révoltée — la révolution, le tendre Éros (« dieu de l’amour ») dut disparaître précipitamment. On n’avait ni le temps, ni l’excédent nécessaire de forces psychiques pour s’adonner aux « joies » et aux « tortures » de l’amour. Telle est la loi de conservation de l’énergie sociale et psychique de l’humanité : Cette énergie est toujours appliquée à poursuivre le but essentiel et immédiat du moment historique. C’est la toute simple, toute na­turelle voix de la nature — l’instinct biologique de reproduction, l’attraction de deux êtres de sexe différent, qui s’est trouvée pour un temps maîtresse de la situation. L’homme et la femme s’unissaient et se désunissaient facilement, beaucoup plus facilement que par le passé.

On venait l’un à l’autre sans grandes secousses dans l’âme, on se séparait sans larmes ni chagrin.

Dans cet amour qui fut pour moi sans joie
Le moment d’adieu sera sans douleur.1

La prostitution disparaissait, il est vrai, mais par contre augmentèrent manifestement les libres relations des sexes sans engagements mutuels et dans lesquelles le moteur principal était l’instinct de la reproduction non enjolivée par les senti­ments amoureux. Ce fait effrayait certains. Mais les rapports entre les sexes dans ces années-là ne pouvaient être autres. Ou bien le mariage était consolidé par un sentiment durable de camara­derie, d’amitié de plusieurs années, amitié que le sérieux du moment raffermissait encore, ou bien les relations matrimoniales surgissaient pour satisfaire un besoin purement biologique, constituaient en somme une passade dont les deux parties se lassaient bien vite et qu’elles s’empressaient de liquider pour qu’elle ne gêne pas l’essentiel, le travail pour la révolution. L’instinct brutal de reproduction, la simple attraction des sexes surgissant et disparaissant tout aussi rapidement sans créer des liens de cœur et d’esprit — c’est « l’Éros sans ailes » qui absorbe bien moins de forces psychiques que l’exigeant « Éros ailé », l’amour tissé d’émotions les plus diverses, tant de cœur que d’esprit. L’Éros sans ailes n’engendre pas les nuits sans sommeil, ne ramollit par la volonté, n’apporte pas de confu­sion dans le travail froid du cerveau. La classe des lutteurs, au moment où le branle-bas de la révolution appelait sans interruption au combat l’humanité laborieuse, ne pouvait se laisser aller à l’emprise de l’Éros aux ailes déployées. Dans ces journées-là, il était inopportun de dépenser les forces psychiques des membres de la collectivité en lutte en sentiments secondaires ne servant pas directement la révolution. L’amour individuel qui est à la base du « mariage par couple » et se concentre sur la personne d’un homme ou d’une femme, exige une dépense énorme d’énergie psychique. Cependant le bâtisseur de la nouvelle vie, la classe ouvrière, était intéressée non seulement à la plus grande économie possible de ses richesses matérielles, mais aussi à épargner l’énergie psychique de chacun pour l’appliquer aux tâches générales de la collectivité. Voilà pourquoi au moment de la lutte révolutionnaire aiguë, la place de l’ « Éros ailé » consumant tout sur son passage fut prise par l’instinct peu exigeant de la reproduction — par l’ « Éros sans ailes ».

Mais aujourd’hui, le tableau change. La République des soviets, et avec elle toute l’humanité laborieuse, est entrée dans une accalmie relative. Un travail très compliqué commence où il s’agit de comprendre et de fixer définitivement ce qui a été conquis, atteint, créé. Le bâtisseur des nouvelles formes de la vie, le prolétariat, doit tirer un enseignement de tout phénomène social et psychique ; il doit comprendre ce phénomène, se l’as­similer, se l’assujettir et le transformer en une arme de plus pour sa défense de classe. Alors seulement le prolétariat, ayant saisi non seule­ment les lois qui président à la création des richesses matérielles, mais aussi celles qui dirigent les mouvements de l’âme, pourra entrer armé jusqu’aux dents en lice contre le vieux monde bour­geois. Alors seulement l’humanité laborieuse vaincra aussi bien sur le front militaire et celui du travail que sur le front idéologique.

Aujourd’hui que la révolution en Russie a pris le dessus et s’est consolidée, que l’atmosphère du combat révolutionnaire s’est dissipée et que l’homme a cessé d’être complètement pris par la lutte, le tendre Éros aux ailes déployées, tombé un temps dans le mépris, réapparaît de nouveau et commence à réclamer ses droits. Il prend ombrage de l’insolent Éros sans ailes — de l’instinct de la reproduction non enjolivé par les charmes de l’amour. L’Éros sans ailes cesse de satisfaire les besoins spirituels. Il se forme un excédent d’éner­gie psychique que les hommes d’aujourd’hui, même les représentants de la classe laborieuse, ne savent pas encore appliquer à la vie intellectuelle de la collectivité. Cet excédent d’énergie psychique cherche une issue dans les sentiments amoureux. La lyre aux cordes multiples du dieu ailé de l’amour couvre la voix monotone de l’Éros sans ailes… L’homme et la femme ne s’unissent plus aujourd’hui comme c’était le plus souvent le cas pendant les années de la révolution, ils ne nouent plus une liaison passagère pour satis­faire leur instinct sexuel, mais ils commencent de nouveau à vivre des « romans d’amour », avec les souffrances et l’extase amoureuse qui les ac­compagnent.

Dans la République des Soviets, nous sommes incontestablement en présence d’une croissance de besoins intellectuels, on est plus avide de savoir que par le passé, on s’emballe plus facilement pour les questions scientifiques, pour l’art, pour le théâtre. Cette recherche dans la République des soviets des nouvelles formes à donner aux richesses intellectuelles de l’humanité embrasse iné­vitablement la sphère des sentiments amoureux. On observe un réveil d’intérêt à l’égard de la psychologie du sexe, du problème de l’amour. Ce côté-là de la vie touche plus ou moins chaque individu. On remarque avec étonnement entre les mains des militants qui auparavant ne lisaient que les éditoriaux de la Pravda, les comptes rendus des livres où l’on chante « l’Éros aux ailes déployées ».

Qu’est-ce donc ? Une réaction ? Le symptôme d’une décadence dans la création révolutionnaire ? Pas du tout. Il est temps de rejeter une fois pour toutes l’hypocrisie de la pensée bourgeoise. Il est temps de reconnaître ouvertement que l’amour est non seulement un facteur puissant de la na­ture, non seulement une force biologique, mais aussi un facteur social. L’amour est un sentiment profondément social dans son essence. A tous les degrés du développement humain, l’amour, sous différents aspects et formes, il est vrai, constituait une partie inséparable et indispensable de la culture intellectuelle d’une société donnée. Même la bourgeoisie qui reconnaissait en paroles que l’amour était une « affaire privée », savait en réalité l’assujettir à ses normes de morale de telle façon qu’il assure ses intérêts de classe.

Dans une mesure plus grande encore, l’idéolo­gie de la classe ouvrière doit escompter l’impor­tance des sentiments amoureux, en tant que facteur dont on peut (de même que de tout autre phénomène social et psychique) tirer profit pour la collectivité. Que l’amour n’est point du tout une « affaire privée » qui concerne seulement « les deux cœurs » qui s’aiment, que l’amour renferme un principe de liaison précieux pour la collectivité, cela ressort déjà du fait qu’à tous les degrés de son développement historique, l’humanité a établi des règles précisant à quelles conditions et quand l’amour était « légitime » (c’est-à-dire répondant aux intérêts d’une collectivité donnée) et quand il était « coupable », criminel (c’est-à-dire se trou­vant en contradiction avec cette société-là).

II – Un peu d’histoire

L’humanité a commencé à régler non seulement les relations sexuelles, mais aussi le sentiment même de l’amour depuis les temps les plus reculés de notre histoire sociale.

Sous le patriarcat, la suprême vertu au point de vue de la morale était l’amour déterminé par les liens du sang. En ces temps-là, la famille ou la tribu aurait désapprouvé une femme qui se serait sacrifiée pour le mari qu’elle aime, mais elle accordait, au contraire, la plus haute valeur aux sentiments à l’égard du frère ou de la sœur. D’après les anciens Grecs, Antigone enterre les corps de ses frères tués, en risquant sa propre vie, et cet exploit l’élève au rang d’une héroïne aux yeux de ses contemporains. Un tel acte de la part d’une sœur (non de la femme) aurait été qualifié de « bizarre » dans la société bourgeoise d’aujourd’hui.

Au temps de la domination du patriarcat et de la création des formes primitives de l’État, c’est l’amitié entre deux individus d’une même tribu qui était considérée comme la forme d’amour la plus normale. Il était alors très important pour la collectivité, ayant à peine passé la phase de l’organisation familiale, et faible au point de vue social, de lier entre eux tous ses membres par des liens du cœur et de l’esprit. Les émotions psychiques répondant le mieux à ce but n’étaient point fournies par l’amour sexuel, mais par l’amour-amitié. Les intérêts de la collectivité de cette époque exigeaient la croissance et l’accumulation dans l’humanité des liens psychiques non entre le couple uni par le mariage, mais entre les individus de la même tribu, entre les organisateurs et les défenseurs de la tribu et de l’État (il s’agit ici évidemment des hommes ; quant à l’amitié entre les femmes, il n’en était point question en ce temps-là ; la femme ne représentait point un facteur social).

On chantait les vertus de l’amour-amitié et on le plaçait bien au-dessus de l’amour entre époux. Castor et Pollux sont devenus célèbres non par leurs exploits et leurs services rendus à la patrie, mais par leur fidélité l’un à l’autre, leur amitié indissoluble. L’ « amitié » (ou son apparence) obligeait le mari aimant sa femme à céder sa couche de mari à l’ami préféré ou à l’hôte avec lequel il fallait se lier d’ « amitié ».

L’amitié, « la fidélité à l’ami jusqu’à la mort », était considérée dans le monde antique comme une vertu civique. Par contre, l’amour dans le sens contemporain du mot ne jouait aucun rôle et n’attirait pas l’attention des poètes ou des dramaturges de cette époque. L’idéologie qui dominait alors faisait entrer l’amour dans le cadre des sentiments exclusivement personnels avec lesquels la société n’a pas à compter ; en ce temps-là, en concluant le mariage, on ne se souciait que des avantages matériels qu’il pouvait procurer et l’amour n’était point pris en considération. On lui réservait exactement la même place qu’occupaient d’autres distractions : c’était un luxe que pouvait se permettre un citoyen ayant rempli tous ses devoirs à l’égard de l’État.

Le « savoir aimer », qualité tant appréciée par l’idéologie bourgeoise, pour autant que l’amour ne sorte pas du cadre de la morale bourgeoise, n’entrait pas en ligne de compte dans le monde ancien lorsqu’on déterminait les « vertus » et les qualités de l’homme. On n’apprenait, dans l’antiquité, que le sentiment de l’amitié. L’homme qui accomplissait des exploits et risquait sa vie pour l’ami était célébré à l’égal d’un héros et son acte considéré comme une expression de la « vertu morale ». Par contre, l’homme risquant sa vie pour la femme qu’il aime n’encourait que la désapprobation générale, quelquefois même le mépris. Les écrits anciens qualifient d’erreur les amours de Pâris et de la belle Hélène, qui ont entraîné la guerre de Troie, guerre dont le « malheur » de tous fut la conséquence.

Le monde antique ne voyait que dans l’amitié les sentiments capables de consolider, entre les individus d’une même tribu, les liens spirituels qui rendaient plus stable l’organisme social, encore faible à cette époque. Par contre, plus tard, l’amitié cesse d’être considérée comme une vertu morale.

Dans la société bourgeoise, bâtie sur des principes d’individualisme, de concurrence effrénée et d’émulation, il n’y a point de place pour l’amitié, en tant que facteur moral. Le siècle capitaliste considère l’amitié comme une manifestation de « sentimentalité » et comme une faiblesse d’esprit complètement inutile, nuisible même pour l’accomplissement des tâches bourgeoises de classe. L’amitié devient un objet de raillerie. Castor et Pollux n’auraient provoqué qu’un sourire condescendant à New York ou dans la City de Londres d’aujourd’hui. Et la société féodale non plus ne reconnaissait pas que le sentiment d’amitié fût une qualité à développer et à encourager chez les hommes.

La domination féodale était fondée sur la stricte observation des intérêts des familles nobles. La vertu était moins déterminée par les rapports des membres de la société d’alors entre eux que par les devoirs d’un membre de la famille envers celle-ci et ses traditions. Le mariage était entièrement dominé par les intérêts de la famille et le jeune homme (la jeune fille n’ayant pas voix au chapitre) qui se choisissait une femme à l’encontre de ces intérêts encourait le blâme le plus sévère. Aux temps de la féodalité, il ne convenait pas de placer les sentiments personnels au-dessus des intérêts de la famille, et celui qui n’en tenait pas compte était regardé comme un « paria ». D’après les idées de la société féodale, l’amour et le mariage ne devaient guère être une seule et même chose.

Néanmoins, c’est au temps de la féodalité que le sentiment d’amour entre les êtres de sexe différent acquit, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un certain droit de cité. A première vue, il semble étrange que l’amour ait été reconnu en ce temps d’ascétisme, de mœurs brutales et cruelles, de violence et de règne du droit d’empiètement. Mais, si l’on regarde de plus près les causes qui ont provoqué la reconnaissance de l’amour comme un phénomène social non seulement légitime, mais même désirable, il apparaît clairement par quoi cette reconnaissance était déterminée.

L’amour – dans certains cas et avec le concours de certaines circonstances – peut pousser l’être amoureux à accomplir des actes dont il serait incapable dans un autre état d’esprit. Cependant, la chevalerie exigeait de chacun de ses membres de hautes vertus, d’ailleurs strictement personnelles, dans le domaine militaire, comme l’intrépidité, la bravoure, l’endurance, etc… A cette époque, ce n’est pas tant l’organisation de l’armée que les qualités individuelles des combattants qui décidaient du sort des batailles. Le chevalier amoureux de son inaccessible « dame de cœur » accomplissait plus facilement des « miracles de bravoure », triomphait plus facilement dans les tournois, sacrifiait plus aisément sa vie au nom de la belle. Le chevalier amoureux était possédé par le désir de « se distinguer », afin de gagner, par ce moyen, les bonnes grâces de son aimée.

L’idéologie chevaleresque a tenu compte de ce fait, et tout en reconnaissant que l’amour entraîne chez l’être humain un état psychologique utile aux tâches de classe de la classe féodale, elle lui a donné néanmoins un cadre bien déterminé. En ce temps-là, l’amour des époux n’était pas apprécié ni chanté par les poètes : ce n’est pas sur lui que reposait la famille vivant dans les châteaux-forts. L’amour, en tant que facteur social, n’était goûté que quand il s’agissait des sentiments amoureux du chevalier envers la femme d’autrui, sentiments qui lui faisaient accomplir des exploits. D’autant plus inaccessible était la femme élue, d’autant plus le chevalier devait-il chercher à gagner ses bonnes grâces en déployant des vertus et des qualités requises dans son monde (intrépidité, endurance, ténacité, bravoure, etc.).

D’ordinaire, les chevaliers se choisissaient une « dame de cœur » parmi les femmes les moins accessibles. C’était, le plus souvent, la femme du suzerain, quelquefois la reine. Seul un tel « amour spirituel », l’amour sans satisfactions charnelles, qui poussait le chevalier aux exploits héroïques et le forçait à accomplir des miracles de bravoure, était cité en exemple et considéré comme une « vertu ». Les chevaliers ne choisissaient jamais l’objet de leur adoration parmi les jeunes filles. Quelque haut placée que fût une jeune fille, l’amour que le chevalier éprouvait pour elle pouvait conduire au mariage ; alors disparaissait inévitablement le moteur psychologique qui le poussait aux exploits. C’est cela que n’admettait pas la morale féodale. De là vient que l’idéal d’ascétisme (d’abstinence sexuelle) voisinait avec l’élévation du sentiment amoureux au rang d’une vertu morale. Dans leur zèle de purifier l’amour de tout ce qui était charnel, « coupable », de le transformer en un sentiment abstrait, les chevaliers en venaient à de monstrueuses perversions : ils choisissaient comme « dame de cœur » une femme qu’ils n’avaient jamais vue, ils s’inscrivaient dans les amoureux de la « vierge Marie »… (On ne saurait aller plus loin.)

L’idéologie féodale voyait avant tout dans l’amour un stimulant qui renforçait les qualités nécessaires aux chevaliers ; « l’amour spirituel », l’adoration par le chevalier de sa dame de cœur servaient les intérêts de la caste féodale. C’est cette considération qui déterminait lors de l’épanouissement de la féodalité, l’idée qu’on se faisait de l’amour. Un chevalier, qui n’aurait pas hésité à cloîtrer ou même à tuer sa femme pour une trahison charnelle, pour « l’adultère », était extrêmement flatté lorsqu’un autre chevalier la choisissait comme « dame de cœur » et ne l’empêchait pas de se constituer une cour d’ « amis spirituels ».

Mais tout en chantant et élevant l’amour spirituel, la morale féodale chevaleresque n’exigeait point du tout que l’amour règne dans les relations sexuelles matrimoniales ou autres. L’amour était une chose, et le mariage en était une autre. L’idéologie féodale distinguait entre ces deux notions2. Elles ne furent unies dans la suite que par la morale de la classe bourgeoise qui prit son essor dans les quatorzième et quinzième siècles. C’est pourquoi, au temps du moyen âge, à côté des sentiments amoureux élevés et raffinés, nous nous heurtons à une telle brutalité de mœurs dans le domaine des relations sexuelles. Les relations sexuelles, en dehors du mariage, de même que dans le mariage le plus légitime, privées du sentiment d’amour capable de les transformer, se ramenaient à un simple acte physiologique.

L’Église avait l’air d’anathématiser la débauche, mais en réalité, tout en encourageant en paroles l’ « amour spirituel », elle patronnait les relations bestiales entre les sexes. Le chevalier qui ne quittait pas l’emblème de la dame de cœur, qui composait en son honneur les vers les plus tendres, qui risquait sa vie pour mériter simplement un sourire d’elle, violait tranquillement une jeune fille de la ville ou ordonnait à son gérant de faire venir au château les plus jolies paysannes d’alentour, simplement pour se distraire. De leur côté, les femmes des chevaliers ne manquaient pas l’occasion de goûter aux joies charnelles à l’insu du mari avec les troubadours ou les pages, quelquefois même elles ne refusaient pas leurs caresses à des valets qui leur plaisaient, malgré tout leur mépris pour la « valetaille ».

Avec l’affaiblissement de la féodalité et la création de nouvelles conditions de vie dictées par les intérêts de la bourgeoisie naissante, un nouvel idéal moral de rapports entre les sexes se forme peu à peu. Rejetant l’idéal « d’amour spirituel », la bourgeoisie prend la défense des droits de la chair si foulés aux pieds, et apporte en amour la fusion du principe physique et du principe spirituel.

D’après la morale bourgeoise on ne peut guère, à l’instar de la caste chevaleresque, distinguer entre l’amour et le mariage ; au contraire, le mariage devrait être déterminé par l’inclination réciproque des époux. Il est évident qu’en pratique et pour des calculs matériels, la bourgeoisie violait souvent ce commandement moral, mais la reconnaissance même de l’amour comme fondement du mariage avait de solides raisons de classe.

Sous le régime féodal, la famille était cimentée à la base par les traditions de la noblesse. Le mariage était en fait indissoluble ; sur le couple marié pesaient les commandements de l’Église, l’autorité illimitée des chefs de famille, l’ascendant des traditions, la volonté du suzerain.

La famille bourgeoise se formait dans d’autres conditions ; sa base n’était point la possession des richesses patrimoniales, mais l’accumulation du capital. La famille était alors la gardienne vivante des richesses ; mais pour que l’accumulation s’accomplisse plus rapidement, il était important pour la classe bourgeoise que le bien acquis par le mari et le père soit dépensé avec « économie » et d’une façon intelligente ; il fallait que la femme soit non seulement une « bonne maîtresse de maison », mais aussi l’amie et l’auxiliaire du mari.

Avec l’établissement des rapports capitalistes, seule la famille dans laquelle il y avait collaboration étroite entre tous les membres intéressés à l’accumulation des richesses avait des assises solides. Mais la collaboration pouvait être réalisée d’autant mieux qu’il y avait plus de liens de cœur et d’esprit pour unir les époux entre eux et les enfants aux parents.

La nouvelle structure économique de cette époque – à partir de la fin du quatorzième et du début du quinzième siècle – donne naissance à la nouvelle idéologie. Les notions d’amour et de mariage changent peu à peu d’aspect. Le réformateur religieux Luther, et avec lui tous les penseurs et hommes d’action de la Renaissance et de la Réforme (15e-16e siècles) mesuraient très bien la force sociale que renfermait le sentiment de l’amour. Sachant que pour la solidité de la famille – unité économique à la base du régime bourgeois – il fallait l’union intime de tous ses membres, les idéologues révolutionnaires de la bourgeoisie naissante proclamèrent un nouvel idéal moral de l’amour : l’amour qui unit les deux principes.

Les réformateurs d’alors raillaient impitoyablement « l’amour spirituel » des chevaliers qui obligeait le chevalier amoureux à se morfondre dans ses aspirations amoureuses sans espoir de les satisfaire. les idéologues bourgeois, les hommes de la Réforme reconnurent la légitimité des saines exigences de la chair. Le monde féodal divisait l’amour en simple acte sexuel (rapports sexuels dans le mariage ou dans le concubinage) et en sentiment « élevé » platonique (l’amour qu’éprouvait le chevalier pour sa dame de cœur).

L’idéal moral de la classe bourgeoise faisait entrer dans la notion de l’amour aussi bien la saine attraction charnelle des sexes que l’attachement psychique. L’idéal féodal distinguait entre le mariage et l’amour. La bourgeoisie liait les deux notions. Pour elle la notion de l’amour et celle du mariage était d’égale valeur.

Évidemment, en pratique, la bourgeoisie violait son propre idéal, mais alors qu’à l’époque féodale on ne soulevait même pas la question d’inclination mutuelle, la morale bourgeoise exigeait que, même dans le cas où le mariage se concluait pour des raisons purement matérielles, les époux aient l’air de s’aimer.

Les préjugés de la féodalité quant à l’amour et au mariage ont survécu jusqu’à notre époque et se sont accommodés pendant des siècles de la moralité bourgeoise. Aujourd’hui encore, les membres des familles couronnées et la haute aristocratie qui les entoure professent ces conceptions. Dans ces milieux-là, on trouve « ridicule » et choquant un mariage d’inclination. Les jeunes princes et princesses doivent encore se soumettre à la tyrannie des traditions de la race et des calculs politiques et unir leur vie avec un être qu’ils n’aiment pas. L’histoire connaît beaucoup de drames semblables à celui du malheureux fils de Louis XV qui allait à son mariage secret malgré la douleur qu’il éprouvait de la mort de sa première femme ardemment aimée.

La subordination du mariage à ces considérations existe également chez les paysans. La famille paysanne se distingue en cela de la famille bourgeoise de la ville ; elle est avant tout une unité économique de travail. Les intérêts économiques dominent tellement la famille paysanne que les liens psychiques y jouent un rôle tout à fait secondaire. Dans une famille d’artisans du Moyen âge, il n’était point non plus question d’amour lorsqu’on concluait un mariage. Au temps des corporations d’artisans, la famille était aussi une unité de production et reposait sur un principe économique de travail. L’idéal d’amour dans le mariage ne commence à apparaître chez la classe bourgeoise qu’au moment où la famille cesse peu à peu d’être unité de production pour devenir unité de consommation et gardienne du capital accumulé.

Mais, tout en proclamant le droit des « deux cœurs aimants » à s’unir, même à l’encontre des traditions de la famille, tout en raillant « l’amour spirituel » et l’ascétisme, tout en affirmant que l’amour est la base du mariage, la morale bourgeoise lui traça néanmoins d’étroites limites. L’amour n’était légitime que dans le mariage ; ailleurs, il était considéré comme immoral. Un tel idéal était dicté par des considérations économiques : il s’agissait d’empêcher la dispersion du capital parmi les enfants collatéraux. Toute la morale bourgeoise avait pour fonction de contribuer à la concentration du capital. L’idéal d’amour était constitué par le couple marié s’appliquant à augmenter le bien-être et les richesses du noyau familial isolé du reste de la société. Là où se heurtaient les intérêts de la famille et de la société, la morale bourgeoise décidait en faveur de la famille. (Par exemple : la condescendance non du droit, mais de la morale bourgeoise à l’égard des déserteurs, la justification morale d’un administrateur délégué ruinant, pour augmenter le bien-être de sa famille, ses actionnaires qui lui avaient confié leurs fonds, etc.). Avec l’esprit utilitaire qui lui est propre, la bourgeoisie cherchait à tirer profit de l’amour en faisant de ce sentiment un moyen de consolider les liens de la famille.

Il va de soi que le sentiment d’amour se trouvait bien à l’étroit dans les limites que l’idéologie bourgeoise lui avait tracées. les « conflits d’amour » naissaient et se multipliaient à l’infini, et ils trouvèrent leur expression dans le nouveau genre littéraire que la classe bourgeoise fit naturellement dans les romans. L’amour sortait constamment des limites matrimoniales sous forme de liaisons libres ou d’adultère, que la morale bourgeoise condamnait, mais qui fleurissait en pratique.

L’idéal bourgeois de l’amour ne correspond pas aux besoins de la couche la plus nombreuse de la population – aux besoins de la classe ouvrière. il ne correspond pas non plus aux genre de vie des travailleurs intellectuels. De là cet intérêt, dans les pays au capitalisme très développé, pour les problèmes du sexe et de l’amour ; de là ces recherches passionnées pour résoudre cette question angoissante qui date de plusieurs siècles : comment établir les rapports entre les sexes de façon à augmenter la totalité du bonheur humain, sans nuire aux intérêts de la collectivité ?

La même question se pose naturellement aussi à la jeunesse laborieuse en Russie. Un coup d’œil rapide sur l’évolution des relations matrimoniales et d’amour vous aidera, mon jeune camarade, à vous pénétrer de cette vérité que l’amour n’est point une « affaire privée » comme cela semble à première vue. L’amour est un précieux facteur social et psychique que l’humanité manie instinctivement dans l’intérêt de la collectivité durant toute l’histoire. Il appartient à l’humanité laborieuse, armée de la méthode scientifique du marxisme et mettant à profit l’expérience du passé, de comprendre quelle place, dans les relations sociales, la nouvelle humanité doit réserver à l’amour. Quel est donc l’idéal d’amour qui répond aux intérêts de la classe qui lutte pour sa domination ?

III – L’amour-camaraderie

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La nouvelle société communiste laborieuse s’édifie sur le principe de camaraderie, de solidarité. Mais qu’est-ce que la solidarité ? Ce n’est pas seulement la conscience de la communauté d’intérêts, mais c’est aussi les liens de cœur et d’esprit établis entre les membres de la collectivité laborieuse. Le régime social bâti sur la solidarité et la collaboration exige cependant que la société en question possède à un très haut degré de développement « la capacité potentielle de l’amour », c’est-à-dire la capacité des sensations sympathiques.

A défaut de telles sensations, la solidarité ne peut être assurée. C’est pourquoi justement l’idéologie prolétarienne cherche à éduquer et à renforcer chez chaque membre de la classe ouvrière le sentiment de sympathie à l’égard des souffrances et des besoins de ses camarades de classe, ainsi que la compréhension des aspirations d’autrui et la conscience de sa liaison avec d’autres membres de la collectivité. Mais toutes ces « sensations sympathiques » – délicatesse, sensibilité, sympathie – découlent d’une même source commune : la capacité d’aimer, d’aimer non plus dans le sens étroitement sexuel, mais dans le sens plus large de ce mot.

L’amour est un sentiment qui lie les individus entre eux : il est donc pour ainsi dire un sentiment d’ordre organique. Que l’amour soit une très grande force de liaison, la bourgeoisie le comprenait et le saisissait très bien. C’est pourquoi, en cherchant à consolider la famille, l’idéologie bourgeoise fit une vertu morale de l’ « amour entre époux » : être un « bon père de famille » était, aux yeux de la bourgeoisie, une très grande et très précieuse qualité de l’homme.

Le prolétariat, de son côté, doit escompter le rôle social et psychologique que le sentiment d’amour, aussi bien dans le sens étendu du mot qu’en ce qui concerne les rapports entre les sexes, peut et doit jouer pour renforcer des liens, non dans le domaine des relations matrimoniales et de famille, mais dans celui du développement de la solidarité collective.

Quel est donc l’idéal d’amour de la classe ouvrière ? Quels sont les sentiments que l’idéologie prolétarienne met à la base des rapports entre les sexes ?

Nous avons déjà constaté, mon jeune ami, que chaque époque possède son propre idéal d’amour, que chaque classe cherche, dans son propre intérêt, à mettre dans la notion morale de l’amour son contenu propre. Chaque degré de civilisation apportant à l’humanité des sensations morales et intellectuelles plus richement nuancées, fait teindre en une couleur particulière les tendres ailes de l’Éros. L’évolution dans le développement de l’économie et des mœurs sociales était accompagnée des modifications qu’on apportait à la notion de l’amour. Certaines nuances de ce sentiment se renforçaient, d’autres, par contre, s’atténuaient ou disparaissaient complètement.

De simple instinct biologique — l’instinct de la reproduction — propre à tous les êtres vivants supérieurs ou inférieurs divisés en sexes, l’amour, évoluant depuis les milliers d’années qu’existe la société humaine, s’enrichissant sans cesse de nouvelles sensations psychiques, devint un sentiment très compliqué3. De phénomène biologique, l’amour devint un facteur social et psychologique. Sous la pression des forces économiques et sociales, l’instinct biologique de la reproduction qui détermina les rapports des sexes aux premiers degrés du développement de l’humanité s’est dirigé dans deux sens diamétralement opposés. D’une part, le sain instinct sexuel — l’attraction physique l’un vers l’autre de deux êtres de sexe différent dans le but de la reproduction — sous la pression de monstrueux rapports économiques et sociaux, surtout sous la domination du capitalisme, dégénéra en une luxure malsaine. L’acte sexuel devint un but en soi, un moyen de se procurer « une volupté de plus », une paillardise exacerbée par les excès, les perversions, les aiguillons nocifs de la chair. L’homme s’unit à la femme non pas parce qu’un sain courant sexuel l’attire puissamment vers cette femme-là, mais parce qu’il cherche la femme, sans éprouver aucun besoin sexuel, et il la cherche dans le seul but de provoquer ce besoin, grâce à l’intimité de cette femme. Il se procure ainsi une volupté par le fait même de l’acte sexuel. La prostitution repose là-dessus. Si l’intimité de la femme ne provoque pas l’excitation attendue, les hommes, blasés par les excès sexuels, recourent à toutes sortes de perversions.

C’est là une déviation de l’instinct biologique vers une luxure malsaine, qui l’éloigne de sa source première.

D’autre part, l’attraction physique des deux sexes s’est compliquée, au courant des siècles de vie sociale de l’humanité et des changements de civilisation, de toute une gamme de sentiments. Dans sa forme actuelle, l’amour est un état psychique très complexe, depuis très longtemps déjà détaché de sa source première, l’instinct biologique de reproduction, et qui souvent se trouve même en contradiction avec lui. L’amour est un conglomérat de toute sorte de sentiments : amitié, passion, tendresse spirituelle, pitié, inclination, habitude, etc., etc. Il devient difficile, étant donnée une telle complexité, d’établir le lien di­rect entre « l’Éros sans ailes » (attraction phy­sique des sexes) et « l’Éros aux ailes déployées » (attraction psychique). L’amour-amitié dans lequel il n’existe même pas un atome d’attraction phy­sique, l’amour spirituel envers la cause, l’idée, l’amour impersonnel de la collectivité — tout cela témoigne que le sentiment d’amour s’est déta­ché de sa base biologique et à quel point il s’est idéalisé.

Mais ce n’est pas tout. Souvent, entre les diver­ses manifestations de l’amour, surgit une contra­diction flagrante, la lutte commence. L’amour envers « la cause aimée » (non pas envers la cause tout simplement, mais justement envers la cause aimée) ne cadre pas avec l’amour envers l’élu ou l’élue du cœur)4 ; l’amour envers la col­lectivité entre en conflit avec le sentiment d’amour envers la femme, le mari, les enfants. L’amour-amitié est en contradiction avec l’amour-passion, Dans un cas, l’amour est dominé par l’harmonie psychique ; dans l’autre, il a pour base « l’har­monie des corps ».

L’amour a revêtu de multiples aspects. Au point de vue des émotions d’amour, ce que res­sent l’homme d’aujourd’hui chez lequel des siè­cles d’évolution culturelle ont développé et éduqué les différentes nuances de ce sentiment, se trouve à l’étroit dans ce qu’exprime le mot, trop général et vague, d’amour5.

La multiplicité du sentiment d’amour crée, sous la domination de l’idéologie et des mœurs bour­geoises capitalistes, une série de pénibles et in­solubles drames moraux. Déjà à partir de la fin du XIXe siècle, la multiplicité du sentiment d’amour devint le thème favori des écrivains psychologues. « L’amour envers deux » et même « envers trois », préoccupait et embarrassait par son « énigme » les nombreux représentants réfléchis de la culture bourgeoise. Cette complexité de l’âme, ce dédoublement du sentiment, notre grand penseur publiciste A. Herzen, a cherché à les élucider dans les années du siècle passé, dans son roman intitulé : A qui la faute ? Tchernychevski, également, a cherché a résoudre ce pro­blème, dans sa nouvelle sociale : Que faire ? . Le dédoublement du sentiment d’amour, sa mul­tiplicité ont souvent préoccupé les plus grands écrivains de la Scandinavie : Hamsun, Ibsen, Bjørnson6, Geijerstam. Ce thème, on le rencon­tre souvent dans les écrits des littérateurs français du siècle dernier. Romain Rolland, très proche du communisme, s’en occupe aussi bien que Maeterlinck, très éloigné de nos conceptions7.

Les génies poétiques comme Goethe et Byron et les pionniers aussi hardis dans le domaine des rap­ports entre les sexes, tels que George Sand, ont cherché à résoudre dans la pratique de la vie ce problème compliqué, cette « énigme de l’amour ». L’auteur du roman A qui la faute ?, Herzen, s’en est rendu compte à la lumière de sa propre expérience, ainsi que de nombreux autres penseurs, poètes, hommes d’État… Mais sous le poids de « l’énigme de la dualité dans l’amour » fléchissent maintenant des hommes qui ne sont pas « grands » du tout, mais qui cherchent vainement la clef de sa solution dans les limites de la pensée bourgeoise. Et cependant, cette clef est entre les mains du prolétariat. La solution de ce problème appartient à l’idéologie et au genre de vie de la nouvelle humanité laborieuse.

Nous parlons, ici, de la dualité du sentiment d’amour, des complexités de « l’Éros aux ailes déployées », mais une telle dualité ne peut être confondue avec les relations sexuelles d’un homme avec plusieurs femmes, ou d’une femme avec plusieurs hommes. La polygamie à laquelle le sen­timent ne participe pas peut entraîner des consé­quences néfastes (épuisement précoce de l’orga­nisme, augmentation des chances dans les condi­tions actuelles de contracter une maladie véné­rienne, etc.), mais de telles liaisons ne créent pas des « drames moraux ». Les « drames », les con­flits ne surgissent que lorsqu’on est en présence de l’amour dans toutes ses nuances et manifes­tations diverses. Une femme peut aimer un homme par « l’esprit » seulement, au cas où ses pensées, ses aspirations, ses désirs s’harmonisent avec les siens ; et elle peut être attirée vers un autre par un puissant courant d’affinité physique. A l’égard d’une femme, un homme éprouve un sentiment d’une tendresse pleine de ménagements, d’une pitié pleine de sollicitude, et dans une autre il trouve un appui, la compréhension des meilleures aspirations de « son moi ». A laquelle de ces deux femmes doit-il accorder la plénitude de l’Éros ? Et pourquoi doit-il s’arracher, se mutiler l’âme si la plénitude de son être ne peut être atteinte que s’il maintient ces deux liens ?

Sous le régime bourgeois, un tel dédoublement de l’âme et du sentiment entraîne d’inévitables souffrances. Pendant des siècles, l’idéologie bâtie sur l’instinct de la propriété, inculquait aux hom­mes que le sentiment d’amour doit avoir comme base le principe de propriété. L’idéologie bourgeoise enfonçait dans la tête des hommes que l’amour donne le droit de posséder entièrement et sans par­tage le cœur de l’être aimé. Un tel idéal, une telle exclusivité dans l’amour découlait naturellement de la forme établie du mariage par couples et de l’idéal bourgeois « d’amour absorbant » entre deux époux. Mais cet idéal peut-il correspondre aux in­térêts de la classe ouvrière ? N’est-il pas impor­tant et désirable au contraire du point de vue de l’idéologie prolétarienne que les sensations des hommes deviennent plus riches et plus multiples ? La multiplicité de l’âme ne constitue-t-elle pas jus­tement un fait qui facilite le développement et l’éducation des liens de cœur et d’esprit par les­quels se consolidera la collectivité laborieuse ? Plus sont nombreux les fils tendus de l’âme à l’âme, du cœur au cœur, du cerveau au cerveau, plus est solide l’esprit de solidarité et plus faci­lement se réalise l’idéal de la classe ouvrière : la camaraderie et l’unité.

L’exclusivité dans l’amour de même que « l’ab­sorption » par l’amour ne peuvent pas, du point de vue de l’idéologie prolétarienne, constituer l’idéal d’amour déterminant les rapports entre les sexes. Au contraire, le prolétariat en constatant la multiplicité de « l’Éros aux ailes déployées  » ne s’effraie point de cette découverte et n’en éprouve point d’indignation morale à l’instar de l’hypocrite bourgeoisie. Au contraire, le prolétariat cherche à imprimer à ce phénomène (qui est le résultat de causes sociales compliquées) une direction qui corresponde à ses buts de classe au moment de la lutte et de l’édification de la société communiste.

La multiplicité de l’amour n’est pas, par elle-même, en contradiction avec les intérêts du pro­létariat  ? Au contraire, elle facilite le triomphe de l’idéal d’amour dans les rapports entre les sexes qui se forment et se cristallisent déjà à l’intérieur de la classe ouvrière : l’amour-camaraderie.

L’humanité du patriarcat se représentait l’amour sous forme d’affection entre les parents (l’amour des sœurs et des frères, l’amour envers les parents). Le monde antique mettait au-dessus de tout l’amour-amitié. Le monde féodal faisait un idéal de l’amour « spirituel » du chevalier, amour détaché du mariage et qui n’était pas lié à la satisfaction de la chair. L’idéal d’amour pour la morale bourgeoise était l’amour d’un couple uni par le mariage légitime.

L’idéal d’amour de la classe ouvrière découle de la collaboration dans le travail, et de la solidarité dans l’esprit et la volonté de tous ses membres hommes et femmes, il se distingue naturellement par sa forme et par son contenu de la notion d’amour d’autres époques de civilisation. Mais qu’est-ce donc que « l’amour-camaraderie  » ? Cela ne signifie-t-il pas que la sévère idéologie de la classe ouvrière, forgée dans une atmosphère de lutte pour la dictature ouvrière s’apprête à chas­ser impitoyablement le tendre Éros ailé ? Non pas. L’idéologie de la classe ouvrière non seulement ne supprime pas « l’Éros aux ailes déployées » mais au contraire, elle prépare la reconnaissance du sentiment d’amour en tant que force sociale et psychique.

L’hypocrite morale de la culture bourgeoise arrachait impitoyablement des plumes aux ailes à couleurs chatoyantes de l’Éros en l’obligeant à ne visiter que le « couple légalement marié ». En dehors du mariage, il n’y avait pour l’idéologie bourgeoise que l’Éros sans ailes, l’Éros déplumé – l’attraction passagère des sexes sous forme des caresses achetées (la prostitution) ou volées (l’adultère).

Au contraire, la morale de la classe ouvrière rejette nettement la forme extérieure qui préside aux relations d’amour entre les sexes. Pour les tâches de classe du prolétariat il est complètement indifférent que l’amour prenne la forme d’une union durable ou qu’il trouve son expression sous forme de liaison passagère. L’idéologie de la classe ouvrière ne fixe point de limites formelles à l’amour. Mais par contre elle se soucie déjà du contenu de l’amour, des nuances de sentiments et d’émotions qui lient les deux sexes. Dans ce sens l’idéologie de la classe ouvrière poursuivra bien plus impitoyablement « l’Éros sans ailes » (luxure, satisfaction unilatérale de la chair au moyen de la prostitution, transformation de l’ « acte sexuel » en un but en soi, ce qui le range parmi les « plaisirs faciles », etc.) que ne le faisait la morale bourgeoise. « L’Éros sans ailes » est en contra­diction avec les intérêts de la classe ouvrière. En premier lieu il entraîne inévitablement les excès et l’épuisement physique, ce qui diminue la ré­serve d’énergie de l’humanité. En deuxième lieu il appauvrit l’âme en empêchant le développe­ment des liens psychiques et des sensations sym­pathiques. En troisième lieu il repose sur l’iné­galité des droits dans les rapports des sexes, sur la dépendance de la femme envers l’homme, sur la fatuité ou l’insensibilité de l’homme, ce qui nuit au sentiment de camaraderie. L’action de « l’Éros aux ailes déployées » est tout à fait différente.

Évidemment à la base de « l’Éros aux ailes dé­ployées », de même qu’à celle de l’Éros sans ailes se trouve l’attraction physique des sexes, mais la différence c’est que dans un être éprouvant un sentiment d’amour à l’égard d’un autre, s’éveillent et se manifestent justement les qualités d’âme dont les constructeurs de la nouvelle culture ont besoin : sensibilité, délicatesse, désir d’aider autrui. L’idéo­logie bourgeoise exigeait que l’homme ou la femme fasse montre de ces qualités rien qu’à l’égard de l’élu ou l’élue, à l’égard d’une seule femme ou d’un seul homme. Ce qui est surtout cher, par contre, à l’idéologie prolétarienne, c’est que ces qualités-là soient éveillées et éduquées dans l’hom­me et qu’elles se manifestent non seulement dans ses rapports avec l’objet aimé mais aussi dans ses rapports avec tous les membres de la collec­tivité.

Les nuances et les sentiments qui prédominent dans « l’Éros aux ailes déployées » sont indiffé­rents au prolétariat : que ce soient les tendres tons de la complexion amoureuse ou les chaudes couleurs de la passion, ou la communauté et l’har­monie d’esprit. Une seule chose importe : c’est que dans toutes ces nuances et manifestations d’amour il existe des éléments psychiques qui développent le sentiment de camaraderie.

La reconnaissance des droits réciproques et l’art de respecter l’individualité d’un autre, même dans l’amour, le ferme appui mutuel et le souci d’aspi­rations collectives, tel est l’idéal de l’amour-camaraderie que se forge l’idéologie prolétarienne à la place de l’idéal d’amour conjugal « absorbant » et « exclusif » de la morale bourgeoise.

L’amour-camaraderie, c’est l’idéal dont le prolé­tariat a besoin dans la période difficile et grosse de responsabilité où il lutte pour instituer sa dictature ou pour la maintenir. Mais on ne peut douter que dans la société communiste une fois réalisée, l’amour, « l’Éros aux ailes déployées », se présentera sous une tout autre forme, revêtira un aspect tout différent de celui qu’il a aujour­d’hui, un aspect complètement inconnu de nous. Les « liens sympathiques » entre les membres de la nouvelle société se développeront et se fortifieront entre temps, la « capacité d’aimer » grandira et l’amour-solidarité deviendra un animateur, comme la concurrence et l’égoïsme l’étaient pour le régime bourgeois. Le collectivisme d’esprit et de volonté vaincra l’individualisme se suffisant à lui-même. Le « froid de la solitude morale », que les hommes cherchaient souvent à éviter en régime bourgeois, dans l’amour et le mariage, disparaîtra : les hommes seront liés entre eux par d’innombrables fils, tant de cœur que d’esprit. Les sentiments des hommes se modifieront pour faire place à l’intérêt grandissant envers la chose publique. L’inégalité entre les sexes et toutes les dépendances de la femme envers l’homme disparaîtront sans laisser de traces, complètement ensevelies dans l’oubli.

Dans cette société nouvelle, collectiviste par son esprit et ses émotions et que caractériseront l’union joyeuse et les relations fraternelles entre les membres de la collectivité laborieuse et créatrice, l’Éros prendra une place honorable en tant que sentiment multipliant la joie humaine. Quel sera cet Éros transfiguré ? La fantaisie la plus hardie est impuissante à en saisir l’aspect. Ceci seul est indiscutable : plus fortement sera soudée la nouvelle humanité par des liens durables de so­lidarité, plus elle sera intimement unie dans tous les domaines de la vie, de la création, et des rap­ports mutuels, et moins il restera de place pour l’amour dans le sens contemporain du mot. L’amour contemporain pèche toujours par ce fait qu’il absorbe toutes les pensées et tous les senti­ments des « cœurs aimants » et isole et détache de la collectivité le couple aimant. Un tel détache­ment du « couple aimant », un tel isolement moral deviendra non seulement inutile, mais psycholo­giquement irréalisable, dans une société où les intérêts, les tâches, les aspirations de tous les mem­bres seront intimement liés. Dans ce monde nou­veau, la forme reconnue, normale et désirable des rapports entre les sexes aura probablement pour base la saine, la libre, la naturelle attraction des sexes (sans perversions et sans excès) ; elle aura pour base « l’Éros transfiguré ».

Mais nous sommes au tournant où se rencontrent les deux civilisations. Et dans cette période transitoire où les deux mondes s’empoignent chau­dement sur tous les fronts, y compris le front idéologique, le prolétariat est intéressé à faciliter par tous les moyens l’accumulation la plus rapide des « sensations sympathiques ». Dans cette période, l’idéal moral déterminant les relations sexuelles n’est point le brutal instinct sexuel, mais les multiples sensations éprouvées aussi bien par la femme que par l’homme, d’amour-camaraderie. Pour correspondre à la nouvelle morale prolétarienne qui se forme, ces sensations doivent reposer sur les trois postulats suivants :

1/ Egalité des rapports mutuels (sans la suffisance masculine et sans la dissolution servile de son individualité dans l’amour de la part de la femme) :

2/ Reconnaissance par l’un des droits de l’autre et réciproquement, sans prétendre posséder sans partage le cœur et l’âme de l’être aimé (sentiment de propriété, nourri par la civilisation bourgeoise) ;

3/ Sensibilité fraternelle, art de saisir et de com­prendre le travail psychique de l’être aimé (la ci­vilisation bourgeoise n’exigeait cette sensibilité dans l’amour que chez la femme).

Mais, tout en proclamant les droits de « l’Éros aux ailes déployées » (de l’amour), l’idéologie de la classe ouvrière subordonne en même temps l’amour des membres de la collectivité laborieuse, les uns envers les autres, à un sentiment plus puissant, à un sentiment de devoir envers la col­lectivité. Quelque grand que soit l’amour unissant deux individus de sexe différent, quelque nom­breux que soient les liens de cœur et d’esprit exis­tent entre eux, les mêmes liens avec la collectivité doivent être plus forts et plus nombreux et pour ainsi dire plus organiques. La morale bourgeoise disait : tout pour l’homme aimé. La morale prolétarienne prescrit : tout pour la collectivité.

Mais j’entends déjà votre question, mon jeune ami : Soit, dites-vous, que les relations d’amour sur la base de l’esprit fraternel deviennent l’idéal de la classe ouvrière, mais cet idéal, cette nouvelle « mesure morale » de l’amour, ne pèsera-t-elle pas lourdement sur les sentiments d’amour ? Ne chiffonnera-t-elle pas, ne mutilera-t-elle pas les tendres ailes de « l’ombrageux Éros » ? Ayant li­béré l’amour des chaînes de la morale bour­geoise, ne lui en créons-nous pas de nouvelles ?

Oui, mon jeune ami, vous avez raison. L’idéologie du prolétariat, tout en rejetant la « morale » bourgeoise dans le domaine des relations matrimoniales, se forge inévitablement sa propre mo­rale de classe, ses nouvelles règles des rapports entre les sexes, qui correspondent mieux aux tâches de la classe ouvrière, qui éduquent les sen­timents de ses membres et qui par là constituent, jusqu’à un certain point, des chaînes pour le sentiment. Dans la mesure où il s’agit d’amour patronné par l’idéologie bourgeoise, le prolétariat arrachera incontestablement un grand nombre de plumes aux ailes de l’Éros, tel que cette idéologie se le représente. Mais regretter que la classe la­borieuse marque également de son sceau les rapports entre les sexes afin de faire correspondre le sentiment d’amour à la tâche qui est la sienne, ce n’est pas regarder l’avenir. Il est évident qu’à la place d’anciennes plumes arrachées aux ailes de l’Éros, la classe ascendante en fera croître d’autres, d’une beauté, d’une puissance et d’un éclat encore inconnus. N’oubliez pas, mon jeune ami, que l’amour change inévitablement d’aspect et se transforme avec la base économique et culturelle de l’humanité.

Si dans les rapports d’amour s’atténue l’aveugle, l’exigeant, l’absorbant sentiment passionnel, si celui de propriété y disparaît, ainsi que le désir égoïste de s’attacher « pour toujours » l’être aimé, s’il y disparaît enfin la fatuité de l’homme et la renonciation criminelle à son « moi » de la part de la femme, par contre, d’autres éléments précieux de l’amour se développeront. Le respect de la personnalité d’autrui grandira, l’art de compter avec les droits des autres se perfectionnera, la sensibilité réciproque grandira et se développera en même temps la tendance à manifester l’amour non seulement en baisers et embrassades, mais aussi dans l’unité d’action et de volonté dans la création commune.

La tâche de l’idéologie prolétarienne n’est point de chasser l’Eros des rapports sociaux, mais simplement de fournir son carquois de flèches nouvelles de développer le sentiment d’amour entre les sexes selon la plus puissante force psychique nouvelle : la solidarité fraternelle.

Maintenant j’espère, mon jeune ami, qu’il vous apparaîtra clairement que l’intérêt particulier suscité par la question d’amour dans la jeunesse laborieuse n’est point un symptôme de « décadence ». Maintenant, vous pourrez trouver vous-même la place que l’amour doit prendre non seulement dans l’idéologie du prolétariat, mais aussi dans la vie quotidienne de la jeunesse laborieuse.

NOTES

1 Citation d’un poème de Lermontov, Le pacte (1841).

2 Au XIIe siècle, sur l’initiative des femmes des chevaliers et des chevaliers eux-mêmes, dont la conduite commençait à se trouver souvent en contradiction avec la morale dominante, on en vint à organiser ce qu’on appelait des « tribunaux d’amour » où les « femmes » étaient les juges.

Dans un des jugements concernant la question de savoir si le véritable amour peut exister dans le mariage, le « tribunal d’amour » adopta la décision suivante : « Nous ici présents, trouvons et affirmons que l’amour ne peut étendre ses droits à deux êtres unis par le mariage. Deux amants se donnent librement tout ce qu’ils possèdent sans y être contraints par aucune considération ni par la nécessité ; les époux au contraire, étant liés par la maison, sont forcés de subordonner la volonté de l’un à celle de l’autre, à ne rien se refuser réciproquement en vertu de ce seul fait. Que cette décision adoptée après une mûre réflexion, et exprimant l’opinion d’un grand nombre de nobles dames soit reconnue comme une vérité établie et indiscutable ». (Décision du tribunal en date du 3 mai 1174). (Note d’A. Kollontaï)

3 Une autre source biologique, naturelle, de l’amour est l’instinct de la maternité, les soucis de l’enfant de la part de la femme, s’entremêlant et se croisant, entre eux, les deux instincts ont créé une base naturelle pour le développement, à l’aide des relations sociales, des sensations complexes de l’amour. (Note d’A. Kollontaï)

4 Ce conflit a lieu souvent, surtout chez la femme, à l’époque transitoire contemporaine. (Note d’A. Kollontaï)

5 A la nouvelle humanité de trouver de nouveaux mots pour exprimer les multiples nuances des sensations psychiques qu’on ne traduit que sous une forme grossière par des mots tels que : amour, passion, emballement, complexion amoureuse, amitié. L’état d’âme compliqué résultant du chassé-croisé de ces différents sentiments ne s’expriment pas du tout par ces notions et ces vagues définitions. (Note d’A. Kollontaï)

6 Halte-Hulda. (Note d’A. Kollontaï)

7 Aglavaine et Sélysette. (Note d’A. Kollontaï)

 

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En Équateur, le libéralisme vacille

Les élections présidentielles et législatives du 7 février 2021

par Lucho

 

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  • Guillermo Lasso, parti CREO : 19,60 %
  • Javier Hervas, Gauche démocratique : 16,01 %

Malgré la pandémie, les élections présidentielles et législatives se sont tenues à la date initialement programmée, avec une forte participation de 81 %. C’est comme prévu le candidat Andres Arauz qui arrive en tête, avec une avance confortable, de plus de 10 points ; mais il n’a pas atteint 40 % des voix, et n’est donc pas élu au premier tour, comme le veut la loi. Si la première position d’Andres Arauz n’est pas une surprise, deux des trois candidats qui le suivent, eux, l’ont bel et bien créée. Tous les instituts de sondages prévoyaient que Guillermo Lasso serait présent au second tour, bien que Yaku Perez ait surpris, pendant la campagne, par la dynamique qu’il entrainait avec lui. Et personne n’avait vu « venir » Javier Hervas, qui avec 16,01  % des suffrages, surgit sur le-devant de la scène.

Guillermo Lasso fait figure de vieux briscard à côté de toutes ces nouvelles têtes qui émergent de ce scrutin avec des messages bien contradictoires… Pour analyser ces premiers résultats, et se projeter sur le second tour, il convient de replonger dans ce qui s’est passé en Equateur à l’arrivée de Rafael Correa à la présidence en 2006, puis lors des précédentes élections de 2017 avec son remplacement par un homme de confiance, Lenin Moreno, et la liberté qu’a pris ce dernier avec les engagements du parti « Allianza pais » (retour vers une coopération avec les Etats-Unis, persécutions de ses ex amis) ; le rappel de ce qui a eu lieu depuis 2006 est essentiel pour comprendre le présent d’un pays, plus que jamais écartelé entre la soumission au FMI et le désir d’un retour aux années Correa…

Bref retour en arrière

Période Rafael Correa : l’Équateur (18 millions d’habitants) a voté le 7 février pour élire un nouveau président de la République et une nouvelle assemblée (137 députés). Ces élections se déroulent alors que d’autres élections importantes viennent d’avoir lieu dans la région, où les résultats des uns peuvent toujours influer sur les résultats des autres. L’Équateur fait en effet partie de ces pays, comme le Venezuela de Hugo Chavez, l’Argentine de Nestor Kirchner, l’Uruguay de Tabare Vasquez et la Bolivie d’Evo Morales, qui ont porté de 2007 à 2017 un projet commun d’intégration et refusé le modèle économique que voulaient imposer les États-Unis, avec l’omniprésence du FMI. Le porteur de ce projet commun en Équateur, c’est bien évidemment Rafael Correa et son parti (Alianza pais). Élu à la présidence en novembre 2006, Correa a ensuite fait élire par referendum une assemblée constituante chargée d’écrire une nouvelle constitution (projet approuvé par 64 % des Equatoriens), avant que d’être à nouveau brillamment élu en 2009 dès le premier tour avec 52 % des voix.

La nouvelle constitution tourne le dos au néolibéralisme et place l’Etat au centre des décisions dans les domaines de l’énergie, de l’eau ou des télécommunications. Sur le plan régional, Rafael Correa rejoint le groupe des « bâtisseurs » d’une société plus juste et plus proche des citoyens, le groupe de ceux que les médias préfèrent appeler les « radicaux ». Le nouveau président équatorien se rapproche ainsi des pays qui rompent avec les États-Unis et mettent la barre à gauche ; il refuse aux Américains la prorogation de leur base Manta et demande le départ de 50 militaires présents dans leur ambassade. En 2012, il accueille Julian Assange lorsqu’il se réfugie à l’ambassade équatorienne à Londres : pas de quoi plaire aux « maîtres du monde », même sous la présidence d’Obama. Pendant cette période, Lenin Moreno accompagne Rafael Correa : il est son vice-président jusqu’en 2013, au moment où Rafael Correa est réélu, une fois encore, avec 57 % contre le banquier Guillermo Lasso (22 %).

Période Lenin Moreno : à la fin de son second mandat, en 2017, Rafael Correa impose la candidature de son ex-vice-président Lenin Moreno. Celui qui, de 2013 à 2017, a officié à l’ONU comme envoyé spécial sur le handicap et l’accessibilité, devient donc candidat à la présidence de la république pour le parti qu’a créé Correa, Alianza Pais, mais contre la volonté de la majorité de ses membres. Moreno l’emporte au second tour à 52 % contre Guillermo Lasso, toujours lui (48%).

On pourrait croire à une continuité, et d’ailleurs la plupart des médias s’y laissent prendre. Mais il s’agit là d’un tournant, ou plutôt d’un virage à 180 degrés. En très peu de temps, Lenin Moreno rompt avec Correa, tourne le dos aux programmes pour lequel il a été élu, et regarde sans sourciller vers les Etats-Unis, renouant avec les us et coutumes équatoriennes d’avant Correa. Beaucoup crient à la trahison, beaucoup s’offusquent, et peu comprennent ce qui pourtant semble couler de source. En 2006, lorsque Correa a choisi Lenin Moreno comme vice-président, on savait bien qu’il venait du monde des affaires. Il ne s’en cachait pas, animait d’ailleurs un programme dans les médias et jouissait grâce à cela d’une certaine notoriété. Il représentait donc un atout pour Correa, même s’il ne partageait pas ses valeurs. Lenin Moreno n’avait en effet aucune proximité ni politique, ni idéologique avec le mouvement de Correa, il n’en était même pas adhérent.

Devenu président, Moreno fait du Moreno, ce que Correa n’avait sans doute pas prévu, et se démarque du programme qui pourtant l’a porté au pouvoir. Il persécute ses ex-collègues, nomme ses amis aux postes clés de l’administration ou des organes électoraux. En 2018, il organise un referendum pour changer la constitution, et notamment empêcher Correa de se représenter aux présidentielles. Au niveau économique, un seul exemple suffit pour comprendre son positionnement : il réduit de 50 % les impôts sur les tarifs d’électricité pour les sociétés et augmente de 17 % celle des particuliers, tout en privatisant les services publics.

Il est en fait plus proche d’un Macri, son homologue argentin, que d’un Maduro ou d’un Morales. En 2019, une révolte éclate contre lui (11 morts, des centaines de blessés et de personnes emprisonnées) après l’annonce de plusieurs mesures dont il a le secret :

– Réduction de 20  % des salaires des contractuels dans le secteur public.

– Suppression de 15 des 30 jours de congés payés annuels des fonctionnaires.

– Obligation de travailler un jour par mois sans rémunération.

– Augmentation du prix du carburant de près de 125  %.

Washington,12 février 2020 – REUTERS/Tom Brenner

Le sera-t-il pour la suite s’il devait répondre devant la justice de son pays à d’éventuelles accusations ? Peut-être a-t-il évoqué cette question auprès des nouveaux locataires de la Maison blanche qu’il a rencontrés lors d’un voyage programmé à Washington à cette fin tout juste deux semaines avant l’élection du 7 février ?

Moreno s’en va. Il laisse un pays qui n’a plus rien à voir avec celui dont il a hérité il y a quatre ans. Il a obtenu des milliards du FMI, des milliards dont on se demande bien ce qu’il en a fait, tant les Equatoriens se sont trouvés dépourvus pour lutter contre la pandémie qui les a durement touchés. Moreno a rempli son contrat : il a trahi ses électeurs mais ramené pour quatre ans l’Équateur sous influence américaine. L’élection du 7 février devait arbitrer : soit la continuité avec le FMI et le protectorat américain soit un changement de cap.

Les candidats aux élections 2021

Malgré les difficultés que traverse actuellement le pays pour mener à bien une élection en temps de pandémie, les candidats à la présidence de la République étaient nombreux : seize, dont une femme (qui représente justement « Alianza Pais », le parti grâce auquel Lenin Moreno avait été élu, ce dernier ne soutenant aucun candidat). Trois d’entre eux étaient en tête des enquêtes d’opinion pendant la campagne et se retrouvent également en tête au premier tour :

Andres Arauz Gakarza, du parti UNE (union pour l’espérance) : à 35 ans, cet économiste, poulain de Rafael Correa, a occupé plusieurs fonctions à des postes importants à la Banque centrale d’Equateur et dans divers ministères. Pendant la présidence de Rafael Correa, il a d’abord été nommé ministre de coordination de la connaissance et du talent humain (en 2015) puis ministre de la culture (en 2017).

Guillermo Lasso, du parti CREO (créer des opportunités), candidat de la droite : ce banquier de profession de 64 ans briguait pour la troisième fois la présidence de la République. Nommé gouverneur de la province de Guayaquil (1998-1999) par le président en exercice à ce moment-là (Mahuad), il est devenu ministre de l’économie en 1999, l’année de la crise financière, mais n’a occupé le poste qu’un mois. Homme de droite, il représente la classe politique ancienne (d’avant l’arrivée de Rafael Correa). Il n’a guère varié dans son discours, demeure en opposition frontale avec la politique menée par Rafael Correa et ses alliés de la région de 2007 à 2017.

Yaku Pérez, de l’organisation PACHAKUTIK : 51 ans, issu du mouvement indigène, président d’organisations régionales représentant les Indiens d’Amazonie, soutenu par les écologistes, il s’est fait connaitre comme défenseur du droit à l’eau et contre l’exploitation minière. C’était un opposant à Rafael Correa sur ses questions. Les révoltes de 2019 contre la politique économique menée Moreno n’ont fait qu’amplifier sa notoriété. Il est appuyé par les écologistes et les ONG, prétend qu’il n’est ni de gauche ni de droite. Son programme, très mince, ne permet pas de savoir ce qu’il ferait s’il était élu.

Javier Hervas, du parti Gauche démocratique : 48 ans, ingénieur, dirigeant d’entreprise et tout nouveau en politique, il se présentait sous l’étiquette Gauche démocratique (centre gauche). A l’écouter, il ne se serait présenté que poussé par des amis avec lesquels il pratique un sport. Si lui est un nouveau venu, son parti, la Gauche démocratique participe à la vie politique de l’Equateur depuis des longues années. Hervas se veut aussi un opposant au « Corréisme » qu’il définit comme « populiste et corrompu ».

Analyse des résultats

Une chose est sûre : avec 81 % de participation, en pleine pandémie, dans un pays qui a beaucoup souffert et souffre encore du COVID et d’une situation économique et sociale difficile, les Equatoriens ont donné une leçon de courage démocratique à bien d’autres pays. Ils ont fait preuve de patience, attendant des heures pour pouvoir voter : tous les observateurs internationaux ont rendu compte des longues files aux abords des bureaux de vote, lesquelles ont provoqué la colère des candidats principaux, qui y ont vu la volonté du CNE (conseil national électoral) de décourager les électeurs.

Le scrutin a pourtant bien eu lieu dimanche, et à 18 heures, après la fermeture des bureaux, une seule chose était sure : il y aura un deuxième tour, dont on connait au moins l’un des candidats : Andres Arauz. Mais on ne sait pas pour l’instant qui de Yaku Perez ou de Guillermo lasso l’affrontera.

Il est évident que la stratégie électorale des deux principaux candidats a échoué : Guillermo Lasso pour la droite et Andres Arauz pour la gauche se sont évertués à se combattre sans se préoccuper des autres candidats, notamment de Yaku Perez et de Javier Hervas. Arauz était crédité dans les sondages avant le scrutin de 6 points de plus que son résultat de dimanche, et Lasso d’au moins trois points de plus.

Deux scénarios sont désormais possibles : un second tour Arauz-Lasso, le plus limpide avec un affrontement gauche/droite classique ; ou bien un second tour Arauz-Perez, dont le résultat sera plus difficile à pronostiquer. Sans compter que si Perez est déclaré vainqueur, Lasso risque de demander de recompter les voix étant donné le faible écart qui le distancie de Perez.

  • Dans le scénario Arauz-Lasso : l’élection a montré un rejet total du néolibéralisme, puisqu’au total, ce sont entre 65 et 68 % des électeurs qui s’y sont opposés (la candidate du parti de Lénin Moreno n’a enregistré que 1,53 %). Il est fort probable qu’une bonne partie des voix de Perez se reportent sur Arauz. Si Lasso ne passe pas au second tour, l’ambassade des Etats-Unis regrettera son investissement…
  • Dans le cas d’un second tour Arauz-Perez, c’est la droite qui devra décider entre deux tendances qu’elle exècre : l’héritage Correa ou le mouvement indigène. Sa consigne pourrait être tout de même de voter Perez tant elle hait Correa, mais ses électeurs la suivront-elles ? C’est là qu’intervient Javier Hervas et ses 16,5 %. Son discours est résolument à gauche mais jusqu’ici, il a vraiment critiqué les « Corréistes ». Si Arauz parvient à tenir un discours plus large, plus ouvert que ne le faisait Correa, notamment sur les droits des femmes, des minorités sexuelles, des indigènes, ou sur l’environnement, il pourrait récupérer une partie des voix de Hervas. Mais Yaku Perez peut aussi, de son côté, unifier et amplifier le vote indigène.

Une confrontation Arauz-Perez sera très ouverte quant au résultat final. N’oublions pas qu’en Equateur, un fort mouvement indigène existe. Autonome, il ne dépend d’aucun parti. Il faudra compter avec lui pour ce second tour, quel que soit le scénario.

Second tour le 11 avril.

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La démocratie à l’hôpital, le levier des ruptures nécessaires

par Évelyne Vanderheym

 

Depuis le début de l’année, le gouvernement a supprimé toute délibération citoyenne utile, pertinente et nécessaire pour faire face à la covid-19. Les citoyens, « enfants dociles » à qui on ment impunément, doivent obéir ou être punis. Voilà un autre symptôme d’un régime autoritaire qui n’entend pas en rester là : en effet, le président Macron a trouvé dans Conseil de défense, dont les délibérations sont secrètes, l’outil idoine pour exercer « en toute liberté » son sens de gouvernement vertical et solitaire (article d’Évelyne Vanderheym, directrice d’hôpital en retraite, est membre de la commission Santé et Protection sociale du PCF, initialement publié dans la Revue Progressistes).

 

Depuis plusieurs décennies, nous assistons à un processus continu de dépossession, d’instrumentalisation, d’étatisation, de soumission aux objectifs de régression, tout en donnant pleins pouvoirs aux « experts » en tout genre. Ce sont les conditions pour imposer les politiques d’austérité à l’hôpital public en muselant toutes les expressions, protestations et interventions des salariés, des citoyens et des élus.

Les techniques de management font des ravages dans l’hôpital-entreprise.

La situation actuelle des hôpitaux publics

Elle est caractérisée par une logique cohérente, guidée par l’objectif unique de baisse des dépenses de l’Assurance maladie, institué par les ordonnances Juppé de 1996. La mainmise de l’État sur les finances de la Sécurité sociale avec les lois de financement de la Sécurité sociale a ouvert une nouvelle ère de transformation globale de l’hôpital. Nous assistons, depuis lors, dans un processus pensé, à une véritable entreprise de dénaturation de l’hôpital public, de dévitalisation de l’intérieur, de rétrécissement de son périmètre d’action : mise sous tutelle budgétaire et financière, remise en cause des prérogatives des uns et des autres, mise en concurrence et système généralisé de sanctions. Ce sont les valeurs de l’hôpital-entreprise, où des techniques de management issues du secteur privé dominent.

Un encadrement autoritaire et technocratique

Les dispositifs d’agences – ARH (agence régionale de l’hospitalisation) en 1996 puis ARS (agence régionale de santé) en 2009 –, censées territorialiser la politique hospitalière, représentent en fait une forme d’exercice de pouvoir de police sanitaire pour le compte du ministère de la Santé. Des dispositifs de contractualisation constituent de vrais outils de contrôle. Et pour être sûr que les établissements publics atteindront les objectifs qui leur sont fixés, des agences nationales sont là pour imposer une diminution des dépenses remboursées par la Sécurité sociale. Loin des réalités du terrain, les évaluations qui portent sur des critères et référentiels et sur des indicateurs éloignés du travail réel portant plus sur les procédures que sur l’efficacité clinique sont aussi des méthodes inspirées de l’industrie.

La fermeture des lits à l’hôpital en France rapportée à la population (1974-2013)

Une gouvernance téléguidée

Le directeur d’un hôpital concentre la majeure partie des pouvoirs de gouvernance dans son établissement, mais il est choisi et évalué par l’ARS, ou le ministère de tutelle lorsqu’il s’agit des directeurs des CHU. Il devient ainsi l’agent de la mise en place de la politique de santé gouvernementale au sein de son établissement. Adieu la loi du 31 décembre 1970 qui avait institué un conseil d’administration votant le budget. Le but officiel affiché par ces réformes est d’équilibrer la représentation médecins/administratifs au sein de la gouvernance, d’associer les médecins à la décision, de leur déléguer des pouvoirs de gestion. En fait, il s’agit de faire des médecins les gestionnaires de la pénurie des moyens alloués à l’hôpital en assurant des recettes afin d’équilibrer les dépenses. C’est la mise en application forcée pour les soignants de l’EPRD (état prévisionnel des recettes et des dépenses) et de la T2A tout en restant dans le cadre d’une enveloppe fermée en constante diminution.

Aujourd’hui, l’organisation des hôpitaux publics est centrée sur le directeur d’établissement, assisté d’un directoire (chargé de la gestion) et d’un conseil de surveillance (chargé du contrôle). Notons la diminution de la place des élus et des représentants du personnel, noyés dans un océan de personnes « qualifiées désignées ». Le directeur, lui, est sur un siège éjectable : il peut être mis sous tutelle ou en recherche d’affectation.

Les groupements hospitaliers de territoire (GHT) : un cran de plus…

Les directeurs d’ARS décrètent, au mépris des avis des équipes médicales et des cohérences territoriales, le regroupement de plusieurs milliers d’hôpitaux et d’établissements médico-sociaux en 135 GHT sur l’ensemble du territoire. Dans un premier temps, la loi de 2016 délègue au directeur de l’établissement support du GHT quatre fonctions qui sont habituellement gérées par les différentes directions fonctionnelles de chacun des établissements parties du GHT (direction du système d’information, direction des achats, direction des ressources humaines…). Nous assistons à une fusion de fait des établissements au sein des GHT. Quant à la stratégie Ma santé 2022 d’Agnès Buzyn, la labellisation d’environ 500 établissements va accentuer la fusion d’établissements, et par conséquent celle de leur gouvernance. La boucle est bouclée…

Les représentations des personnels détournées… ou intégrées

Autre instance censée participer à la gestion et à l’organisation de l’hôpital est la commission médicale d’établissement (CME), organe consultatif de la représentation médicale. Le comité technique d’établissement (CTE) est une instance représentative du personnel non médical dotée de compétences consultatives sur les sujets ayant une incidence sur le fonctionnement et l’organisation de l’établissement. En conclusion, on voit que le processus consistant à rechercher la performance économique et la maîtrise des dépenses de santé s’est doté en plusieurs étapes de puissants leviers de pilotage des hôpitaux publics, extrêmement autoritaires et antidémocratiques, que nous dénonçons.

Repenser l’hôpital public

De vrais pouvoirs aux personnels

Il faut repenser l’organisation de l’hôpital sur un mode démocratique. La meilleure organisation est celle décidée localement : les GHT doivent être supprimés ; et les coopérations volontaires entre les établissements, favorisées. Des droits nouveaux doivent être donnés aux représentants syndicaux des personnels médicaux et paramédicaux. La fusion CTE-CHSCT voulue serait une hérésie : il faut, au contraire, élargir les prérogatives des CHSCT également aux personnels médicaux. Il faut noter que dans ses conclusions le Ségur de la santé est particulièrement muet quant aux moyens accrus à octroyer aux représentants des personnels non médicaux, alors qu’il était censé « donner plus de voix aux soignants dans la gouvernance »… Par ailleurs, des liens plus étroits entre CTE et CME seraient intéressants pour mettre fin à la rupture entre médecins et autres soignants. Il faut en finir avec le simple pouvoir consultatif et donner le pouvoir de codécision. Il demeure que faire reconnaître le rôle et la place des personnels hospitaliers est une bataille incessante : le gouvernement vient de faire passer, dans le cadre de la loi d’urgence sanitaire, des dispositions pour « mettre en veilleuse » toutes les instances consultatives, sous couvert de préserver les capacités soignantes des équipes.

De nouveaux conseils d’administration

Le conseil de surveillance doit redevenir un conseil d’administration, avec des prérogatives renforcées : c’est le lieu de rencontre par excellence entre les représentants des personnels et ceux des usagers et de leurs élus, entre l’expression des besoins et la manière d’y répondre, à l’opposé de la gouvernance actuelle des GHT, qui isole médecins, personnels non médicaux, usagers et élus dans des structures différentes. Le maire de la commune principale doit retrouver sa fonction de présidence pleine et entière.

Pour une citoyenneté en santé

Le droit des personnes dans le système de santé est une occurrence finalement récente. Il est facteur de progrès parce que la bonne santé ne peut être atteinte que si les individus eux-mêmes en font leur affaire. Il va dans le sens de la démocratie générale, qui est une des aspirations majeures en ce début de siècle. Les différents gouvernements successifs se sont faits les promoteurs de la « démocratie sanitaire » sous réserve de la participation des associations desdits « usagers » à la stratégie nationale de santé. Pour des raisons que l’on peut comprendre, nombre de ces associations privilégient le partenariat avec les services de l’État, qui en retour insistent sur leurs compétences et les déclarent interlocuteurs privilégiés. Parallèlement, une autre conception de mouvement citoyen en santé voit le jour avec les comités de défense qui, en riposte aux déserts médicaux qui s’installent dans nombre de régions, se créent autour d’une maternité, d’un hôpital de proximité, d’un service d’urgences… Nous abordons là la dimension pleine et entière de la citoyenneté, où chaque individu revendique une intervention de coconstruction.

La démocratie dans toutes les instances de décision et de régulation de la santé

A contrario du processus antidémocratique et de dépossession actuel, une bataille frontale doit s’engager, pied à pied. Seule une démarche politique offensive, enracinée dans les besoins de santé et de bien-être, peut opposer une cohérence de progrès et démocratique à cette « grande lessive » de nos droits sociaux et démocratiques. Cela suppose de réinvestir des terrains quelque peu abandonnés,de créer les conditions de la mobilisation la plus large par la convergence de toutes les forces progressistes.

La Sécurité sociale, re-démocratisée, doit retrouver ses missions et ses pouvoirs originels en matière de réponse aux besoins de santé de qualité. Le retour à l’élection des conseils d’administration de la Sécurité sociale est un passage obligé.

Après une âpre bataille, la Coordination des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité a obtenu l’agrément de représentation des usagers pour ses comités locaux ; bien évidemment, il faut relativiser, compte tenu de son faible pouvoir, qui se limite à l’information. Mais nous aurions tout à gagner dans la rencontre des associations d’usagers et des comités de défense des hôpitaux et maternités.

Du local au national, en passant parle niveau régional, l’évaluation des besoins de santé, soins et prévention ainsi que l’organisation du système de santé doivent retrouver le chemin de la participation la plus large de citoyens. La région est devenue, par la force des choses, le périmètre privilégié pour la planification hospitalière et l’organisation des soins. Le concept de territoire deviendrait la variable primordiale de la recherche d’efficience des dépenses de santé.

Pour les communistes, l’organisation administrative régionale de la santé doit reposer sur une organisation politique et citoyenne de la région,redonnant tout pouvoir aux élus, aux usagers et aux professionnels du champ de la santé. La démocratie sanitaire régionale prendrait sa source dans les conseils territoriaux de santé, implantés et organisés à l’échelle de bassins de vie. Nous privilégions une approche de proximité comme niveau et levier principal de l’élaboration. Dans les bassins de vie qui seraient de dimension de 50000à 70000 habitants, nous proposons que se mette en place un lieu de concertation associant élus, professionnels de santé,syndicalistes et associations pour travailler à la formulation des besoins de santé débouchant sur un projet de santé partagé. Le niveau régional doit permettre une cohérence inter-territoire par un développement de l’organisation en réseaux entre hôpitaux, médecine ambulatoire, maternités, EHPAD et services à la personne à domicile. Ainsi les projets médicaux des hôpitaux publics retrouveraient-ils toute leur importance et leur efficacité, au service des besoins démocratiquement définis.

 

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Communiqué des professeurs du lycée de la Plaine de Neauphle

par Professeurs du lycée de la Plaine de Neauphle

 

NDLR :

Après la séquence de Trappes : menaces et pressions de l’islam politique sur Didier Lemaire, professeur de philo du lycée, sa polémique avec le maire hamoniste de la commune, sa polémique avec le préfet (ce dernier sera désavoué ultérieurement), sa mise sous protection policière par le ministère de l’intérieur, l’annulation de l’élection municipale de Trappes par le tribunal pour actions illégales du maire hamoniste pendant la campagne électorale, et enfin l’intrusion illégale du maire et des partisans dans l’enceinte de l’école pour distribuer des tracts contre l’avis de la proviseure – intrusion interdite par la circulaire du 1er juillet 1936 de Jean Zay, ministre du Front populaire –, les enseignants du lycée ont voté en assemblée le communiqué ci-après :

 

Les professeurs de la Plaine de Neauphle travaillent dans un environnement de plus en plus complexe : la crise sanitaire de ces derniers mois n’a fait qu’ajouter aux difficultés existantes. L’assassinat de Samuel Paty a exercé une pression supplémentaire en mettant au jour le positionnement de certains élèves notamment dans le rapport ambivalent qui se noue entre leur foi, la loi et la liberté d’expression. Dès le mois de novembre, nous nous sommes engagés collectivement dans une réflexion suivie d’actions à court et moyen terme pour mieux expliciter encore, au sein de notre établissement, les valeurs de la République. Notre collègue Didier Lemaire s’est exposé à titre personnel pour défendre nos élèves contre l’emprise du radicalisme, emprise dont nous percevons régulièrement les échos. La sincérité de son engagement ne fait aucun doute pour nous qui avons travaillé avec lui au quotidien.

Qu’est-ce qu’un lycée, si ce n’est un lieu protégé d’apprentissage et de transmission au sein duquel les échos de la société ne doivent parvenir qu’au travers du filtre de la raison et de l’analyse ? La récupération politique actuelle dont notre lycée fait l’objet est profondément insupportable et doit immédiatement cesser. L’utilisation d’un lieu d’éducation à des fins politiques va exactement à l’encontre de ses objectifs, à savoir permettre aux élèves de devenir des citoyens livres, maîtres de leur destin. Les interventions politiques ne font qu’exacerber les tensions : ceux de nos élèves qui ont une vision apaisée d’un Islam républicain se trouvent mis sous pression ; ceux qui trouvent dans la situation actuelle un avantage tirent les fruits d’une situation qui favorisent leurs visées et les met en position de force.

Notre mission consiste à amener nos élèves à la réussite et pour cela, nous avons besoin de temps, un temps qui n’est ni celui de la politique, ni celui des médias.

Nous demandons que cessent les intrusions d’élus et le harcèlement médiatique dont nous faisons l’objet afin de nous laisser accomplir notre travail en paix. Notre communauté éducative, par son expertise, est la mieux placée tant pour analyser les problèmes qui se posent que pour trouver les moyens de les résoudre.

Nous n’avons pas attendu le battage médiatique de ces derniers jours pour engager une réflexion de fond sur notre lycée, nos pratiques et le meilleur moyen d’atteindre nos objectifs. Aussi serons-nous heureux que ces initiatives et propositions fassent l’objet du même intérêt médiatique lorsque nous pouvons les présenter.

Merci de nous laisser les moyens de faire notre travail.

Nous vous prions de croire à la sincérité de notre engagement.



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