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Chronique d'Evariste
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Vers une crise politique paroxystique

Symptômes actuels

par Évariste

 

La gauche du système et la gauche de la gauche participent à leur propre éloignement des avant-postes de la lutte des classes. En cette période de crise larvée de longue durée, la perspective d’une gauche de gauche (selon le concept forgé par notre camarade économiste feu Michel Zerbato), seule à même de pouvoir construire un bloc historique majoritaire – menant concomitamment la lutte des classes et la bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle  -, a du mal à éclore.

Voilà pourquoi, malgré ici la résistance syndicale locale, et là le développement des mouvements sociaux (gilets jaunes, luttes locales victorieuses, noyaux militants engagés dans une nouvelle praxis, etc.), ce sont les forces liées à nos deux formes actuelles du capitalisme, le néo et l’ordo-libéralisme, qui se déploient en dirigeant seules l’agenda politique de la séquence.

Le bal est mené par la « bande des trois » : l’extrême centre macroniste (selon le concept forgé par l’historien Pierre Serna), la droite installée et l’extrême droite. Ils réussissent à masquer la contradiction principale de la période grâce à la surexposition des contradictions secondaires orchestrée par un contrôle médiatique presque total. Trois événements récents structurent le propos que nous tenons.

  • Le premier est le traitement médiatique de la préparation de la présidentielle, élection centrale du système institutionnel capitaliste français.
  • La deuxième est le détournement du principe de laïcité par la « bande des trois ».
  • Le troisième est l’organisation d’un acte séditieux militaro-policier par l’extrême droite.

Préparation de la présidentielle

La tentative d’une union de la gauche sans contenu proactif en évacuant toutes les questions principielles posées par les classes populaires (primat de la question sociale et de la mobilisation de la classe populaire, liaison du combat laïque et du combat social pour fédérer le peuple, causes et traitement des injustices sociales et des politiques anti-populaires, etc.) – à quoi s’ajoute la course pour savoir qui sera le premier d’une gauche largement minoritaire à être éliminé dès le premier tour… –  n’est pas propice à une mobilisation populaire, qu’elle soit sociale ou électorale.

Même la gauche de la gauche est tentée par les pensées magiques perdantes : homme ou femme providentiel, revenu universel inconditionnel sans toucher aux rapports sociaux de production et sans tenir compte des réalités anthropologiques et monétaires, sortie des énergies fossiles et nucléaire d’ici 2030 alors que même Négawatt postule 2050, racialisation de la question sociale, priorisation des questions de race et de genre par rapport aux questions laïques, sociales et écologiques, néoféminisme contre féminisme républicain, racialisme contre lutte antiraciste, maintien du tabou de la propriété lucrative contre la propriété d’usage, abandon d’une politique d’immigration et de nationalité républicaine et sociale, acceptation de tomber de Charybde en Scylla plutôt que transition énergétique, acceptation d’un recul démocratique avec le remplacement de l’élection populaire au suffrage universel par le tirage au sort et par la prolifération des pratiques anti-démocratiques au sein des organisations syndicales et politiques de gauche, écriture « inclusive » contre langue française populaire, essentialisme et universel formel vs. universel concret, seul antidote au désastre qui s’annonce, etc.

Des Etats généraux de la laïcité au service de l’extrême centre

Alors que les gauches deviennent de plus en plus ouvertes et complaisantes aux thèses des adversaires de la laïcité (qui sont les  mêmes que les adversaires des conquis sociaux !), la « bande des trois » tente de renforcer son hégémonie culturelle en changeant, chacun à sa façon,  la définition du principe de laïcité. Ainsi, le débat médiatique se situant uniquement entre eux trois, les gauches néolibérales, essentialistes ou soi-disant radicales sont sommées de choisir l’une de leurs définitions !

Ces Etats généraux de la laïcité sont donc engagés par Marlène Schiappa avec les « solutions » uniquement sécuritaires de la droite installée et les politiques implicites de l’extrême droite. Et ce n’est pas l’excellente intervention philosophique d’Henri Pena-Ruiz que nous saluons, une fois de plus, qui changera le devenir de ces Etats généraux au service de l’extrême centre macroniste.
Le ballet de la « bande des trois » utilise tour à tour l’essentialisme, l’universel purement formel et une forme de solipsisme (1)« Conception selon laquelle le moi, avec ses sensations et ses sentiments, constitue la seule réalité existante dont on soit sûr », selon Larousse, cette attitude d’extrême idéalisme empêche de concevoir le réel du monde et est incompatible avec une praxis laïque, sociale et globale.. Malheureusement, les organisations syndicales et politiques de la gauche soi-disant radicale restent malgré tout en partie influencées par les formes de l’idéologie dominante en matière de laïcité que l’on vient de décrire. Voilà pourquoi il nous faut entreprendre une campagne pour une nouvelle hégémonie culturelle qui refuse les trois faux amis de l’idéologie dominante que sont l’essentialisme, l’universel formel et sur la segmentation solipsiste.

Nous devons promouvoir un universalisme concret qui globalise l’ensemble de la question laïque au sein d’une politique holiste incluant questions démocratiques, sociales et écologiques.
Qui n’a compris que la loi de 1905, insérée dans l’actuel droit positif français,  ne permet plus de respecter ses deux premiers articles à cause de la hiérarchie des normes et de la prééminence du dernier texte voté face à un texte plus ancien ? D’où le foisonnement des financements publics des structures religieuses de toute nature par tous les partis participant à un exécutif local ou national.
Qui n’a compris que les liens du néolibéralisme avec les communautarismes intégristes de toute nature emportent comme un tsunami les idéalismes ?

Un acte pré-séditieux

Et voici que sort la tribune  du 14 avril sur https://www.place-armes.fr/post/lettre-ouverte-a-nos-gouvernants. Tribune peu lue au départ par les militants, plus prompts à se contenter de commentaires dans la presse médiatique et militante. Un millier de signatures avant publication, 8 400 à l’heure où est écrit ce texte… Il y faut du temps et de l’organisation. Signature de retraités pour cause de protection. Mais signatures allant de généraux de corps d’armée jusqu’à la troupe (jusqu’à des deuxièmes classes). Mais pas seulement :  des gendarmes (militaires), mais aussi des majors de la police nationale (les médias dominants ont du mal à lire jusqu’au bout).
Percée médiatique le jour de sa publication – qu’on ne peut juger innocente – par Valeurs actuelles  à la date symbolique du 21 avril pour le 60e anniversaire du putsch d’Alger ! Les deux derniers paragraphes prévoyant « l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national » et se terminant par « On le voit, il n’est plus temps de tergiverser sinon, demain la guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant, et les morts, dont vous porterez la responsabilité, se compteront par milliers. »
Première réaction : celle de Marine Le Pen le 23 avril saluant « le courage » des auteurs en les appelant à la rejoindre. Le lendemain, un communiqué du site Place d’Armes récuse ce « racolage pour des objectifs électoraux ». Il faut attendre le 25 avril au soir pour avoir droit à une réaction minimale et gênée de la ministre des Armées jugeant ce texte « irresponsable » ! La droite installée regardant ailleurs et minimisant l’événement. Macron surfe sur les perspectives de déconfinement alors que la France a l’un des taux d’incidence de la syndémie les plus forts de l’OCDE… Pas une procédure, pas de mission d’enquête d’ampleur lancée par l’exécutif envers les signataires de cette tribune factieuse ! Voilà où nous mènent tous ceux qui ont détruit la conscription militaire du contingent. (2)La CGT note que même le Conseil supérieur de la réserve militaire ne se réunit plus à la fréquence habituelle. Jaurès reviens !

Amis et camarades, formez des noyaux militants, partout sur le territoire national, pour engager des débats argumentés sur cette crise politique paroxystique en développement. Sortez du conformisme qui nous fait reculer sur tous les plans, pour faire la lumière sur le réel, travailler à l’émergence d’un bloc historique majoritaire, pour la future république sociale ! Hasta la victoria siempre !

Notes de bas de page

1 « Conception selon laquelle le moi, avec ses sensations et ses sentiments, constitue la seule réalité existante dont on soit sûr », selon Larousse, cette attitude d’extrême idéalisme empêche de concevoir le réel du monde et est incompatible avec une praxis laïque, sociale et globale.
2 La CGT note que même le Conseil supérieur de la réserve militaire ne se réunit plus à la fréquence habituelle.
Crise sanitaire
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Covid-19 et échec de la « machine à soigner »

par Frédéric Pierru

 

D’éminents représentants de la technostructure sanitaire s’interrogent à la lumière de la crise du Covid-19 sur la pertinence, pour ne pas dire la nocivité, de certains instruments qui avaient été leurs fétiches depuis le début des années 1990. Ainsi, s’est engagée une discussion bureaucratico-institutionnelle au sein du Haut conseil de l’assurance maladie (HCAAM) sur l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM). Ce dernier constitue, approximativement, le budget voté par le Parlement chaque automne, dédié aux soins. Certains hauts-fonctionnaires voient dans le vote d’ONDAM trop restrictifs l’une des raisons pour lesquelles le système de soins, en particulier dans sa composante hospitalière, est partie en capilotade depuis le printemps 2020. Peu avant, c’est la Tarification à l’activité (T2A) qui avait été vertement critiquée par le pouvoir en place. S’agit-il d’un début de remise en question de la doxa qui mené à la déliquescence des services publics de santé depuis trente ans ? En tout cas, des fissures apparaissent dans la grande muraille des certitudes technocratiques et politiques… fissures qui devraient donner de la force à ceux qui dénoncent le rationnement budgétaire des soins depuis au moins deux décennies. Nous avions raison !

 

La notion de « Deep State », « d’État profond » est à la mode depuis l’élection de leaders qualifiés de « populistes » (Trump, Johnson, etc.). En réalité, la critique par les acteurs politiques d’une administration, centrale mais pas seulement, arrogante, omniprésente, facteur d’inertie est ancienne, et on peut la dater de la naissance des régimes parlementaires. Des décideurs politiques d’un côté, héroïques et déterminés à remplir le mandat démocratique qui leur a été confié ; de l’autre, des technocrates agissant secrètement dans l’opacité des coulisses des ministères pour saboter cet élan aussi salvateur que réformateur.

Pourtant, récemment un très haut fonctionnaire, formé à HEC et à l’ENA, figure de proue du grand corps qu’est l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), ancien directeur de la direction de la Sécurité sociale (DSS) au ministère de la santé, passé par le cabinet du ministre des Comptes publics, président du Conseil d’orientation des retraites (COR) a fait une révélation fracassante dans une note publiée par le think tank Terra Nova d’orientation sociale-libérale : la France n’aurait pas, au sens le plus rigoureux du terme, de politique hospitalière, pire elle n’aurait pas de politique de santé tout court !(1)Pierre-Louis Bras, « Comment le Covid transforme le débat sur les dépenses de santé », Note de la Fondation Terra Nova, 25 mars 2021. Voilà une révélation ! Plus précisément, la politique hospitalière ne serait que la simple déclinaison des objectifs macroéconomiques et de trajectoires de finances publiques définis par l’Élysée, le ministère des Finances et la Commission européenne. Aucune variable sanitaire n’entrerait dans l’équation. La note souligne la cécité des décideurs à la crise hospitalière en gestation depuis dix ans, leur incurie pour penser ce qui fait le fond d’une politique hospitalière : quels sont les besoins ? Quels effectifs hospitaliers faut-il pour y répondre ? Quel est l’état des conditions de travail ? Quel serait le niveau d’investissement pour remédier à l’obsolescence des hôpitaux français ? Etc., etc. Autant de questions que posaient, depuis la fin de l’année 2019, les nombreux mouvements de personnels qui ont été traités avec mépris par le pouvoir. Il aura fallu la crise de Covid-19 et le soutien de la population française à ses soignants « premiers de corvée » pour que les décideurs politiques retrouvent leurs capacités auditives.

Le choc est rude car les Français ont découvert au printemps 2020 qu’ils n’avaient pas non plus de dispositifs de santé publique. Voir des militaires français se battre sur les tarmacs pour des cartons de masque ne donne pas vraiment l’impression qu’il y ait un pilote dans l’avion. Car, oui, la structure chargée de la gestion du « stock stratégique de masques » avait subi elle aussi les foudres du ministère des Finances. L’ancien directeur général de Santé publique France (Spf), notre « Center for disease control » national, nous a confié qu’il avait rendu 20 % d’emplois temps plein dans la fusion qui devait lui donner naissance. Les agences régionales de la santé (ARS), établissements publics administratifs chargés de décliner les politiques nationales de région ne sont guère en meilleur état. Elles aussi, alors qu’elles étaient déjà peu dotées, ont dû rendre des emplois, lesquels ont cruellement fait défaut au moment de la campagne de vaccination(2)Frédéric Pierru, « Agences régionales de santé : missions impossibles », Revue française d’administration publique, n° 174, 2021, p. 385 – 404..

Sur fond de ce délabrement soudainement visible, un Président de la République, une puis un ministre de la santé, et un Premier Ministre, s’agitaient pour faire croire que la « situation était sous contrôle » et que « tout cela n’était que mauvaises polémiques ». Parfois, une pointe d’autocritique a percé la gangue de la langue de bois : « cette situation, a déclaré le Président Macron, elle n’a pas commencé il y a un mois, six mois ou un an. Soyons lucides et honnêtes avec nous-mêmes : nous en héritons et elle est le résultat d’années et d’années de mise sous tension qui ont fait peser sur l’hôpital l’essentiel de l’effort de la maîtrise des dépenses de santé » avant de reconnaître que « personne n’avait vu à ce point l’accélération du malaise et parfois de difficultés de fonctionnement véritables ». « Personne n’avait vu » ? Vraiment ? Sans parler des amples mobilisations hospitalières des dernières années, des sociologues, des économistes, des parlementaires, des « experts » de tout poil l’avaient dit et redit : tous les indicateurs étaient au rouge.

Au contraire de la Belgique, la France est un pays qui s’est construit autour de son État, ou plutôt c’est ce dernier qui a construit la France. L’attachement des Français à l’État est lié à celui à leur Nation. Les Français ont donc été médusés de découvrir qu’un État réputé trop puissant et pesant était, au plan sanitaire du moins, un colosse aux pieds d’argile. Depuis le « scandale du sang contaminé » du début des années 1990, l’État sanitaire était toujours un « État Gulliver » en dépit des « immenses efforts » que chaque ministre claironnait(3)Aquilino Morelle, La défaite de la santé publique, Paris, Flammarion, 1996.. Avec la crise du Covid-19, le roi était nu.

Un État jacobin et… Gulliver

Comment donc est-il possible que l’État français, cet État Napoléonien, n’ait pas en ce début de XXIème siècle de véritable politique hospitalière, mais seulement une politique budgétaire appliquée de façon aberrante aux hôpitaux ? Comment se fait-il que des décideurs politiques de premier plan n’aient pas vu venir une catastrophe que tout le monde avait sous les yeux ?

Telles seront les deux énigmes, à vrai dire étroitement liées, que l’on cherchera à résoudre dans la présente contribution. La première réponse vient de l’histoire : l’administration hospitalière française est une administration récente, longtemps sous-dotée en moyens humains, matériels, d’expertise mais aussi en déficit de prestige : au début des années 1980, même le dernier reçu au prestigieux concours de l’École nationale d’administration (ENA) ne voulait pas du poste de chef de bureau en charge de l’allocation des budgets aux établissements hospitaliers ! Lorsqu’elle commence à se construire, au tout début des années 1970, l’heure est déjà à la maîtrise des dépenses publiques. Elle commence à s’affirmer peu avant que le New Public Management soit importé puis mis en œuvre dans les administrations publiques. Les instruments de planification qu’elle commence à mettre en place sont contestés par une approche néomanagériale(4)Sur ce point, voir Frédéric Pierru (dir.), « L’administration hospitalière : réformes permanentes et crises sans fin », Revue française d’administration publique, n° 174, 2020.. La seconde réponse, connexe, vient de la fixation du débat public sur l’état, considéré comme délabré, des finances de la Sécurité sociale. Le « débat public » sur la santé est monopolisé par ce que les sociologues de Chicago ont appelé une « communauté d’opérateurs » qui transcendent les différents univers sociaux : acteurs politiques, parlementaires, technocratiques, groupes d’intérêt (et Dieu sait qu’ils sont nombreux dans le secteur !) et, bien sûr journalistes forment une sorte de réseau dont l’obsession est double : le trop fameux « trou de la Sécu » ; le niveau de l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM)(5)Frédéric Pierru, « Le grand chaudron du PLFSS », Les Tribunes de la santé, n° 67, 2021, p. 69 -79.. Tout sujet qui n’est pas compatible avec cette problématique financière est d’emblée vouée au statut de non-décision, de non-sujet ou, au mieux, de sujet accessoire. Le poids écrasant de la problématique financière est devenu une chape de plomb à partir de 2010, une fois refermée la parenthèse keynésienne post-Krach 2008.

Aussi, la note de Pierre-Louis Bras est cocasse : c’est un représentant du Deep State qui rappelle aux acteurs politiques qu’ils devraient commencer à faire de la politique (hospitalière) et s’employer à faire des choix en déshérence depuis vingt ans. Incroyable renversement des rôles, mais qui ne relève pas que de l’anecdote : au fond, ce que cette note souligne c’est que le politique a été phagocyté par le budgétaire et le financier. Les acteurs politiques se sont défaussé sur une « machine à gouverner », pour reprendre le mot d’Alain Supiot(6)Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Pluriel, 2020 [2015], chapitre 1., censée mettre l’État en pilotage automatique, pour mieux se concentrer sur la « com’» et se consacrer à leurs intérêts de carrière. Autrement dit le problème n’est pas le Deep State mais, si on nous permet cette expression, l’Hollow Politics.

Une planification contrariée par le managérialisme

L’originalité du système hospitalier public français est qu’il a été réservé jusque 1941 aux indigents (raison pour laquelle la France est l’un des pays de l’OCDE qui dispose d’un des réseaux les plus fournis de cliniques lucratives ou non). C’est la création de la Sécurité sociale en 1945-46 qui, en fait, va ouvrir les hôpitaux à tous les Français, donc à toutes les classes sociales. De plus, l’hôpital public, établissement communal, était l’affaire des notables locaux (les maires géraient les conseils d’administration) et des praticiens. Ces acteurs géraient les hôpitaux en « bons pères de famille ». L’administration sanitaire et sociale était inexistante jusque que… 1964, date de création des Directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), suivie de celle des Directions régionales des affaires sanitaires et sociales (DRASS) en 1977. Entre temps, en 1970, a été voté une loi majeure créant le service public hospitaliers. On voit donc que l’administration hospitalière est en France très récente. Elle s’édifie au moment où les dépenses publiques commencent à être construites en problème public.

Le secteur de la santé va profiter à plein, même si c’est avec un léger décalage temporel, de la consécration des idées planificatrices et de sa traduction institutionnelle qu’est la Ve République. Deux dossiers polémiques, enterrés à plusieurs reprises au Parlement au sein duquel siègent de nombreux parlementaires médecins, sont à nouveau ouverts pour être solutionnés par ce nouvel exécutif renforcé et débarrassé des contingences du jeu parlementaire : l’instauration de tarifs opposables aux praticiens afin d’améliorer le remboursement des assurés sociaux (décrets Bacon puis instauration de la convention médicale nationale en 1971) et, surtout, l’entrée de l’hôpital français dans la modernité biomédicale (réforme Debré, par ordonnances, en 1958).

La planification ne va concerner d’abord que le secteur hospitalier, le second Plan (1953-1957) créant une commission de l’équipement sanitaire et social dont le rôle et les effectifs sont d’abord limités. Afin d’éclairer cette planification hospitalière en gestation, les planificateurs et une poignée de médecins hospitaliers créent la division médicale du Credoc afin d’élaborer les comptes de la santé. L’économie médicale n’est pas encore l’économie de la santé. Tout contre l’État et faite par des médecins, la discipline naissante sert d’abord à légitimer la croissance des dépenses médicales et le projet de modernisation de l’offre de soins, autrement dit l’expansion du système de soins (et non de santé).

Le véritable décollage de la planification hospitalière sera postérieur à la réforme Debré de 1958. La nouvelle élite hospitalo-universitaire et les directeurs d’hôpitaux s’allient aux planificateurs pour traduire dans la réalité le projet de « modernisation de l’hôpital public ». Ainsi, le 4ème plan (1962-1965) constitue une rupture : le renforcement de la commission de l’équipement sanitaire et social va de pair avec la volonté de « rattraper le retard français » en matière hospitalière. Le boom de l’hôpital public universitaire commence. La loi Boulin de 1970 est la traduction législative de la démarche planificatrice. Elle crée le service public hospitalier ; elle instaure la carte sanitaire afin de répartir harmonieusement l’équipement hospitalier sur le territoire ; elle crée la direction des hôpitaux, aux pouvoirs élargis, afin de faire vivre au quotidien le projet planificateur ; elle sera, de fait, dans les décennies suivantes, la direction d’administration centrale qui, au ministère de la santé et des affaires sociales, défendra envers et contre tous les instruments de la planification, quitte à s’attirer les critiques de hauts fonctionnaires au profil plus « gestionnaire » et dubitatifs quant à leur capacité à maîtriser le développement puis la régulation du secteur hospitalier. Au final, même si avec la création de la commission des prestations sociales sous le 5ème Plan (1966-1970) la médecine de ville fait son entrée dans la planification, celle-ci restera hospitalo-centrée.

La planification hospitalière mort-née au profit d’une « machine à soigner » ?

Cet « ADN » planificateur de l’administration hospitalière va subir immédiatement les attaques contre le dispositif de planification français, sous l’effet de la montée en puissance des idées néo-libérales. À peine nés, la loi Boulin et ses instruments (la carte sanitaire) sont déjà critiqués. Plus généralement, la politique hospitalière est présentée comme « inflationniste » alors que l’heure est à la réduction des déficits publics. Il est vrai que les dépenses hospitalières ont des taux de croissance annuels à deux chiffres. Mais c’était justement l’objectif : rattraper le retard tant quantitatif que qualitatif de l’hôpital français ! On ne saurait reprocher à des instruments la réussite de ce pour quoi ils ont été initiés. Au sein d’un plan entrée en crise, une haut fonctionnaire passée par la direction de la prévision initie au début des années 1980, une réflexion administrative qui mérite que l’on s’y arrête :

« Et donc ce que j’ai proposé à ce moment-là c’était de mettre en place un groupe de travail, un groupe de travail pas une commission, parce que les commissions sont des sortes. de groupes de travail mais qui sont engagées ensuite sur le plan, et j’ai donc proposé de faire un groupe de travail sur la “régulation du système de santé”. C’était un thème qui n’existait pas et j’ai passé toute la première séance à expliquer, me justifier et me défendre, etc., sur la terminologie de “régulation”. La terminologie de “régulation”, je ne l’avais pas sortie de la littérature existante mais plutôt du constat qu’il n’y avait pas vraiment de régulateur, au sens de réglage automatique, de pilotage automatique. […] Dans cette idée de régulation qui était une idée vraiment pas présente sur le marché, on a quand même examiné un certain nombre de choses et, en particulier, tout ce qui était mécanismes régulateurs possibles dont un certain nombre était déjà sur le marché des idées. Notamment le budget global. On était passé de droite à gauche, il y avait donc un certain nombre de revendications contenues dans le programme de la gauche, les 110 propositions de Mitterrand. Il y avait quand même du matériau. Le problème c’était plutôt que ce matériau existant était, comme ça avait été en 1979 à propos de l’enveloppe, du ticket modérateur d’ordre public, tout ce qu’on a vu arriver sur le marché à cette époque-là, présenté en ordre dispersé. On ne raisonnait jamais en termes de système. Donc tout le retournement que je proposais d’opérer c’était d’une part de parler vraiment en termes de système et d’autre part d’examiner la question centrale qu’était la non-régulation du système. J’ai même été jusqu’à écrire ou à dire que ce n’est pas un système mais une juxtaposition de machins. » [entretien avec l’auteur, 2002]

« Système », « régulation », « rationalisation », autant de termes, certes familiers pour les économistes, mais foncièrement nouveaux pour un monde sanitaire traditionnellement dominé par le langage médical, le langage juridique des « planificateurs » et des administrateurs hospitaliers ainsi que le langage budgétaire du ministère des finances. Tous les thèmes qui vont alimenter le débat public sur le « système » de santé sont déjà précisément formulés dans le rapport intitulé La Santé choisie, qui sort en 1982. Mais tout l’imaginaire des années 1985-2010 y figure. D’abord l’objectif : contenir les dépenses publiques de santé. Tous les instruments doivent viser cet objectif. Toutefois, on aimerait insister sur le syntagme : « régulation du système de santé », tant il renvoie à la quête de la « machine à gouverner » décrite par Alain Supiot(7)Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.. On a affaire-là à un imaginaire cybernétique(8)Roland Gori, L’individu ingouvernable, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015. et ce n’est certainement pas un hasard si c’est à cette époque que les cadres du ministère de la santé déplorent le manque de dispositifs d’information. C’est d’ailleurs à cette époque que le nouveau directeur des hôpitaux, Jean de Kervasdoué, importent des États-Unis les Diagnosis Related Groups sous le terme de Programme de médicalisation des systèmes d’information. Dans cet imaginaire apolitique, la multitude des décisions individuelles s’autoréguleraient par la mise en place d’incitations informationnelles et financières pour produire au final un « système » dont la « régulation » ou la « gouvernance » seraient déléguées à des quasi-pilotes automatiques. On est en présence ici non pas d’une rationalité politique mais d’un esprit d’ingénieur. D’ailleurs, le directeur des Hôpitaux de l’époque est lui-même ingénieur des eaux et forêts.

Cette nouvelle frontière technocratique est foncièrement anti-politique. En effet, ses promoteurs déplorent sans cesse la démagogie coûteuse des élus, les irrationalités en termes d’allocation de ressources qui en découlent, les dérogations multiples aux indices de la carte sanitaire. Sur ce point, ils n’ont pas totalement tort. La régulation de l’hôpital était bien une régulation politique qui voyait se dérouler des jeux compliqués entre élus locaux, préfets et cabinet ministériel. D’où la volonté de cette « élite du Welfare » d’escamoter le politique au profit de mécanismes quasi-automatiques dont la finalité est de maîtriser la dépense. L’heure de la « gouvernance par les nombres » a sonné. Et pas n’importe quels nombres : les indicateurs financiers. Dès le milieu des années 1990, les planificateurs cèdent peu à peu la place aux consultants des grands cabinets de conseil, aux ingénieurs, aux inspecteurs des finances, aux conseillers-maîtres à la Cour des comptes. Finis les jeux politiques et les petits arrangements entre amis. On va « rationaliser » et notamment fermer des lits.

La politique hospitalière sous l’étouffoir budgétaire

Le graal technocratique est depuis la fin des années 1970 de mettre le « système de soins » sous « enveloppe globale »(9)Frédéric Pierru, « Budgétiser l’assurance maladie. Heurs et malheurs d’un instrument de budgétisation », dans Philippe Bezès, Alexandre Siné (dir), Gouverner (par) les finances publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2011. . En effet, d’inspiration bismarckienne, ce dernier fonctionne à « guichets ouverts ». Autrement dit, la Sécurité sociale rembourse ex-post les soins dispensés par les médecins aux patients. On ne peut donc constater l’agrégat dépenses de santé qu’à n+2. Et puis, dans « guichets ouverts », il y a « ouverts ». Et cela, les inspecteurs des finances de la direction du Budget ne le goûtent guère. Ouvert veut dire pour eux incontrôlé. Or la machine à soigner doit être contrôlée et si elle pouvait l’être de façon automatique, cela serait encore mieux. Mais comment faire car, du point de vue constitutionnel, c’est impossible, étant donné que la Sécurité sociale est (théoriquement) autonome par rapport à l’État. Qu’à cela ne tienne : il n’y a qu’à changer la constitution pour que l’État s’arroge un droit de regard sur les finances de la Sécu ! Les Français adorent changer leur constitution au gré de leurs lubies. Un plan préparé par le Premier Ministre de l’époque, Alain Juppé, instaure les Projets de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) : chaque année, le Parlement se prononcera sur un objectif de dépenses en fonction de prévision de recettes. Que le lecteur nous suive sur ce chemin tortueux : au départ, rien n’est contraignant. Dans le PLFSS, est voté l’Objectif national d’assurance maladie (ONDAM). Le mot important est objectif. Il est hors de question de fermer les pharmacies et les hôpitaux lorsque l’objectif est dépassé. En fait, l’ONDAM est un instrument de sémantique politique : il vise à signifier la détermination des pouvoirs publics à « tenir » la dépense, comptant sur un « effet psychologique ». Las, l’effet psychologique est éphémère. L’année suivante, les dépenses repartent à la hausse. Et l’ONDAM n’est jamais tenu. Et ça énerve profondément et la direction du Budget et la direction de la Sécurité sociale qui ont la haute main sur l’élaboration du PLFSS, les parlementaires regardant passer le train budgétaire.

La chape de plomb budgétaire post-2010

Mais une opportunité se présente dans le sillage du krach de 2008 : les acteurs européens, Commission et BCE en tête, s’accordent sur une « surveillance multilatérale » renforcée des finances publiques et surtout une « règle d’or ». Dès 2010, une commission, présidée par un éminent représentant de la Cour des comptes, rend un rapport pour siffler la fin de la partie. Cette fois, finis les « objectifs », les arrangements avec la présentation chiffrée pour « faire plaisir à Bruxelles », bref, avec la politique, l’ONDAM sera tenu quoi qu’il en coûte. La note de Pierre-Louis Bras détaille le mélange de psycho-rigidité budgétaire et de tambouilles chiffrées qui préside à l’élaboration de l’ONDAM. Surtout, il souligne le cadre qui préside à sa « construction » (baroque) : premièrement, il faut réduire le déficit des finances publiques pour se conformer aux engagements européens de la France ; secondairement, il faut limiter, si possible réduire, le taux de prélèvements obligatoires. Conclusion : la variable d’adaptation est la dépense publique et comme les dépenses d’assurance maladie représentent 15 % des dépenses publiques, et l’hôpital 50 % de ces dernières… retraites et santé sont dans le viseur.

Avec quand même une question qui mériterait réflexion : pourquoi les dépenses de santé évolueraient au même rythme que la croissance du PIB ? Quels liens existent entre le progrès technique, la démographie, le vieillissement, les « besoins » d’un côté, et la croissance du PIB de l’autre ? On l’a bien vu au moment de la crise du Covid-19 : dans un élan aussi généreux que keynésien, le Président de la République a déclaré : « on fera ce qu’il faut, quoi qu’il en coûte ». Est-ce à dire que dans les situations ordinaires, on ne veut pas faire ce qu’il faut ? Est-ce là un aveu ? Grégoire Chamayou a récemment bien souligné comment à la fin des années 1970, les élites avaient été prises de panique non seulement par l’indiscipline croissante de jeunes travailleurs à la chaîne – tentés par les chants de l’autogestion – mais aussi et surtout par la panique de la « surcharge démocratique » source d’inflation des dépenses publiques(10)Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018.. Le fameux rapport de la Commission trilatérale était clair sur les solutions : une « révolution managériale » (en fait, le chômage comme non salaire de la peur) ; « starve the beast » en baissant les impôts (sur les plus riches) ; s’assurer que les « managers » soient en ligne avec les objectifs des actionnaires. Le mode de gouvernement qui s’invente à ce moment est explicitement anti-démocratique. Il faut installer partout des disciplines, mieux, des autodisciplines, des pilotes automatiques pour que les systèmes dits démocratiques ne succombent pas sous le poids des « demandes sociales ». Ces réflexions du milieu des années 1970 n’ont pas pris une ride. Mieux : elles connaissent une mise en œuvre progressive mais déterminée.

On ne détaillera pas la façon dont un objectif est devenu une contrainte. On signalera que les dépenses publiques de santé, et hospitalières donc, sont prises en tenaille entre, d’un côté, l’impératif de retour à l’équilibre de la Sécurité sociale, de l’autre le respect d’un ONDAM devenu impératif catégorique.

Mais alors : comment répartir le « sous-ONDAM » hospitalier ? C’est ici qu’intervient une innovation introduite en 2004, la « tarification à l’activité », bien connue puisqu’elle a été internationalement exportée. Le principe, thatchérien : l’argent suit le patient. Donc chaque année, via un des pseudopodes du ministère, l’ATIH, sont fixés les tarifs de la prise en charge de telle ou telle pathologie. On atteint ici le graal cybernétique : un ONDAM fermé avec une T2A cela donne : des tarifs flottants(11)Brigitte Dormont, « La tarification à l’activité (T2A) à la Française » », Revue française d’administration publique, op. cit., p. 487 – 498. . Les établissements sont incités à augmenter leur activité, pour réduire leur déficit – entre temps, ils ont été transformés en objets financiers – mais comme tout le monde fait la même chose… Le ministère décide l’année suivante de baisser les tarifs unitaires pour tenir l’ONDAM sous la férule de Bercy et de la Commission européenne.

D’une façon générale, les agences régionales de santé (ARS), administrations déconcentrées de l’État sanitaire central, n’ont quasiment aucune marge de manœuvre pour mettre en œuvre ce que leur enjoint la loi, c’est-à-dire une « territorialisation des politiques de santé ». Tout est verrouillé. Elles ne décident ni des recrutements, ni des salaires, ni des avancements, ni des tarifs de la T2A, ni des tarifs des médecins de ville, ni bien sûr du budget des hôpitaux… Mais elles sont des agences… « quand ça arrange le ministère » nous a confié une directrice adjointe d’ARS lorsque nous faisions une enquête ethnographique dans trois ARS.

Après 2010, les technocrates ont atteint leur nouvelle frontière : ils définissent l’ONDAM en fonction de la trajectoire des finances publiques, sans absolument aucun lien avec des données s’approchant de près ou de loin aux données de santé ou de travail soignant ; la T2A alloue aux établissements de façon mécanique, automatique, la sous-enveloppe dédiée à l’hospitalisation ; comme les tarifs n’évoluent pas pour couvrir les coûts réels, nombre d’établissements sont en déficit et font de la dette ; dette qui les livre pieds et mains liés aux armées de consultants et ingénieurs chargés, moyennant de substantielles rémunérations, comment faire plus avec moins.

Il leur a fallu faire plus car, au contraire du slogan de com’ du « virage ambulatoire », de la ministre Buzyn puis Véran, la démographie des médecins généralistes diminue (et, en plus, ils baissent leur temps de travail), et donc il s’opère un transfert d’activités de la ville vers l’hôpital. Faire plus, avec moins, en perdant du pouvoir d’achat : concédons à M. Macron qu’il n’était pas simple d’anticiper la crise qui allait éclater à l’automne 2019.

Tel est le triste bilan de l’utopie de la « machine à soigner » : sa cybernétique (pas si) sophistiquée a « oublié » quelques paramètres : le transfert de l’amont et de l’aval vers l’hôpital, l’intensification du travail des soignants, leur perte de pouvoir d’achat, la dégradation des conditions de travail, les souhaits de la population en termes de « santé », le défi des maladies chroniques, l’évolution de la démographie médicale… Que de détails que tout cela !

Comment ne pas voir le désastre que l’on a sous les yeux ?

On nous permettra pour finir une analogie avec l’Intelligence artificielle, qui est un peu l’horizon mental des décideurs français (et européens). L’ONDAM c’est un peu la machine de Turing de la technostructure française. D’abord, nulle intelligence dans l’IA du moins si l’on considère l’intelligence comme la capacité à sortir des routines, à créer, à innover. L’IA et ses algorithmes sont fondamentalement conservateurs : ils ne font qu’avec plus ou moins d’exactitude ce que les humains leur ont appris à faire. Faire la distinction entre un éléphant et une banane requiert des heures d’apprentissage supervisé avec des milliers de data. Un gamin de cinq ans le fait au pire en trois expériences.

Freud disait qu’il existe trois métiers impossibles : enseigner, soigner, gouverner. Pourquoi sont-ils impossibles ? Parce qu’il travaille sur de l’humain, d’où ressortit trois propriétés : la singularité, la complexité et l’incertitude. C’est ce qu’Aristote nommait la « sagesse pratique ». Un parent qui essaie d’éduquer son enfant le comprend encore plus vite qu’un expert de l’IA. Ces trois propriétés supposent ce que nos technocrates veulent escamoter : la délibération, parce qu’ils veulent escamoter la politique. Et escamoter la politique sur un autre métier comme celui de soigner, alors ce n’est pas l’échec qui est assuré, mais la catastrophe. (singularité + complexité + incertitude) au carré = délibération au carré.

Cette catastrophe, les Français l’ont eu devant les yeux pendant un an : des « décideurs » constatant que leur « machine à gouverner », en laquelle ils avaient tellement confiance, était en pleine capilotade, tentaient de cacher la malfaçon avec force mensonges, effets d’annonce, promesses d’un « jour d’après » radieux.

La planification, au moins telle qu’elle avait été rénovée à compter de 1988, démocratique mais adossée à des indicateurs multiples et qualitatifs, est certainement un processus long, tortueux, porteur d’irrationalités, lent, parfois exaspérant : mais elle avait le mérite d’intégrer la complexité et l’incertitude d’une organisation aussi labile que la santé. C’est ce que le philosophe Dewey nommait « l’enquête » : le public se co-construit avec les problèmes qu’il investigue. Et dans cette enquête, l’État n’est pas un instrument(12)John Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Folio Essais, 2005 [1915].. Il est un instrument qui aide le public à résoudre le problème (de santé) dont il se préoccupe. C’est le cœur de la philosophie de la planification, sanitaire ou non. Or, avec la constitutionnalisation des règles budgétaires, l’État, d’instrument du public est devenu sont régent. Il s’est autonomisé du « public » pour lui imposer des règles non votées aux dépens des problèmes de santé auxquels il se confrontait. La question n’est pas que philosophique. Car les néolibéraux se sont définis contre les défenseurs de la planification, dont ils ont souligné les apories logiques et logistiques, afin de mieux vanter les vertus de la décentralisation marchande. Sauf que l’un des pionniers consacrés de l’économie de la santé, Kenneth Arrow, avait précocement souligné les apories de la régulation marchande dans le secteur médical (asymétries d’informations, etc.). Donc, logiquement, il reste deux solutions : la (non) régulation professionnelle, dont Eliott Freidson, a fait litière en 1970 ; la planification démocratique, équipée en informations, soutenue par les bassins de population desservis par les professionnels et structures de soins. La réponse n’est pas de nature logique ; elle est politique. Veut-on un système piloté de façon automatique en fonction d’instruments budgétaires quitte à rationner, de façon invisible et hypocrite, certaines catégories de population ? Dans ce cas, c’est le contribuable qui impose sa loi. Ou veut-on une procédure planificatrice, certes lente, tortueuse, coûteuse, source de conflits mais qui aura le mérite de partir des problèmes de santé concrets ? Dans ce cas c’est le citoyen qui imposera sa loi dans le cadre de la délibération collective. Au fond, c’est à travers nous que traverse ce débat soi-disant technique, et pourtant intrinsèquement politique : sommes-nous d’abord des contribuables ou des citoyens-usagers ?

Peut-on espérer ne pas voir revenir un mode de gouvernement au moment où réduire les déficits et la dette publics redeviendront l’alpha et l’oméga de l’action publique ? Las, il y a beaucoup à craindre que comme en 2010, les « machines à gouverner » vont revenir en force, « assainissement des finances publiques » oblige. Mais, quand même, on aura eu ce moment aussi unique qu’édifiant où un brillant technocrate supplie le politique de se ressaisir de ses choix démocratiques ! Quand les technocrates sont gênés par la démission des décideurs politiques, c’est que cela ne tourne plus rond dans la démocratie !

Notes de bas de page

1 Pierre-Louis Bras, « Comment le Covid transforme le débat sur les dépenses de santé », Note de la Fondation Terra Nova, 25 mars 2021.
2 Frédéric Pierru, « Agences régionales de santé : missions impossibles », Revue française d’administration publique, n° 174, 2021, p. 385 – 404.
3 Aquilino Morelle, La défaite de la santé publique, Paris, Flammarion, 1996.
4 Sur ce point, voir Frédéric Pierru (dir.), « L’administration hospitalière : réformes permanentes et crises sans fin », Revue française d’administration publique, n° 174, 2020.
5 Frédéric Pierru, « Le grand chaudron du PLFSS », Les Tribunes de la santé, n° 67, 2021, p. 69 -79.
6 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Pluriel, 2020 [2015], chapitre 1.
7 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
8 Roland Gori, L’individu ingouvernable, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015.
9 Frédéric Pierru, « Budgétiser l’assurance maladie. Heurs et malheurs d’un instrument de budgétisation », dans Philippe Bezès, Alexandre Siné (dir), Gouverner (par) les finances publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.
10 Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018.
11 Brigitte Dormont, « La tarification à l’activité (T2A) à la Française » », Revue française d’administration publique, op. cit., p. 487 – 498.
12 John Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Folio Essais, 2005 [1915].
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Concordat, lois scolaires et droit local en Alsace-Moselle

Trois entités indépendantes les unes des autres

par Philippe Duffau

 

Lire aussi : Pourquoi le  Concordat d’Alsace-Moselle va subsister encore…et pourquoi n’est-il pas tenu compte de l’opinion des citoyens ? dans notre précédent numéro.

 

Un état des lieux s’impose pour sortir des confusions consciemment ou inconsciemment entretenues pour que rien ne change :

  • malgré une majorité de personnes (y compris en Alsace-Moselle bien que dans une moindre proportion que l’ensemble des Français) (1) souhaitant l’abrogation du Concordat
  • et surtout malgré un antagonisme profond entre les principes émancipateurs de la République et les dérogations qui devaient être temporaires lorsque que l’Alsace et la Moselle ont réintégré la communauté nationale.

En effet, il est bon de rappeler que, lorsque la loi de « Séparation des églises et de l’Etat » du 9 décembre 1905 est votée, les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle ont été annexés par l’Empire allemand et, de ce fait, cette loi n’y est pas appliquée. Malgré la décision du Conseil constitutionnel de confirmer cette exception (2), les « sages » avaient pris soin de rappeler que la Parlement avait toute latitude d’y mettre fin et avaient précisé que le Concordat ne pouvait plus être étendu à d’autres cultes.

Contrairement à ce qui est généralement affirmé tous ces aspects dérogatoires ne viennent pas de l’époque de l’annexion allemande après la défaite de 1871 et, surtout, ne sont pas liés les uns aux autres.

Les défenseurs du régime concordataire d’Alsace-Moselle cultivent l’amalgame entre le Concordat et le droit local pour susciter des inquiétudes infondées quant à la suppression, notamment, du Régime local d’Assurance maladie plus avantageux (3) car remboursant mieux que le Régime général de Sécurité sociale et des deux jours fériés supplémentaire (le vendredi 26 décembre ou Saint-Etienne et le vendredi dit Saint avant Pâques). Il est évident qu’abroger le Concordat et l’enseignement religieux des quatre cultes reconnus dans les écoles publiques n’implique en aucune manière la suppression des avantages sociaux locaux et des deux jours de congé supplémentaires. (Il est à noter que les fonctionnaires sont exclus de ces avantages.)

Le principe qui devrait prévaloir est le suivant : « La généralisation à l’ensemble du territoire du mieux disant social et mieux disant sociétal » ou l’alignement par le haut des droits sociaux :

  • Le mieux disant social : la généralisation du Régime local d’Assurance maladie et des avantages sociaux (4) jusqu’à la mise en œuvre d’une Sécurité sociale intégrale (remboursement à 100 % des frais médicaux et des hospitalisations dont une étude a montré que les coûts supplémentaires – environ 16 milliards d’€ – sont compensés par des économies équivalentes).
  • Le mieux disant sociétal : application pleine et entière de la loi de 1905 et des lois scolaires établissant l’école publique, gratuite et laïque sur tout le territoire assurant une égalité de traitement de l’ensemble des conceptions métaphysiques athées, agnostiques et religieuses et une instruction visant à former des esprits libres et non à les conformer à des dogmes religieux ou non.

Faisons le point.

Concordat, le régime des cultes : les lois religieuses françaises du Ier Empire seront abrogées en 1905

Le régime des cultes est régi par la Convention internationale signée entre Napoléon Ier et le pape Pie VII visant la paix religieuse, dit Concordat de 1801. Il contient les articles organiques du culte catholique de par la loi du 18 germinal de l’An X de la République (8 avril 1802), les articles organiques du culte des protestants. Cette loi a été complétée par les articles organiques du culte israélite du 18 mars 1808, les traitements à la charge de l’Etat du clergé du 8 février 1831 et du 25 mai 1844, la réorganisation des cultes protestants du 26 mars 1852 (décret modifié en 1987, 2001 et 2006).,

L’Etat continue donc à prendre en charge la rémunération des quatre cultes (catholique, protestant des deux obédiences et israélite) et les municipalités sont tenues de les loger et d’assurer certains frais de fonctionnement des lieux de culte considérés comme établissement publics. En 2011, l’Etat a dépensé 50 millions d’euros pour rémunérer les 1 400 ministres du culte d’Alsace-Moselle. A cela s’ajoutent les dépenses des municipalités et la prise en charge des salaires des « enseignants de religion ». Tout cela est financé par les impôts et taxes diverses payés par l’ensemble des contribuables de l’ensemble du territoire de la République.

Statut scolaire spécifique : les lois scolaires françaises de 1850 dites lois Falloux seront abrogées en 1881 et 1882

Précisons que le Concordat de 1801 n’a rien à voir avec le statut scolaire. Ce dernier est régi par la loi Falloux du 15 mars 1850 et concerne l’enseignement primaire confessionnel et l’enseignement secondaire neutre avec un enseignement religieux confessionnel. Comme pour le Concordat, du fait de l’annexion de l’Alsace-Moselle, les lois scolaires de 1879 à 1886 (Ferry-Goblet) (4) instituant la laïcité n’ont pas été appliquées dans ces deux territoires

Avant de poursuivre, il est utile de rappeler le discours de Jules Ferry devant les sénateurs en 1881 : « Les questions de liberté de conscience ne sont pas une question de quantité… la liberté de conscience ne fût-elle violée que chez un seul citoyen, un législateur français se fera toujours un honneur de légiférer, ne fut-ce que pour ce cas unique. » Quelles que soient les indications des sondages les principes de laïcité devraient prévaloir.

Le propos de Thiers qui préfère un instituteur sonneur de cloche à un instituteur mathématicien prépare le triomphe de l’obscurantisme sur l’émancipation du peuple et préfigure le régime dictatorial du Second Empire.

Que dit cette loi ?

  • Niveau national : l’administration scolaire est gérée par le ministre, 4 évêques, 1 ministre de l’Eglise réformée, 1 ministre de la confession d’Augsbourg.
  • Niveau académique : un conseil académique composé d’un recteur, d’un inspecteur d’académie, d’un ecclésiastique, d’un ministre de l’église protestante. Il décide de l’ouverture ou du maintien d’écoles mixtes ou interconfessionnelles sachant que la règle est une école par confession.
  • L’enseignement religieux est inscrit au programme et surveillé par les ministres du culte. L’instituteur devient le domestique du curé.
  • Le personnel : les instituteurs doivent passer un brevet de capacité avec une épreuve de religion sous le contrôle d’un ministre du culte.

Nous ne pouvons que constater qu’il n’y a pas de liberté de conscience car la religion est obligatoire dans les écoles confessionnelles du primaire. Il y a la possibilité pour les parents de s’associer pour ouvrir une école indépendante avec inspection de l’Etat sur la moralité, l’hygiène et la salubrité. En Alsace, les prêtres s’opposent à la propagation du français car cette langue donnerait l’occasion d’entrer en contact avec de mauvaises lectures. Avant la langue du pays, il fallait propager la foi.

Cette loi permet à Rome, à cette époque, d’influer sur les programmes. Un simple rapport du prêtre suffit à faire muter un instituteur. Les lois scolaires de Jules Ferry (1881-1882) ont fortement entamé ces fondements.

Il faut savoir que les députés alsaciens avaient voté majoritairement contre la loi Falloux.

A partir de  l’annexion allemande

  • 1871 : gouverneur général Bismark-Boehlen, conservateur clérical. Deux ecclésiastiques sont nommés au rang d’inspecteur d’académie. Le Concordat de 1801 est maintenu avec prise en charge des traitements et indemnités par l’Etat allemand. La loi Falloux est maintenue avec l’obligation scolaire en plus.
  • Président supérieur d’Alsace-Lorraine : Van Moeller. On assiste à une germanisation sans considération confessionnelle et le clergé est écarté.
  • 1879-1885 : ère du Generalfeldmarshall Von Manteuffel, Statthalter d’Alsace-Lorraine

Les principales lois du régime confessionnel actuellement en vigueur datent de cette époque.

Les Conseils départementaux de l’instruction publique sont composés d’un évêque avec des ministres des cultes protestants et israélites. C’est un retour à la législation française : rétablissement de la loi Falloux avec écoles séparées pour les différentes confessions, écoles de filles et de garçons différentes et des inspections locales organisées par le maire et le clergé.

Le Conseil supérieur de l’instruction publique accorde une présence facultative en son sein des évêques avec voix consultative.

C’est l’abolition de la liberté de conscience avec un enseignement religieux obligatoire pendant les heures de classe, enseignement assuré par les maîtres sans dérogation possible. Jean Macé, fervent défenseur de l’école laïque, cite les évêques belges apparemment plus laïques que leurs homologues français : « Puisque Dieu a sa maison dans tous les villages, sa maison où entre qui veut, pourquoi forcer les gens (les élèves) d’aller le chercher dans la maison d’à côté (l’école) où l’on n’a pas la qualité pour expliquer son mystère aux enfants. »

Conférence Alsace-Lorraine de 1915 pour les parties libérées de l’Alsace

Art.1 : appliquer les lois françaises sur l’organisation, la gratuité, l’obligation, la laïcité sauf mesures transitoires.

Art. 11 : établissements d’enseignement primaire ouverts à tous les élèves sans distinction de confession religieuse.

Art.13 : appliquer les programmes français et autoriser les ministres du culte à donner l’enseignement religieux dans les locaux scolaires en dehors des heures de classe sans obligation.

1919 : libération

Maintien, malgré les vœux formulés par la Commission Alsace-Lorraine, de l’ancienne législation prussienne en ce qui concerne le caractère confessionnel.

Affaires du culte toujours régies par le Concordat de l’an VII. L’Allemagne ne l’avait pas annulé après l’annexion de 1871 pour faire des prêtres des fonctionnaires de l’Etat mieux contrôlables et avait créé au sein de l’Université de Strasbourg deux facultés de théologie catholique et protestante.

1924 : président Herriot

Volonté d’introduire la législation républicaine et grève fomentée par l’évêché en substituant à la question du Concordat peu mobilisateur le problème scolaire en manipulant l’opinion. Recul du gouvernement.

La circulaire de Guy La Chambre (17 juin 1933) établit en Alsace la liberté de conscience pour les enfants et, sur simple déclaration des parents, les élèves sont dispensés de l’enseignement religieux. En réalité, cette circulaire est respectée dans les écoles interconfessionnelles mais inappliquée dans les écoles confessionnelles. La circulaire ne prévoyait pas de cours de morale sous une forme laïque de substitution. Des inspecteurs ont essayé d’en organiser mais devant l’opposition des députés cléricaux et autonomistes, l’administration a reculé. De ce fait, les minorités religieuses et les libres-penseurs étaient privés de morale.

1936 : Front populaire

Les cours de morale sont autorisés par décret.

1940 : occupation nazie

Annulation du Concordat par les autorités allemandes. Interdiction aux congrégations religieuses d’enseigner. Les sœurs de Ribeauvillé sont invitées à chercher un emploi dans les hôpitaux, les prières sont interdites à l’école, 2 heures d’enseignement religieux sont prévues à l’école pour les enfants munis d’une autorisation écrite des parents. Il n’y eut de protestations ni du clergé ni des clérico-autonomistes pronazis. La lutte contre la langue française est instituée avec la germanisation des enseignes et des étiquettes, l’expulsion des francophones, l’autodafé ou la destruction publique des livres en langue française et l’interdiction du français à l’école.

A la  Libération

Rétablissement du Concordat avec subvention des cultes, rétribution du clergé et indemnité spéciale si les cours de religion sont assurés à la place de l’instituteur.

Mgr Ruch s’oppose à l’école interconfessionnelle (situation actuelle des écoles publiques) par car elle est proscrite par le droit canonique (1374) : en effet on n’y prie pas et l’instituteur se voit obligé de s’imposer une certaine neutralité notamment en histoire.

Rappel de la lettre du Concordat : l’Etat ne doit de traitement qu’aux vicaires, chanoines et curés de canton et pas aux autres considérés comme de simples desservants ou succursalistes. Cette restriction n’est pas appliquée.

En 1947,  Robert Schuman se prononce contre l’école confessionnelle car, une telle école n’est pas seulement un établissement où une à trois heures sont affectées à l’instruction religieuse et le caractère confessionnel se reflète aussi dans les choix de lecture, dans l’enseignement et l’interprétation de l’histoire, des sciences naturelles, de la morale.

De manière générale, un enseignement confessionnel ne pourrait être « acceptable » que si l’Etat est en capacité d’édifier dans chaque commune une école pour chaque confession et une pour les libres-penseurs, les rationalistes, les marxistes… (la liste exhaustive est impossible à établir) et une école indépendante de tous les dogmes, c’est-à-dire laïque afin de respecter les choix du père de famille autrefois, des parents aujourd’hui, afin de garantir l’égalité devant la loi.

Il est facile de se rendre compte et du gaspillage des deniers publics et de l’impossibilité de satisfaire toutes les options spirituelles – sans compter l’organisation de la nation en clans idéologiques dressés les uns contre les autres ou vivant les uns à côté des autres dès l’enfance.

La Libération de 1945 comme celle 1918 fut un acte manqué pour le retour intégral de l’Alsace-Moselle dans la République. Il y eut quelques modifications et avancées modestes :

  • Réduction de 4 à 3 heures du temps d’enseignement religieux
  • Introduction pour la première fois d’un enseignement de la morale et de l’instruction civique et certains inspecteurs décidèrent d’organiser deux heures de religion et une heure de morale
  • Autorisation donnée aux instituteurs d’être dispensé de l’enseignement religieux : cours assurés par les prêtres qui sont rémunérés ou des intervenants extérieurs (catéchistes).
  • Certaines écoles maintinrent la gémination généralisée par les Allemands et omirent de réintroduire la prière. Rappel du recteur : prière obligatoire.

Certains élèves-maîtres refusèrent de se soumettre à la pratique du culte catholique : ils durent, pour ne pas briser leur carrière, simuler la piété et réciter le catéchisme (instruction des doctrines de la foi chrétienne).

  • 1946 : suppression de l’épreuve de religion dans les concours d’entrée aux écoles normales d’instituteurs malgré la protestation du clergé alsacien.

Une nouvelle déclaration des droits réaffirme la liberté de conscience et des cultes par la neutralité de l’Etat et la laïcité de l’enseignement et pourtant le MRP d’Alsace se prononce pour le maintien du régime particulier. Une Commission est prévue pour envisager le respect de ce texte.

Les revendications des syndicats enseignants et de la Ligue de l’enseignement en 1946 :

  • Suppression de l’épreuve de religion au concours d’entrée à l’Ecole normale
  • Enseignement religieux donnés exclusivement par les ministres du culte en dehors des horaires scolaires
  • Arrêt du recrutement et mise à la retraite à l’âge normal du personnel congréganiste et remplacement par du personnel laïc
  • Déclaration de la Fédération des Œuvres Laïques : former des esprits libres de dogmes préconçus religieux ou philosophiques, libres de choisir leur avenir spirituel et intellectuel, construire un régime qui ne soit soumis à aucune règle rigide, un régime qui sera établi sur celui de la liberté de l’esprit, de la recherche intellectuelle et du choix personnel de son avenir physique ou métaphysique.

Evolutions depuis 1981

  • 1981 : les enseignants du primaire ne sont plus affectés selon le fléchage des postes catholique, protestant ou israélite et ne sont plus obligés de demander une dispense d’enseignement religieux. Il faut qu’ils fassent la demande d’affectation.
  • 2020 : les élèves ne sont plus inscrits d’office en cours de religion et les parents n’ont plus besoin d’écrire un courrier demandant la dispense de cours de religion et l’inscription en cours de morale avec l’enseignant. Comme pour les enseignants en 1981, ils doivent faire la demande d’inscription de leurs enfants dans les cours de religion.

Conclusion

L’évolution nécessaire pour une République laïque au XXIe siècle devrait être la suivante :

– abroger le Concordat en organisant une sortie progressive du régime des cultes reconnus visant à l’harmonisation avec le droit commun (loi du 09 décembre 1905),

– maintien du droit local notamment sociaux tant que ses avantages sont supérieurs à celui appliqué pour l’ensemble du territoire français (régime local d’assurance maladie) jusqu’à la mise œuvre d’une Sécurité sociale intégrale sur l’ensemble du territoire national,

– maintien des deux jours fériés supplémentaires et extension à l’ensemble du territoire national

–  confirmation de l’abrogation du délit de blasphème : abrogé en 2016 et décret d’application de cette abrogation promulgué en 2017 (6),

– abolir l’obligation de suivre un enseignement religieux dans les écoles publiques. (Pourquoi pas dans les écoles privées sous contrat ?),

– abroger les financements publics des établissements scolaires privés confessionnels

Dans un 1er temps : Sortir le temps d’enseignement religieux du temps scolaire.
Dans un 2e temps :

  • Ne plus indemniser les intervenants en religion.
  • Ne plus assurer ces cours dans l’enceinte des écoles.
  • Ne plus assurer le traitement par l’Etat du clergé pour les nouveaux promus et le maintenir pour ceux qui en sont bénéficiaires actuellement.

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NOTES

1. Sondage IFOP, du 30 mars au 1er avril 2021, une courte majorité (52 %) se disent favorables « à l’abrogation du Concordat en Alsace-Moselle L’engagement dans une croyance religieuse est le discriminant principal des réponses : les « athées » sont 69 % à se dire favorables à l’abrogation du Concordat, les « croyants non religieux » 49 % et les « croyants religieux » 43 %. L’orientation politique joue aussi : les sympathisants de La France insoumise (LFI, 64 %), du PS (57 %) et d’Europe Ecologie-Les Verts (51 %) y sont davantage favorables à l’abrogation que ceux de La République en marche (46 %), du Rassemblement national (RN, 44 %) et des Républicains (43 %). A noter que les partisans de l’abrogation, s’ils sont majoritaires en Moselle (56 %), sont minoritaires en Alsace (49 %).

2. Par décision du 21 février 2013, le Conseil constitutionnel a tranché. L’Etat peut – malgré son statut laïque défini dans la Constitution – continuer à rémunérer prêtres, pasteurs et rabbins en Alsace-Moselle, un statut spécifique de ces départements.

3. Décrets des 12 juin 1946 et 31 décembre 1991 : Le Régime Local d’Assurance Maladie d’Alsace-Moselle est issu de l’histoire des départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Pendant le rattachement de ces territoires à l’Empire allemand, de 1871 à 1918, la population a bénéficié du système d’assurance maladie des lois de Bismarck. Ces lois allemandes assuraient une très forte socialisation de la prise en charge des dépenses de soins, laissant une fraction modeste à la charge des assurés. Ces lois ont été maintenues en vigueur en Alsace-Moselle jusqu’en 1946. Après la Seconde Guerre Mondiale, lors de la création du régime général de Sécurité sociale, la population locale s’est mobilisée pour conserver son régime particulier. Un décret du 12 juin 1946 l’a maintenu à titre provisoire, dans l’attente que le régime général s’aligne sur son haut niveau de solidarité. Cette perspective ne s’est pas réalisée.
Le Régime Local a été pérennisé par une loi du 31 décembre 1991.

4. Jours fériés : le Vendredi Saint (qui précède le dimanche de Pâques) et à la Saint-Etienne (26 décembre).

Salaires. Le droit local du travail exige l’obligation du versement intégral du salaire en cas d’absence lorsqu’un salarié du secteur privé est empêché de venir travailler. Il faut que cette absence soit indépendante de la volonté du salarié et la cause de l’absence doit être personnelle, c’est-à-dire avoir une raison liée directe (maladie du salarié, maternité, accidents, etc.), ou indirecte (événements touchant l’entourage proche du salarié).

Remboursements. Tous les salariés alsaciens et mosellans ont droit à un taux de remboursement particulier par l’Assurance maladie. Actuellement le régime local prend en charge à 100 % le forfait journalier hospitalier et à 90 % la plus grande partie des soins de ville (frais d’honoraires des praticiens et auxiliaires médicaux, médicaments, examens de laboratoire et frais de transport), contre 70 % ailleurs en France et 80 % pour les médicaments remboursés à 35 % ailleurs en France. Ce régime complémentaire est équilibré (alternance entre périodes déficitaires et excédentaires) et payé uniquement par une cotisation sociale supplémentaire des salariés alsaciens et mosellans (1,5 % du salaire brut au 1er janvier 2012 y compris pour les retraités).

Associations. La loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association n’est pas applicable aux associations ayant leur siège en Alsace-Moselle. Celles-ci se trouvent obligatoirement soumises au régime juridique du droit local. Avec quelques spécificités : la personnalité juridique ne fait par exemple pas partie de la définition de l’association. Cette dernière a aussi le droit de poursuivre un but lucratif.

5. « Lois Jules Ferry » peut désigner un ensemble plus vaste de textes réformant l’enseignement en France entre 1879 et 1886 à l’initiative de Jules Ferry. Cet ensemble inclut, outre les deux lois relatives à l’école primaire, des lois relatives à la formation des professeurs, à l’enseignement secondaire et supérieur, ou au fonctionnement de commissions administratives compétentes en matière d’enseignement. La loi Goblet du 30 octobre 1886 parachève les lois Jules Ferry en confiant à un personnel exclusivement laïque l’enseignement dans les écoles publiques, remplaçant les instituteurs congrégationnistes.

6. Délit de blasphème : amendement no 833, adopté en juin 2016, pour abroger expressément le délit de blasphème en Alsace-Moselle et aligner les sanctions encourues en cas de trouble à l’exercice des cultes, en appliquant également en Alsace-Moselle l’article 32 de la loi de séparation des Églises et de l’État qui dispose que « seront punis [de la peine d’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe et d’un emprisonnement de six à deux mois, ou de l’une de ces deux peines] ceux qui auront empêché, retardé ou interrompu les exercices d’un culte par des troubles ou désordres causés dans le local servant à ces exercices ». Le texte est promulgué en janvier 2017.

 

 

 

 

 

 



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