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La talonnette : vérité du sarkozysme

par Évariste
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Nimbée de l’aura de la Révolution, la France fut, longtemps après 1789, une voix prépondérante dans le monde. Ainsi Alexis de Tocqueville pouvait-il encore écrire en 1836 : « la France a-t-elle exercé une influence bienfaisante ou funeste sur la destinée des hommes de nos jours ? L’avenir seul le fera connaître. Mais nul ne saurait douter que cette influence n’ait existé et qu’elle ne soit grande encore »1. Puis la France fut une voix parmi d’autres dans le concert des nations. Aujourd’hui, si l’en en croit le collectif de diplomates qui s’est récemment exprimé, «  […] la voix de la France a disparu dans le monde »2. Nul doute que la proposition ne soit encore un degré au-dessus de la réalité, de sorte que l’on puisse franchir le dernier pas : ce n’est pas tant que ce que dit la France compte pour rien, c’est plutôt qu’elle ne parle plus du tout.
Avançons l’hypothèse qu’elle a cessé de parler à partir du moment où elle a décidé d’être une « puissance moyenne ». On connaît la formule de Giscard d’Estaing. Celle-ci n’est pas une simple proposition : elle a une valeur performative. Déclarer que la France est une puissance moyenne revient à l’abaisser au rang de puissance moyenne. Pire : cela revient à l’effacer comme puissance tout court.
Lorsqu’il prononça cette formule en 1975, VGE voulait entériner la rupture avec le gaullisme. Rompre avec le gaullisme signifiait bien davantage que rompre avec De Gaulle : cela signifiait aussi rompre avec le programme du Conseil National de la Résistance que le compromis passé entre les gaullistes et les communistes avait rendu possible au sortir de la guerre. Le programme du CNR s’inscrivait dans la lignée du modèle républicain, dont l’originalité est d’articuler libertés formelles (qui font limite au pouvoir de l’Etat) et droits-créances (qui, au contraire, obligent ce dernier). Déclarer que la France était une puissance moyenne revenait donc à sortir de ce modèle. On sait comment cela se traduisit concrètement : par l’alignement sur la politique extérieure des Etats-Unis et par le ralliement au modèle libéral américain. Rappelons qu’aux yeux des américains, les droits-créances sont par nature suspects : ils sont supposés entraver les libertés formelles. La guerre froide les rendit sulfureux : les libéraux américains les considérèrent comme les symboles mêmes du communisme3. A la différence du peuple américain, le peuple français a toujours été convaincu de la légitimité des droits-créances : loin de penser qu’ils limitent la liberté individuelle, nous considérons au contraire qu’ils peuvent en élargir l’espace4. Ces droits, qui plus est, nous sont d’autant plus précieux qu’ils ont été arrachés de haute lutte et qu’ils évoquent des noms et des moments glorieux de notre histoire : 1848, 1936, mai 68, Léon Blum, Jaurès. Il fallait donc une certaine habilité pour amener le peuple français à renoncer à ces droits.

Dans un premier temps, on a pu se contenter d’appels à la résignation et de discours incantatoires. La mise en concurrence mondiale des forces de travail exigeait le renoncement aux « acquis sociaux » ; une fois l’Europe réalisée, nous serait rendu au centuple ce qu’il nous était demandé de sacrifier. L’Europe de la technocratie bruxelloise et du Marché allait miraculeusement engendrer l’Europe de la justice sociale. A ceux qui refusaient d’entendre les appels à la résignation, on faisait les gros yeux : on les accusaient d’être des corporatistes, pire, des nantis qui refusaient de renoncer à leur privilèges au nom de l’intérêt général. Quant à ceux qui ne communiaient pas dans l’eurolâtrie ambiante, ils avaient droit aux insultes : ils ne valaient guère mieux que les fascistes du Front National. Cela passa de justesse en 1992 : le peuple français vota, à une très courte majorité, le Traité de Maastricht. Mais on ne la lui fit pas une deuxième fois : en 2005, le TCE ne passa pas. Il fallut, alors, changer de discours. On fit comprendre au peuple qu’il n’avait pas le pouvoir de changer les choses parce que c’était les choses qui, en dernière instance, gouvernaient les peuples5. Il n’y avait pas de plan B. Il fallait entendre : la souveraineté des peuples est un signifiant vide, il faut se plier à la nécessité. Et le TCE passa.

A partir du moment où la France a renoncé au modèle de la République sociale, elle s’est condamnée à l’impuissance et à l’insignifiance. Elle ne parle plus, mais communique. Elle n’agit plus, mais gesticule. Communiquer et gesticuler en faisant croire qu’on parle et qu’on agit, se résoudre à la nécessité en donnant l’illusion que l’on fait preuve de volontarisme politique, entériner l’alignement sur la puissance américaine en faisant croire qu’on défend le modèle français, tel est le triple secret du sarkozysme. Il revient, au fond, à donner l’illusion qu’on est grand alors qu’on est tout petit. Le secret du sarkozysme est aussi insignifiant et pathétique qu’une paire de talonnettes.

  1. Cf. L’ancien régime et la révolution, Paris : Flammarion, 1988. []
  2. Cf. Tribune du groupe « Marly » parue dans le journal Le Monde le 23 février dernier. []
  3. Cette thèse est encore très répandue au sein de la société américaine. Il suffit, pour s’en convaincre, de se souvenir des réactions suscitées par la réforme du système de santé menée par B. Obama. []
  4. Un exemple : nous considérons assez spontanément que nous sommes plus libres lorsque nous pouvons bénéficier de services publics de proximité (hôpital, école, service postal, etc.) que lorsque nous en sommes privés. []
  5. Cf. Jean-Claude Milner, La politique des choses, Navarin Editeur, 2005. []
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Mythes antirépublicains, laïcité et communautarisme (Qu'est-ce que le communautarisme ?)

par Catherine Kintzler
Auteur de "Qu'est-ce que la laïcité", publié chez Vrin, 2007.

Source de l'article

Le personnage du républicain « laïcard franchouillard » est un grand classique du roman antirépublicain. Ce mythe n’a aucun fondement conceptuel, mais il s’incarne dans une caricature et donne naissance à des fantasmes dont les effets sont bien réels. Le franchouillard et le multiculturaliste se confortent l’un l’autre en construisant de toutes pièces leur objet fantasmatique commun que les uns révèrent et que les autres abhorrent : « les musulmans », comme s’il s’agissait d’un bloc identitaire unifié. Ce faisant, tous deux confondent le communautaire et le communautarisme. Il importe de rappeler que la laïcité, qui s’oppose au communautarisme politique, n’a rien contre les communautés d’association, car toute communauté n’est pas communautariste. Il faut donc se demander ce qu’on entend au juste par communautarisme.

(Intervention au colloque de l‘Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires « État de la laïcité et du communautarisme en Europe », 22 janvier 2011)

1 - Portrait-robot du républicain laïcard franchouillard

Je commencerai par dresser le portrait-robot du républicain laïcard franchouillard tel que le présente le roman anti-républicain.

1.Il considère que la France est la seule république au monde et pour définir la laïcité il se limite à la référence franco-française, plus particulièrement à la III République. Comme j’ai commencé mon livre Qu’est-ce que la laïcité ? en montrant que c’est faux du fait que la référence à la pensée anglaise classique est nécessaire pour rendre intelligibile le concept de laïcité, je ne perdrai pas mon temps à démolir ce mythe1.
2.Il se fait une notion rigide et antireligieuse de la laïcité, qui se réduit pour lui à l’opposition public / privé, opposition qu’il interprète de manière restrictive, la liberté religieuse étant à ses yeux cantonnée à l’espace intime. Tout le reste est pour lui soumis à un « nettoyage » sévère… mais il s’en prend presque exclusivement aux musulmans.
3.Il a en horreur toute particularité, il pourchasse la diversité, c’est un « équarrisseur » qui sous prétexte d’universalisme impose une culture uniformisée. Il considère comme suspecte et menaçante toute existence de communauté. Il fétichise la différence entre le civil et le politique, qu’il présente comme une opposition conflictuelle : son propos consiste à nier le civil au profit du seul politique. On ne peut pas à ses yeux être à la fois une personne membre de la société civile et un citoyen : il faut choisir.

2 - Une caricature et deux dérives symétriques

Cette caricature hélas existe, nous la connaissons sous une forme groupusculaire, à laquelle l’opération saucisson-pinard a permis d’effectuer sa jonction avec une récupération de plus grande ampleur qui fait grand bruit ces derniers temps. Il faut ajouter que l’opération ne serait pas aussi brillante si elle n’avait été alimentée de longue date par la naïveté de la bienpensance multiculturaliste adoptée par des politiques – tant de gauche que de droite – profondément ignorantes de la laïcité (je n’ose pas dire : profondément hostiles à la laïcité).

Ce mythe franchouillard n’a aucun fondement conceptuel, mais il donne naissance à des fantasmes dont les effets sont bien réels. Le  franchouillard et le multiculturaliste se font face, se confortent l’un l’autre en construisant de toutes pièces leur objet fantasmatique commun que les uns révèrent et que les autres abhorrent : « les musulmans » comme s’il s’agissait d’un bloc identitaire unifié.

Il faut donc sans cesse rappeler que la laïcité ne se confond, ni avec un « nettoyage » des manifestations religieuses de tous les espaces, ni avec une acceptation de ces mêmes manifestations partout. On doit sans cesse dénoncer ces deux dérives symétriques et complices.

A cet effet il est nécessaire dissocier l’espace de constitution du droit et des libertés (domaine de la puissance et de l’autorité publiques rendant les droits possibles – il inclut notamment l’école publique) d’avec celui de leur exercice (espace civil ouvert au public et espace privé de l’intimité).
Sans cette distinction, la laïcité perd son sens : c’est précisément parce que la puissance publique et le domaine qui lui est associé s’astreignent à la réserve en matière de croyances et d’incroyances que les libertés d’expression, d’opinion, etc. peuvent, dans le respect du droit commun, se déployer dans la société civile sous le regard d’autrui (par exemple : la rue, le métro, une boutique, un hall de gare…) et dans l’espace de la vie privée à l’abri du regard d’autrui. Ce déploiement s’effectue conformément au droit commun qui certes protège les religions, qui les protège aussi les unes des autres, mais qui protège tout autant le fait de n’avoir aucune religion. Il faut que l’exercice de toutes ces libertés ne soit jamais contraire au droit d’autrui.

Autrement dit, le régime de laïcité articule le principe de laïcité avec le principe de tolérance ou de libre affichage.
La dérive multiculturaliste bienpensante (attention je n’ai pas dit « multiculturelle » car la société est multiculturelle, c’est un fait) consiste à abolir la laïcité du domaine de l’autorité publique, ce qui revient à « communautariser » l’ensemble de la société.
La dérive symétrique, une sorte d’extrémisme laïque, consiste à exiger que le principe d’abstention qui règne dans le domaine de la puissance publique s’applique aussi dans la société civile : on prive alors celle-ci tout simplement d’une de ses libertés fondamentales, la liberté d’expression.

3 - Pourquoi le mythe d’un républicain laïque allergique à la notion de communauté est-il si tenace ?

L’association républicaine laïque, suppose la non-appartenance : elle ne repose sur aucun lien préalable, qu’il soit religieux, social, ethnique, etc. C’est un minimalisme. Cela ne signifie pas qu’elle doive éliminer toute appartenance comme lui étant contraire. Cela signifie qu’elle n’a pas besoin de ces références pour se construire et pour se maintenir. La citoyenneté elle-même n’est pas pensée comme une appartenance. C’est cela qui fonde la distinction entre l’ethnique et le politique.

Seulement, ce que le roman antirépublicain oublie, c’est que tous les États de droit pratiquent cette distinction, à des degrés divers. Dans tout État de droit, l’association politique se forme de manière historique et réfléchie, elle n’est pas spontanée, elle n’est pas dictée par une norme qui lui serait extérieure. Aujourd’hui, et ce n’est pas la première fois dans notre histoire, on tente de nous imposer une conception ethnique de la nation. Il faut être très ferme sur la thèse de la formation politique, historique et critique de la nation. En recevant la nationalité française, mon grand-père immigré d’origine italienne n’a pas reçu sur la tête « nos ancêtres les Gaulois » : il a choisi d’avoir pour ancêtres spirituels les vainqueurs de la Bastille et les auteurs de la Déclaration de 1789. Cette filiation-là ne passe pas par le sang, ni par une assimilation fusionnelle : elle s’acquiert, et cela est vrai pour tous, immigrés ou non.

L’association politique laïque opère la distinction entre l’ethnique et le politique conformément au concept de laïcité, qui suppose que le corps politique ne repose sur aucun lien qui lui soit préalable ou extérieur.
Elle considère que le droit de l’individu est toujours fondamental, prioritaire sur tout droit collectif – et qu’un droit collectif n’a de sens que s’il accroît le droit de l’individu. On voit bien la conséquence sur la notion même de « droit des communautés ». On peut appartenir à une communauté, on peut s’en détacher sans craindre de représailles. On peut être « différent de sa différence »2, échapper aux assignations différentialistes qui vous clouent à une identité que vous n’avez pas choisie ou dont vous rejetez certaines propriétés.

Une république laïque est ce que les logiciens appelleraient une classe paradoxale3 : un ensemble d’éléments qui ne se rassemblent qu’en vertu de leur singularité, de ce qui les fait différer. Dans une telle association politique, le droit d’être comme ne sont pas les autres non seulement est assuré, mais il est au principe de l’association. Le seul but de l’association politique est l’existence, la préservation et l’extension des droits de chaque individu, pris singulièrement. Tout autre but est récusable.

Aussi devons-nous faire attention lorsque nous parlons du « vivre-ensemble » : c’est précisément parce que la république laïque assure d’abord le vivre-séparément qu’elle peut assurer mieux que toute autre le vivre-ensemble.

4 - Qu’est-ce que le communautarisme ?

Cela entre-t-il en conflit avec la notion de communauté ? Oui, si et seulement si une communauté bascule dans le communautarisme. Et le mythe antirépublicain fait comme s’il y avait coïncidence entre le communautaire et le communautarisme : au fond, le mythe antirépublicain, volontiers relayé par une gauche bienpensante, adopte ici une thèse familière à l’extrême-droite.

Il nous faut donc poser la question permettant de distinguer le communautaire et le communautarisme : toute communauté est-elle nécessairement communautariste ? La réponse est non. Cette réponse montre bien que la république laïque ne combat que le communautarisme, et qu’elle n’a rien contre les communautés.

Toute communauté n’est pas communautariste
S’assembler en vertu de ressemblances, d’affinités, d’origines, de goûts, de tout caractère commun, c’est former communauté. Il existe des associations culturelles, des associations cultuelles, des associations non-mixtes, des associations philosophiques, des associations de gens qui ont les cheveux roux ou qui mesurent plus de 1,75m… Cela est non seulement permis en république laïque, mais c’est encouragé, pourvu que rien ne contrarie le droit commun : les grandes lois sur les associations donnent un cadre juridique à ces communautés. On sait peu, par exemple, que le développement des langues régionales n’a jamais été aussi important que sous la III République, grâce à des petites académies qui ont profité de cette législation : le mythe antirépublicain n’aime pas qu’on lui rappelle cela.
A partir de quand peut-on parler de communautarisme ?4

Le communautarisme social
Une première forme de communautarisme repose sur l’exercice d’une pression sociale négatrice de la liberté des individus. Elle consiste à considérer qu’un groupe jouit d’une sorte de « chasse gardée » non seulement sur ses membres mais sur tous ceux qu’il estime devoir le rejoindre. Imaginons une association de roux qui considérerait que tous les roux n’adhérant pas à l’association, ou n’observant pas ses usages, sont des traîtres, des renégats et qui le leur ferait savoir par des brimades…

Transposée à d’autres domaines, on voit bien que ce qui accompagne cette forme de communautarisme social, c’est l’apostasie. Voilà comment, par exemple, Mohamed Sifaoui est menacé de mort par les intégristes islamistes. Voilà comment une jeune fille, dans certains secteurs, et pourvu qu’elle soit « étiquetée » par son apparence ou autre chose, aura des ennuis si elle ne porte pas une certaine tenue vestimentaire. Voilà comment la même jeune fille ou d’autres seront « invitées » à se marier sans qu’on tienne compte de leur souhait. Voilà comment on entend des gens déclarer qu’ils ne veulent pas être enterrés à côté de Juifs « et encore moins d’athées »5.

Le communautarisme politique
A partir de là, et si on laisse ce type de communautarisme social exercer des représailles impunément – si on ne protège pas les individus, si on sacralise la vie en commun sans discernement, si on n’est pas ferme sur le droit fondamental à vivre séparé – se développe inévitablement la deuxième forme : le communautarisme politique.

Elle consiste à ériger un groupe en agent politique, à vouloir pour lui des droits et des devoirs distincts des droits et devoirs communs à tous. On peut donner comme exemple la revendication de « corsisation des emplois ». Autre exemple : les quotas, la revendication de « représentation » politique sur la base exclusive d’une particularité collective. Entendons-nous bien : des propositions communautaires peuvent alimenter le débat politique ou même inspirer un programme politique (par exemple celui d’un parti), mais elles ne peuvent pas, ce faisant, ériger une portion du corps politique en autorité séparée ni privilégier une portion des citoyens sur la base d’une particularité ; la loi est la même pour tous, les prérogatives ou distinctions qu’elle accorde à tel ou tel sont accessibles en droit à tous.

Le fondement des États de droit, c’est que le corps politique est formé uniquement par des individus. Leur pari, c’est qu’on peut et qu’on doit transcender la vision morcelée et tribale de la société : c’est qu’on peut et qu’on doit unifier par une loi commune reposant sur des principes universels cette mosaïque qui nécessairement tend vers un régime maffieux.

Le communautarisme politique c’est l’officialisation de la différence des droits : elle peut prendre le nomsoft d’équité (« chacun et surtout chacune à sa juste place »), elle peut prendre le nom soft de « discrimination positive » ou d’ « accommodement raisonnable », mais il s’agit toujours d’établir des privilèges et corrélativement des handicaps. C’est la rupture de l’égalité des droits.

5 - Comment lutter contre le communautarisme politique ?

Parmi les États de droit, ceux qui s’en tiennent à un régime de tolérance (toleration) sont moins bien armés qu’une république laïque pour combattre cet émiettement politique qui inévitablement favorise l’affrontement entre communautés (quand il ne l’organise pas). Le problème de la République française ce n’est pas qu’elle est désarmée, c’est que les politiques ne se saisissent pas des armes et qu’ils manquent de volonté, parce que trop souvent ils s’inclinent devant les demandes communautaristes.

Ajoutons que les armes juridiques ne sont rien sans une politique résolue de maintien et de développement des services publics. Par exemple, si on abandonne la protection sociale publique, inévitablement on passe le relais à d’autres structures, parmi lesquelles les associations cultuelles. La marchandisation des services publics est une politique qui encourage la communautarisation. Là encore, les politiques ne sont pas assez vigilants – et ils sont même souvent les agents de ce démantèlement anti-laïque.

A nous de les réveiller. Je le ferai à ma manière en vous proposant un discours, une sorte de prosopopée. Voici ce que j’imagine que la République laïque dit à tous ceux qui sont tentés ou menacés par le communautarisme.

1° Si vous avez un culte ou une coutume, vous pouvez les pratiquer librement et les manifester, pourvu que cette pratique et cette manifestation ne nuisent à aucun autre droit. Vous pouvez même leur donner une forme juridique.
2° Si vous n’avez pas de culte ni de coutume ou si vous voulez vous défaire de ceux qui vous ont été imposés, la loi vous protège : « la République assure la liberté de conscience » éventuellement contre ceux qui tenteraient de vous contraindre à une appartenance particulière. Vous pouvez librement changer de religion, changer de communauté, vous pouvez librement vous détacher de toute communauté et vivre comme le promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau.
3° En revanche, si vous tentez d’ériger une religion, une appartenance, en autorité politique (si vous essayez de faire en sorte qu’elles deviennent une loi), si vous considérez qu’une partie de la population est tenue d’adhérer à une appartenance, qu’elle est une « chasse gardée » pour vous et ceux que vous considérez être les « vôtres », alors vous trouverez la loi en face de vous : vous n’avez aucun droit à forcer une personne à appartenir à une communauté. Aucun dieu, aucune foi, aucune appartenance autre que la participation au corps politique – qui n’est pas une appartenance mais un consentement raisonné - ne peut dicter sa loi à la République française. C’est précisément à ce prix qu’elle garantit la liberté de conscience et la liberté de culte à toutes les personnes qui vivent sur son territoire.

6 - Se dépayser : le déraciné est le paradigme du citoyen

Ce modèle de « déracinement » est l’application même du principe de laïcité au citoyen, c’est une espèce d’alchimie qui élève l’homme vers le citoyen, car le déraciné est le paradigme du citoyen. Cela ne se fait pas tout seul. Et pour ceux qui ont la chance d’être encore très jeunes, il s’effectue dans un lieu particulièrement concerné par la laïcité : l’école de la République. L’école républicaine est elle-même un paradigme pour comprendre le processus qui conduit à la citoyenneté.

L’école est en effet un lieu où, pour apprendre, on se dépayse, où on se libère de son environnement ordinaire. C’est vrai pour l’enfant d’agriculteur, pour l’enfant d’ouvrier, pour l’enfant de chômeur, pour l’enfant de cadre supérieur. En devenant élève, chaque enfant vit une double vie. En effet, pour apprendre, il faut faire un pas à l’extérieur et en deçà des certitudes.

Exemple particulièrement intéressant en rapport avec notre sujet : la langue. Apprendre la langue française à l’école, c’est apprendre une langue étrangère. Ce n’est pas la langue qu’on parle à la maison, et cela devrait être la même chose pour les petits  locuteurs Français eux-mêmes : la découverte et la ré-appropriation d’une langue qu’ils croient savoir. Voilà pourquoi il faut faire de la grammaire, et lire les poètes.

Ce qui est vrai de la langue française est vrai des langues dites régionales : vouloir les réserver à des « natifs » ou leur donner la priorité dans son enseignement, c’est du communautarisme. Jamais Frédéric Mistral n’a considéré que le provençal devait être la chasse gardée des Provençaux. Aussi a-t-il composé un magnifique Dictionnaire ((Frédéric Mistral Lou Tresor dóu Felibrige, Dictionnaire provençal-français embrassant les divers dialectes de la langue d’oc moderne (1878), en ligne sur Lexilogos.)). Aussi a-t-il traduit sa Mireille dans une langue d’oïl superbe. Et j’en reviens donc à ma proposition, qui sera ma conclusion : il faut lire les poètes.

© Catherine Kintzler, 2011

  1. Les lecteurs de Mezetulle trouveront un aperçu de cette analyse dans l’article Secularism and French politics. []
  2. J’emprunte cette expression à Alain Finkielkraut. []
  3. Concept développé par Jean-Claude Milner dans Les Noms indistincts, Lagrasse : Verdier, 2007 (2 édition), chap. 11. []
  4. Sur la formation du communautarisme et ses effets, on lira avec profit l’ouvrage de Julien Landfried Contre le communautarisme, Paris : A. Colin, 2007. Recension sur Mezetulle. []
  5. Le Parisien, 30 mai 2009, p. 9. Voir l’article sur Mezetulle. []
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La laïcité républicaine est elle mise en danger aussi à gauche ? Le naturalisme sert les visées conservatrices.

par Benoît Schneckenburger
Professeur de philosophie

Source de l'article

Des deux côtés de l’échiquier politique, les remises en cause de la laïcité se multiplient. Derrière sa critique du multiculturalisme, le président Sarkozy vise en fait essentiellement les citoyens issus de la culture musulmane, comme si une culture particulière empêchait par nature de vivre en République. À gauche, le « Manifeste pour une écologie de la diversité », publié dans Libération il y a quelques jours, est lui aussi un texte effarant. Sous prétexte de « sauver la laïcité et la République », selon les mots mêmes de E. Benbassa, E. Joly et N. Mamère, il procède à des amalgames insupportables, confondant la laïcité avec ses ennemis. Ses auteurs devraient dénoncer l’imposture par laquelle la droite la plus réactionnaire met en œuvre l’analyse du Choc des civilisations, portée par les ultra conservateurs américains à la suite de S. Huntington. Au lieu de cela ils l’accusent d’être à l’origine du repli identitaire prôné par B. Hortefeux et M. Le Pen. Il faut dénoncer le mensonge du Front National, annonçant en façade un virage laïque pour mieux souffler en réalité sur les braises de la xénophobie. La laïcité est incompatible avec toute forme d’intolérance. Elle n’est soluble ni dans l’ultra nationalisme, ni dans l’extrême droite.

Contrairement à ce qu’affirment les trois représentants d’Europe Écologie - les Verts, les valeurs de la République et la laïcité ne constituent en aucun cas des « dogmes ». On reconnaît là le sophisme qui conduit à vouloir faire du principe organisant l’émancipation de la politique du religieux une conception elle-même religieuse. On était davantage habitués à ce genre d’argument du côté des jésuites.

La République laïque incarne une tentative de fonder le vivre ensemble qui, si elle a son origine dans la Révolution française n’en constitue pas moins une visée universelle. On le sait au moins depuis Rousseau, on ne saurait confondre l’origine singulière d’un principe et sa portée générale. Les manifestants de Tunisie qui répètent la nécessité de penser et la démocratie et la laïcité nous le rappellent héroïquement : aucune ethnie particulière n’est la dépositaire exclusive de la laïcité. Car elle n’est précisément pas une valeur culturelle, mais fonde le principe politique, celui-là même qui rend possible une citoyenneté commune en cela qu’elle constitue un espace public de discussion en lieu et place de la pesanteur des identités figées, qu’elles soient religieuses, culturelles ou nationalistes.
On est alors effrayé par le projet qui sous-tend ce « Manifeste pour une écologie de la diversité ». Passons vite sur sa référence à une « laïcité raisonnée ». Les peuples qui luttent pour la démocratie voudraient-ils de Droits de l’Homme seulement « raisonnés » ? Non, l’adjectif n’a qu’une fonction sophistique : il s’agit de réduire la portée de la laïcité. Le plus grave pourtant n’est pas là, mais réside dans la référence aux « écosystèmes » ouvrant à un « rapprochement » entre politique et naturalisme. L’analogie n’est pas nouvelle. Elle a déjà été l’objet d’âpres débats pendant les Lumières, où les partisans de l’organisation biologique voulaient réduire le projet d’éducation porté par l’idéal de la raison. La naturalisation de la politique a toujours servi les visées les plus conservatrices, depuis la justification prétendument naturelle de l’esclavage ou de l’infériorité des femmes et de certaines races. Le vocabulaire du « Manifeste » joue hélas à son tour du registre biologique, renouant ainsi avec les thèmes portés dans les années soixante-dix par la sociobiologie réactionnaire, relayée en France par la nouvelle droite. Lorsqu’il s’agit d’expliquer la culture par le fait organique, on finit toujours par justifier l’ordre social le plus inégalitaire et le plus ancré dans le conservatisme. En affirmant que « lorsque le nombre d’espèces diminue dans la nature, les maladies infectieuses, elles, se multiplient » ce manifeste laisse entendre que les relations entre les cultures humaines seraient du même ordre que celle régissant la fermeture de chaque espèce animale sur son propre monde. Comme si les communautés humaines se pensaient sur le modèle des races.

On peut certes, et l’on doit même, proposer une écologie politique, c’est à dire la nécessaire prise en compte de l’urgence climatique dans les choix politiques, relevant d’une forme de rationalité. Mais on ne saurait faire de la politique une écologie sans nier ce qui en fait sa dignité : une conception de la liberté et de la culture humaine, qui ne peut déployer sa diversité que si elle s’affranchit de l’attachement aux particularismes pour proposer sans cesse de nouvelles potentialités humaines. La diversité est à ce prix. L’urgence sociale elle-même, si l’on admet qu’elle relève de la politique et donc d’un forme d’intérêt général suppose la laïcité. Sans quoi on préférera des solutions particulières à chaque groupe constitué. Car c’est bien le refus de l’universel qui conduit à penser à partir des catégories opposant « ceux “dedans“ et ceux du “dehors“ » que prétendent pourtant combattre nos auteurs. Plutôt qu’une écologie de la diversité, on se réclamera d’une politique de la diversification, celle par laquelle l’homme déploie sa vie bien au-delà de la seule nature. Pour cette dynamique de la diversité, oui à une laïcité sans adjectif et, en ce sens, sans concessions.

Politique
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La santé est un capital social. Cela implique un service public de la santé

par Raymond MARI
co-responsable du secteur Santé Protection sociale de l'UFAL

La santé : une inquiétude, un espoir pour une autre politique

Nos concitoyens ressentent et, de plus en plus, expriment leur inquiétude pour leur protection sociale contre la maladie et, plus largement, pour leur santé.

Des associations d’usagers s’engagent dans une résistance à la politique de désagrégation de nos structures sociales.

Si une alternative politique veut être crédible, elle doit clairement se déterminer pour rétablir ce droit fondamental.

Reconnaître à la santé le statut de service public

La santé doit être reconnue comme un objectif social avant d’être un objectif individuel. À cet égard, outre les actions sur l’environnement, les dispositions favorisant l’accès aux soins des individus ont un effet collectif, car l’addition des niveaux de santé individuels constitue un capital commun propre à endiguer les épidémies et à créer les conditions d’une collectivité harmonieuse et dynamique.

Dans cet esprit, la santé doit être considérée comme un service public et les systèmes mis en œuvre pour servir cette ambition doivent intégrer les contraintes liées à ce statut.

Réformer un système stratifié par des dispositions régressives

Le laxisme (et l’influence des lobbys) qui a présidé à la constitution des dispositifs en vigueur est en opposition avec l’intérêt général. Pour ne prendre que cet exemple, le statut faussement libéral des professionnels de santé (le revenu des professionnels résulte d’un financement public) entraîne des conséquences néfastes sur le plan sanitaire et sur le plan économique (le paiement à l’acte est un facteur d’inflation en volume et en prix — dépassements —. C’est un mécanisme peu propice à la qualité de l’acte médical. La liberté d’installation entraîne des suréquipements ou des sous-équipements selon les régions, etc.).

Si l’on veut rationaliser le système de protection sanitaire et sociale, il faut revenir sur ces égarements et imposer des règles qui modifieront le dispositif. En contrepartie de l’investissement initial (les études de médecine sont globalement prises en charge par l’État), on peut imposer une répartition harmonieuse des soignants. Il faut mettre en œuvre un financement des soins différent. On peut contraindre les professionnels à une rationalisation de leur pratique (respect des protocoles de soins). Il est nécessaire de promouvoir une organisation différente de la production médicale (des cabinets pluridisciplinaires).

Si ces réformes1 remettent en cause des situations établies (au détriment des patients), elles ne sont pas utopiques et elles peuvent s’imposer en dégageant des avantages pour les soignés et les soignants. Il faut s’y engager avec détermination pour en négocier les modalités avec les professionnels.

Le chantier est considérable. Il doit s’attaquer à des situations résultant des rapports sociaux et inscrits dans l’histoire. Si l’on ne peut pas imaginer que les réformes s’opèrent rapidement, il convient de les positionner dans une planification rigoureuse. Il faut s’allier les usagers par une communication intense sur les enjeux en anticipant les réactions hostiles des lobbys sanitaires.

La décadence de l’encadrement des honoraires

L’exemple du système de rémunération des soins est significatif des difficultés à surmonter. Au cours du temps, les dispositifs conventionnels ont désagrégé l’encadrement des honoraires médicaux qui constituait l’objectif principal des accords passés entre la Sécu et le corps médical.

La liberté des honoraires a connu des évolutions erratiques, la « fissure du barrage » ouverte en 1980 (création du secteur 2) s’élargissant au point d’entraîner la fin définitive des tarifs opposables a provoqué un tarissement des flux en 1990 (gel du Secteur 2), tout en laissant ceux qui avaient passé antérieurement le barrage conserver leurs avantages et en autorisant les médecins disposant de titres (essentiellement des spécialistes) et s’installant pour la première fois, à franchir le Rubicon.

Ultérieurement, plusieurs évolutions conventionnelles ont aggravé la situation et une nouvelle extension des honoraires libres (le secteur optionnel) risque d’entraîner une régression supplémentaire des tarifs opposables.

Aujourd’hui, en France, chez les généralistes, le secteur 2 qui n’est plus alimenté diminue (-7,2 % entre 2005 et 2008). En revanche, chez les spécialistes, le secteur 2 progresse (+5,2 % entre 2005 et 2008).

Pour prendre une comparaison avec une localité particulièrement affectée par les dépassements, la proportion de généralistes exerçant en secteur 2 à Paris diminue de 4,2 % sur la même période et le taux de spécialistes pratiquant les honoraires libres progresse de 2,8 %.

Concernant le % des dépassements par rapport à la totalité des honoraires (tous secteurs confondus), en France, pour les généralistes, la proportion diminue très légèrement (4,8 % en 2005, 4,5 % en 2008). Pour les spécialistes, le pourcentage de dépassements augmente (14,1 % en 2005, 15,8 % en 2008).

À Paris les taux de dépassements sont beaucoup plus élevés. Toutefois, chez les généralistes, ils baissent très légèrement sur la période considérée (25,2 % en 2005, 24,4 % en 2008). Au contraire, chez les spécialistes, ils augmentent (37,4 % en 2005, 41,8 % en 2008).

Il faut noter que l’évolution annuelle des dépassements des généralistes est faible et relativement stable en France et à Paris (autour de 1 %). Celle des spécialistes au contraire est beaucoup plus forte (+12,3 % entre 2005 et 2006 en France — +11,1 % à Paris), mais elle connaît un ralentissement conséquent au cours de la période triennale 2005/2008 (+4,1 % entre 2007 et 2008 en France — +2,5 % à Paris). Si cette tendance se confirme, on peut espérer que la profession commence à tenir compte des débats que les usagers ont multipliés au cours de ces dernières années sur cette grave dérive de l’encadrement des honoraires.

L’instauration progressive d’un marché libre de la santé

Le gouvernement quant à lui, malgré de vagues promesses, n’a pris aucune mesure pour juguler ce phénomène et l’assurance maladie n’est pas sortie de sa léthargie sur le sujet. À propos du gouvernement, notons que la dégradation de l’encadrement des honoraires converge parfaitement avec les objectifs des libéraux : satisfaire une clientèle électorale globalement acquise sans affecter les dépenses de l’assurance maladie et pousser les patients vers les assurances complémentaires privées.

Des dépassements qui, faut-il le rappeler, représentent 6,5 Mds d’euros annuels (médecins : 2,5 Mds, dentistes 4,0 Mds) et pèsent principalement sur les charges des ménages, entraînant des renoncements aux soins de plus en plus conséquents.

Des réformes nécessaires, profondes et difficiles.

Pour résoudre ce problème des dépassements, la solution consiste à modifier le système de rémunération des soins en adoptant par exemple une rémunération calculée sur les caractéristiques de la patientèle des praticiens (solution anglaise où les médecins ont des revenus plus importants qu’en France). Pour les omnipraticiens qui pratiquent des actes relativement homogènes et dont la clientèle est assez stable, cette réforme ne devrait pas poser des difficultés techniques insurmontables.

En revanche, pour des raisons inverses, le problème des spécialistes est beaucoup plus ardu. En France, à l’instar des omnipraticiens, leur activité s’est développée en cabinets individuels (en Angleterre, les spécialistes exercent principalement dans les hôpitaux où ils sont salariés). Dans une profonde réforme du système de distribution des soins, forcément progressive, peut-on imaginer, des structures pluridisciplinaires (généralistes, spécialistes, auxiliaires) uniquement consacrées aux soins ambulatoires et disposant d’un budget intégrant la rémunération des professionnels ?

Or, les dépassements se manifestent principalement en médecine spécialisée et chez les dentistes, essentiellement pour les actes prothétiques ou orthodontiques.

En ce qui concerne les soins dentaires, la solution aux considérables dépassements d’honoraires passe par une refonte totale de la politique menée en la matière. Il faut réviser le barème actuel de la rémunération des soins et en y intégrant des traitements actuellement exclus de la couverture sociale (ex. : parodontologie, implants). Mais il est également nécessaire de soumettre la prothèse à un encadrement tarifaire qui moraliserait des prix de vente qui n’ont plus aucune mesure avec les prix d’achat (au prothésiste) et qui permettent aux chirurgiens dentistes d’obtenir des revenus supérieurs à ceux des omnipraticiens (en 2007 : revenu libéral moyen dentistes : 81 400 € — omnipraticiens : 66 800 €).

Poser ces constats et émettre ces solutions ne font qu’esquisser des principes dont l’application posera de multiples difficultés. Outre les résistances de corps inscrits et arc-boutés dans des habitudes de privilèges et de laxisme — mais on peut peut-être compter sur une modification des valeurs des jeunes praticiens - il faudra faire accepter un relatif nivellement des revenus, notamment à ceux dont les chiffres d’affaires décuplent l’honoraire moyen de la spécialité (ex : chirurgiens : honoraire moyen : 266 969 € — hono maxi : 2 144 756 €. Ophtalmo : hono. moyen : 275 458 € — hono. Maxi : 2 639 238 €) — Généralistes : hono moyen : 135 192 € — hono Maxi : 894 582 €).

Dans cette attente, il faut appliquer les règles qui existent.

Il est évident qu’aboutir à de telles réformes prendra beaucoup de temps. Or, il n’est pas possible de conserver le statu quo lorsqu’un droit fondamental est bafoué, la sélection par l’argent en matière de santé étant intolérable.

Dans cette attente, faut-il rappeler que la collectivité a érigé des règles pour définir les droits et les devoirs des professionnels de santé et que ces droits sont définis « Dans l’intérêt des assurés sociaux et de la santé publique… » (Art L. 162-2 du code SS).

Outre les règles législatives et déontologiques qui imposent la mesure dans la fixation des honoraires médicaux (le tact et la mesure), l’assurance maladie négocie et signe des conventions avec les professionnels de santé « libéraux ». L’Art. 4.3 de la convention des médecins stipule que : « Le respect des tarifs opposables ainsi que les modalités d’utilisation des possibilités de dépassements listées au paragraphe suivant est un terme essentiel de la convention… »

La convention reprend les obligations déontologiques du tact et de la mesure pour la fixation des honoraires. En cas de non-respect des dispositions conventionnelles, l’Art. 5.4 définit les procédures et les sanctions encourues.

Le dispositif conventionnel subit de multiples critiques souvent justifiées, notamment quant à son application dans les dispositions contraignantes pour le corps médical (Cf rapports Cours des Comptes). Mais cet accord dûment négocié avec les syndicats professionnels, puis accepté par chaque praticien ou auxiliaire et agréé par les pouvoirs publics a le mérite d’exister. Dans les principes tout au moins, sinon dans les faits.

L’encadrement des honoraires existe bien, même pour les praticiens qui ont choisi d’exercer dans les secteurs où les tarifs de remboursement ne sont plus opposables. Bien entendu, la notion de « tact et de mesure » est trop vague pour canaliser les prétentions financières des professionnels. Les régulateurs institutionnels ne jouent pas leur rôle : Le Conseil de l’Ordre des médecins à qui incombe la discipline en la matière ne cache pas sa volonté d’en laisser l’appréciation au « colloque singulier » entre le patient et le médecin. L’assurance maladie qui détient la mission et les moyens de contrôler les pratiques tarifaires néglige cet aspect fondamental de ses devoirs vis-à-vis des assurés sociaux. La vacuité de ces deux acteurs n’a pas permis l’émergence d’une jurisprudence sur le tact et la mesure. Quant aux patients eux-mêmes, majoritairement subjugués par « l’autorité » médicale, ils sont en situation de faiblesse pour contrarier les prétentions financières des garants de leur santé.

Dans une Nation mature, la création et l’application des lois destinées à promouvoir les droits fondamentaux ne peuvent souffrir de laxisme. Quelles que soient les contraintes, même douloureuses, elles doivent s’imposer. Personne ne peut sérieusement contester les mesures prises pour enrayer les accidents de la route, prévention et sanctions comprises. Il en est de même pour ce qui concerne l’accès aux soins subordonné dans le système actuel à l’encadrement des honoraires. À défaut, combien de morts… ?

Dans l’attente d’une profonde modification du système de protection sanitaire et sociale, on peut, on doit, utiliser les règles qui s’imposent à tous les citoyens. L’assurance maladie obligatoire à la mission de faire respecter ces règles. Les citoyens y sont représentés au sein des Conseils. C’est à eux que l’UFAL s’est adressée au début de l’année 2010 afin de les appeler à réagir face à l’inertie de l’administration.

Mais, quelle que soit l’énergie qu’y consacre l’UFAL, si le combat pour la simple application de la loi n’est pas relayé par les autres mouvements qui s’investissent dans le domaine social, si les citoyens eux-mêmes ne font pas pression sur leurs représentants, l’arbitraire s’enracinera pour le prix des actes médicaux et le droit à la santé se limitera aux capacités financières des malades.

Nous sommes à l’orée d’une échéance démocratique qui aboutira à la mise en place du pouvoir qui détiendra la capacité de restaurer notre identité nationale 2 — autrement dit, notre pacte social —. Si nous ne pouvons qu’attendre le pire du pouvoir actuel, le combat pour imposer une société solidaire à une alternative politique n’est pas gagné et ne fait que commencer.

  1. Le terme est utilisé au sens littéral : « changement qu’on apporte dans la forme d’une institution afin de l’améliorer, d’en obtenir de meilleurs résultats » (P. Robert). Précision apportée pour marquer la différence avec un gouvernement qui dévoie ce terme en l’employant pour qualifier les dégradations qu’il inflige aux structures sociales. []
  2. à notre sens, l’identité d’une Nation émerge des structures (enseignement, justice, santé,…) dont elle s’est dotée pour atteindre les objectifs sociaux qu’elle s’est fixés. Quel débat passionnant nous aurions pu avoir en nous engageant sur ce terrain ! []
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L'écologie politique ne s'oppose pas aux Lumières, elle en est l'accomplissement !

par Florent Bussy
Agrégé et Docteur en Philosophie

Dans sa dernière livraison, ReSPUBLICA a publié un article de Stéphane François intitulé : « L’écologie : un refus des Lumières ? ». Dans son titre, l’auteur fait part d’un doute qui l’aurait saisi : et si l’écologie, même dans sa dominante de gauche, était conservatrice, opposée aux Lumières, antimoderne, voire réactionnaire (et pour finir terroriste). Stéphane François dit souhaiter qu’on ne se méprenne pas sur ses intentions, que son propos n’est pas polémique mais qu’il croit avoir remarqué « une ambiguïté intellectuelle présente au sein de l’écologie politique ». La remarque nous paraît être de pure rhétorique, puisqu’il contribue, par son propos, à jeter un discrédit total sur l’écologie politique, que de maigres nuances ne suffisent pas à lever.

Une accusation globale

De quoi s’agit-il ? Essentiellement de conservatisme, compris comme la caractéristique centrale de la pensée de droite.

« Globalement donc, les écologistes se positionnent idéologiquement, et de leur propre chef, à gauche. Pourtant, nous verrons que certains thèmes écologiques analysés ici sont plutôt de droite. »

« De fait, nous réfléchirons principalement dans cet article sur les rapports entre l’écologie et certaines valeurs que nous pouvons considérer comme conservatrices, comme la technophobie et l’antimodernité. »

Stéphane François ajoute à ce propos déjà inquiétant pour l’écologie :

« Ensuite, et cela sera l’un de nos deux fils conducteurs, nous montrerons que la rencontre entre ces références conservatrices et l’écologie a donné naissance à un courant de l’écologie politique que certains ont pu qualifier de “réactionnaire”, couvrant un spectre politique allant de la droite anticonformiste conservatrice à l’extrême droite, notamment au sein de la Nouvelle Droite et chez les Identitaires, et dont l’influence se fait de plus en plus grande dans les milieux altermondialistes, comme a pu le mettre en évidence Jean Jacob. »

Si nous suivons bien ce raisonnement commençant, il y a, ancrées dans les discours écologiques, des thématiques conservatrices et donc de droite, et ces thématiques non simplement sont présentes dans certains courants d’extrême-droite, sous une forme identitaire qui leur serait propre, mais ont donné naissance, parce qu’elles en sont porteuses, à une écologie réactionnaire. En conséquence de quoi, si on a bien suivi, il y a une parenté, sans doute ignorée de ceux qui professent une écologie politique de gauche en toute bonne foi, bien que certaines passerelles puissent aussi être objectivement décelées, entre l’écologie politique et les écologies conservatrices voire fascistes. L’essentiel est donc de comprendre que l’écologie politique, derrière le visage apparemment souriant, voire baba-cool, de ses zélateurs, est en fait porteuse de thématiques de droite, conservatrices, antilibérales, antihumanistes, antiprogressistes et technophobes. L’amalgame prétend n’être pas grossier, encore une fois Stéphane François croit seulement avoir remarqué une ambiguïté intellectuelle. L’affirmation, elle, pourtant n’est pas ambiguë : l’écologie est habitée par un fort tropisme de droite, véhicule des valeurs conservatrices, antihumanistes et antimodernes.

Voyons un peu ce raisonnement non-polémique-prétendant-faire-seulement-preuve-de-lucidité-intellectuelle.

Une généalogie abusive et sélective

D’abord, l’auteur prétend y tracer sommairement une généalogie de l’écologie et ne réussit qu’à évoquer pêle-mêle, sans aucun ordre chronologique ni aucune précision politique, idéologique et écologique, le romantisme politique, la Révolution conservatrice allemande, Thoreau. Il ne doit pourtant pas ignorer que Thoreau était un abolitionniste (De l’esclavage, Plaidoyer pour John Brown, éd. Mille et une nuits), un pacifiste et plutôt un anarchiste (La désobéissance civile) que proche de la Révolution conservatrice allemande.

« Cette vision passéiste eut pour conséquence de voir le développement d’un discours antimoderne. Ces premiers mouvements se sont aussitôt présentés comme un refus du monde moderne et industriel qui émergeait alors : la pensée de Thoreau est en effet marquée par le refus de l’urbanisation et de l’industrialisation. »

Le « refus de l’urbanisation et de l’industrialisation » est ici assimilée à une thématique antimoderne et présenté comme commun à la Révolution conservatrice et à l’écologiste américain (sans doute Élisée Reclus aurait-il pu avec son Histoire d’un ruisseau - ou d’une montagne, être inclus dans la liste, vous pensez bien, quelle horreur ! alors qu’on sait depuis les cours de philosophie de terminale, qu’il n’y a pas d’histoire dans la nature). Les combats luddites contre la mécanisation auraient pu également être cités, puisqu’ils incarnent le refus de la modernité, la technophobie et donc le conservatisme, comme une prolongation au XIXe siècle de la chouannerie anti-révolutionnaire. Parce que, que de tels combats aient eu pour but de préserver l’autonomie des travailleurs, leur savoir-faire, la qualité des objets fabriqués et aient constitué d’authentiques combats anti-capitalistes émancipateurs, n’aurait sans doute pas effleuré l’auteur.

Dans la suite, Stéphane François semble affirmer enfin clairement le sens de son propos.

« La plupart des thèmes écologistes ont appartenu ou appartiennent encore à un univers de référence plus conservateur que libéral. En effet, l’écologie est l’héritière du romantisme plutôt que celle des Lumières. »

Voilà, le morceau est craché, l’écologie est en rupture radicale avec les Lumières. Il ne s’agit plus d’une possibilité du discours écologique, de sa variante conservatrice, antihumaniste, antilibérale et même on le verra anti-monothéiste, mais de l’écologie en tant que telle, qui s’oppose intrinsèquement aux Lumières. L’argument qui suit se veut imparable.

« Que l’on songe, par exemple, écrit assez justement le néo-droitier Charles Champetier, aux vertus de la vie naturelle célébrées face aux vices de la vie urbaine, à l’idée de nature conçue comme un ordre harmonieux, au refus du progrès, à la réaction esthétique contre la laideur de la société industrielle, à la métaphore de l‘“organique” opposé au “mécanique” ou du “vivant” face à l’abstrait, à l’éloge de l’enracinement et des petites communautés… »

La séparation d’une écologie politique authentiquement de gauche, socialiste, républicaine, moderne, humaniste, non technophobe, etc. et d’une variante écologique de droite voire d’extrême-droite, païenne, raciste, différentialiste (Nouvelle Droite) n’a donc aucune pertinence ! Sauf que le seul auteur que Stéphane François cite à l’appui de sa thèse, il le qualifie de « néo-droitier ».

De même la référence à Rousseau est biaisée. Présenté comme un auteur que l’écologie a tenté de récupérer alors qu’il affirmait que « la nature humaine ne rétrograde pas » (Rousseau Juge de Jean-Jacques), qui récusait donc le retour à la nature, Rousseau est bien plutôt le penseur de l’illusion d’un progrès fondé sur les sciences et techniques (Discours sur les sciences et les arts). Celui qui a le mieux compris que l’homme vit une condition malheureuse que l’éloignement par rapport à la nature (« l’homme qui médite est un animal dépravé », Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes) et l’artificialisation ne suffiront pas à résoudre, mais accroîtront au contraire. Un auteur qui situe sa réflexion au lieu même où se jouent, pour le meilleur comme pour le pire, les Temps modernes, entre la volonté d’aller de l’avant et l’incapacité à se débarrasser du passé.

Conservatrice et de droite

La conclusion de Stéphane François est donc sans ambiguïté :

« Il faut aussi garder à l’esprit qu’un grand nombre de valeurs prônées par les écologistes, ou par les décroissants, comme la parcimonie, la modestie, le sens du sacrifice, etc. relève plutôt de cet imaginaire conservateur. »

Que les écologistes contemporains répondent aux exigences du temps, à l’épuisement des ressources, à la pollution, au changement climatique, ainsi qu’à la dilution des liens culturels par la consommation, le recours excessif aux psychotropes, à la fuite effrénée et sans but de la technique, qu’ils veuillent permettre à chacun de reprendre un peu de pouvoir sur sa propre existence, tout cela ne l’effleure pas un instant. Il voit dans la modestie, la parcimonie « un sens du sacrifice », qu’il nous dira un peu plus loin « holiste », « anti-individualiste », et qu’il a dès à présent la lucidité de qualifier de « conservateur ».

L’auteur fait cependant des concessions ou plutôt il reconnaît des réalités qu’il lui serait d’ailleurs difficile d’ignorer, mais c’est pour immédiatement les rapporter au conservatisme qu’il juge inhérent à l’écologie. « Parallèlement à cela, les écologistes se sont aussi positionnés politiquement à gauche. » « Parallèlement » ? L’écologie avance parfois des valeurs de gauche, elle combat même souvent à gauche. Mais cela n’est, rassurons-nous pour le raisonnement de l’auteur, que « parallèle ». Dans son cœur, l’écologie est de droite. D’ailleurs René Dumont ne tenait-il pas « un discours radical assez ambigu », entendez « qui ne réussissait pas à masquer ses tendances conservatrices et droitières ».

Mais au fait que sont le modernisme, le libéralisme, le progressisme qui sourdent du raisonnement de l’auteur ? La suite nous l’apprend, non sans, au passage, se contredire.

« L’imaginaire des écologistes de gauche, issu des Lumières, s’est inscrit donc globalement, et jusqu’à récemment, dans une conception progressiste de l’histoire et du monde. Cette position s’est notamment manifestée, dans les années soixante-dix, dans les thèses de Serge Moscovici. Selon celui-ci, l’Homme a toujours façonné, « anthropisé », la nature. Cette forme d’écologie ne remet pas en cause les fondements prométhéistes de la civilisation occidentale : elle peut être vue comme une simple tentative de conciliation entre les préoccupations écologiques et le productivisme industriel (le « développement durable » ou « soutenable »). En outre, cette écologie gestionnaire est sensible aux questions sociétales, en particulier aux conditions de vie des minorités (immigrés, minorités sexuelles et religieuses, etc.).

Ces différentes origines, conservatrices ou alternatives, promeuvent néanmoins une même vision du monde foncièrement anti-Lumières. »

Ce qui inquiète l’auteur, ce qu’il appelle « conservatisme », c’est l’opposition au « prométhéisme » de la civilisation mondiale. L’écologie lui paraît raisonnable, de gauche, moderne, quand elle est une « tentative de conciliation entre les préoccupations écologiques et le productivisme industriel », quand elle prend la forme du « développement durable ». Stéphane François nous révèle donc que ce qui est moderne, c’est d’abord la technique moderne, vecteur d’émancipation, de liberté, de progrès et d’humanisme. Heidegger ne mérite de ce fait pas qu’on s’intéresse, ne serait-ce qu’un instant, à sa critique philosophique de l’arraisonnement moderne de la nature. Au passage, l’auteur ne le dit pas, mais tout le monde sait qu’il était nazi. Leur critique de la technique et leur référence à Heidegger suffisent ainsi à faire des Grünen allemands des conservateurs.

La bonne écologie du « développement durable » est du bon côté de la barrière, celui du progressisme, de la confiance accordée à la technique, par opposition à la mauvaise écologie dominante, conservatrice et antihumaniste. D’autant qu’elle est « sensible aux questions sociétales » et « aux conditions de vie des minorités ». Pourtant, l’anathème n’a pas changé : « Ces différentes origines, conservatrices ou alternatives, promeuvent néanmoins une même vision du monde foncièrement anti-Lumières. » On avait pourtant cru entendre parler dix lignes plus tôt de « l’imaginaire des écologistes de gauche, issu des Lumières ».

Mais il faut savoir entendre, d’autant que la référence du moment est Aldo Leopold. Son Almanach d’un comté des sables (1949) n’a pourtant pas d’autre ambition que de nous faire découvrir un monde riche que les hommes ont délaissé et détruit, mais qu’il parcourt en montrant les émotions humaines incomparables qui peuvent en émaner, à qui sait l’écouter. Il se désole de la destruction par la frénésie des chasseurs du pigeon du Wisconsin, est-ce un simple romantisme sans valeur, un antimodernisme antihumaniste ?

« Si nous sommes en deuil, c’est peut-être que nous ne sommes pas sûrs, dans nos cœurs, d’avoir gagné au change. Les accessoires industriels nous apportent plus de confort que ne le faisaient les pigeons, mais contribuent-ils autant qu’eux à la gloire du printemps ? Un siècle a passé depuis que Darwin nous livra les premières lueurs sur l’origine des espèces. Nous savons à présent ce qu’ignorait avant nous toute la caravane des générations : que l’homme n’est qu’un compagnon de voyage des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution. Cette découverte aurait dû nous donner, depuis le temps, un sentiment de fraternité avec les autres créatures ; un désir de vivre et de laisser-vivre ; un émerveillement devant la grandeur et la durée de l’entreprise biotique. » (trad. A. Gibson, Paris, GF, 2000, p. 145)

Un antimoderniste citant Darwin, c’est surprenant, il doit y avoir erreur. Alors continuons un instant la lecture.

« Qu’une espèce porte le deuil d’une autre, voilà une nouveauté sous le soleil. L’homme de Cro-Magnon qui abattit le dernier mammouth ne pensait qu’à ses steaks. Le chasseur qui tua le dernier pigeon ne pensait qu’à son exploit. Le marin qui assomma le dernier alque ne pensait à rien du tout. Mais nous, qui avons perdu nos pigeons, nous en portons le deuil. Ces funérailles eussent-elles été les nôtres, les pigeons ne nous auraient guère pleurés. C’est cette différence, plus que les bas Nylon et M. DuPont ou les bombes de M. Vannevar Bush qui fournit une preuve objective de notre supériorité sur les bêtes. » (Idem, p. 146).

Hola ! un naturaliste spéciste maintenant ! Voilà un penseur bien étrange. Heureusement, il parle d’espèces d’hommes différents, on pourra toujours le taxer de raciste. Sauf qu’il finit par dire « notre » supériorité sur les bêtes, terme qui semble signaler quelque chose comme… un universalisme. Heureusement encore, il s’en prend aux industries modernes. C’est vrai, à l’industrie du jetable, les bas nylons, et de la guerre, mais de l’industrie quand même.

La technique moderne sera de fait le dernier bastion de la critique de Stéphane François. Et c’est elle qui nous permettra, de notre côté, de montrer que cette critique opère des amalgames aberrants, en fermant la porte aux pensées les plus novatrices du moment et les plus en phase avec les exigences du temps.

L’accusation de technophobie et l’aveuglement technophile

La dernière partie de l’article est consacrée à la « futurologie » de l’écologie. Elle est présentée comme pessimiste, laissant entendre, si nous suivons bien, que le pessimisme est nécessairement conservateur, que le modernisme, l’humanisme, etc. (pour reprendre la liste des valeurs de « gauche » que l’auteur égrène ad nauseam) et ne correspond donc jamais de manière légitime à une expérience du monde, de l’histoire et du présent. Il faut donc entendre que la modernité, les Lumières, l’humanisme sont par essence optimistes, quelles que soient les situations qu’ils rencontrent.

« Concrètement, la futurologie écologiste est une résistance à la technique, une technophobie, et doit être vu [sic] comme une peur d’aller trop loin et trop vite vers l’inconnu. »

Au passage parler à la suite de Jonas, Anders et Dupuy de « catastrophisme éclairé » ou d’« heuristique de la peur » devrait faire penser un peu plus notre auteur. Il s’agit peut-être d’un pessimisme, mais pas d’une philosophie de la décadence, telle qu’on pourrait la trouver dans la Révolution conservatrice ou chez un auteur raciste comme Gobineau, d’un pessimisme éclairé qui a pour objectif d’alerter les hommes ou de comprendre, comme Anders, les blocages psychiques qui empêchent de savoir ce que l’on sait.

« il est indiscutable que nous “savons” quelles conséquences en­traînerait une guerre atomique. Mais justement, nous le “savons” seulement. Ce “seulement” veut dire que ce “savoir” qui est le nôtre est en fait très proche de l’ignorance. Il en est bien plus proche que de la compréhension. » (Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, Paris, Éditions de l’encyclopédie des nuisances/Éditions Ivréa, 2002, p. 263).

« Heuristique » est un terme qui indique de même le rapport à l’avenir (il s’agit de trouver des moyens de résoudre les problèmes du temps) et non pas la condamnation sans espoir du présent. On peut contester toute valeur heuristique à la peur, mais pas dire qu’une « heuristique de la peur » est naturellement conservatrice ou, pire, réactionnaire et fantasmant un âge d’or perdu.

C’est pourtant bien ce qu’écrit Stéphane François à la suite.

« De fait, les écologistes, quelle que soit leur tendance politique, ont un trait psychologique marqué : ils refusent de faire confiance aux hommes et au temps. Or, cette méfiance est, selon l’historien Michel Winock, l’une des caractéristiques du discours de droite : “Le présent est odieux, écrit-il, en ce qu’il est une étape de la dégradation d’un modèle d’origine valorisé comme un temps béni, un paradis, perdu sous les coups de la modernité.” »

On retrouve ici clairement formulée cette assimilation de toutes les écologies au conservatisme, dans le refus « de faire confiance aux hommes et au temps ». De conservatisme il s’agit, parce que si on n’a pas confiance dans les hommes et dans le temps présent, c’est nécessairement qu’on idéalise le passé, qu’on s’oppose à la démocratie, qu’on souhaite le retour à l’Ancien régime et le maintien de l’homme du péché originel sous la férule de pouvoirs forts.
Signalons au passage l’usage très partial que Stéphane François fait de l’article de Michel Winock « L’éternelle décadence ». En effet, cet article est consacré à montrer la continuité entre les discours ultra-conservateurs et quasiment permanents de la décadence depuis la Révolution française et les propos du fondateur du Front National. Il est publié en octobre 1988, soit quelques mois après l’élection présidentielle qui marqua une progression marquante de ce parti d’extrême-droite (plus de 14% des voix). Michel Winock repère 9 thèmes pour qualifier les pensées de la décadence, que Stéphane François aura beaucoup de mal à retrouver dans l’écologie politique, raison pour laquelle sans doute il ne les cite pas, du moins pas tous : la haine du présent, la nostalgie d’un âge d’or, l’anti-individualisme (il s’arrête là), l’éloge de l’immobilité, l’apologie des sociétés élitaires, la nostalgie du sacré, la peur de la dégradation génétique et de l’effondrement démographique, la censure des mœurs, l’anti-intellectualisme. (Michel Winock, « L’éternelle décadence », Lignes, n° 4, octobre 1988, pp. 62-65).

Mais qui sont « les hommes » dont parle l’auteur ? Des technocrates, des capitalistes, des « gens de peu », les Occidentaux, les travailleurs exploités des usines chinoises ? On n’en saura rien, puisqu’il s’agit d’avoir confiance dans les hommes. C’est beau comme du Arthus-Bertrand. Et si on comprend bien, c’est là toute l’essence de la pensée de gauche : « avoir confiance dans les hommes et dans le temps », puisque, comme le dit Michel Winock, le refus de la confiance est « l’une des caractéristiques du discours de droite ». En conséquence de quoi, si l’on comprend bien encore, le néo-libéralisme des institutions européennes, la géo-ingénierie qui programme d’ensemencer les mers, de réfléchir les rayons du soleil avant qu’ils ne traversent l’atmosphère, sont la pointe avancée des pensées et des politiques de gauche.

« Technophobie » nous dit l’auteur. De quoi s’agit-il ? De la peur de la technique, donc. La peur de la technique ? Mais de quelles techniques ? Celles qui ont permis, au cours du siècle passé, d’éradiquer la plupart des maladies infantiles, qui ont permis de développer l’information ou de celles qui ont fait planer sur le monde la menace de sa destruction, ou qui aujourd’hui promettent à un petit noyau de privilégiés de devenir immortels, alors qu’en face les politiques néolibérales condamnent la majorité à la misère ? On n’en saura de nouveau rien : technophobie, voilà tout.

Le raisonnement qui suit dit très bien de quoi il s’agit. La technophobie consiste à généraliser la constatation de l’existence de quelques techniques destructrices à l’ensemble des techniques modernes.

« Les écologistes ont constaté, assez justement d’ailleurs, que, depuis 1945, l’humanité “pacifique” a plus dévasté la planète que les deux guerres mondiales réunies. Dès lors, toute innovation scientifique devient suspecte : “on somme donc le scientifique d’éviter à tout prix non seulement la catastrophe, mais également l’ombre de toute catastrophe possible. Le discours sur la catastrophe acquiert ainsi un pouvoir réel, et une véritable légitimité, même si la catastrophe est purement fictive.” (Etienne Klein) »

Qu’au passage « l’humanité pacifique a plus dévasté la terre que les deux guerres mondiales réunies » ne semble pas poser de problème à l’auteur, quoi qu’il en reconnaisse la vérité. On croirait lire Claude Allègre : il y a peut-être un problème, mais ce problème est beaucoup moins grave qu’on le dit, et les ingénieurs veillent sur nous, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles.

Certaines catastrophes sont avérées, mais d’autres sont « purement fictives », ajoute Etienne Klein. Sauf que les catastrophes apparaissent rarement dans le moment où l’on commence d’utiliser une nouvelle technique. Il n’est qu’à rappeler l’amiante. Le principe de précaution, aussi insuffisant et aussi peu appliqué soit-il, a le mérite de souligner que tant qu’un soupçon de nocivité demeure l’utilisation d’une nouvelle technique doit être suspendue à titre provisoire. Mais notre auteur, lui, nous dit, en gros, qu’il n’y a pas de risque, qu’il faut raison garder. Les scandales médicaux, environnementaux qui rythment les dernières décennies ne semblent donc pas l’alerter, pas plus que le fait que « l’humanité pacifique a plus dévasté la terre que les deux guerres mondiales réunies ».

On ne s’étonne de ce fait pas de constater que l’auteur ne parle jamais, dans sa critique de l’écologie, du capitalisme, puisque cela l’aurait nécessairement conduit jusqu’à devoir reconnaître que l’écologie politique est une pensée et une politique de l’émancipation, de la sortie du capitalisme. Lisons ainsi le passage qui suit et remarquons le conditionnel (« serait »).

« Cette hubris, cette démesure technologique, serait couplée, selon les penseurs écologistes, à un pillage systématique des ressources naturelles : le modèle occidental de développement, fondé sur une exploitation intensive et extensive illimitée des ressources, détruit la planète. »

Le pillage semble donc relever de la mythologie, voire du mensonge pur et simple. Le capitalisme et les ravages qu’il opère pour satisfaire la soif de minorités doivent donc être des mythes. Tout va bien, la mondialisation économique est respectueuse des écosystèmes, n’exploite pas les ressources et les hommes au passage. Cela doit être le nouveau sens d’une politique de gauche : la confiance dans les hommes, c’est-à-dire dans le capitalisme, lequel est synonyme de démocratie, de progrès, d’égalité.

Hervé Kempf se demande au contraire dans son dernier livre (L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Seuil, 2011) si nous vivons bien dans une démocratie et si, entre la démocratie désirée et la tyrannie honnie, il n’existerait pas des oligarchies capables de mimer la démocratie tout en la minant de l’intérieur et en empêchant le déploiement du droit à l’éducation, à l’information, etc. Manque de pot pour notre auteur, les écologistes ne sont pas des anti-démocrates, ils appellent au contraire à opposer à l’oligarchie, la démocratie, c’est-à-dire le peuple, l’égalité. Le Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon qu’on ne peut raisonnablement pas accuser de conservatisme, de tendance droitière, a ainsi inscrit la planification écologique, la critique du productivisme et du technicisme, au cœur de son programme politique. Mais il est vrai qu’on l’accuse aujourd’hui de populisme, parce qu’il parle d’une révolution citoyenne, par les urnes, du peuple, pour le peuple, et qu’il reprend l’étiquette à son compte.

« Rien n’est plus utile à l’oligarchie que la vulgarité et la veulerie que met si complaisamment en scène la télévision. L’individualisme qu’expriment ces spectacles correspond à l’idéologie qu’elle encourage efficacement depuis une trentaine d’années, et la distraction proposée détourne les foules de toute interrogation politique. La surreprésentation des rapports émotionnels entre individus - compétition, frustration, désir, cupidité - évacue tout rapport collectif du champ de la conscience des spectateurs. » (Hervé Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Paris, Seuil, 2011, p. 96-97).

Ce propos qui, en s’opposant à « la compétition, la frustration, le désir, la cupidité », rappelle « nombre de valeurs prônées par les écologistes, ou par les décroissants, comme la parcimonie, la modestie, le sens du sacrifice » dont nous parlait auparavant Stéphane François. Il nous permet d’aborder le dernier élément soulevé par l’article, l’anti-individualisme.

L’écologie politique est-elle anti-individualiste et anti-libérale ? Ou s’agit-il de repenser les liens entre l’individu et la collectivité et lutter pour une société décente ?

« Il s’agit aussi de réfléchir, dans l’aspect le plus radical de la pensée écologiste, à une déconstruction de la modernité dans ce qu’elle a de plus essentielle : l’humanisme et l’individualisme. L’écologie, en raison de son approche globale des problèmes de l’environnement, de l’importance qu’elle donne à la relation entre l’homme et le monde, et aussi bien sûr de sa critique de la dévastation de la Terre sous l’effet de l’obsession productiviste, de l’idéologie du progrès et de l’arraisonnement technicien, doit proposer une nouvelle vision du monde. À l’hubris économique et au prométhéisme technicien progressiste, l’écologie veut opposer le sens de la mesure et la recherche de l’harmonie. »

Ce propos paraîtrait élogieux, s’il n’y avait la suite :

« Pour cela, elle doit se débarrasser des schèmes intellectuels hérités des Lumières et promouvoir de nouveaux systèmes sociaux, parfois très conservateurs. »

« Cet antilibéralisme, tant économique que politique, est d’ailleurs revendiqué par des militants écologiques. Ainsi, certains d’entre eux considèrent que le libéralisme et l’écologie sont inconciliables. En effet, selon ceux-ci, le libéralisme, tant politique que philosophique, étant à l’origine de la mondialisation et prônant l’universalisme, détruit à la fois les identités nationales, l’ethnocide cher à Robert Jaulin, et la nature par son éloge du marché sans entrave et son consumérisme productiviste. Le libéralisme y est donc vu comme une idéologie reposant exclusivement sur la liberté, qu’elle soit économique ou politique, une liberté qui met en péril les modèles holistes des sociétés traditionnelles. »

Effectivement certains penseurs écologistes sont anti-libéraux, anti-démocrates, mais ils ne se disent pas de gauche en général. Et derrière la critique de l’universalisme à laquelle Stéphane François fait référence, il faut reconnaître la dénonciation d’un faux universalisme qui sert de paravent à l’expansion économique ou politique des peuples occidentaux. Mais pour s’en apercevoir, il faudrait chausser d’autres lunettes que celle de l’humanisme abstrait de « la confiance dans les hommes » et ne pas négliger ce que le capitalisme, et particulièrement le capitalisme fondé sur le désir, occasionne de bouleversement dans les sociétés, en détruisant les liens sociaux, pour les remplacer par l’atomisation, ce qui est le sens propre de l’individualisme.

Si l’écologie politique (de gauche) est donc anti-individualiste, c’est parce qu’elle lutte contre cette atomisation qui est le produit du capitalisme et sa meilleure arme, et non parce qu’elle s’opposerait aux droits et libertés individuels. Elle est anti-libérale au sens économique, puisqu’elle s’oppose au néolibéralisme européen et mondial, parce qu’elle croit à la fois à la valeur de la liberté individuelle (contre la massification et le consumérisme), et à la valeur des cultures et des sociétés (contre le sinistre slogan thatchérien de l’ultra-libéralisme : « La société n’existe pas. ) Mais elle n’est pas anti-libérale au sens philosophique, puisqu’elle fait de l’émancipation des individus, aussi bien à l’égard des pressions communautaristes que des propagandes diverses, un principe non-négociable. Elle n’est pas holiste, mais reconnaît en revanche, contre l’atomisation, une valeur à l’appartenance à une histoire et à un peuple.

L’auteur émet pour finir un argument censé être imparable, le même que Luc Ferry, jadis, dans Le nouvel ordre écologique (Grasset, 1992) :

« Nos écologistes sont attirées par une forme radicale de l’écologie : “l’écologie profonde”. »
« Les partisans de l’écologie profonde sont, selon Dominique Bourg, “ […] conduits à rejeter la conséquence même de cette élévation [de l’homme au-dessus de la nature et de l’individu au-dessus du groupe], à savoir la proclamation des droits de l’homme. Ils s’en prennent encore à la religion judéo-chrétienne, accusée d’avoir été à l’origine de l’anthropocentrisme, à l’esprit scientifique analytique et donc inapte à la compréhension de la nature comme totalité, et enfin aux techniques, accusées de tous les maux. Rien de ce qui est moderne ne semble trouver grâce à leurs yeux”. Cette dimension naturaliste radicale est un point de convergence entre l’écologie de droite, conservatrice, et l’écologie de gauche, qui fut progressiste. En effet, toutes deux sont critiques vis-à-vis du progrès, dans le sens de progrès technique. »

Stéphane François revient donc à son seul argument, l’opposition au progrès technique. Il ne trouvera aucun texte des écologistes de gauche qui s’oppose aux « droits de l’homme ». Il y a une confusion grave, laquelle porte de nouveau sur le sens du mot « individualisme ». L’individualisme, nous le savons depuis Tocqueville, désigne l’isolement et le centrement des individus sur eux-mêmes, que surplombe une puissance tutélaire (le marché, l’État total pour Arendt qui en voyait l’origine dans la massification), il n’est pas la libération de l’individu ni surtout sa relation faite de liberté et d’attachement à un groupe, comme c’est le cas dans une culture, mais sa soumission à un ordre de choses impersonnel, économique, politique ou idéologique.

L’écologie politique est de gauche et la préservation n’est pas le conservatisme

Nous proposons pour finir une autre lecture de l’écologie politique.

Paul Ariès parle, dans un éditorial du Sarkophage :

du « refus populaire de sous-traiter le travail familial, parce que cette immixtion ferait perdre son “âme ménagère” à la famille, constituant un viol de l’intime par un tiers (la femme de ménage, le domestique). » De « cette culture populaire, faite d’un ancien régime des gestes, [qui] permettait une familiarisation avec la société des objets précapitalistes, devenus depuis les révolutions productivistes et consuméristes bien silencieux. » Et qui constituait « finalement autant de gestes forts, des gardes-fous du Soi qui conservaient la mémoire sociale et individuelle des humbles. » « Pierre Sansot analyse, dans Les Gens de peu (PUF, 1992) ce mélange de modestie et de fierté, et revient sur le goût populaire pour les « bonheurs simples » : le 14 juillet, le bricolage, le camping, la partie de cartes, la scène de ménage… De quel aveuglement la gauche fut-elle victime pour répéter, tel un perroquet bavard, les critiques de droite envers toutes ces résistances ? […] La gauche veut bien aujourd’hui dénoncer l’ethnocide blanc, mais ne veut toujours pas admettre que les milieux populaires, les paysans comme les ouvriers, ont été aussi littéralement colonisés, avec le soutien actif et bien-pensant de cette même gauche humaniste et républicaine. La gauche, l’humanité et la république dont nous avons besoin au XXIe siècle ont un devoir d’inventaire. » (« A-t-on le droit d’être conservateur ? », Le Sarkophage n° 16, janvier-mars 2010, pp. 1-2).

Pour la gauche médiatique, voire caviar, le peuple est aujourd’hui composé de beaufs, l’attachement populaire aux traditions est anti-moderniste et anti-individualiste. Orwell avait pourtant montré qu’il n’est pas de société digne de ce nom sans « common decency » (l’honnêteté commune), laquelle il voyait à l’œuvre dans la classe ouvrière, encore attachée dans les années 30 aux signes concrets de la liberté en Angleterre, « le pub, le match de football, le petit jardin qu’on a derrière chez soi, le coin du feu et  la “bonne tasse de thé”. » (George Orwell, Le lion et la licorne : socialisme et génie anglais (1941), in Essais, articles et lettres, volume 2, 1940-1942, trad. A. Krief, M. Pétris et J. Semprun, Paris, Ivrea Encyclopédie des nuisances, 1996, p. 77)., parce qu’elle est la conscience des droits et de la dignité qui sont ou doivent être attachés à l’existence de chacun. Il s’agit bien de conservation, peut-être pourrions-nous parler, ce qui lèverait toute ambiguïté, de volonté de préservation des écosystèmes et des cadres de vie des hommes, des liens sociaux et des usages et héritages qui les permettent.

À défaut de cette « honnêteté commune » et des finalités raisonnables qu’elle met en avant, la raison ne nous protège pas de l’inhumanité, la technique peut conduire à des pratiques nihilistes et l’égalité prendre la forme de l’écrasement des masses, dans les tranchées ou les camps.

Nous voyons, à l’issue de cette lecture critique, que l’analyse de Stéphane François est erronée. Sa conclusion montre d’ailleurs très bien que son argumentation s’est éloignée de la raison et que la polémique inutile et stérile l’a emporté chez lui sur la lucidité intellectuelle.

« Malgré un positionnement souvent ouvertement de gauche, la pensée écologiste la plus radicale, par les valeurs qu’elle promeut, reste donc assez largement une pensée conservatrice, très largement pessimiste et foncièrement antilibérale. En effet, les écologistes refusent de faire confiance aux hommes et à l’idée de progrès. Cette position tranchée soulève des interrogations. Malgré tout, la prise de conscience écologique est plutôt positive tant qu’elle ne se transforme pas en un terrorisme écologiquement correct, en un anti-monothéisme, en un naturalisme radical antihumaniste ou en un antimodernisme technophobe. »

L’écologie politique ne véhicule pas des principes opposés aux Lumières, à la démocratie, elle reprend au contraire à la racine le projet d’émancipation des individus, tout en rejetant le prométhéisme qui consiste à faire du progrès technique la condition unique de celle-ci et le moteur de tout progrès social. Des siècles de progrès technique nous ont en effet montré que le pire comme le meilleur pouvait sortir du travail des ingénieurs, que la démocratie a progressivement laissé place à la technocratie et à l’oligarchie. La critique écologique a pour objectifs de préserver des conditions de vie dignes pour les hommes, de favoriser leur expression en tant que citoyens, dans leurs cadres de vie quotidiens. L’oïkos des écologistes est la polis. Elle ne s’oppose pas aux Lumières, mais en est le prolongement à un âge où la nature est devenue notre monde et où, face aux destructions massives occasionnées par les politiques capitalistes et technicistes, les conditions de vie concrètes des hommes, soumises à des pollutions sans précédent, des expropriations et des propagandes permanentes, sont devenues un enjeu vital pour la gauche. Elle assume, de ce fait, la rupture avec les fétiches du capitalisme que sont la croissance et la consommation, ce qui ne pourrait être assimilé à un anti-modernisme que si la modernité et le capitalisme étaient rigoureusement synonymes.

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Algérie : Comment expliquer la scission de la CNCD ?

par Fewzi Benhabib
Responsable du PLD - Immigration.

Source de l'article

Pour comprendre l’évolution de la situation, il faudrait analyser les évènements en tenant compte de la stratégie du pouvoir à la veille des échéances présidentielles et du contexte du monde arabe marqué par une irruption fulgurante des peuples sur la scène politique. Mais déjà remontons à la genèse de cette Coordination.
Rappelons-nous que le FFS n’a pas été à l’initiative de la marche du 21 janvier. Celui-ci prend donc le train en marche et rejoint la CNCD. Ce fait explique pour une grande part les turbulences de la Coordination. Fortement diminué face aux initiateurs du mouvement de masse, le FFS ne peut pas prétendre à un rôle de premier plan. Il décide alors de claquer la porte de la CNCD. Mais il s’appuiera sur les associations restées dans la Coordination et acquises à sa cause pour tenter de saborder la CNCD de l’intérieur et la faire voler en éclats. Cette tactique politicienne des deux fers au feu a un double but : discréditer la CNCD et miner sa cohésion en exacerbant ses divergences, d’autre part de l’étouffer en faisant diversion à son combat. Aujourd’hui, une chorégraphie parfaitement huilée et mûrement réfléchie dans les bureaux feutrés du pouvoir s’est mise en place à Alger. Le pouvoir, face au mur, a décidé de réactiver l’axe de Sant’Egidio pour tenter de dégonfler la protesta. C’est pourquoi, nous avons assisté ces derniers jours à Alger à un ballet de mauvais goût où manœuvrent de façon concertée Mehri, Hamrouche et Aït Ahmed. Il est évident que ces vieux chevaux de retour n’ont pas pour but de sortir le pays de la crise mais de sauver le système. Hier, ils avaient volé au secours du FIS en signant les accords de Sant’Egidio à Rome. Aujourd’hui, ils s’érigent en sauveurs d’un pouvoir aux abois. Il ne sera pas étonnant que d’autres voix, celles des islamistes notamment, se rallieront à ce chant de sirènes. Comme en 1992, Aït Ahmed bascule par opportunisme dans le camp des forces les plus réactionnaires pour tenter de casser la dynamique du mouvement de masse et porter un coup à la construction du pôle démocratique. En vain ! la CNCD est debout et elle a déjà réussi à se faire entendre, sinon comment expliquer l’interdiction des marches et l’extraordinaire armada policière lors des rassemblements à un moment où le pouvoir a embouché la trompette de la levée de l’état d’urgence. Quel poids cette Coordination composée des partis politiques a-t-elle pour faire entendre sa voix, ses messages ? N’est-elle pas en décalage par rapport à la rue puisque, apparemment, celle-ci ne bouge pas ? Comment un fleuve peut-il couler et suivre son cours normalement si on y dresse des barrages partout ? Comment la rue peut-elle s’exprimer quand tout est verrouillé et l’Algérie quadrillée ? Quand les accès à la ville sont fermés, les trains sont immobilisés, paralysés et les vols intérieurs annulés pour empêcher tout déplacement vers la capitale, et toute rencontre entre les contestataires. Mais rien ne dit qu’un jour, la digue ne cède !! Mais il n’y a pas que la chape de plomb interne, il y a aussi des complaisances, voire des complicités extérieures. Cette Coordination a peu de moyens parce que les partis démocratiques sont encore faibles. Le multipartisme n’est que de façade et l’opposition est cooptée. Cette pseudo-opposition n’est là que pour conforter la vitrine «démocratique» dont a bien besoin le système pour prétendre au label de la démocratie. Celui-ci a barré la route à toute émergence démocratique en interdisant toute vie démocratique réelle. L’Occident est aussi responsable de ce désert démocratique. En soutenant les dictatures et en armant la main des dictateurs contre les peuples, l’Occident a contribué à inhiber le mouvement de masse car les Ben Ali, les Moubarak et bien d’autres n’étaient au bout du compte que des géants aux pieds d’argile.
Quelles différences entre l’Algérie d’une part, la Tunisie et l’Égypte, d’autre part ?
C’est vrai que nous appartenons au même monde arabe et, de ce fait, il y a une certaine résonance dans les combats qui y sont menés mais il y a aussi des différences. Première différence : une première expérience démocratique avortée. Les mutations, la révolution que connaît le monde arabe aujourd’hui, l’Algérie les a connues dans une certaine mesure en octobre 1988. Il y a eu quelques résultats positifs : de nouveaux partis, quelques titres de journaux plus libres. Mais, malheureusement, le pouvoir a fait fi de la Constitution qui interdisait la création de partis à base religieuse ou ethnique et a légalisé un parti fasciste : le FIS. La société a payé très cher ce crime politique : la scène politique s’est transformée en champ de bataille et l’Algérie en vaste territoire de guerre. La première expérience démocratique a avorté et s’est complètement dévoyée dans un système dictatorial et maffieux. Deuxième différence : la société algérienne a fait l’expérience de l’islamisme politique. La société algérienne a fait l’expérience de l’islamisme politique dans les larmes et le sang. Le nombre de victimes est très élevé et le terrorisme islamiste s’est révélé dans sa plus grande cruauté (femmes enceintes éventrées, bébés fracassés, villages entiers décimés, artistes et hommes de culture assassinés). Au lieu de traduire les responsables du terrorisme islamiste devant les tribunaux, Bouteflika les a graciés dans le simulacre de la «concorde civile» et la «réconciliation nationale». Troisième différence : une rente extraordinaire. L’Algérie dispose d’une rente pétrolière qui lui a permis d’endiguer jusqu’à présent la colère du peuple. A chaque émeute, le pouvoir lui a jeté des miettes et a acheté la paix sociale en saupoudrant les revenus de la rente sur toutes les couches de la société. La rente joue un rôle politique central dans le système. Elle en constitue la clef de voûte. En effet, il suffit d’étudier l’évolution du budget du ministère des Anciens moudjahidine par exemple pour le comprendre. Ce budget est non seulement très important par rapport à des ministères stratégiques comme le ministère de l’Education nationale par exemple mais il grossit… au cours du temps !!?? L’Algérie, par sa rente, est beaucoup moins vulnérable aux pressions de l’Europe et des Etats-Unis tandis que la Tunisie et l’Égypte en dépendent très largement.


Que penser de ces révoltes ? Ces révolutions ?
C’est un changement important ! L’Histoire retiendra ce mois mémorable de janvier 2011. Désormais, il y a un avant et un après janvier 2011. Cette date est une véritable fracture, une rupture parce que les peuples arabes sont venus par eux-mêmes à l’idée de liberté et de démocratie. Ceux qui ont voulu, comme Bush, exporter la démocratie en faisant entendre leur bruit de bottes et leurs bombes aux peuples arabes en ont pour leur grade. Les Arabes ont rompu seuls les liens qui les entravaient et ont chassé les mains nues les dictateurs. Cette aspiration à la liberté est l’expression d’une volonté populaire sans précédent. Auparavant, l’on disait que la démocratie avait réussi à s’implanter en Asie, en Amérique latine mais que la «greffe» ne prendra jamais dans le monde arabe parce que leurs peuples sont vaccinés contre la… démocratie !! Des experts patentés s’aventuraient même à dire que les peuples arabes n’étaient pas mûrs pour adopter un système démocratique ou carrément qu’ils n’étaient pas éligibles à la démocratie. Janvier 2011 a apporté un démenti cinglant à toutes ces idées grotesques, voire racistes qui ont fait le lit du multiculturalisme. Aujourd’hui, la citoyenneté est une exigence et s’impose sur la scène politique. Mais attendons de voir comment les choses vont évoluer…


Pourquoi demander la fin d’un système alors que l’on peut le changer par une série de réformes ?

Un état est viable lorsqu’il offre des perspectives d’avenir à sa jeunesse. Or, aujourd’hui, la jeunesse n’a d’autre perspective que celle de jouer sa vie à la roulette russe en tentant de rejoindre la rive nord de la Méditerranée ou de mettre fin à ses jours en s’immolant par le feu. Cette situation est d’autant plus inacceptable que les caisses du Trésor regorgent de milliards de dollars. Ce naufrage est la signature de la faillite d’un système qui même en disposant de la manne pétrolière ne réussit pas à jeter les bases d’une économie viable, créatrice d’emplois et offrant un avenir à ses forces vives. Non seulement, un tel système est un cul-de-sac à la société mais, le comble est qu’il jette en prison y compris ceux qui tentent par leurs propres moyens, comme les harraga, de trouver des solutions à l’impasse où les a fourvoyés et plombés ce système. Il n’y a aucun sens à ravaler la façade d’un bâtiment vétuste dont les fondations sont branlantes. Il ne s’agit pas de réformer mais de refonder le système actuel en consacrant une nouvelle république, une nouvelle constitution, des institutions démocratiques, la mise en œuvre d’un Etat de droit laïque. Cela ne peut s’envisager que par une transition nationale démocratique avec de véritables démocrates.
Est-ce que le danger islamiste est réel ?
Des révoltes importantes se sont produites en Tunisie et en Égypte. En Algérie, le mouvement de contestation populaire d’octobre 1988 a été récupéré par le FIS. Qui aujourd’hui est en mesure de dire que demain la Tunisie sera un véritable Etat laïque et que des droits civils égalitaires hommes/femmes seront proclamés en Égypte. L’islamisme est en embuscade partout dans le monde arabe et peut tout remettre en question. Mais qu’est donc que l’islamisme si ce n’est un courant politique anti-démocratique, obscurantiste, raciste, sexiste, homophobe, qui porte tous les ingrédients du fascisme. Si l’Europe ne fait aucune place au fascisme, s’il n’y a pas droit de cité, il n’y a aucune raison pour qu’en Algérie, on s’en accommode et que soit banalisée l’extrême de l’extrême droite. On a vu le score qui a été infligé à l’extrême droite au second tour des présidentielles de 2002. La réaction de la société française a été salutaire. La mobilisation citoyenne a permis de faire barrage au Front national. Est-ce qu’un courant comme l’islamisme politique dont les mains sont tachées de sang peut avoir pignon sur rue, une quelconque reconnaissance, une légalité… en Algérie ? L’histoire de l’Europe est riche d’enseignements à ce sujet : un parti fasciste y a été reconnu, il est arrivé «démocratiquement » par les urnes, nous savons ce qu’il en a été par la suite… Une guerre mondiale, 50 millions de morts, le génocide des Juifs, etc. L’Histoire nous a démontré qu’on ne s’accommode pas du fascisme ! On ne négocie pas avec lui, on le combat !

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Pour un engagement de conviction responsable

par Valéry RASPLUS
Essayiste, sociologue
Rédacteur en chef et Membre du comité de rédaction de la revue Des Lois et des Hommes

A une époque où nous semblons osciller entre d’une part un individualisme égoïste consumériste intéressé et d’autre part une indifférence fataliste à la misère sociale, la question de l’engagement actif responsable hors d’une recherche d’intérêts particuliers semble faire encore cruellement défaut. La question de l’engagement visant l’intérêt général se résume la plus part du temps, par calcul, défaut ou nécessité, à une défense ne dépassant guère la sphère sectorielle, corporatiste ou communautariste. Entre l’action privilégiant le repli sur soi, l’entre-soi exclusif, et celui exacerbant des passions agressives, anomiques, le pari d’un engagement participatif sociétal solidaire reste encore et toujours d’actualité. Entre le choix d’une posture de retrait (supposée neutre) et une participation active (étiquetée militante), n’y aurait-il pas un juste milieu où l’objectivité et la subjectivité pourraient s’accorder dans un juste accord ? Une main sans un oeil averti est souvent impuissante, mais un oeil sans une main experte l’est tout autant.

S’engager, c’est à la fois une démarche contraignante (s’attacher, se lier, s’astreindre, s’obliger, s’enrôler, s’investir, faire vœu de, donner sa parole, prendre parti, souscrire, …) et une démarche de rupture (s’aventurer, s’embarquer, se mettre en route, s’embringuer, se lancer, suivre …). L’engagement est constitué à la fois d’une obligation et d’une mise en jeu de soi. Cette obligation peut être traduite soit comme une contrainte à soi et à autrui (ou sur autrui) : « je m’engage à être honnête,… », « je m’engage à te faire confiance,… » et/ou une mise en jeu de soi qui peut se concevoir comme une rupture avec son savoir acquis (ses pratiques courantes) en vue d’une différence de pensée ou d’action : « je m’engage à m’instruire… », « je m’engage à t’instruire… ».

Nous pouvons faire appel à une notion classique, l’éthique, pour asseoir, consolider ou justifier notre engagement. Pour reprendre la typologie de Max Weber, nous pouvons nous interroger sur deux types d’éthique qui ont cours dans la sphère de l’engagement : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. La première accorde peu d’importance aux conséquences de l’action, mais presque uniquement à ses intentions. La fin justifie les moyens. C’est l’éthique du militant, de l’activiste, mais aussi du philosophe, de l’intellectuel… Il est convaincu de la justesse intrinsèque de sa pensée, de ses actes, et ce quels qu’en soit ses effets, ses contradictions, les « dommages collatéraux ». Elle suppose souvent une impatience et une fermeté. La seconde cherche à anticiper les conséquences prévisibles de son engagement et de ses actes. La fin ne justifie plus les moyens. C’est aussi l’éthique du militant, de l’activiste, du philosophe, de l’intellectuel… Il est capable, quitte à ce que ce soit dans la douleur, de revoir ses convictions si celles-ci venaient à se révéler contreproductives, perverses, nuisibles. Elle suppose de la patience et une remise en cause. Mais cette distinction est loin d’être si simpliste et duale que ça.

L’éthique de conviction érigée en absolue amène facilement à la construction de systèmes autoritaires et au dogmatisme sectaire. A contrario une absence de conviction peut aussi servir à maintenir en place un système despotique. Un bon dosage d’éthique de conviction servira alors de combustible à l’insurrection, à la révolte, au changement, à une société ouverte pluraliste. L’éthique de responsabilité érigée en absolue peut elle se transformer en système normalisé, bureaucratique, brisant toute innovation, tout paradigme hétérodoxe. Mais une absence de responsabilité laissera la porte ouverte au plus fort et à l’insouciance contre le faible et le respect.

Reste alors le pari d’une éthique de conviction ouverte aidée d’une éthique de responsabilité juste qui devrait être encore et toujours notre combat quotidien.

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Corrompre les élites ne corrompt pas les peuples

par Christian Berthier

A la veille de mai 1968 l’éditorialiste du journal Le Monde titrait : « La France s’ennuie ». Les touristes de passage en Tunisie à la mi-décembre 2010 voyaient un pays socialement calme et résigné aux inégalités de tous ordres qu’il supportait.
Le manque de résultats concrets des mobilisations contre les lois anti-sociales du gouvernement Sarkozy justifierait-il la démoralisation, l’individualisme, l’égoïsme, le fatalisme et l’indifférence à la misère sociale ?
Pour moi, pas du tout. Avant la tempête, le calme : les forces les plus puissantes, prêtes à exploser, s’équilibrent un instant pour déferler l’instant suivant.
J’ai la conviction que « nous » sommes au Maghreb, en France, en Islande, en Irlande, aux USA même, à un « instant » de ce type.
Dans tous les pays, au delà des religions, des histoires et des systèmes politiques, le capitalisme a retrouvé son visage le plus rapace, injuste, destructeur, policier et guerrier. Les « élites » sont devenues d’insupportables et égoïstes oligarchies. Par millions les familles, les jeunes n’en peuvent plus et perdent l’espoir d’une vie meilleure si rien ne change. Les institutions les plus anciennes ne peuvent plus contenir les affrontements entre oligarques concurrents et le mécontentement des peuples.

Ce ne sont pas des idées et des « éthiques » qui s’affrontent, ce sont des forces sociales et matérielles. L’Histoire le dicte à la philosophie. L’événement s’impose au commentaire. C’est l’irruption de « la Force » qui est dans les peuples. elle déferle, exige et combat pour sa survie. De son sein ont toujours surgit- en nombre - les cadres militants actifs, habités par l’urgence et le volonté de réussir.
Les pessimistes ont pourtant des excuses : celles de l’effondrement militant et de l’abstention politique et syndicale des générations d’après 1968. Les enfants des 20 glorieuses n’ont pas su ou pu transmettre à leurs enfants l’esprit collectif, la volonté de se battre pour se défendre ou pour gagner des progrès. Les médias ont imposé les images d’une société aisée et individualiste.

Ne serait-ce pas aussi parce que les organisations du mouvement social au sens le plus large, intégrées de plus en plus profondément dans un dialogue social institutionnalisé ont dilué la réalité des affrontements sociaux ? Mais aussi parce que l’idée d’un terrain commun aux politiques de droites et de gauches privaient d’enjeu l’engagement généreux et désintéressé. D’où l’apparence (ou l’espoir ?) de cercles militants toujours plus âgés, raisonnables, raisonnant, non-violant et éloignés des chocs sociaux et politiques.

C’est cet « espace militant » qui cède et cédera la place à une génération adaptée aux affrontements ouverts à la généralisation desquels nous assistons.

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Film : le Choix de Luna, de Jasmila Zbanic

par Hakim Arabdiou

Les cinéphiles européens ont eu quelques belles surprises, en ce début de l’année 2011. Nombre d’entre eux ont eu ou auront le plaisir de voir, notamment le très beau film croate, le Choix de Luna, de la réalisatrice, Jasmila Zbanic. Le film traite de la montée en Bosnie-Herzégovine de l’intégrisme musulman, suite au financement et à la diffusion par les milliardaires des pays du golfe de l’idéologie fasciste wahabite, qui est la matrice des autres variantes et dégradées de l’islamisme.

Il nous relate l’histoire d’un couple de musulmans modernes, vivant maritalement à Sarajevo, et qui a été gangrené, puis détruit par l’intégrisme. Il s’agit de Luna ( Zrinka Cvitesic), hôtesse de l’air, et d’Amar (Leon Lucev) contrôleur aérien, qui menaient une vie heureuse, jusqu’au jour où leur vie amoureuse bascula. Amar fut licencié de son travail, pour erreur professionnelle. Un concours de circonstances le fit rencontrer nez à nez des mois plus tard avec un ancien camarade de régiment, lors de la guerre civile, qui avait sévi en ex-Yougoslavie.

Il se trouve que ce camarade est inféodé aux intégristes. Après des tentatives plus ou moins discrètes et infructueuses de celui-ci pour recruter Amar, il lui proposa de l’embaucher durant quelques semaines en vue d’enseigner l’informatique dans, ce qui s’avèrera être un camp d’endoctrinement des hommes, des femmes et mêmes des enfants. Luna était réticentes à l’égard de ce travail. Mais Amar gentiment passa outre l’avis de sa campagne, tant il avait sous-estimé la dangerosité des méthodes sectaires et des moyens colossaux, mis en place à cette fin. Aussi a-t-il été insidieusement soumis à un lavage de cerveau, comme les autres membres du camp, et gagné à une pratique rigoriste, voire rétrograde de l’islam.

Luna essaya en vain de sauver son couple. Elle se résigna alors à l’idée que leur bonheur était irrémédiablement compromis ; et décida d’abandonner la procréation médicalement assistée, en vue d’accoucher d’un enfant, censé être le fruit de leur amour, entre elle et Amar. Une technique qu’elle venait d’entamer, après avoir surmonté le lourd obstacle psychologique que cela implique, et un traitement long, éprouvant, et au résultat incertain.

Le film, esthétiquement bien construit, casse au passage nombre de clichées envers les musulmans, assimilés dans leur globalité aux islamistes.

Jasmila Zbanic, 35 ans, native de Sarajevo et d’origine musulmane, a réalisé plusieurs films, dont son premier long métrage, Sarajevo, mon amour (2006), qui a obtenu plusieurs Prix internationaux, notamment l’Ours d’Or du festival de Berlin, en Allemagne. La réalisatrice a eu un parcours atypique. C’est ainsi que diplômée de l’Académie d’Arts dramatiques de Sarajevo, elle débuta sa carrière, comme … marionnettiste, puis … clown et enfin réalisatrice.