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Années 30, le retour ?

par Évariste
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Le courrier reçu de C. Jenger et publié dans le dernier numéro de Respublica s’interroge sur un retour des années 30. Le parallèle est a priori politiquement pertinent, tant certaines prises de position dans le débat sur le « mariage pour tous » peuvent en effet faire penser à celles des ligues fascistes d’alors, même si leur violence, physique ou verbale, en est encore très loin. D’autres rares références à ces années sont plutôt centrées sur l’aspect économique.

Sous cet angle, le parallèle est combattu par ceux qui veulent voir dans la crise actuelle un phénomène ponctuel et non une constante du capitalisme, le refus de l’histoire permettant aux économistes de marché de nier la réalité : comme l’après-1929, l’après-2007 n’est pas une crise conjoncturelle parmi d’autres, une crise due aux excès d’une finance mal maîtrisée ou aux erreurs stratégiques néo-libérales, mais la fin de la gestion par une fuite dans la financiarisation, de la crise du profit apparue dans les années 70 (voir l’ouvrage Néo-libéralisme et crise de la dette).

Pourtant, les crispations sociétales d’aujourd’hui sont des manifestations précoces d’une situation de crise trop largement sous-estimée et réellement comparable à celle ouverte en 29. Pour qui veut bien le voir, la comparaison des trajectoires économiques et sociales européennes fait apparaître une similitude patente au niveau économique : comme celui de 2007, le krach de 29 résulte d’une spéculation hypothécaire effrénée ; comme l’étalon-or dans les années 30, l’euro aujourd’hui introduit une contrainte extérieure de compétitivité qui impose des politiques d’austérité. Dans les années 30, le débat sur la meilleure façon de gérer la contrainte de compétitivité était entre la dévaluation, et la déflation, entre l’abandon de la référence à l’or et la casse des salaires. Aujourd’hui, ce débat revient au devant de la scène : sortir de l’euro pour pouvoir dévaluer et relancer, ou casser le salaire socialisé, via la casse des services publics et de l’État-providence, pour redevenir compétitif par « dévaluation interne ».
Au niveau politique et social, il y a aussi une même similitude entre l’attitude des radicaux qui, dans les années 30, n’ont eu de cesse de faire échouer le Front populaire, et celle des « socialistes » d’aujourd’hui qui dérivent de même vers la droite et l’économisme et sont amenés à s’opposer ouvertement à la « gauche de la gauche ». Conséquence grave, on constate dans les deux périodes le même discrédit de la classe politique, la même perte de foi en la démocratie,. Dans les années 30, les ligues fascistes ont surfé sur ce discrédit et cette faiblesse pour tirer sur l’étranger, sur la perte de souveraineté due à l’impuissance de « la gueuse », etc. Aujourd’hui, il y a l’immigré profiteur, mais aussi, au niveau sociétal, les porteurs de valeurs anti-chrétiennes, l’Américain matérialiste, l’islamiste polygame, etc.
Cependant, il y a deux différences essentielles entre les deux époques, qui affaiblissent le risque d’une dérive fascisante. C’est, d’une part, la perte à gauche de l’idéal communiste, qui peut expliquer la dérive de la social-démocratie moderne et l’affaiblissement des syndicats, alors que la perspective du bolchévisme pour tous avait exacerbé le sentiment anti-républicain de ceux qui ont fait le socle de l’extrême droite : conservateurs et réacs cathos hypers-individualistes, rejoints par quelques communistes et anarcho-syndicalistes perdus. Et c’est, d’autre part, l’intégration au capital de classes moyennes développées par la redistribution des 30 Glorieuses, via la Sécu ou l’impôt, et en perte de la conscience de classe. Ce qui a conduit la gauche social-libérale à l’abandon des classes populaires.

Le récent sondage selon lequel M. Le Pen passerait largement devant F. Hollande en cas d’élection présidentielle anticipée est certes inquiétant, mais celui selon lequel 72 % des Français seraient favorables à l’idée d’un gouvernement d’union nationale en atténue l’impression, si cela signifie que tant que les classes moyennes auront l’espoir de conserver leurs acquis sociaux, dont la capacité d’épargne et de constitution d’un patrimoine financier, elles n’iront pas à l’aventure politique.

Un danger est cependant que comme dans l’entre-deux-guerres la droite la plus ultra-libérale (Sarko-Copé-Jacob), la plus proche des cathos intégristes et la plus polluable par les idées d’extrême droite, trouve dans le mouvement sociétal contre le mariage gay une bouée à laquelle s’accrocher afin de retrouver la base sociale que son impuissance économique lui a fait perdre. Danger, car elle pourrait s’en faire larguer le cas échéant, comme la classe politique allemande qui, en voulant écarter le péril soviétique en 29, en installa un autre en 33.

Un autre danger, opposé, est lié à l’ignorance de l’histoire de ceux qui, à « gauche de la gauche » ou qui s’en réclament opportunément, en appellent au mythe de Roosevelt et Keynes sauvant le capitalisme pour prôner une alternative à l’austérité tout en restant dans le cadre capitaliste. Mais il faut savoir que Roosevelt et son fameux New-Deal n’ont en réalité rien résolu : à la veille de la seconde guerre mondiale, la crise était toujours aussi profonde (toujours 10 millions de chômeurs à la veille de la guerre, etc.), et c’est l’effort de guerre qui a relancé la machine. Quant à Keynes, il a lui-même très nettement critiqué le New Deal, reprochant aux autorités de s’en tenir à réformer les structures, quand il s’agissait de dépenser. Et les politiques keynésiennes de gestion des 30 Glorieuses, assises sur la dépense financée par les gains de productivité industrielle, sont inappropriées dans une capitalisme de finance prédatrice, les 30 Piteuses l’ont suffisamment montré.

Discrédit de la classe politique, mais absence de rêve alternatif : le risque de ligues fascistes ne peut se déduire mécaniquement de la situation économique ni d’une analogie politique. Le discrédit se traduit aujourd’hui par un désintérêt massif des citoyens pour les élections, tandis que l’oligarchie, relayée par des médias complices par endogamie, accuse de populisme ceux qui persistent à vouloir autre chose que ce que les experts présentent sans alternative. La pensée néo-libérale mise sur le marché pour empêcher les politiques de faire n’importe quoi, et ces politiques soucieux de leur carrière s’emploient à être « raisonnables », et le peuple abandonné par la gauche pourrait se laisser abuser par le « populisme » d’extrême droite, à qui la gauche a abandonné l’idée de nation, faux populisme, mais vrai totalitarisme.

De même que la finance folle est la conséquence de la crise du capital, et non l’inverse, ce ne sont pas les individus fous, « sans sang-froid et retenue », que dénonce notre lecteur, qui affaiblissent la démocratie, mais la faiblesse structurelle de la démocratie capitaliste (bourgeoise ou oligarchique) qui génère ces comportements fous. La référence aux années 30 peut ouvrir les yeux sur la situation réelle d’aujourd’hui, s’il s’agit, non pas de bêler avec les agneaux, mais bien de rapporter les errements du passé à la crise du capitalisme comme cause de la crise sociale et politique, dans l’espoir d’éviter « d’en revivre les pires moments ».

Politique française
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Les enseignements de la séquence des 1er et 5 mai 2013

par Bernard Teper
Co-animateur du Réseau Education Populaire.
Auteur avec Michel Zerbato de « Néolibéralisme et crise de la dette ».
Auteur avec Catherine Jousse et Christophe Prudhomme « Contre les prédateurs de la santé ».

http://wwww.reseaueducationpopulaire.info

 

Un an après l’arrivée de François Hollande à la présidence de la République française, la configuration de la lutte culturelle, politique et socialea radicalement changé. Un syndicalisme rassemblé avait permis de mobiliser contre la politique néo-libérale de Nicolas Sarkozy des millions de travailleurs, dans le conflit des retraites en 2010. Ce rassemblement du monde du travail n’a pas été pour rien dans la défaite de la droite à la présidentielle. L’ombre portée de ce rassemblement à permis l’alternance. Mais pas l’alternative : la gauche ordolibérale a remplacé la droite néolibérale. Le néolibéralisme continue donc sa route avec une autre équipe au pouvoir. Cette dernière année a permis à de nombreux citoyens de vivre une fois de plus une alternance sans alternative. Mais sous une forme de plus en plus dramatique. La « société du spectacle » existe et une opposition « spectaculaire » (celle de François Hollande face à Nicolas Sarkozy) n’entraîne pas forcément un changement de politique.

Arrive la séquence des 1er et 5 mai 2013. Le 1er, les seuls syndicats à manifester sérieusement dans toute la France sont des syndicats du mouvement syndical revendicatif : la CGT, la FSU et Solidaires. FO manifeste seule le matin à Paris, mais peu en province. Les autres, ceux qui signent les textes régressifs du Medef, se sont enfermés à 250 dans un gymnase à Reims : quelle pantalonnade ! La division syndicale semble profonde dans cette période. La responsabilité de la CGT devient immense.
Le 5 mai, le Front de gauche a réussi, dans le cadre de sa campagne contre l’austérité, contre le règne de la finance et pour la 6e République, à dépasser les 100.000 manifestants dans sa montée nationale. On voit le chemin parcouru depuis les 30.000 à 40.000 de la manifestation contre le traité budgétaire, fin septembre 2012. Et le soir même du 5 mai, le Premier ministre propose à la télévision de terminer la privatisation totale des ex-sociétés nationales ! Il n’a rien appris du ras-le-bol montant du peuple. Les hiérarques du PS peuvent crier à la division de la gauche, quitte à répéter une analyse juste, à savoir que la division de la gauche a toujours profité historiquement à la droite et à l’extrême droite, mais pour une part croissante des travailleurs et des citoyens, c’est la politique pro-Medef du gouvernement qui est la principale cause de la division à gauche. La principale responsabilité incombe logiquement à ceux qui ont les manettes du pouvoir dans les mains et non aux autres.

Et maintenant, que faire ?

D’abord bien analyser ce qu’il se passe à droite et à l’extrême droite. Répétons à nos amis et sympathisants que lorsque « le sage montre la lune », il ne faut pas regarder le doigt. La séquence de la « Manif pour tous » n’est pas simplement une mobilisation réactionnaire sur une des rares avancées du gouvernement. Elle est un moment de la recomposition idéologique et politique des droites, extrême droite comprise. Toutes choses étant inégales par ailleurs, nous sommes bien dans une configuration qui rappelle les années 30. La partielle de l’Oise en mars, dont nous avons abondamment parlé dans nos derniers numéros, devrait inquiéter.
Nous inquiète aussi la façon relativement moderne d’organiser la mobilisation : structures centrales de pilotage, de ressources humaines (promotion de nouveaux responsables de terrain), de logistique, de sécurité, de transports, de mobilisation, de presse, de financement ; la duplication rapide de ces structures centrales en province ; l’utilisation des réseaux sociaux, la mutualisation des réseaux du tissu associatif et syndical, tant des structures cléricales que des associations diverses comme Alliance Vita, En marche pour l’enfance, Association familiale catholique, Familles de France, Familles rurales, Association familiale protestante, etc.
Tout cela prépare une nouvelle mouture de la droite et de l’extrême droite pour les années à venir. À confirmer avec la partielle de Villeneuve-sur-Lot de juin, à la suite de la démission de J. Cahuzac ?

Pour la gauche, tout s’éclaire. Le ras-le-bol est grandissant dans le peuple, les tensions sont de plus en plus fortes sur les lieux de travail. Comme d’ailleurs dans la plupart des pays européens, voir entre autres les mouvements sociaux de Slovénie ces dernières semaines. On peut sans peine prévoir l’intensification de la quadruple crise culturelle, économique, politique, sociale. Il n’y a donc pas d’autre voie que de militer au sein du peuple mobilisé et de continuer à produire une éducation populaire de masse pour tous les citoyens et les travailleurs qui souhaitent en débattre. Nous y reviendrons abondamment dans les prochains numéros de Respublica.

Sur le plan électoral, les 150.000 élus municipaux seront bientôt en renouvellement, avant de nous retrouver sur un scrutin européen qui verra s’affronter les quatre ensembles des courants politiques : le courant souverainiste ultra-libéral de droite et d’extrême droite, le courant européiste et ordolibéral de droite, le courant européiste et ordolibéral de gauche, le courant critique de la construction européenne à gauche. Nous présenterons dans le prochain numéro de Respublica une typologie des différentes conceptions dans ce courant critique pour préciser notre conception face à ce que nous estimons être des impasses à l’intérieur de ce courant critique. Mais revenons sur les municipales, qui par la masse des candidats en jeu et par les évolutions des phases de la décentralisation (aujourd’hui l’acte III), deviennent des élections importantes, mêmes si par endroits cela peut être Clochemerle. La façon dont vont être composées les listes de gauche (compétition au premier tour ou pas entre le PS et ses alliés d’une part et le Front de gauche d’autre part), la façon de faire les campagnes (avec éducation populaire diversifiée ou de manière traditionnelle avec la langue de bois habituelle, etc.), vont exprimer les enjeux de fond de ces municipales.

Résumons : nous vivons sans doute une course vers un type d’implosion à chaud de la zone euro (nous reviendrons aussi sur ce point), vers une montée du mécontentement face au gouvernement, un ras-le-bol des salariés, notamment des couches populaires et des couches moyennes intermédiaires, qui devraient aboutir à un renforcement des droites et du Front de gauche. Rien n’est réglé pour autant. Une chose est sûre: l’impérieuse nécessité de développer des éducations populaires diversifiées vers tous les publics devient pour nous flagrante. Pour nous, vu la possibilité d’aller vers le pire, la formation et les différentes formes d’éducation populaire qui autonomisent chaque citoyen deviennent la priorité. Et pour vous ?

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La vidéo « École en danger », ou comment analyser le présent sans comprendre le passé

par Jean-Noël Laurenti

 

La vidéo « On vous fait un dessin “École en danger” » exprime le point de vue du PCF et du Front de gauche sur la démolition libérale de l’école. Un point de vue sans doute supposé rassembler ceux qui veulent une vraie politique de gauche pour l’école et qui refusent la politique menée par la droite et poursuivie par V. Peillon et G. Fioraso.

http://www.dailymotion.com/video/xz8sw1

Sur les 9 mn 49 de la vidéo, on ne peut que souscrire aux idées contenues dans les dernières 7 mn 50, qui dénoncent la libéralisation de l’école, la marchandisation du savoir consacrée par la stratégie de Lisbonne, l’abandon de la mission de formation des esprits et des citoyens au profit du formatage d’exécutants « employables » et dociles, le dégraissage des contenus enseignés par l’école publique sous la garantie de l’État, l’abandon des disciplines considérées comme secondaires aux collectivités locales, avec la création d’un vaste marché du soutien scolaire, conséquence de l’exténuation de l’enseignement. Tout cela au nom du « Notre enseignement est trop coûteux », « Notre enseignement est inefficace ».

Très bien. Mais comment se fait-il que les mêmes, si clairs pour analyser le présent, se bercent d’illusions sur le passé ? « Depuis quinze ans, nous est-il dit, une véritable révolution libérale est en cours par touches successives. » Pourquoi depuis quinze ans (soit 1998) ? pourquoi pas avant ? à quelle rupture correspond cette date ? qui pourra croire que la « révolution libérale » à l’école ne date que de quinze ans quand l’essor fracassant des théories et des politiques libérales date au moins du double, avec les gouvernements Reagan et Thatcher dans les années 1980 et le ralliement du gouvernement Mauroy à la bien-pensance économique en 1983 ?

En effet, autant les analyses de cette vidéo, quant il s’agit des évolutions actuelles de l’école sont lucides et mettent en lumière les calculs et les responsabilités du capital, autant il semble qu’avant 2000, tout était facile et à peu près sans nuages : comme si les antagonismes de classes avaient été neutralisés dans cette bienheureuse période et se réduisaient à une simple pesanteurs sociale. Écoutons les explications de ces deux premières minutes :

Au siècle dernier,l’école avait fait de spectaculaires progrès. L’effort de démocratisation entrepris dans les années 60 sous la pression de la demande sociale, des aspirations des familles des besoins de l’économie et des luttes du mouvement progressiste, a connu un succès incontestable. En quelques décennies le nombre des bacheliers a plus que triplé. Et contrairement aux idées reçues, le niveau des élèves n’a pas reculé, au contraire, l’étendue des savoirs est plus vaste, faisant aujourd’hui plus appel à la compréhension, aux processus de déduction plus qu’à la récitation. Aujourd’hui, c’est 70 % d’une génération qui atteint au bac. Derrière ça veut dire qu’une partie importante de la jeunesse a pu accéder à l’enseignement supérieur.

N’hésitons pas à le dire : voilà la vulgate qui a préparé le terrain à la libéralisation ouverte et forcenée de l’école.

Premier point : Certes, le mot d’ordre populaire de démocratisation de l’école, de l’accès pour tous au plus haut niveau d’instruction, s’est fait entendre tout au long du XXe siècle, particulièrement au moment des Trente Glorieuses. Mais qui peut croire que la politique de démocratisation ait été mise en oeuvre de bonne foi, sans réserve et avec un « succès incontestable », quand on se rappelle que dans les années 60 elle a été lancée, prônée et suivie par les gouvernements de droite les plus caractérisés, les gouvernements Debré, Pompidou, et leurs successeurs, avec des ministres aussi peu progressistes que les Fouchet, Haby, Beullac, plus tard Monory, etc. ? sans compter les gouvernements socialistes dont on a vu par ailleurs à quel point ils étaient les serviteurs en version douce de l’ordre économique établi ?

En réalité, le principe de cette politique de « démocratisation » était simple. D’une part, il fallait concéder à un plus grand nombre d’enfants et de jeunes l’accès à des cursus réservés autrefois aux privilégiés, cela d’autant plus que, comme le dit la vidéo, « les besoins de l’économie » y poussaient ; mais en même temps il était impensable que les esclaves qu’ils devaient continuer d’être (esclaves dans le travail, esclaves comme consommateurs, esclaves comme téléspectateurs) bénéficient de la formation intellectuelle et culturelle réservée aux hommes libres. Massification, donc, et non démocratisation : accès d’un plus grand nombre au diplôme, mais en même temps dévaluation du diplôme, non pas du fait qu’il était plus largement distribué, mais parce que, par le biais des réformes dans les programmes et instructions pédagogiques, les contenus de ce même diplôme étaient intellectuellement moins riches, moins formateurs, tout en affichant des ambitions suffisantes pour faire illusion.

Ce n’est pas que les contenus d’enseignements, dans les années 50, aient constitué un programme d’émancipation idéal, exempt d’idéologie et de formatage, loin de là. Mais le principe, dans la lignée de l’école inspirée par Condorcet et mise en place par la IIIe République, avec certes toutes les limites idéologiques et sociales imposées par l’ordre bourgeois, était la transmission de savoir organisés, selon un ordre méthodique compréhensible et qui les rendait assimilables pas à pas pour l’élève. Or l’évolution des programmes a tendu, progressivement, à instituer le désordre. D’une part, ce fut la réduction des contenus fondamentaux, indispensables à la compréhension du reste, et qui nécessitent de longs et patients apprentissages. Par exemple, de 1976 à 2004, un élève a perdu 800 heures de français entre le cours préparatoire et la fin du collège. D’autre part, ce fut le brouillage, par l’instauration d’enseignements nouveaux, dans des niveaux où ils n’étaient pas indispensables, au détriment des enseignements fondamentaux. Enfin, ce fut la mise en avant d’ambitions intellectuelles démesurées au regard de l’âge des enfants (prétendre disserter les faits avant de les connaître en détail), pour habiller sous des couleurs riantes le dégraissage des contenus d’enseignement : il n’est que de confronter les programmes d’histoire du début des années 60 et ceux de la fin du XXe siècle, et on verra comment, sous prétexte d’introduire les méthodes de l’école des Annales dans les programmes de collège et de lycée, on a limité l’enseignement de la Révolution française à quelques semaines, réduit à des lambeaux la formation la formation de l’État monarchique, et supprimé à peu près complètement l’étude du mouvement ouvrier. Faire passer la synthèse avant l’analyse, étant donné que celle-ci est toujours chronophage, n’est-ce pas le meilleur moyen d’économiser des heures de cours, tout en flattant l’opinion par l’affichage d’objectifs prétentieux ?

Un autre volet capital de la politique suivie à partir des années 60 a été la transformation des méthodes pédagogiques. Là encore, ce n’est pas que la pédagogie de l’école issue de la IIIe République ait été paradisiaque, mais sous prétexte d’améliorer il s’agissait de faire pire. La pédagogie progressivement imposée par les inspecteurs de l’Éducation Nationale qui devait être officialisée par la loi Jospin de 1989 sous le mot d’ordre « l’apprenant au centre du système », se réclamait de Piaget et de l’école genevoise (Édouard Claparède, avec pour lointain initiateur Rousseau), le principe étant d’accompagner le développement intellectuel de l’enfant, au lieu de le précéder et de le stimuler. Que l’enseignant doive prendre en considération les réactions et les attentes de l’enfant, qui le nie ? mais la question est de savoir si elles doivent le déterminer et s’il doit entièrement faire fond sur elles. Or c’est ce que suppose la pédagogie imposée par la loi Jospin : elle repose sur la conviction que l’enfant a priori veut apprendre, est vif et curieux. On ne voit pas bien alors ce qu’on fera de ceux qui ne veulent pas, des paresseux, des lents, de ceux qui, par leur milieu familial et social, ne sont pas portés à la curiosité : ces doctrines ignorent que l’enseignement est un combat contre les forces, en partie inhérentes à l’enfant, mais encore plus souvent extérieures, qui s’opposent à la fonction émancipatrice de l’école. Derrière cette pédagogie angélique, la version réelle de la politique mise en oeuvre par l’appareil de l’Éducation Nationale est exprimée en termes bien compréhensibles, malgré ses circonlocutions, par le rapport Bourdieu-Gros préparatoire à la loi Jospin : dans chacune des filières, y est-il dit, la part du technique et du théorique

devra être déterminé[e] en fonction des caractéristiques propres à chacun des niveaux de chacune des filières, donc en tenant compte notamment des carrières professionnelles préparées et des caractéristiques sociales et scolaires des élèves concernés, c’est-à-dire de leurs capacités d’abstraction ainsi que de leur vocation à entrer plus ou moins vite dans la vie active.

Traduisez : socialement les élèves sont déterminés. L’école ne peut qu’accompagner. Aux enfants de riches l’accès à l’abstraction, aux enfants de pauvres les tâches d’exécution. À la main invisible d’Adam Smith dans le domaine économique répond une autre main invisible dans le domaine scolaire. Voilà pourquoi les auteurs de rapports qui défendent, depuis les années 60, l’idée que l’école doit s’« adapter » à la société (c’est-à-dire fournir des individus modelés selon les exigences sociales et comportementales de l’ordre établi) se sont toujours parfaitement accommodés de la pédagogie pédagogiste.

Cette pédagogie, en effet, sous prétexte que l’enfant doit « construire par lui-même son propre savoir », le laisse livré à lui-même, le confronte sans cesse à la devinette, lui demande de redécouvrir spontanément ce que l’humanité a mis des siècles à construire. Car là-dessus la vidéo maquille les réformes en affirmant qu’« aujourd’hui [on fait] plus appel à la compréhension, aux processus de déduction plus qu’à la récitation ». Que l’usage de la mémoire, que son entraînement et son développement aient été dénigrés depuis les années 60, quoi de plus naturel, étant donné qu’il s’agissait de diminuer l’acquisition de contenus ? mais ce n’est pas la déduction qui lui a été substituée, déduction qui supposerait l’acquisition de savoirs fondamentaux. En réalité, c’est l’induction qui a envahi l’enseignement, jusque dans les mathématiques : l’« observation » (étape évidemment nécessaire dans l’enseignement, mais qui ne peut être une panacée) est devenue reine, une observation qu’aucune clef ne venait accompagner, sauf peut-être quelques passe-partout qui n’aboutissent qu’à des conclusions superficielles (comme si, par exemple, compter les pronoms personnels dans un texte permettait de comprendre un extrait des Confessions). Ainsi sommé de « construire par lui-même » un savoir hors de portée qui lui est en même temps refusé, l’enfant est rendu responsable de son propre échec. Parmi les « activités » mises en place au fil des réformes, au détriment des enseignements fondamentaux, la « construction du projet personnel de l’élève » vient sanctifier le tout : il est invité à assumer pleinement cette « vocation » dont parlait cruellement le rapport Bourdieu-Gros. Y a-t-il un meilleur apprentissage de la résignation sociale, ou de la désespérance ?

On pourrait citer bien des réformes mises en place « par touches successives », pour reprendre une expression employée par la vidéo, mais, contrairement à ce qu’elle dit, selon une stratégie qui était déjà en vigueur bien avant les années 1998 ou 2000. Par exemple, la notion de projet d’établissement, prélude au démantèlement du système public d’enseignement, la dotation horaire globale, à travers laquelle l’État se désintéresse de la manière dont les établissements libres gèrent leur pénurie en étant soumis à la « demande » locale, c’est-à-dire aux pressions sociales et culturelles, ont bel et bien été institués sous le premier septennat de François Mitterrand. Il serait instructif aussi de confronter cette longue série de réformes avec les analyses, prospectives et recommandations contenues dans les rapports de l’OCDE, organisme peu suspect de sympathie pour la révolution prolétarienne : la convergence serait aveuglante. Étonnez-vous alors qu’après tant de « touches successives » la droite ait accéléré le mouvement : l’atomisation des enseignements, parmi lesquels l’élève se retrouve aussi dispersé que dans un supermarché, le lycée à la carte de la réforme Darcos, la quasi disparition de l’histoire en terminale S, ne sont que l’aboutissement, enfin ouvertement libéral, de « l’apprenant au centre du système » et de la mirifique « modernisation » de l’école au nom de l’« ouverture sur la vie ».

Les auteurs de la vidéo « École en danger » devraient donc aller un peu plus loin dans leurs analyses et reconnaître les erreurs du passé au lieu d’inciter les citoyens de gauche à communier dans un aveuglement nostalgique qui pourrait bien mener à les rééditer. La vérité est que l’idéologie bourgeoise est partout et peut imprégner les mots d’ordre en apparence les plus généreux. Le spontanéisme en matière pédagogique, l’autonomie à tout va des établissements, la répugnance pour les savoirs méthodiquement construits et patiemment acquis et consolidés, le refus de la séparation entre l’école et la vie, indispensable aux apprentissages et à l’acquisition d’une distance critique, tout cela repose sur des croyances angéliques, au croisement d’influences libertaires et démocrates-chrétiennes, et dont on pourrait se demander si elles font bon ménage avec la laïcité. Hors du domaine de l’enseignement, ces influences ont toujours existé dans le mouvement ouvrier et demandent toujours à être débusquées. Tirer les leçons des pièges que l’idéologie bourgeoise a tendus aux réformateurs de l’école est indispensable pour construire face aux tenants de l’école libérale le nouveau modèle d’école que requiert la république sociale.

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Déchets nucléaires : que faire ?

par Thierry de Larochelambert
Chaire Supérieure de Physique-Chimie
Docteur en Énergétique
Chercheur à l'Institut FEMTO-ST
Vice-président d'Alter Alsace Énergies

 

À mesure que s’accumulent les stocks de combustibles irradiés et de déchets nucléaires provenant du cycle électronucléaire, des centres de recherche, des activités militaires, industrielles, médicales, la question du devenir de ces matières se pose aujourd’hui une acuité et une urgence d’autant plus grandes que certaines décisions doivent être prises prochainement quant à l’utilisation ou non des stocks de plutonium dans d’éventuels réacteurs à neutrons rapides et au stockage en couches géologiques profondes des déchets radioactifs ultimes.

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Déchets nucléaires : que faire ?

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Grandeur et décadence du capitalisme français (suite) : La Compagnie Générale d'Electricité – Episode n°3 : CEGELEC & Cie

par Raphael Favier

 

On se souvient que dans l’épisode 2, le PDG d’ALCATEL, Serge TCHURUK, 2001 avait imposé à ALSTOM, dont il souhaitait se débarrasser, le rachat préalable de CEGELEC, qui était une filiale commune à ALCATEL, ALSTOM & GEC.