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L’ère du peuple, selon Jean-Luc Mélenchon

par Évariste
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1, qui propose un changement de stratégie. Selon nous, l’ouvrage est l’occasion de débattre sans tarder sur le fond.

Nous retrouvons dans ce livre de nombreuses caractéristiques de ce que Jean-Luc Mélenchon appelle « le nouvel âge du capitalisme », que nous partageons : déformation du partage de la valeur ajoutée, augmentation des inégalités, de la pauvreté et de la misère, obsolescence de la social-démocratie (p. 136), etc.
Des vérités oubliées comme le fait que la plus longue frontière de la France est avec le Brésil (p. 80) sont présentes dans ce livre. Par ailleurs, ce livre procède de diverses considérations de temps long (économie de la mer de la France, 6e espace maritime du monde, réchauffement climatique, politique industrielle, l’anthropocène, le nouvel ordre du temps, etc.) qui méritent débat. L’intérêt du livre pour ces questions est certain. Le livre se présente, selon lui, comme un récit qui « peut être considéré comme une théorie de la révolution citoyenne » (p. 14). Il affirme que le récit des grandes idées des siècles précédents ne fonctionne plus et donc il en propose un autre. Voilà qui est alléchant !

Une vision discutable de la période présente

L’ouvrage s’ouvre sur une vision catastrophiste de la période présente : « Il n’y a pas de crise. Il y a un changement total de la trajectoire de l’humanité » (p. 11) qu’il associe à « l’aveuglement des élites dirigeantes » (p. 12).
La lutte des classes semble abandonnée quand il proclame « que l’action sera menée au nom de l’intérêt général… Le peuple va la mener et non une classe particulière… Le peuple, c’est-à-dire cette multitude quand elle devient citoyenne… » (p. 13). Nous pensons plutôt à ReSPUBLICA qu’il y a bien une crise systémique2, que la politique néolibérale est une excellente politique pour la grande bourgeoisie qui ne semble pas aveuglée du tout, et qu’il n’y aura pas de transformation sociale et politique sans lutte prioritaire pour la parité sociale et donc pour l’émancipation de la classe ouvrière et employée.
Jean-Luc Mélenchon a un avis positif sur le gouvernement Jospin : « D’ailleurs, en pleine hégémonie libérale, les 35 heures sans perte de salaire et l’alliance avec les écologistes et les communistes… étaient uniques au monde » (page 19). Pourtant, c’est bien ce gouvernement qui a fait voter la 2e loi Aubry qui faisait perdre du salaire.
Nous ne partageons pas l’idée que « depuis le premier jour, les USA voient d’un mauvais œil l’émergence de l’euro » (p. 72). Cela nous semble plus complexe que cela. Et si nous partageons sa critique du libre-échange, le fait d’ajouter l’adjectif solidaire au protectionnisme (p. 84) ne suffit pas pour le caractériser et pour le différencier du protectionnisme de droite3.
Mélenchon se déclare favorable à l’interdiction des cotations en continu des valeurs boursières, du trading automatisé (p. 89). Bien. Mais est-ce efficace de ne le faire que dans un seul pays ? Il parle de la vente de leur travail par les populations urbaines (p. 113). Mais il s’agit de la vente de leur force de travail et non de leur travail. Dans le chapitre « Homo urbanus », on ne trouve rien sur le phénomène important de gentrification4.

Lutte de classe ou « peuple classe » ?

Au début du chapitre intitulé « Le peuple et sa révolution », il écrit qu’« à toute condition sociale finit par correspondre une conscience collective. Que cette conscience soit claire ou confuse n’empêche rien. Ça se fait tout seul. » (p. 115) Exit donc la théorie de l’aliénation et du fossé entre les conditions objectives et subjectives. Un peu vite dit, non ? Et la nécessité de l’éducation populaire comme troisième pilier de l’action organisée avec les partis et les syndicats ? D’autant que, d’après Mélenchon, la conscience collective se crée grâce au phénomène urbain (« la cité sans fin » de la p. 117) et aux réseaux sociaux (p. 118). À la page 120, il est déclaré que « le peuple du présent est infiniment plus nombreux et socialement homogène que celui de l’Aventin »5. Nous pensons plutôt que le peuple est au contraire très hétérogène. Il y a là un débat à ouvrir.
Jean-Luc Mélenchon estime également que « c’est le peuple qui prend la place qu’occupait hier la classe ouvrière révolutionnaire dans le projet de la gauche ». Il reprend à son compte l’idée réformiste du peuple classe et le fait que pour lui « ce n’est donc pas dans l’entreprise ni autour des revendications corporatives des salariés qu’éclatent les processus révolutionnaires de notre époque » (p. 121). D’ailleurs, on ne trouve que peu de traces dans cet ouvrage d’une réflexion sur les rapports sociaux de production et sur leur nécessaire transformation. Lacune ?
Pour lui, les trois piliers critiquables dans l’ordre actuel sont la propriété, la hiérarchie des normes et l’ordre institutionnel de la 5e République. Nous sommes d’accord, mais nous pensons qu’il n’y a pas que cela : par exemple, l’Union européenne et la zone euro, la sphère de constitution des libertés avec l’école, les services publics et la protection sociale sont tout aussi indispensables comme bien d’autres domaines6.
À la fin du l’ouvrage, l’auteur résume sa thèse par le triptyque : 6e République, front du peuple, écosocialisme.

Les transformations des pays moins développés donnent-elles le la pour les pays les plus développés ?

Toute sa démonstration s’appuie sur des exemples pris dans les pays sud-américains, en Espagne, en Grèce, dans les révolutions arabes. Il renoue par là avec les anciennes tendances révolutionnaires tiers-mondistes pour qui les changements des pays moins développés ouvrent la voie aux transformations dans les pays les plus développés. De ce fait, il néglige la réflexion de ceux qui ont pensé le changement dans les pays développés : Marx, Engels, Jaurès, Gramsci, Berlinguer. Nous restons circonspects face à cela, car nous estimons que les conditions de la lutte dans des pays développés ne sont pas équivalentes à ceux des pays moins développés. Mais cela mérite un débat certain. L’auteur paraît fasciné par le développement de Podemos en Espagne qui évacue le conflit « gauche-droite » au profit du conflit « peuple contre l’oligarchie ». Podemos est une formation politique à fort pouvoir du secrétaire général tout en pratiquant une horizontalité via les réseaux sociaux, ce qui renforce le poids des « professions intellectuelles supérieures » dans la représentation politique au détriment des ouvriers et employés, en phase avec l’analyse d’un « peuple classe » centré sur les populations urbaines diplômées qui remplacerait maintenant la classe ouvrière. Notons cependant que c’est déjà le cas dans les formations politiques actuelles de l’autre gauche.

Quelle démocratie ?

Mélenchon refuse le système représentatif de type Sieyès, mais se rapproche peut-être plus du vote plébiscitaire que de la démocratie de type Condorcet. Obnubilé à juste titre par la nécessité de construire un nouveau récit pour la mobilisation, Jean-Luc Mélenchon privilégie les perspectives de temps long. Il n’applique donc pas la stratégie de l’évolution révolutionnaire de Marx et de Jaurès qui développent une politique des trois regards concomitants pour que soient pensées en même temps (et mises en application) les politiques de temps court, de temps moyen et de temps long. Voilà un débat qu’il faudra ouvrir.
2017 en ligne de mire ?
Nous ne pouvons pas terminer cet article en omettant le fait que l’élection présidentielle de 2017 est dans la tête de tous les dirigeants politiques. Que Jean-Luc Mélenchon déclare que le candidat du peuple pour 2017 sera « la 6e République », ne fait-il pas écho aux discussions internes actuelles de la direction nationale du PCF sur la possibilité d’avoir un candidat communiste à la présidentielle en 2017 ?

L’ère du peuple, de Jean-Luc Mélenchon, Fayard 2014, 10 euros.

L’ère du peuple, de Jean-Luc Mélenchon, Fayard 2014, 10 euros.

  1. Livre paru en octobre 2014 chez Fayard []
  2. Voir « Néolibéralisme et crise de la dette » de Michel Zerbato et Bernard Teper paru chez 2es éditions []
  3. Voir « Penser la république sociale pour le 21e siècle » page 75 de Pierre Nicolas et Bernard Teper chez Éric Jamet Éditeur []
  4. Voir page 30  du livre précédent []
  5. Lieu où la plèbe romaine se retira en 380 avant notre ère []
  6. Voir le livre précédent noté en notes 6 et 7 []
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Ils avaient promis de s'inspirer de Jaurès

par Pierre Hayat

 
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Modulation des allocations familiales : la trahison du Gouvernement vis-à-vis des familles et de la Sécurité sociale

par l'UFAL (Union des FAmilles Laïques)
www.ufal.info
http://www.ufal.org

 

Communiqué de presse du 17 octobre 2014
Source : http://www.ufal.org/tout-sur-l-ufal/modulation-des-allocations-familiales-la-trahison-du-gouvernement-vis-a-vis-des-familles-et-de-la-securite-sociale/

Alors qu’il n’y a que 8 jours que le projet de loi de financement de la Sécurité sociale a été présenté en Conseil des ministres et 3 jours qu’il a été discuté en commission à l’Assemblée nationale, chaque jour apporte ses nouvelles mesures contredisant celles de la veille.

Hier, le Président de la République a choisi de prendre à contre-pied ses arbitrages du printemps 2013 : l’austérité passera par la modulation des allocations familiales en fonction des revenus. Bref, une navigation à vue qui fracasse les principes hérités du Conseil National de la Résistance sur les icebergs du néolibéralisme et fait ainsi sombrer notre protection sociale solidaire, qui a pourtant montré toute sa pertinence en jouant le rôle d’amortisseur des effets de la crise.

Une première tentative de plafonnement avait été abandonnée l’an dernier devant l’opposition unanime des associations familiales et de l’UFAL en particulier. Cette décision de moduler les allocations familiales en fonction des revenus est une nouvelle offensive visant à casser le système d’allocations.

La Sécurité Sociale verse une compensation reconnaissant le travail d’éducation des parents

La Sécurité sociale verse une allocation financée par la cotisation sociale (autrement dit : par le salaire indirect socialisé payés aux  travailleurs). En ce sens, les allocations familiales ne poursuivent aucun objectif « redistributif » mais visent à reconnaître par le salaire indirect le travail lié à l’éducation des enfants. Réduire les prestations de la Sécurité sociale et les cotisations sociales qui les financent (les cotisations familles disparaîtront à l’horizon 2017 dans le cadre du pacte de responsabilité), ce n’est rien d’autre que d’abaisser les salaires !

La modulation des allocations familiales par le revenu des parents aboutira à une situation intenable socialement. En effet, comment, dans ces conditions garantir l’attachement des Français à un système social de moins en moins « généreux » pour ceux qui le financent via leur salaire ? La logique est claire : la modulation des allocations familiales (énième coup de rabot porté à l’endroit des familles) oblige encore davantage ceux qui en ont les moyens à orienter leur épargne vers des solutions individuelles pour un coût très supérieur, sans pour autant alléger les difficultés des personnes les plus fragiles.

Ne tombons pas dans le piège de la « justice sociale » que nous tend le Gouvernement : la Sécurité sociale n’a pas pour objet de corriger les inégalités

Au lieu de faire de la politique familiale un investissement égalitaire pour l’avenir de la Nation, le Gouvernement choisit d’en faire un gisement d’économies et d’opposer les Français entre eux selon leur niveau de revenu : élever un enfant ne constituerait pas le même travail éducatif de parent suivant le revenu que l’on perçoit ! La conséquence voulue est une division des Français sur des questions où ils se retrouvaient jusqu’à présent.

À ceux qui se laissent abuser par l’argument de « justice sociale », nous rappelons que la modulation des allocations familiales n’est que l’acte initial d’une modulation des autres prestations sociales selon le niveau de revenu, et en premier lieu du remboursement des dépenses d’assurance maladie couvertes, elles aussi, par la Sécurité sociale. Une telle perspective est totalement inacceptable pour l’UFAL.

Si la majorité au pouvoir entendait rétablir la justice sociale, elle œuvrerait par exemple à réhabiliter l’impôt sur le revenu républicain et progressif, vecteur essentiel de redistribution de revenus pour corriger les inégalités sociales.

Annexe

Une remise en cause du salaire socialisé nuisant à la cohésion sociale entre les familles

Extrait d’un texte d’Olivier Nobile (avril 2013) qui constitue l’argumentaire le plus complet sur ce sujet : http://www.ufal.org/sante-protection-sociale/courrier-des-lecteurs-
plafonnement-des-allocations-familiales/7520/

L’universalité des allocations familiales s’inscrit indéniablement dans le projet républicain de sécurité sociale créé au lendemain de la guerre par le Conseil National de la Résistance. Par le système d’allocations familiales, le législateur entendait, assurer une aide financière universelle à l’ensemble des familles.

Les allocations familiales financées (du moins à l’origine) principalement par les cotisations sociales prélevées directement sur la valeur ajoutée des entreprises, constituent en ce sens l’un des pans essentiels du salaire socialisé versé par la Sécurité sociale, au même titre que les retraites par répartition, ou l’assurance maladie. Contrairement à la politique fiscale, le système d’allocations familiales versées par les CAF ne poursuit par conséquent aucun objectif redistributif et vise au contraire à garantir une égalité républicaine devant les charges de famille indispensable à la cohésion sociale du pays.

Les réformes de la Sécurité sociale mises en œuvre par les législateurs de droite comme de gauche ont largement mis à mal ce principe en mettant fin au mouvement d’universalité du salaire socialisé. Il en découle un double mouvement de « réformes » visant :

  • d’une part à cantonner de plus en plus directement le bénéfice des prestations familiales aux seules familles les plus modestes. C’est en ce sens que la majeure partie des prestations familiales sont actuellement versées sous conditions de ressources. En outre, c’est ce mouvement à visée ouvertement redistributive qui a ouvert la voie d’une fiscalisation massive des allocations familiales, autrement dit une substitution de la CSG à la cotisation sociale dans le financement de la branche famille ;
  • d’autre part à encourager les familles les plus aisées à consacrer une part croissante de leur épargne individuelle à la couverture de leurs besoins sociaux via notamment une politique fiscale incitative.

Les conséquences de cette politique sont néfastes à la cohésion sociale du pays comme l’UFAL l’a répété à de nombreuses reprises.

  • Tout d’abord, les réformes mentionnées engendrent un mouvement de rejet croissant de la part des classes moyennes à l’endroit des politiques sociales du pays, auxquelles elles bénéficient de moins en moins alors même qu’elles contribuent à leur financement.
  • En outre, la transformation de la politique sociale en instrument quasi-exclusif de lutte contre la pauvreté entraîne un mouvement de stigmatisation sociale des bénéficiaires des prestations sociales, ces derniers n’en bénéficiant qu’au titre de l’assistance et non plus en qualité d’allocataires ou d’assurés sociaux.
  • Enfin, élément le plus grave, cette politique crée de nouvelles catégories de laissés pour comptes : les classes moyennes inférieures, « trop pauvres pour être riches et trop riches pur être pauvres », autrement dit, tous ceux qui ne peuvent ni bénéficier de la solidarité nationale ni consacrer une part suffisante de leurs revenus ou de leur épargne à la couverture individuelle de leurs besoins sociaux.

Le plafonnement des allocations familiales s’inscrit par conséquent directement dans cette politique de stratification de la politique sociale qui est aux yeux de l’UFAL une menace grave à la cohésion sociale entre l’ensemble des familles et constitue l’une des raisons essentielles du populisme et du vote contestataire anti-républicain.

C’est pour l’ensemble de ces raisons que l’UFAL réaffirme son attachement à une politique familiale universelle tout en militant activement pour la mise en œuvre d’une réforme structurelle ambitieuse dans l’intérêt de l’ensemble des familles et ce, dès le premier enfant.

Laïcité et féminisme
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L’infiltration des principes de la Charia au Royaume-Uni

par Pragna Patel

 

Néo-libéralisme et fondamentalisme religieux se traduisent au Royaume-Uni par une limitation de l’accès à la justice. Pragna Patel affirme que les femmes issues des minorités ethniques se voient refuser le droit de participer au collectif politique général en tant que citoyennes et non plus comme simples sujets.
Pragna Patel est l’une des fondatrices de Southall Black Sisters et de Women Against Fundamentalism. Elle compte de nombreuses publications sur la race, le genre et la religion.
Ce texte est une version augmentée de la présentation de P. Patel au colloque Secular 2014 Conference qui s’est tenu à Londres les 11 et 12 octobre 2014.
Source :  https://www.opendemocracy.net/5050/pragna-patel/%27shariafication-by-stealth%27-in-uk
Traduit de l’anglais par Monique Vézinet avec le concours de Laurence Coutrot.

Au Royaume-Uni, le mouvement Southall Black Sisters se voit depuis quelques années de plus en plus confronté à une question principale : comment faciliter l’accès à la justice pour les populations les plus vulnérables. Bien sûr, cette préoccupation n’est pas nouvelle : nous avons depuis longtemps fait du droit un terrain fondamental de la résistance féministe. Nous avons utilisé le droit de diverses façons pour que les plus vulnérables et les plus marginalisés puissent exercer leur droit à l’égalité, à la justice et à l’équité dans les procédures civiles et pénales. Nous avons par exemple réalisé des campagnes sur le cas de Kiranjit Aluwalia  et sur le mariage forcé, cette dernière ayant abouti à une loi de protection civile en 2007). Cela nous a conduit à décrypter dans les textes les normes relatives à la race et au genre qui servent à reproduire les inégalités et à légitimer l’exclusion et la discrimination qui frappent les femmes issues des minorités. Le combat mené pour que le droit s’oriente dans ce sens se reste largement inachevé, même si, de concert avec d’autres, nous avons déjà enregistré des acquis importants.
Or ce combat atteint un point critique. L’essor continu du néo-libéralisme et des politiques identitaires à base de fondamentalisme religieux nous oblige à lutter sur deux fronts interdépendants.

Tout d’abord, nous devons contester les mesures étatiques de suppression de l’aide juridique dans de nombreux domaines, au civil et au pénal, car elles ont un impact non seulement sur les droits individuels, mais aussi sur nos exigences en matière de responsabilité institutionnelle face à des abus de pouvoir qui semblent se multiplier. Les « réformes» du gouvernement en matière d’aide juridique font partie d’un contexte budgétaire qui renforce dans ses grandes lignes les objectifs du gouvernement actuel : « localisme », stratégies alternatives de résolution des conflits, réduction du déficit et déréglementation. A elles toutes, ces mesures sont en train de détruire l’un des piliers majeurs de l’État providence. Ceci a conduit Southall Black Sisters à mener ou soutenir des combat juridiques et politiques contre les coupes dans les dispositifs d’aide juridique.
Cette tendance est directement liée aux problèmes que nous rencontrons sur un second plan: la privatisation croissante de la justice et l’adoption par l’État d’une approche « fondée sur la foi (la croyance) » pour traiter les problèmes des minorités. Cela implique entre autres de s’opposer aux fondamentalistes religieux tout comme aux soi-disant « modérés » qui utilisent le vide ainsi créé pour influencer le droit et et les politiques sociales en se référant à une identité religieuse réactionnaire telle qu’ils l’ont eux-mêmes définie.
Au cours des dernières années, le Royaume-Uni a vu se multiplier les demandes de concessions à des codes juridiques religieux au sein du système juridique ; certains éléments de la sphère publique n’ont été que trop heureux d’accueillir ces demandes. Une partie de ces demandes émane en particulier, mais pas seulement, de porte-parole ou d’institutions influents de l’islam et peut se rattacher directement à la montée de l’islam politique, et plus généralement à l’essor de l’intégrisme dans toutes les religions.
Les intégristes musulmans ont mis en place une sorte de manœuvre en cisaille sous couleur de tolérance religieuse ; il s’agit en réalité d’un coup de force dans lequel le contrôle de la sexualité féminine est l’objectif central. D’une part, ils visent à normaliser les codes religieux de chacun au sein du système juridique, et de l’autre, ils cherchent à institutionnaliser un système juridique parallèle en instaurant des forums religieux alternatifs pour régler les litiges en matière familiale. Ce processus – une sorte de « chariafication » insidieuse de l’appareil judiciaire – consiste à rendre la loi et les politiques publiques compatibles avec la charia. S’ils réussissent dans cette entreprise, les autres religions vont sans aucun doute s’empresser d’exiger de semblables ajustements [« accommodements »] à leurs croyances spécifiques.

Au cœur de ce débat entre la religion et le droit , nous retrouvons la tension entre les droits et libertés fondamentaux de l’individu d’une part, et de l’autre les droits des minorités à la liberté religieuse et à des modalités éducatives et culturelles spécifiques Mais c’est souvent les femmes et les minorités, sexuelles ou autres, qui sont prises dans l’affrontement qui s’ensuit. En tant que femmes noires laïques féministes, ce que nous devons combattre aujourd’hui fait écho aux luttes précédentes contre le multiculturalisme et sa variante anti-raciste de gauche., Antérieurement, nous nous sommes opposées au mouvement anti-raciste et au multiculturalisme officiel au motif qu’ils véhiculaient une notion trop abstraite de la culture et qu’ils refusaient de prendre en compte les relations de pouvoir entre les sexes. Aujourd’hui, nous devons nous opposer au multi-confessionnalisme officiel (qui a reconnu officiellement les identités communautaires) et à certains segments des mouvements anti-raciste et féministe au motif qu’ils véhiculent une notion trop abstraite de la religion.

A l’Université

Fin 2012, s’opposant à un essor de la ségrégation entre les sexes lors de manifestations publiques dans les universités, Universities UK (UUK), l’instance de direction des universités britanniques, a publié des instructions autorisant la ségrégation des femmes dans les espaces universitaires afin de tenir compte des croyances religieuses des intervenants extérieurs. Ces directives se présentent sous la forme d’une étude de cas censée éclairer les situations où le droit d’expression religieuse se heurte à l’égalité des sexes.
Loin de répondre à la question de la discrimination fondée sur le sexe, ce guide a simplement légitimé l’apartheid de genre. Il a fallu que nous menions une campagne d’opinion et exercions des menaces de poursuites judiciaires pour que l’UUK accepte de revenir sur ses positions1 Nous affirmions que ces instructions violent les principes d’égalité et de non-discrimination énoncés dans l’Equality Duty Act concernant le secteur public ainsi que d’ autres textes relatifs à l’égalité et aux droits de l’homme, eux-mêmes issus de luttes longues et dures s, conduites par des féministes, des minorités raciales et d’autres groupes marginaux. UKK ayant retiré ses instructions, une enquête formelle de la Commission des questions d’égalité et de droits de l’homme fut diligentée qui les a proclamées illégales, malgré les accusation d’«islamophobie» émanant non seulement des islamistes et des conservateurs – mais aussi de certaines voix de gauche et de personnes qui se considèrent comme anti-racistes et féministes. Parmi elles, Laurie Penny qui a rejeté notre argumentation, la considérant comme exagérée, entachée d’« islamophobie » et s’en prenant une fois de plus aux pratiques musulmanes.

Pour les héritages

Ne retenant rien de cet échec, la Law Society [le Barreau], organisme représentant les intérêts de la profession juridique, a emboîté le pas à UUK en publiant des instructions à l’intention des hommes de loi sur la façon d’établir des testaments conformes à la charia. Il semblerait que ces instructions aient été élaborées en s’appuyant sur des références fondamentalistes indéfendables, les mêmes que celles qui préconisent la mort par lapidation. L’instruction concernant les règles de succession stipule que « en règle générale, un héritier mâle reçoit un montant double de celui d’une héritière ; les enfants illégitimes ne sont pas héritiers ».
De toute évidence, ces instructions reprennent à leur compte sans discussion la discrimination acceptée par l’islam (et d’ailleurs par certaines autres religions) contre les femmes et les enfants illégitimes. Bien sûr, le Barreau ne s’est pas demandé comment il pourrait départager entre ce qui relève ou pas de la charia : les codes religieux musulmans à travers le monde sont discordants et souvent vigoureusement contestés, à moins d’être sur le point d’être réformés ou abrogés. et . Le problème, c’est que le Barreau n’hésite pas à patauger dans des eaux lourdement idéologiques.
En effet, ces instructions font partie d’un programme plus vaste de formation développé par le Barreau pour encourager la prise en compte de la charia, pour toutes les questions ayant trait à la famille, aux enfants, au patrimoine et aux arrangements financiers dans les communautés ethniques.

Woman speaks through a megaphone surrounded by a crowd

Pragna Patel lors d’une manifestation devant la Law Society. Photo: Ruth Whitworth | Demotix
Tout cela va dans le sens des revendications islamistes au Royaume-Uni : des lois religieuses et laïques séparées pour fonctionner dans des univers parallèles, les unes à l’intention des minorités et les autres de la majorité blanche. Nous voyons fonctionner là une forme inverse du racisme : loin de promouvoir une culture (laïque) des droits de l’homme, le Barreau, tout comme UUK, tend à en empêcher l’implantation dans les communautés ethniques.

Les tribunaux islamiques et les impasses féministes

Notre combat pour resituer les droits de l’homme dans un cadre laïque est contrarié du fait que le gouvernement rappelle constamment la nécessité de respecter les « valeurs britanniques » (ce qui signifie sans doute le respect des droits de l’homme, la démocratie et la primauté du droit ), tout en menaçant dans le même temps d’abroger le Human Rights Act, chaque fois qu’un tribunal cherche à faire valoir l’application universelle des droits de l’homme lorsque l’État commet un abus de pouvoir.
Un autre point préoccupant concernant l’interdépendance croissante de la religion et du droit est le soutien de l’État à des systèmes d’arbitrage religieux non étatiques.
En supprimant l’aide juridictionnelle, l’État oblige les femmes issues des minorités à recourir à des instances religieuses formelles ou informelles, telles que les conseils et les tribunaux de la charia qui semblent en cours de généralisation. Du côté formel, les tribunaux religieux d’arbitrage comme le Muslim Arbitration Tribunal se présentent comme des organismes professionnels qui cherchent à se plier aux règles juridiques formelles concernant le mariage et à des principes non discriminatoires. Mais en réalité, ce qu’ils cherchent à faire est d’arracher les affaires familiales à la compétence de la loi laïque considérée comme « occidentale » pour la remplacer par un système juridique parallèle fondé sur le droit divin qui, par sa nature même, est à l’abri de toute contestation.
Le soutien à des systèmes juridiques parallèles n’est pas seulement le fait de dirigeants religieux masculins et de l’État, mais aussi – de façon alarmante – de certains milieux féministes. Ainsi, dans les discussions sur les violences faites aux femmes, il est devenu courant de parler d’ « intersectionnalité », i.e. de l’intersection entre la religion et le genre, et d’évoquer la nécessité d’ apporter une réponse féministe à la montée des valeurs religieuses, en particulier après le 11-Septembre, et à celle du racisme anti-musulman. Cela a conduit à faire une place aux valeurs religieuses dans le droit. Pourtant, peu de personnes sont prêtes à reconnaître que là où les systèmes juridiques parallèles fonctionnent, ils suppriment généralement les conflits, et visent à retirer les femmes des espaces publics – métaphoriquement parlant – et à entraver leurs libertés fondamentales dans la sphère privée. Plus rares encore sont ceux qui admettent qu’il y a d’importants mouvements, souvent dirigés par des femmes et des militant(e)s des droits de l’homme, en faveur de l’abandon des commandements religieux sanctionnés par l’État, au motif qu’ils ne sont pas compatibles avec les principes universels des droits de l’homme. Au lieu de cela, les notions d’« autonomie » et de « pouvoir féminin » – pierres angulaires de l’analyse féministe – sont invoquées pour étayer un cadre d’analyse multiconfessionnel régressif.
Une récente étude sur les femmes qui ont eu recours aux tribunaux d’arbitrage religieux suggère que, dans des situations où la mainmise de la religion laisse peu de marge de manœuvre, loin de se plier «volontairement» à l’autorité religieuse, les femmes subissent une forte contrainte. Pas une seule femme interrogée n’a choisi de recourir aux tribunaux religieux pour obtenir des ordonnances de protection ou pour résoudre ses conflits sur les biens ou les enfants. Sur ces questions de fond, elles ont fait confiance sans équivoque au système juridique séculier, même imparfait, qui, selon elles, leur offrait les meilleures perspectives d’égalité et de justice.
Le seul domaine dans lequel près de la moitié des femmes a demandé une intervention religieuse a été celui du divorce, cependant, même dans ce cas, beaucoup avaient déjà obtenu un divorce civil et ont fait une demande de divorce religieux, sous la pression sociale : elles craignaient que le divorce civil ne soit pas reconnu dans la communauté et elles avaient besoin de légitimer leur sortie de l’état de mariage. Elles ont cherché à éviter la stigmatisation et la solitude attachée au divorce ou bien à exercer leur liberté sexuelle tout en restant mariées.
Ceux qui sont favorables à des systèmes juridiques parallèles soutiennent que le recours aux tribunaux religieux ne signifie pas que les femmes des minorités cherchent à s’exclure de la communauté politique au sens large, mais seulement qu’elles demandent à être gouvernés d’après leurs propres normes. Mais c’est ignorer que les femmes ne choisissent pas le moins du monde de se mettre en retrait : c’est la droite religieuse et l’État qui choisissent pour elles ! On leur refuse l’accès aux outils dont elles ont besoin pour résister aux pressions pour se conformer à la coutume, pour faire valoir leur part des droits humains et de la citoyenneté. Ainsi, elles se voient dénier le droit de participer à la communauté politique, en tant que citoyennes et non comme sujets.

Ce que nous voyons à l’œuvre ici est clairement une tentative d’entraver le développement d’une résistance politique progressiste et laïque : elle se manifeste par la dé-légitimation de nos luttes pour l’accès à la justice, vues comme étrangères aux préoccupations soi-disant ethniques, anti-racistes et féministes. Ces luttes se déroulent actuellement sur plusieurs fronts, car simultanément les forces de droite religieuses et l’État, montent à l’assaut des valeurs humanistes et laïques, en quête d’une forme de pouvoir qui les dispenserait de rendre des comptes.

  1. NDLR – On apprend que le problème subsiste à l’occasion d’une conférence donnée à l’Université de Glasgow par une « association islamique de bienfaisance » anonyme, avec les femmes derrière et les hommes devant. Voir ]
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Des dates à retenir

par ReSPUBLICA

 

Samedi 25 octobre 2014 (Paris)

Orange DiHoxyn organise, en collaboration avec Jazz Bond Association, un ciné-concert de solidarité,au profit des victimes vietnamiennes de l’Agent Orange :  » La dioxine est très difficilement destructible. C’est pourquoi elle continue, encore aujourd’hui, à faire des ravages : selon la Croix-Rouge au moins 3 millions de Vietnamiens connaissent actuellement de graves problèmes de santé dus à ce poison. Jusqu’à aujourd’hui, les responsables de ces épandages de défoliants n’ont versé aucune indemnité aux victimes. »
cine concert-1

Samedi 8 novembre (Paris)

L’UFAL organise un colloque « Pour un accès universel aux soins » de 13h 30 à 18h 30.
Programme et inscriptions sur www.ufal.info/ColloqueSante

Vendredi 7 et samedi 8 octobre 2014 (Paris)

Première rencontre du Réseau International Féministe et Laïque les 7 et 8 novembre prochains à la mairie de Paris.
Inscription obligatoire pour chaque journée avant le 5 novembre par mail femmes.solidaires@wanadoo.fr

Voir le programme : invitation et programme de la 1e conférence du RIFL