Chronique d'Evariste
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Oui M. Taylor, la France est un pays communiste… mais qui a réussi !

par Évariste
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Maurice Taylor, patron du fabricant américain de pneus TITAN, a cru jeter cette semaine un beau pavé dans la mare1, en affectant de dire tout haut devant les gazettes ce que d’autres penseraient tout bas, ou n’oseraient même plus exprimer du tout. Et le même M. Taylor, de poser avantageusement à l’imprécateur satisfait et sûr de son fait, surfant sur un soi-disant tabou, l’impossibilité absolue de nos jours, de pouvoir seulement penser se réclamer d’une appartenance idéologique qu’il vomit.

Eh bien M. Taylor, chiche ! Votre propos de réac sûr de lui et dominateur, arrogant et donneur de leçons, nous le saisissons au bond. Et il ne nous fait pas peur, ni rentrer d’effroi la tête dans les épaules, de proclamer, si nous ne le faisions pas déjà, que nous sommes en effet atteints de ce mal absolu, effectivement et souvent inavoué, qu’est notre coupable penchant pour cet idéal respectable et ambitieux qui s’appelle le communisme. Avouons-le donc tout net, à la différence de nos dirigeants qui n’en finissent pas de louvoyer : nous relevons votre défi de paraître ce que nous sommes et de ne point nous en cacher.

M. Taylor, nous savons la propension du business américain à penser court, et de votre industrie médiatique anglo-saxonne à faire de la propagande en débitant des truismes, que ce soit à longueur de série télé ou de films à grand spectacle, mais parlons cru, puisque vous nous mettez au défi de le faire : Oui, nous sommes un pays plus communiste que beaucoup d’autres, et vous savez quoi ? Il se pourrait bien qu’à contre-courant de ce que laisse supposer votre propos en forme de repoussoir pseudo scandaleux, oscillant comme d’habitude entre culpabilisation facile et naïveté bien pensante, nous en soyons même fiers !

Oui fiers parce que des envies de communisme nous avons, que des péchés de communisme nous commettons, et que des emprunts à notre tradition européenne de pensée socialiste, voire communiste nous revendiquons. Et merci encore, de votre grande gueule de yankee peu respectueuse des autres ou de votre agressivité manifeste de cow-boy dénué de tout esprit de nuance, car elles nous raffermissent encore dans la conviction que non, décidément, nous ne serons jamais dans le même camp que vous et qu’en outre, nous rejetons tout amalgame au nom de nos vieilles manies civilisées.

Alors puisqu’il faut probablement faire votre éducation intellectuelle et surtout sociale, au nom de principes que vos pères fondateurs avaient pourtant tenté de vous inculquer avant que vous ne vous en détourniez pour cause de folklore dépassé, au nom du pèse, du fric et du saint grisbi, oui, nous portons des stigmates bien visibles de la maladie communiste et nous allons tenter de vous expliquer pourquoi.

D’abord parce que, à la différence de vous, nous ne sommes pas taillés dans un bloc de manichéisme : il y a du bon, M. Taylor dans l’idée communiste que vous avez grand tort, à moins que vous ne le fassiez exprès, de rejeter catégoriquement en pratiquant l’amalgame avec les épisodes déviants ou délirants qui s’en sont réclamés au siècle dernier.

Ensuite parce que nous sommes depuis plus longtemps que vous acquis à l’idée que la loi du plus fort n’est pas le marqueur numéro un de la civilisation en marche. Dans ce bas monde, et comme le soulignait un de nos amuseurs publics que je n’aurais pas la prétention d’élever pour autant au rang de philosophe, dans la vie, il y a des pauvres, il y a des riches, il y a des grands, il y a des petits, il y a des forts et il y a des faibles, et il y a même ceux qui sont à la fois pauvres, petits et faibles. Eh bien, ceux-là, M. Taylor, nous avons à cœur de les traiter avec une infinie dignité malgré tout, et pas en leur faisant quotidiennement l’aumône pour nous donner bonne conscience, ce qui serait la marque même d’un absolu mépris à leur égard. Nous avons effectivement pour défaut majeur d’appliquer au plan collectif la qualité que le monde vous reconnaît généralement à titre individuel, l’optimisme qui consiste à penser que cette situation n’est ni forcément durable, ni définitivement inévitable.

Enfin parce que si nous sommes bien conscients que la création de valeur économique et que la ratification de son utilité sociale peut tirer parti de l’organisation d’un marché, nous n’en faisons pas pour autant un dieu vivant, et que nous avons pris l’habitude de rendre à César ce qui appartient à César. Tant en matière de sphère constitutive des libertés, où nous prônons une claire séparation du religieux et du politique, que dans le domaine de la vie civile où nous distinguons entre intérêts privés et bien commun, nous avons une conception de la vie des affaires qui consiste à penser que celle-ci ne doit pas dicter ses dogmes à toute la société. Que cela vous paraisse farfelu ou pas, c’est ce que nous appelons, de ce côté-ci de l’Atlantique, une utopie collective, et mille pardons pour le gros mot. Mais c’est notre péché mignon ici, de nous attacher à ce genre de défi. Que voulez-vous, chacun les siens …

Or, votre récent oukase aux pouvoirs publics locaux et à ce que nous avons la faiblesse d’appeler aussi des partenaires sociaux, de vous amener 300 salariés la corde au cou pour servir votre projet de relance d’une usine de pneus à Amiens, en passant les autres par pertes et profits, ainsi que votre tendance à penser que c’est comme cela et pas autrement sous peine d’excommunication économique, nous ferait bien rire si elle ne constituait d’abord un outrage à nos coutumes, à nos principes et à nos lois. Vous savez, la Loi, que vous idolâtrez à longueur de western, quand ça vous arrange pour faire viril, mais que vous entendez fouler aux pieds dès qu’elle vous dérange, sans savoir ou vouloir un instant vous poser la question d’une possible alternative.

Facile, dans ces conditions de faire du business ! Moi qui croyais que le chef d’entreprise était devenu le chevalier blanc des temps modernes, capable de relever tous les défis et, de par sa stature de surhomme labellisé par le marché, la télé et la bourse, de réussir là où les autres échouent lamentablement. Or ce que vous nous proposez, M. Taylor, c’est non seulement de renoncer à placer la barre un peu haut, ce qui entraînerait ipso facto notre respect, mais de baisser les bras dès que la difficulté surgit !

Or savez-vous que depuis plus de 60 ans, en fonctionnant peu ou prou sur ce modèle très stupide et quasi communiste, l’économie française relève quotidiennement ce défi au point d’être tout de même à peu près compétitive et qu’elle le serait bien plus si votre idéologie de simplification et de renoncement social à l’extrême ne venait depuis quelque temps nous compliquer sérieusement la tâche.

Si en particulier, à seule fin de voir triompher vos « valeurs » et d’en convaincre le monde entier, ainsi qu’une masse croissante de nos concitoyens qui ne regardent pas beaucoup plus loin que le bout de leur nez, vous nous faisiez le plaisir de nous laisser tranquilles avec cette manie de tout mettre en concurrence. Ce qui a pour conséquence de déstabiliser à plaisir toute situation acquise et à même de permettre le bien-être de ceux qui en profitent, tout en reversant leur quote-part à ceux qui n’ont pu atteindre cette situation, parce que nous sommes bien conscients – voyez la grande distribution – que si on a créé ici des emplois au titre du dynamisme économique, c’est parce qu’on en a probablement détruit bien d’autres ailleurs au nom de la sacro-sainte modernisation indispensable.

Oui, M. Taylor, nous sommes un pays communiste à titre partiel, mais pas honteux pour autant, et comme le disait un de nos économistes il y a quelques années, nous sommes même le seul pays communiste qui ait à ce jour réussi ! Je comprends bien votre hargne de voir votre modèle défié avec succès et vos perspectives de profit fondre comme neige au soleil dès que pointe un minimum de législation sociale fondée sur le respect et la dignité des individus, mais c’est comme cela en vertu de la Constitution de notre petit pays, nous ne démissionnons pas pour autant de nos idéaux à la première injonction d’un banquier ou d’un capitaliste.

Cette loi-là en effet, nous ne la reconnaissons pas, cette logique-là, nous l’avons vaincue et infléchie, ne vous en déplaise, et même si cela n’est pas générateur des mêmes dividendes que ceux que vous extorquez ailleurs d’un simple froncement de sourcil, à coups de grèves brisées, de coups d’Etat scélérats ou d’interventions militaires catastrophiques pour le monde, pour notre part, nous avons appris à nous en contenter, et à nous organiser collectivement en conséquence. Petit bras nous sommes, et petit bras nous entendons rester sur notre pré carré, du moins tant que votre besoin irrépressible d’hégémonie brutale et simpliste n’aura pas convaincu la majorité de nos concitoyens.

Alors comprenez que vos menaces ou mises en garde sur la baisse possible de nos rapports d’argent ou de notre niveau de vie à terme ne comptent que pour bien peu par rapport aux standards qui sont les vôtres et qui ne seront jamais les nôtres.

Il est un seul point sur lequel je serais moins sévère avec vous, cependant. Si votre message eût été moins violent et plus respectueux du vieux peuple qui vous accueille de temps en temps dans ce beau pays, il aurait sans doute eu la vertu d’accélérer une prise de conscience que nos dirigeants ne favorisent guère, tout occupés qu’ils sont à répandre dans la population les pires constats anxiogènes avec leur cortège de solutions toutes faites et plus antisociales les unes que les autres.

C’est que nous devons en effet prendre conscience que ce beau modèle qui est le nôtre exige de notre peuple le niveau d’effort et d’engagement qu’il mérite, s’il veut pouvoir le perpétuer, lui et son originalité, son ambition et sa spécificité toute française, surtout dans le contexte délétère que vous vous ingéniez à créer, partout où vous passez.

La notion de compétitivité, je vous rassure, n’est pas exclusive de l’idée communiste et nous ne sommes pas assez fous pour nier les réalités ou nous contenter de vivre sur nos lauriers, quoi que vous puissiez penser. La paresse n’est pas toujours du côté que l’on croit, quand on considère l’état de la productivité individuelle dans votre propre pays, et tout ce qu’il doit parallèlement aux richesses qu’il prélève bon gré, mal gré, sur la plupart des autres au point de susciter partout la réprobation dès que l’on regarde les choses en face, et d’abord chez bon nombre de vos économistes nobélisés.

La productivité d’ailleurs, est une notion que vous n’avez pas inventée mais seulement reprise et poussée à un degré de frénésie qui frise la déraison quand il s’agit des autres et que vous concevez toujours selon un modèle aujourd’hui dépassé. Il serait donc temps que vous acceptiez d’en prendre conscience, et nous saurons bien vous juger nous aussi, l’an prochain, quand il s’agira de vous engager sur des quotas de pollution garantissant notre devenir commun. Nous verrons bien alors qui de nous deux sait le mieux concilier sobriété, innovation et efficacité.

De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins, est-ce un principe de gouvernement si honteux que vous vous sentiez autorisé à insulter ceux qui ont la faiblesse de croire qu’il est viable ? Or nous en faisons la démonstration tous les jours en France, M. Taylor, au travers d’un système très simple et bien de chez nous mais que nous n’avons pas breveté et dont nous sommes prêts à vous concéder la licence sur le marché qui est le vôtre, à titre gratuit.

Oui, à titre gratuit M. Taylor, car il marche et qu’il s’appelle la cotisation sociale. Alors oui, cela coûte à nos entreprises, à la vôtre si vous venez vous installer chez nous, mais pas un bras : environ 5 points de marge en moyenne, comme marqueur éminemment socialiste d’un partage un peu plus équitable – vous entendez équitable – de la valeur ajoutée produite au sein de l’entreprise et de la reconnaissance du travail comme un vrai facteur de production, à égalité avec le capital financier dont vous avez tendance à considérer qu’il est le seul valable. Que voulez-vous, il faut bien vivre, côté salarié, et à chacun son dividende …

Vous avez raison de dire que c’est du jamais vu, mais c’est un prélèvement moderne, juste, et terriblement efficace. Prélevé à la source, donc inaccessible à vos spéculations, inutilisable à d’autres fins que le bien-être social puisque géré par les partenaires sociaux eux-mêmes, et revenant directement à ses bénéficiaires potentiels sous forme de revenu indirect partagé (vous entendez bien « par-ta-gé »), il est effectivement pour nous, non pas comme le ver entré dans le fruit, mais plutôt l’archétype même de l’embryon d’esprit communiste préalable à d’autres lendemains enchanteurs. Cela dit, je vous rassure, il ne peut pas dépasser le total du cash-flow, investissements déduits, sauf chez les entrepreneurs incompétents. Or malheureusement, et contrairement à la légende que vous vous plaisez à entretenir de par le monde, il y en a aussi. Et pour ceux-là, il est vrai, la cotisation sociale a souvent bon dos.

Quant au fait de racheter la boîte, comme vous le suggérez si bien, cher Monsieur, rien que pour nous embêter et nous renvoyer à notre inculture économique, il se trouve que nous ne vous avons pas attendu pour innover et développer en la matière une gamme de produits extrêmement performants, qui s’appellent mutuelles, coopératives, économie sociale et solidaire. Demandez le catalogue, M. Taylor !

Enfin, désolé de vous dire que vous faites erreur quand vous invoquez pour les actionner les syndicats car chez nous, ceux-ci ne font pas de business, ce qui leur évite les très mauvaises fréquentations dans lesquelles les vôtres ont tendance à se commettre, avec les turpitudes que cela suppose, au détriment de leur vraie mission.

En conclusion, M. Taylor, la prouesse du système communiste français, c’est qu’il est même capable de faire du profit, preuve que ce n’est pas pour nous un gros mot. Du moins tant que l’économie libérale soi-disant entreprenante et parfaite, mais d’abord impérialiste et insatiable, ne vient pas le perturber ni le gangrener. C’est d’ailleurs pourquoi il s’est bien acclimaté chez nous, à votre corps défendant, en occupant une place grandissante et bienvenue dans notre économie à visage humain. Mais j’hésite à vous citer sa part du PNB, car je vois bien qu’elle vous ferait horreur.

Et puis, j’oubliais, nos soviets de production ou de services ont aussi une caractéristique rare et quasi unique au monde : ils s’auto-dirigent et élisent même leur patron. Chiche d’en faire autant, M. Taylor ?

Post-scriptum - Un article de l’Humanité : « Seattle, la ville qui ouvre la voie au smic horaire à 15 dollars », vient à point montrer qu’il existe une « autre Amérique » que celle incarnée par M. Taylor et apporte un contre argumentaire confirmé par les faits aux dogmes libéraux.

  1. « On ne peut pas acheter Goodyear à cause de vos lois », a déclaré Maurice Taylor, le PDG de Titan, au micro de France Bleu Picardie le 27 novembre dernier. « On doit reprendre au minimum 652 ou 672 ouvriers, c’est impossible ! Le maximum, c’est 333, parce qu’après, ce n’est plus rentable ! […] Les gars vous devez vous réveiller ! Dites aux syndicats s’ils sont si intelligents, qu’ils n’ont qu’à racheter l’usine ! La France est devenue un pays communiste, et quand vous tomberez aussi bas que la Russie, peut-être que vous aurez une chance de repartir. » []
Histoire du socialisme
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Pour une contre-histoire du socialisme de Jaurès

par Bernard Teper, Pierre Nicolas

 

Préparant cette chronique, voilà-t-il pas que nous tombons le samedi 22 novembre sur une émission de Public Sénat, chaîne publique qui, après un film, organise un débat sur Jaurès. Honte pour le service public ! Après les rodomontades sur l’icône Jaurès, ce fut une succession de désinformation et de contre-vérités flagrantes. On pouvait voir un journaliste de Public Sénat avec un plateau « spécial désinformation » composé des « plus grands connaisseurs » (sic) de Jaurès que sont Alain Duhamel, Roland Cayrol, un membre de la Fondation Jean Jaurès et l’auteur d’un livre sur Jean Jaurès qui semblait surpris du débat. Les trois premiers ont organisé la captation de Jean Jaurès comme précurseur du socialisme réformiste tout en lui reprochant d’avoir caché son réformisme par des formules marxisantes pour faire plaisir à Jules Guesde. Et de ce fait, ils ont reproché à Jaurès d’être le responsable de l’écart entre le discours et la pratique des socialistes d’après-guerre.
Plus belle désinformation, ce n’est guère possible !

Le clou du spectacle fut le représentant de la Fondation Jean Jaurès qui avoua ne pas avoir lu les 4 000 articles de Jean Jaurès, les milliers de pages de l’Histoire socialiste de la France contemporaine, de la Révolution française, de l’Armée nouvelle, des études centrales de 1901, ni les autres ouvrages de Jean Jaurès, mais avoir lu quasiment uniquement les discours de Jean Jaurès. Il était clair qu’Alain Duhamel et Roland Cayrol n’en ont pas lu davantage et auraient été très mal à l’aise face à de vrais historiens de la période de Jaurès que cette désinformation arrogante n’aurait pas démontés. Mais à la télévision néolibérale, on peut tout savoir sans avoir rien lu dans le texte de celui que l’on critique. Vraiment, il faut passer et repasser le film « Les nouveaux chiens de garde » pour comprendre l’horreur de la désinformation des grands médias publics et privés aujourd’hui.

Qu’en aurait dit Jean Jaurès ? «  […] l’idée de propriété sociale des moyens de production, donnant un fondement réel, concret, à la liberté de tous, est le point lumineux où tous les vrais révolutionnaires se rallient. Tout socialiste qui ne l’aura pas toujours présente à la pensée ne sera qu’un empirique ou un intrigant, voué à toutes les capitulations et à toutes les défaillances. » L’Humanité, 25 août 1912
Cette idée de propriété sociale des moyens de production n’est évidemment pas présente à l’esprit de nos intrigants. Ils ne sont pas socialistes, ils sont néo-libéraux !
Deux choses vous sont proposées pour déjouer cette désinformation :

– lire Jaurès dans le texte (c’est l’arme principale contre les imposteurs). Pour vous mettre l’eau à la bouche, quelques citations clés ci-dessous, dont ces imposteurs se gardent bien de faire état, car leurs manipulations n’y résisteraient pas.

– participer aux initiatives d’éducation populaire organisées par les structures de base du mouvement culturel, social et politique pour approcher de plus près la vérité historique et politique. En tant que centre de ressources, nous participons activement à ces initiatives. Voir l’agenda du site.

Dans nos interventions dans les initiatives d’éducation populaire, on nous demande souvent : « quels livres pouvez-vous nous conseiller sur Jean Jaurès » ? Nous répondons qu’il y en a trois ! « Et si on ne veut qu’en acheter un seul ? », nous répondons « Tout dépend ce que vous cherchez ! ».
Sachez d’abord que les amis de Gilles Candar assurent la coordination éditoriale chez Fayard de 17 volumes sur des œuvres choisis de Jean Jaurès ce qui pourrait faire à terme 10 000 pages ! Seuls 8 volumes ont été publiés à ce jour. Lire ces 8 volumes est un régal et vous verrez alors que beaucoup de ceux qui parlent de Jaurès dans les grands médias sont des imposteurs !

  • Si vous n’avez pas le temps de lire ces volumes, nous pouvons vous conseiller le livre Jaurès actuel, aux Éditions de l’Humanité qui proposent sur 250 pages des extraits assez bien choisis de la pensée de Jean Jaurès.
  • Si vous voulez plutôt comprendre les liens posthumes de Jean Jaurès avec l’histoire ultérieure en lieu et place d’une réponse impossible à la question « Qu’aurait-il fait, vivant ? », nous vous conseillons de lire le livre de Charles Sylvestre La victoire de Jaurès aux Éditions Privat, introduit par Patrick Le Hyaric et Jean-Numa Ducange. Il rapproche les prises de positions de Jean Jaurès avec la période du Traité de Versailles, le martyre d’Henri Alleg, le Front populaire, la résistance et le programme du Conseil national de la Résistance, les films de Guédiguian, etc. Vous pourrez également lire dans cet ouvrage un entretien avec André Tosel qui montre les rapprochements entre la pensée de Jean Jaurès et celle d’Antonio Gramsci.
  • Si vous voulez un livre qui vous armera politiquement sur l’œuvre de Jean Jaurès face aux charlatans des « commémos » sans contenu, allez lire alors le livre Jaurès et le réformisme révolutionnaire de l’historien Jean-Paul Scot au Seuil. Lecteur de l’ensemble de l’œuvre de Jean Jaurès, il montre, citations à l’appui, les contre-vérités des auteurs qui ont dénaturé la pensée de Jean Jaurès tout simplement par ce qu’ils ont voulu trouver chez lui des justifications de leur propre positionnement pas toujours avoué.
    Vous y découvrirez des critiques entre autres de Vincent Peillon et même de certaines analyses de certains membres (pas tous heureusement !) de la Société d’études jaurésiennes.
    Vous y trouverez les raisons du dialogue constructif que Jean Jaurès engage avec Marx et Engels, une dialectique peu connue entre République, démocratie et socialisme, une position la plus avancée de son époque sur l’élargissement de la démocratie à la souveraineté du travail1, sur le lien entre la Convention et le combat pour le socialisme aujourd’hui , sa critique radicale contre le révisionnisme et le réformisme altercapitaliste, son projet de socialisme collectiviste, la reprise de la stratégie de l’évolution révolutionnaire de Karl Marx, sa bataille pour l’autonomie de la CGT, son anticapitalisme présent dans chacune de ses prises de postions, sa doctrine militaire basée sur la défense nationale et contre la guerre offensive inter-impérialiste, ses propositions féministes en avance sur son temps, le lien entre d’une part son combat laïque et d’autre part son combat social sur les retraites, l’impôt sur le revenu, les nationalisations, etc.
    Au moment où on peut voir les turpitudes (pour pas dire plus) de l’Internationale socialiste (qui tente de s’accaparer Jaurès en lui faisant dire ce qu’il n’a pas dit et pas fait !) et l’échec patent de l’Internationale communiste (dite IIIe Internationale), lire les positions internationalistes de Jean Jaurès sont vivifiants pour élaborer l’internationalisme du XXIe siècle.

Faites connaître ces trois ouvrages car ils peuvent donner des réponses aux questions que se posent des ouvriers, des employés, des couches moyennes intermédiaires, des intellectuels dégagés de la gangue néolibérale… D’autres auteurs méritent également notre soutien comme Bruno Antonini ou André Tosel. Nous y reviendrons.

D’autres articles viendront dans ReSPUBLICA pour montrer l’intérêt de la filiation Marx, Engels, Jaurès, Gramsci, Ingrao, Trentin, car tous ces penseurs sont partis de la réalité de pays développés. Nous pensons que suivre cette filiation via la République sociale anticapitaliste a plus de pertinence que de suivre d’autres voies, empruntées ou encore tentées aujourd’hui dans des pays peu développés.

Soyons optimistes, petit à petit, la lecture de Jean Jaurès dans le texte est facilitée. Il deviendra alors plus difficile de faire des plateaux de désinformation comme celui de Public Sénat le 22 novembre 2014. La bataille pour une contre-histoire du socialisme de Jean Jaurès va nous aider à mener la bataille pour l’hégémonie culturelle dans ce pays.

NB – Le titre de cette chronique est celui du chapitre de conclusion du livre de Jean-Paul Scot cité ci-dessus.

Citations choisies

[…] l’idée de propriété sociale des moyens de production, donnant un fondement réel, concret, à la liberté de tous, est le point lumineux où tous les vrais révolutionnaires se rallient. Tout socialiste qui ne l’aura pas toujours présente à la pensée ne sera qu’un empirique ou un intrigant, voué à toutes les capitulations et à toutes les défaillances.

L’Humanité, 25 août 1912

Laisser au patronat, […], la direction des ateliers, des manufactures et des usines, et tenir ce même patronat hors du droit politique, hors de la cité, c’est une impossibilité. Il est contradictoire de faire des bourgeois des citoyens passifs et de leur laisser encore dans une large mesure la maîtrise de la production

Études socialistes/Introduction – Question de méthode

Quand le prolétariat socialiste aura été porté au pouvoir par les événements, par une crise de l’histoire, il ne commettra pas la faute des révolutionnaires de 1848 : il réalisera d’emblée la grande réforme de la propriété.

Socialisme et Liberté 1898

L’expérience montrera que les réformes les plus hardies peuvent être des palliatifs, mais tant qu’elles ne touchent pas au fond même de la propriété capitaliste, elles laissent subsister la racine amère des innombrables souffrances et des innombrables injustices qui pullulent dans notre société.

La Dépêche, le 18 Décembre 1895

Ce qui caractérise le régime capitaliste, c’est l’appropriation individuelle des moyens de production et d’échange ; la propriété capitaliste, ainsi définie et constituée, a pour conséquence nécessaire et normale la concurrence universelle de producteur à producteur, la lutte économique d’homme à homme.

Discours à l’assemblée 1897

Tous, que vous soyez libre-échangistes ou protectionnistes, vous admettez et le principe et la conséquence ; quand vous n’êtes pas socialiste, vous admettez la propriété capitaliste, et la concurrence universelle qui en résulte nécessairement.

Discours à l’assemblée 1897

Le socialisme d’État [social-démocratie NDLR] accepte le principe même du régime capitaliste : il accepte la propriété privée des moyens de production, et, par suite, la division de la société en deux classes, celle des possédants et celle des non possédants. Il se borne à protéger la classe non possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système. Par exemple il intervient par la loi pour réglementer le travail des femmes, des enfants, ou même des adultes. Il les protège contre l’exagération de la durée des travaux, contre une exploitation trop visiblement épuisante. Il organise, par la loi, des institutions d’assistance et de prévoyance auxquelles les patrons sont tenus de contribuer dans l’intérêt des ouvriers. Mais il laisse subsister le patronat et le salariat. Parfois, il est vrai, et c’est une tendance croissante, il transforme en services publics, nationaux ou communaux, certains services capitalistes. Par exemple, il rachète et nationalise les chemins de fer, il municipalise l’eau, le gaz, les tramways. […] Ce qu’on appelle socialisme d’État est en fait, dans les services publics, du capitalisme d’État.

Socialisme et Liberté

Le socialisme d’État [social-démocratie NDLR], impuissant à faire de la justice le ressort interne de la société, est obligé d’intervenir du dehors sur l’appareil capitaliste pour en corriger les pires effets. Au contraire, ce n’est pas par l’action mécanique des lois de contrainte, c’est par l’action organique d’un système nouveau de propriété que les collectivistes et communistes prétendent réaliser la justice.

Socialisme et Liberté

L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine. À l’intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée par l’antagonisme des classes, par l’inévitable lutte de l’oligarchie capitaliste et du prolétariat. Seul le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et fera de chaque nation enfin réconciliée avec elle-même une parcelle d’humanité.

Editorial du 1er numéro de l’Humanité

Ce sont les appels déclamatoires à la violence, c’est l’attente quasi-mystique d’une catastrophe libératrice qui dispensent les hommes de préciser leur pensée, de déterminer leur idéal. Mais ceux qui se proposent de conduire la démocratie, par de larges et sûres voies, vers l’entier communisme, ceux qui ne peuvent compter sur l’enthousiasme d’une heure et sur les illusions d’un peuple excité, ceux-là sont obligés de dire avec la plus décisive netteté vers quelle forme de société ils veulent acheminer les hommes et les choses, et par quelle suite d’institutions et de lois ils espèrent aboutir à l’ordre communiste.

Études socialistes/Introduction – Question de méthode

[…] Dans la dialectique de Marx, le prolétariat, le sauveur moderne, a dû être dépouillé de toute garantie, dévêtu de tout droit, abaissé au plus profond du néant historique et social, pour relever en se relevant toute l’humanité. Et comme le dieu-homme, pour rester dans sa mission, a dû rester pauvre, souffrant et humilié jusqu’au jour triomphal de la résurrection, jusqu’à cette victoire particulière sur la mort qui a affranchi de la mort toute l’humanité, ainsi le prolétariat reste d’autant mieux dans sa mission dialectique, que, jusqu’au soulèvement final, jusqu’à la résurrection révolutionnaire de l’humanité, il porte, comme une croix toujours plus pesante, la loi essentielle d’oppression et de dépression du capitalisme. De là évidemment, chez Marx, une tendance originelle à accueillir difficilement l’idée d’un relèvement partiel du prolétariat. De là une sorte de joie, où il entre quelque mysticité dialectique, à constater les forces d’écrasement qui pèsent sur les prolétaires. Marx se trompait. Ce n’est pas du dénuement absolu que pouvait venir la libération absolue.

Études socialistes/Introduction – Question de méthode

Ce qui frappe surtout, dans le Manifeste, ce n’est pas le chaos du programme, qui pourrait se débrouiller, mais le chaos des méthodes. C’est par un coup de force que le prolétariat s’est installé d’abord au pouvoir : c’est par un coup de force qu’il l’a arraché aux révolutionnaires bourgeois. Il « conquiert la démocratie », c’est-à-dire qu’en fait il la suspend, puisqu’il substitue à la volonté de la majorité des citoyens librement consultés la volonté dictatoriale d’une classe. C’est encore par la force, par la puissance dictatoriale, qu’il commet ces premières « infractions despotiques » à la propriété que le manifeste prévoit.[….] Une classe, née de la démocratie, qui, au lieu de se ranger à la loi de la démocratie, prolongerait sa dictature au delà des premiers jours de la révolution, ne serait bientôt plus qu’une bande campée sur le territoire et abusant des ressources du pays.

Études socialistes/Introduction – Question de méthode

Par quelle confusion étrange dit-on que, dans la société nouvelle, tous les citoyens seront des fonctionnaires ? En fait, c’est dans la société présente que tous les citoyens ou presque tous aspirent à être “ des fonctionnaires ”. Mais il n’y aura aucun rapport entre le fonctionnarisme et l’ordre socialiste. Les fonctionnaires sont des salariés : les producteurs socialistes seront des associés.

Socialisme et Liberté

La communauté interviendra nécessairement pour coordonner la production. Elle interviendra aussi pour prévenir tout retour de l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais elle laissera le plus libre jeu à l’initiative des individus et des groupes, car elle aura tout entière le plus haut intérêt à stimuler les inventions, à respecter les énergies.

Socialisme et Liberté

Dès maintenant, le prolétariat répugne à toute centralisation bureaucratique. Il tente de multiplier les groupements locaux, les syndicats, les coopératives ; et, tout en les fédérant, il respecte leur autonomie : il sait que, par ces organes multiples, il pourra diversifier l’ordre socialiste, le soustraire à la monotonie d’une action trop concentrée

Socialisme et Liberté

Ni la puissance d’un dieu et d’un dogme, ni la puissance d’un roi, ni la puissance du capital ne domineront la société. […] Il n’aura d’autre force que celle des groupes, et ceux-ci n’auront d’autre force que celle des individus. Toutes les puissances de progrès, de variété et de vie s’épanouiront, et la société communiste sera la plus complète et la plus mouvante qu’ait vue l’histoire.

Socialisme et Liberté

Lorsque la Verrerie ouvrière fut fondée, je pris délibérément parti contre les amis de Guesde, qui, dans les réunions préparatoires tenues à Paris, voulaient la réduire à n’être qu’une verrerie aux verriers, simple contrefaçon ouvrière de l’usine capitaliste. Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations ouvrières, créant ainsi le type de propriété qui se rapproche le plus, dans la société d’aujourd’hui, du communisme prolétarien.

République et socialisme, dans la Petite République du 17 octobre 1901

[…] au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. Oui ! au moment où il peut chasser les ministres du pouvoir il est, lui, sans garantie aucune et sans lendemain, chassé de l’atelier. Son travail n’est plus qu’une marchandise que les détenteurs du capital acceptent ou refusent à leur gré.

Il peut être chassé de l’atelier, il ne collabore pas aux règlements d’atelier qui deviennent tous les jours plus sévères et plus captieux, et qui sont faits sans lui et contre lui.

Il est la proie de tous les hasards, de toutes les servitudes, et à tout moment, ce roi de l’ordre politique peut être jeté dans la rue ; à tout moment, s’il veut exercer son droit légal de coalition pour défendre son salaire, il peut se voir refuser tout travail, tout salaire, toute existence par la coalition des grandes compagnies minières. Et tandis que les travailleurs n’ont plus à payer, dans l’ordre politique, une liste civile de quelques millions aux souverains que vous avez détrônés, ils sont obligés de prélever sur leur travail une liste civile de plusieurs milliards pour rémunérer les oligarchies oisives qui sont les souveraines du travail national.

Et c’est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici ; c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain.

Discours à l’assemblée 1893

Nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines, le respect de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y développe.

Chambre des députés, janvier 1910

La grande cause socialiste et prolétarienne n’a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n’a besoin ni qu’on diminue ou rabaisse injustement les adversaires, ni qu’on mutile les faits. […] ce souci constant et scrupuleux de la vérité, même dans les plus âpres batailles, n’émousse pas la vigueur du combat : il donne au contraire aux coups portés contre le préjugé, l’injustice et le mensonge une force décisive.

Editorial du 1er numéro de l’Humanité

  1. Jaurès va nettement plus loin que Jules Guesde lorsqu’il oppose au sujet de la verrerie d’Albi, sa position de « verrerie aux ouvriers » contre la position de Guesde de la « verrerie aux verriers » et où il demande que la démocratie ne s’arrête pas à la porte des entreprises. Une proposition pour le XXIe siècle est formulée sur ce point dans le livre de Pierre Nicolas et Bernard Teper Penser la république sociale pour le XXIe siècle -Un GPS pour la gauche, aux Éditions Éric Jamet. []
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L’affaire Rémi Fraisse n’est pas terminée

par Pierre Hayat

 

L’avocat du gendarme qui a lancé une grenade offensive tuant Rémi Fraisse le 26 octobre 2014 a récemment comparé l’état d’esprit de son client à celui d’« un conducteur qui s’est parfaitement conformé au Code de la route, mais dont le véhicule a heurté mortellement un autre usager qui n’aurait pas respecté une interdiction ».  Certaines comparaisons avoisinent la déraison quand elles embrouillent au lieu d’éclairer. En l’occurrence, l’avocat, qui a raison de ne pas faire peser le poids de la responsabilité du drame sur son seul client, a tort de faire comme si   l’affaire n’était pas politique. Le gendarme qui a lancé la grenade n’avait pas à ce moment-là l’occasion de respecter le Code de la route ni de le faire respecter. Il était chargé de la mission d’assurer l’ordre public à proximité du futur barrage de Sivens. Et, au moment de mourir, Rémi Fraisse ne traversait pas la chaussée en dehors des clous pas plus qu’il ne commettait un excès de vitesse au volant. Il a été tué comme manifestant. Engagé et déterminé, mais  pacifique, il s’était joint à une manifestation dont la violence est en relation avec  le dispositif policier disproportionné déployé ce jour-là et aux  consignes d’extrême fermeté qui furent  très vraisemblablement  données. La mort de Rémi Fraisse  n’a rien d’un fait divers, car on ne peut l’isoler de la tension qui s’était dangereusement installée depuis des semaines dans la région, ni de l’autisme des autorités politiques dans cette affaire de barrage très contesté et très contestable. Si le gendarme n’est ni coupable ni responsable politiquement de la mort de Rémi Fraisse, la mort violente de ce dernier ne s’ajoutera pas à la liste des morts d’un accident de la circulation automobile. Sa mort s’inscrit dans un contexte délétère de fractures sociales et générationnelles, de déficit démocratique et  de conflits d’intérêt, dont l’affaire du barrage de Sivens est révélatrice.

Il y a dans l’affaire du barrage de Sivens et au-delà d’elle, une affaire Rémi Fraisse qui tient d’abord au fait qu’un manifestant a été tué. Cette seconde affaire se caractérise aussi par le fait que, dans un premier temps, les  autorités publiques ont scandaleusement caché la vérité  du drame: une grenade offensive lancée par un gendarme  a causé la mort d’un manifestant pacifique. Il faut saluer le courage et la rigueur des proches de Rémi Fraisse qui ont su rectifier les premières versions tronquées des faits, sur fond de silence assourdissant des plus hautes autorités de l’État, forçant ainsi les autorités publiques à afficher enfin leur souci de la vérité en plus de leur compassion. On connaît la détestation que les pouvoirs  autoritaires vouent à la vérité des faits, surtout quand elle les dérange. La vérité des faits n’apparaît-elle pas plus têtue que la personne la plus obstinée ?  On sait aussi que le mensonge d’État est la seconde nature et parfois le carburant des  totalitarismes.  Plus directement, nous voyons que les  démocraties jouent une part de leur destin dans leur degré d’émancipation ou d’assujettissement à la raison d’État au nom de laquelle leurs  principes sont bafoués. Aujourd’hui, une complète transparence sur les circonstances précises de la mort de Rémi Fraisse s’impose. C’est un besoin démocratique. C’est aussi un besoin humain pour les proches de Rémi Fraisse. C’est enfin un besoin professionnel et institutionnel pour les gendarmes et la gendarmerie nationale. L’établissement public de la vérité des faits dans une affaire comme celle-ci est pour une République libre un impératif catégorique.

Mais la connaissance et la reconnaissance de la vérité de ce qui a factuellement conduit à la mort de Rémi Fraisse  ne suffisent pas. Il revient aux citoyens  de juger ce qui s’est passé et de comprendre comment on en est arrivé là. La première leçon tirée  fut la décision politique d’interdire l’usage d’armes de guerre, comme la grenade offensive qui a tué Rémi Fraisse, lors des opérations de maintien de l’ordre. Cette décision pourrait  être prolongée d’une réflexion sur la tendance contemporaine à  criminaliser les conflits sociaux.  Une autre leçon  du drame a été récemment tirée  par François Hollande qui préconise le recours   à un « référendum local » lorsque des projets d’aménagement du territoire conduisent à des situations de blocage. L’idée présente le mérite de reconnaître que le fait accompli et l’enlisement dans des situations de blocage, comme celle du barrage de Sivens, sont à éviter. D’autres leçons de ce drame seront tirées et d’autres réflexions seront produites, en particulier  sur les enjeux écologiques et sur la jeunesse qui se cherche un avenir dans un monde impitoyablement compétitif. Assurément, ces leçons ne transformeront pas   la mort insoutenable de ce jeune homme de 21 ans non violent, aimant la vie et l’humour de soi, qui avait un projet, en une mort utile. Au moins permettront-elles la naissance  d’« un après Rémi Fraisse » qui portera la mémoire  du besoin de moins de violence et de plus de démocratie.   Mais nous n’en sommes pour l’instant qu’à la dernière phase d’une affaire commencée par une tragédie, aggravée par des mensonges, poursuivie par une émotion légitime et des violences absurdes. Nous sommes aujourd’hui au stade de l’attente de l’établissement complet des faits et des responsabilités qui seul mettra un terme à l’affaire Rémi Fraisse. L’affaire terminée, l’après  Rémi Fraisse pourra alors commencer.

Lira aussi l’article du 9 novembre : http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/la-mort-de-remi-fraisse-est-inacceptable-encore-faut-il-aller-au-fond-des-choses/7387539

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Les libéraux occidentaux doivent applaudir les Russes

 

Le monde occidental est parti en guerre contre la Russie, l’accusant de tous les péchés capitaux et de mauvaises intentions. Qu’en pensez-vous?

Emmanuel Todd: Avant les événements ukrainiens déjà, j’avais attiré l’attention sur cette tendance antirusse, manifestement planifiée, dans les médias occidentaux. Les premières attaques régulières contre Moscou ont porté sur le « rejet » des minorités sexuelles. Ensuite, de nombreux articles ont avancé que la politique de Poutine était « impossible à comprendre » et qu’il était « imprévisible ». Pour être franc, cela m’a beaucoup amusé. Car à mon avis, la ligne politique du gouvernement russe est au contraire très rationnelle et réfléchie. Les Russes sont fiers d’être Russes et s’ils disposent des moyens nécessaires, ils font tout pour éviter la cabale. Ainsi, le soutien affiché à la population russophone dans le sud-est de l’Ukraine s’inscrit parfaitement dans cette logique.

En ce qui concerne les préoccupations des Baltes ou des Polonais, persuadés que demain Moscou compte les engloutir, elles sont complètement infondées. Cela n’a absolument aucun sens. La Russie a déjà suffisamment de soucis pour aménager son vaste territoire.

Cela fait longtemps que vous vous intéressez à la Russie – essentiellement comme anthropologue et sociologue. En 1976 déjà, à l’âge de 25 ans, vous avez écrit un livre intitulé La Chute finale où vous évoquiez les causes susceptibles de désintégrer l’URSS. Ce livre, qui a fait beaucoup de bruit, n’a pas été pris au sérieux à l’époque. Quelle est votre vision de la Russie contemporaine?

Emmanuel Todd: Si vous vous penchez sur l’histoire de la Russie, vous comprenez que son rôle dans les affaires mondiales – et en particulier européennes – a toujours été positif. La Russie a subi une humiliation dans les années 1990, juste après l’effondrement de l’URSS. L’attitude de l’Ouest fut alors insupportable et injuste mais en dépit de cela, la transition a pu se faire dans une certaine dignité. Aujourd’hui, ce pays a retrouvé sa place dans les affaires mondiales et a atteint un équilibre interne. Il a atteint une stabilité démographique et enregistre même une croissance de sa population plus élevée que dans le reste de l’Europe. L’espérance de vie augmente. A terme, le taux de mortalité infantile sera inférieur à celui des États-Unis selon les statistiques. Le fait que la Russie attire un flux d’immigrés en provenance des pays voisins montre qu’elle revêt pour eux un intérêt économique.

À mon avis, la Russie joue un rôle particulier dans les affaires internationales, dont elle a hérité de la Guerre froide, qui est d’assurer l’équilibre mondial. Grâce à son arsenal nucléaire, la Russie est aujourd’hui le seul pays capable de contenir les Américains. Sans elle, le monde aurait connu un sort catastrophique. Tous les libéraux occidentaux devraient l’applaudir: contrairement aux démocraties européennes, elle a accordé l’asile à Edward Snowden. Quel symbole explicite: la Russie, bastion des libertés dont les pays européens se veulent les porte-drapeaux.

En 2002 sortait votre livre Après l’Empire, où vous évoquez les causes de l’affaiblissement, lent mais sûr, des USA. Qu’en est-il aujourd’hui?

Emmanuel Todd: En effet, j’ai écrit à l’époque que l’agressivité de l’Amérique n’était absolument pas une manifestation de sa puissance. Au contraire, elle cachait la faiblesse et la perte de son statut dans le monde. Ce qui s’est passé depuis a confirmé mes conclusions de l’époque. Et cela reste exact aujourd’hui également. Ne croyez pas que j’ai été motivé par un anti-américanisme quelconque. Pas du tout. Néanmoins, je constate que l' »empire » américain est en phase de déclin. Et cela peut être vu particulièrement dans la manière dont les États-Unis, à chaque fois qu’ils perdent l’un de leurs alliés, prétendent que rien de significatif ne s’est produit. Prenez l’exemple de l’évolution des relations de Washington avec l’Arabie saoudite. Les échecs permanents des Etats-Unis au Moyen-Orient sont flagrants pour tout le monde, notamment à travers les derniers conflits en Irak et en Syrie. Et Riyad, qui était autrefois leur plus proche allié dans la région, est en fait sorti du contrôle américain, même si bien sûr personne ne l’admet. Même chose pour la Corée du Sud, qui s’éloigne des États-Unis pour coopérer de plus en plus activement avec la Chine. Le seul véritable allié loyal des Américains en Asie reste le Japon. Mais à cause de sa confrontation avec Pékin, ce pays ne sait plus où se mettre.

Et l’Europe?

Emmanuel Todd: Le processus est similaire en Europe. La principale évolution que le Vieux continent ait connue ces dernières années est la montée en puissance de l’Allemagne. Avant, je pensais que l’Europe allait continuer à se développer, tirée par la locomotive d’intégration Berlin-Paris. Mais les choses se sont passées autrement. Tout d’abord, l’Union européenne ne s’est pas transformée en union des nations « libres et égales », comme le rêvaient ses fondateurs. Elle a pris la forme d’une structure hiérarchique sous l’égide de l’Allemagne, qui a largement dépassé sur le plan économique tous les autres pays de l’UE. Par nature, les Allemands ne peuvent pas percevoir le monde autrement qu’à travers un prisme hiérarchique. Cette ascension de Berlin s’est accélérée notamment après la crise financière de 2008. Aujourd’hui, l’Europe est contrôlée par l’Allemagne. Les premiers signes d’une perte de contrôle sur Berlin par les Américains sont apparus au début de la guerre en Irak quand Paris, Moscou et Berlin, qui marchaient jusque-là dans le sillage des USA, s’y sont opposés. Ce fut une étape fondamentale.

Depuis, dans un domaine aussi crucial que l’économie internationale, l’Allemagne mène sa propre ligne pour défendre ses intérêts nationaux. Elle ne cède pas à la pression des Américains, qui croient que tout le monde devrait jouer selon leurs règles et insistent pour que les Allemands renoncent, par exemple, à leur politique d’austérité budgétaire. Cette ligne est imposée sous la pression de Berlin à l’ensemble de l’Union européenne, et les Etats-Unis ne peuvent rien y faire. Dans ce domaine, les Allemands n’accordent pas d’importance à l’avis des Américains. Nous pouvons aussi rappeler les récents scandales impliquant les écoutes téléphoniques, quand les Allemands – un cas sans précédent – ont expulsé le chef de la CIA à Berlin. Mais l’économie reste le plus important. Les Américains n’adoptent pas, dans ces circonstances, une attitude menaçante. Pas parce qu’ils ne veulent pas, mais parce qu’ils ne peuvent pas. En l’admettant tacitement, ils reconnaissent en quelque sorte que leur pouvoir touche à sa fin. Cela ne saute probablement pas aux yeux, mais c’est la réalité.

Néanmoins, certains pensent que les USA restent une puissance dirigeant les affaires mondiales, notamment européennes.

Emmanuel Todd: Il y a l’ancien monde et le nouveau monde. L’ancien monde, c’est la vision héritée de l’époque de la Guerre froide. Elle reste bien ancrée dans la conscience des faucons américains, dans les pays baltes et en Pologne. Il est clair que l’expansion de l’OTAN vers l’Est après la chute du mur de Berlin est un exemple typique de l’inertie de la pensée dans l’esprit de la Guerre froide, peu importe les termes employés. Dans l’ancien monde, l’Allemagne jouait plutôt un rôle de modérateur, d’élément rationnel préconisant une solution pacifique aux problèmes et favorable au partenariat économique. Mais un nouveau monde est apparu et il n’est plus contrôlé par les Américains.

L’Europe a aujourd’hui sa propre dynamique. Elle n’a pas d’armée, mais elle est dirigée par l’Allemagne. Et tout se complique, car cette dernière est forte, mais elle est instable dans ses concepts géopolitiques. A travers l’histoire, le pendule géopolitique allemand a oscillé entre une approche raisonnable et des élans mégalomanes qui ont conduit, rappelons-le, à la Première Guerre mondiale. C’est la « dualité » de l’Allemagne. Par exemple, Bismarck cherchait la paix universelle et l’harmonie avec la Russie, alors que Guillaume II, dans l’esprit « l’Allemagne est au-dessus de tous », s’est brouillé avec tout le monde, à commencer par la Russie. Je crains que nous retrouvions aujourd’hui cette dualité. D’une part, l’ancien chancelier Schröder a prôné l’expansion des relations avec Moscou et il a maintenant beaucoup de partisans. D’autre part, on constate une position étonnamment ferme de Merkel dans les affaires ukrainiennes. L’agressivité du monde occidental envers la Russie ne s’explique donc pas uniquement par la pression des Etats-Unis.

En effet, tout le monde s’attendait à une médiation active de Berlin dans la crise ukrainienne, mais ce n’a pas été le cas.

Emmanuel Todd: Il me semble que l’Allemagne s’engage de plus en plus dans une politique de force et d’expansion voilée. La réalité de l’Allemagne après la réunification est qu’elle a miné les structures étatiques fragiles en Europe. Rappelez-vous la défunte Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, et aujourd’hui il semble que ce soit le tour de l’Ukraine. Pour la plupart des Européens, l’Ukraine n’aucun intérêt particulier. Pas pour les Allemands. Depuis l’époque de la réunification, l’Allemagne a mis la main sur la quasi-totalité de l’ancien espace de domination soviétique et l’utilise à ses propres fins économiques et industrielles. En c’est, je pense, l’un des secrets de la réussite de l’économie allemande. Face à un grave problème démographique et un taux de fécondité faible, elle a besoin d’une main-d’œuvre qualifiée et bon marché. Donc, si vous restez dans cette logique, obtenir par exemple les deux tiers des travailleurs ukrainiens est une opération très bénéfique pour Berlin.

D’ailleurs, le 23 août, Angela Merkel a été la seule des chefs d’Etats de l’UE à se rendre en visite à Kiev à l’occasion de la célébration de l’indépendance de l’Ukraine.

Emmanuel Todd: D’après moi, c’était un événement marquant. Et je pense que Moscou l’a également remarqué.

Pourquoi, d’après vous, les États-Unis montrent-ils un tel zèle dans les affaires ukrainiennes?

Emmanuel Todd: Parce que leur stratégie vise à affaiblir la Russie. En l’occurrence par la crise ukrainienne. Mais n’oublions pas qui l’a provoquée. Après tout, le point de départ était la proposition de l’UE de conclure un accord d’association avec Kiev. Puis l’Union européenne a soutenu le Maïdan conduisant au coup d’Etat, qui s’est déroulé avec le consentement silencieux des capitales européennes. Quand les événements en Crimée se sont produits, les Américains ne pouvaient pas rester à l’écart, au risque de « perdre la face ». Les « faucons », partisans des idées de la Guerre froide, sont alors passés au premier plan pour définir la politique américaine vis-à-vis de la Russie. Je ne pense pas que les Américains souhaitent l’exacerbation de ces conflits, mais nous devons suivre de près jusqu’où pourrait aller leur désir de « sauver la face ».

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Commentaire de la Rédaction sur l'entretien avec Emmanuel Todd

par Michel Zerbato
Universitaire.
Auteur de "Néolibéralisme et crise de la dette, aux éditions "Osez la République Sociale"

 

Voici un rare exemple de vision géopolitique non atlantiste, à l’encontre de celle qui a colonisé la quasi-totalité des médias. Todd dit ce qui apparaît à tout observateur doté de lunettes neutres, mais il ne va pas au fond des choses, ce que résume le paragraphe de la phrase « A travers l’histoire, le pendule géopolitique allemand a oscillé entre une approche raisonnable et des élans mégalomanes qui ont conduit, rappelons-le, à la Première Guerre mondiale » Cette thèse, qui était déjà celle d’Albert Rivaud en 1932 (Les crises allemandes, A. Colin), qui parle du « nouveau cours » ouvert par le départ de Bismarck et l’avènement de Guillaume II, lequel, « bavard et versatile », ne contrôle plus la société et « la clameur des intérêts particuliers se fait chaque jour plus vive », apparaissent « à la lumière les impulsions secrètes [souligné par moi] auxquelles elle obéissait sans doute dans son élan vers un destin plus large [l’Allemagne étant  » douée du génie conquérant, ou du génie colonisateur »], révélant « l’antinomie entre sa grandeur et l’existence du reste de l’univers », etc.

Cette thèse, souvent reprise depuis par les plus grands germanistes, ne comprend pas que « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage », comme le martelait sans cesse Jaurès. Elle attribue le bellicisme d’une nation aux « élans mégalomanes » de ses dirigeants, de même que Keynes attribuait la propension à accumuler des entreprises capitalistes aux « esprits animaux » des entrepreneurs, et non à la nature du rapport capitaliste, ou Lordon en appelle à Spinoza pour « compléter » Marx avec le concept de conatus et l’introduction de l’obstination du désir (si j’ai bien compris). Pour bien comprendre ce qu’il se passe au plan géopolitique, et non seulement le « voir », il faut en chercher les causes profondes dans la dynamique impérialiste.

À grands traits, il faut partir de la base : le capital, c’est de l’argent A qui achète des marchandises M (machines et matières premières + force de travail) pour faire de l’argent, c’est-à-dire en ajouter : A’ = A + a. Le profit suppose donc un surcroît d’argent, donc de monnaie, qui en est la forme moderne. Comment faire entrer dans le circuit A-M-A’ ce surcroît a ? Marx et Keynes se sont posé la question, avec des réponses au fond semblables et aussi simples au départ dans leur évidence : par sa production. Ce qui suppose de comprendre que dans le système capitaliste, la monnaie c’est le crédit que font les créateurs de monnaie à ceux qui en demandent, les capitalistes. Ce qui suppose un État pour contrôler cette création et un extérieur à la sphère nationale qui légitime cet État, extérieur à qui le crédit de la nation permet de créer le surcroît de monnaie nécessaire : les capitalistes d’un pays peuvent bien créer toute la plus-value qu’ils veulent, ils n’en feront pas du profit s’ils ne vendent pas la partie correspondante de leur production de marchandises au Reste du monde (et là, Rosa Luxemburg avait raison contre Lénine). Sans exportations, sans excédent commercial, pas de profit, sauf à obtenir un crédit des pays créanciers (la base de l »impérialisme façon Lénine : la tonte des coupons). Comme tous les pays ne peuvent pas être exportateurs en même temps, il y a guerre commerciale, et le système de l’économie internationale fonctionne tant que la dynamique du pays le plus fort, l’impérialisme dominant, lui permet de faire le crédit aux plus faibles : il y trouve ses débouchés et son emploi « financés » par sa création de monnaie à crédit. Mais quand la crise vient, que le crédit se transforme non en débouchés mais en cercle inflation-dévaluation déstabilisant le système, le crédit international se rétrécit, la guerre commerciale devient guerre des monnaies. De là l’absolue nécessité d’être compétitif et la contrainte sur l’État de casser les salaires, quels qu’en soient les dirigeants, de droite ou de gauche. et l’inéluctabilité de l’affrontement final. Ce n’est pas le nationalisme qui produit la guerre, c’est le capitalisme.

 

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« Iranien » film de M. Tamandon : une pédagogie de la laïcité

par Monique Vézinet
Union des Familles Laïques, Réseau Education Populaire

 

Que se passe-t-il quand un athée et un croyant se rencontrent ? Prenons une société ressemblant à la nôtre : se croisant dans un café, dans un salon, ils vont échanger des idées et expériences de vie, parler de leur éducation, de leurs lectures, de foi ou de raison… et il est probable qu’ils se quitteront sans que cette interaction ait fait changer des convictions déjà ancrées. Supposons en revanche que la rencontre soit organisée, dans un cadre par exemple œcuménique ou philosophique : le but premier sera alors de comprendre le point de vue de l’autre avec, secondairement, l’idée de le convaincre et d’infléchir ses opinions. Nous serons alors dans le cadre d’une sorte de disputatio où des gains sont attendus pour l’un ou l’autre camp.

Ce préambule pour expliquer l’état premier d’étrangeté dans lequel le film en question peut nous plonger, car il relève selon les moments de l’un et l’autre genre, soit de l’échange humain intime et non dénué de complicité, soit d’un affrontement assez âpre.

Prenons en effet un pays d’ancienne civilisation, l’Iran, où ont existé de multiples formes de tradition religieuse, puis la sécularisation. Depuis l’avènement de la République islamique en 1979, c’est un pays où la notion d’athéisme n’est plus reconnue. Nombre de citoyens athées ou opposants se sont exilés, d’autres, vivant en Occident comme Mehran Tamadon, continuent de questionner leur pays d’origine. Ce réalisateur-documentariste a déjà réalisé un moyen-métrage documentaire, Behesht Zahra, Mères de martyrs (2004) et un premier long-métrage, Bassidji (2009), consacré aux milices de la République islamique, interrogées de l’intérieur. Les difficultés et intimidations qu’il a rencontrées alors avec le régime, l’ont convaincu de se tourner vers des interlocuteurs plus ouverts, des mollahs de l’école de Qom.

En effet, Tarandon veut « exister dans une société qui [le] nie et dire ce qu'[il] pense » : « Si je veux un espace de parole, j’utilise ma caméra comme une espace qui me permet de créer des rapports de forces plus égalitaires ». C’est ainsi qu’il a fini par convaincre quatre religieux de passer deux journées dans sa maison pour débattre du « vivre ensemble ». Les scènes ou plans qui montrent la mise en œuvre et la quotidienneté de l’entreprise sont significatives : inviter les épouses ou non (elles viendront finalement mais ne seront montrées qu’en arrière-plan domestique), les règles de l’hospitalité et la politesse, la sieste, les repas…

Le démarrage est difficile : quand Tarandon parle de définir un « espace public », ses interlocuteurs rétorquent qu’il cherche à leur imposer une « idéologie ». Une longue discussion est consacrée à la femme voilée, qui permet de définir les propositions suivantes : 1/ il s’agit de respecter la pudeur et liberté de la femme : les deux sexes sont également libres, borner cette liberté, c’est la dictature de l’athée occidental ; 2/ ce que les hommes doivent viser pour respecter les femmes, c’est le contrôle de leurs pulsions ; 3/ il n’y a pas que le voile mais la dissolution de la famille qui détruit la société. Et puis si la femme ne s’excite que lentement et l’homme rapidement (c’est la testostérone, sic) que faire ? Je vous laisse deviner qui dit quoi…
Les questions purement « théologiques » sont absentes sinon par de brèves allusions des croyants, mais la question féminine reviendra sur la fin, lorsque le réalisateur après avoir testé la compatibilité de livres ou de représentations de personnages, propose sous forme de jeu pratique de tester les formes musicales acceptables dans son « espace public » : la voix de la femme est aussitôt qualifiée par les mollahs de voix qui excite, c’est pourquoi elle doit rester à l’arrière-plan des voix masculines.

J’avoue que de voir et entendre énoncer aussi tranquillement ce genre de propos, sans qu’il semble y avoir la moindre perspective d’évolution dans les têtes enturbannées présentes dans le film, est assez décourageant face à l’entreprise du réalisateur. Car le reste n’est pas de meilleur augure, en particulier sur le chapitre de la démocratie : l’argument du 98 % de votes en faveur de la République islamique dût-il être imparable, la question de la démocratie trouve chez les mollahs un nouvel argument : à quoi bon envisager une société idéale (« laïque, libérale », propose Tarandon), alors que la loi préétablie a déjà fait ses preuves…

Au fil de ces 48 heures, le spectateur assiste à une partie (au sens sportif) ritualisée grâce à la bonne volonté des participants mais non dénuée de tensions. A cet égard, c’est un bon exemple, pour des militants de la laïcité appliquée au domaine de l’éducation populaire, des premiers degrés d’un échange à construire avec ceux qui sont enclins à ne pas reconnaître les droits de la minorité. (Que Vishnou nous en préserve !)

 

A noter :

La bande-annonce du film ici : http://youtu.be/OXRQzlqBEYQ?list=PLK5yJevCP5ZBBkYpRQLbbgtj-hC855Bjw

Un dossier de presse est disponible sur le site du distributeur ZED : http://www.zed.fr/cinema/distribution/movies/19/iranien

Un dossier pédagogique rédigé par un professeur de philosophie est en ligne ici : http://www.zerodeconduite.net/iranien

Liste des avant-premières :

  • Le 1er Décembre à Paris (75) au Nouvel Odéon à 20h30.
  • Le 3  Décembre à Paris (75) ) l’espace Saint Michel à 20h.
  • Le 4 Décembre à Bordeaux (33) au cinéma Utopia à 20h15.
  • Le 4 Décembre à Paris (75) à l’Espace Saint Michel à 20h.
  • Le 5 Décembre à Bayonne (60) au cinéma L’Atalante à 20h45.
  • Le 6 Décembre à Cadillac (33) au cinéma Lux à 18h.
  • Le 7 Décembre à Pau (64) au cinéma Le Méliès à l’occasion du Film International de Pau à 18h.
  • Le 7 Décembre à Paris (75) à l’espace Saint Michel à 17h.
  • Le 8 Décembre à Saint-Ouen l’Aumone (95) au cinéma Utopia à 20h30.
  • Le 10 Décembre à Bourg-en-Bresse (01) au cinéma La Grenette à 20h.
  • Le 10 Décembre à Paris (75) à l’Espace Saint Michel à 20h.
  • Le 11 Décembre à Paris (75) à l’Espace Saint Michel à 20h.
  • Le 12 Décembre à Clermont-Ferrand (63) au cinéma Le Rio à 20h30.
  • Le 13 Décembre à Marcillac (12) salle Malviès à 20h30.
  • Le 14 Décembre à Tournefeuille (31) au cinéma Utopia à 10h.
  • Le 14 Décembre à Paris (75) à l’Espace Saint-Michel à 17h.
  • Le 15 Décembre à Caen (14) au cinéma Le Lux à 20h30.
  • Le 16 Décembre à Bruxelles, Belgique, au P’tit Ciné à 19h30.
  • Le 17 Décembre à Saint-Ouen (93) à L’Espace 1789.
  • Le 18 décembre à Paris (75) au cinéma La Clef.
  • Le 19 Décembre à Villeneuve d’Ascq (59) au cinéma Le Méliès.
  • Le 21 Décembre à Paris (75) au cinéma L’Escurial à 11h.
  • Le 5 Janvier à Morlaix (29) au cinéma La Salamandre.
  • Le 6 Janvier à Loudeac (22) au cinéma Le Quai des Images.
  • Le 7 Janvier à Questembert (56) au cinéma Iris à 20h15.
  • Le 8 Janvier à Plougonvelin (29).
  • Le 9 Janvier à Douarnenez (29) au Club.
  • Le 10 janvier à Bobigny (93) au Magic Cinéma
  • Du 11 au 13 Janvier dans le Pas de Calais (62) pour une tournée De la Suite dans les Images.
  • Le 14 Janvier à Marmande (47) au cinéma Le Plaza.
  • Le 15 Janvier à Monsemprons Libos (47) au cinéma Liberty.
  • Le 15 Janvier à Aix-en-Provence (13) au cinéma Le Mazarin.
  • Le 16 Janvier à Sainte-Livrade-sur-Lot (47) au cinéma l’Utopie.
  • Le 17 janvier à Saint Denis (93) au cinéma l’Ecran.
  • Le 19 Janvier à Villeurbanne (69) au cinéma Zola.
  • Le 20 Janvier à Caluire-et-Cuire (69) au Ciné Caluire.
  • Le 21 Janvier à Pont Saint Esprit (30).
  • Le 22 Janvier à Hyères (83) au cinéma Olbia à 20h.
  • Le 24 Janvier à Nanterre (92) au cinéma Les Lumières
  • Le 25 janvier à Privas (07) à 14h50, précédé du film Bassidji.
  • Le 29 janvier à Orléans (45)
  • Le 30 janvier à Saint Nazaire
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Haeeschek, Je te (sur)vivrai, ou Les Oiseaux du Fayoum - El-Warsha Théâtre, sous la direction d’Hassan El-Geretly

par Brigitte Rémer
http://www.zerodeconduite.net/

 

En collaboration avec l’association 0 de Conduite

« Il vient une heure où protester ne suffit plus. Après la philosophie, il faut l’action. La vive force achève ce que l’idée a ébauché ». Ces mots porteurs, signés de Victor Hugo, s’affichent en lettres lumineuses sur le mur de la Cour Minérale de l’Université d’Avignon, la nuit tombée. Ils ouvrent le spectacle que présente El-Warsha Théâtre, première troupe indépendante d’Egypte fondée en 1987 par Hassan El-Geretly, homme de troupe et d’engagement.

Vingt comédiens, chanteurs et musiciens assis au pied de la muraille en un majestueux arc de cercle, portent comme oeillet à la boutonnière le ruban rouge de solidarité avec les intermittents de France. Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, musulmans et chrétiens, composent la troupe qui voit se succéder différentes générations d’artistes, qu’inlassablement elle forme. Sur le plateau, certains sont en galabeyya, d’autres en jeans et chemise, ils frappent par leur diversité.

Avec Haeeschek, Je te (sur)vivrai, qu’il intitule désormais Les Oiseaux du Fayoum, le metteur en scène superpose l’histoire de la troupe aux langages scéniques qui ont émergé, à chaque étape du parcours. Magnifiquement francophone, Hassan El-Geretly trace le fil rouge du spectacle et raconte, sorte de monsieur Loyal présent sur le plateau avec les acteurs. Le concept de la soirée a pour point de départ Les Nuits d’El-Warsha, thème emblématique de la troupe qui recrée des musiques, psalmodies et chants, s’étend jusqu’au cabaret satirique ancré dans l’histoire du pays, et témoigne, à partir de récits, de la violence au quotidien. Révolution et tragédie sont au cœur du sujet et le terreau de la troupe, davantage encore depuis le soulèvement du 25 janvier 2011 suivi de la chute de Moubarak, le 11 février. Chaque comédien s’avance à son tour et intervient, s’isolant sur un petit podium au centre du plateau, qui favorise l’adresse aux publics. Aux moments de dérision et de poésie, succède la gravité.

Le Loup et le Chien de La Fontaine, métaphore sur la liberté, ouvre le spectacle dans la langue égyptienne et envoie ondes et images. « Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas où vous voulez ? »  Suit le thème de la vie quotidienne avec la rue pour source d’inspiration, esquisses des gens ordinaires semblables à ces petits personnages qui en architecture, marquent l’échelle. Le chœur des comédiens devient chambre d’écho des cris de la rue et de la violence des décibels, et l’appel du Mesaharati chargé, en période de ramadan, de réveiller les populations avant l’aube, et qui « ferait mieux de réveiller le pays » comme le confie le metteur en scène, hors plateau. On parle de foul, cette purée de fève consistante plat populaire par excellence, et de la passion des pigeons.

Le système bureaucratique est ensuite mis en mots, avec le récit du Permis de conduire dans lequel le rire devient jaune tellement la situation est noire ; l’évocation de la crise de Suez, sous Nasser, avec la nationalisation du Canal, en 1956, et un chant de résistance du groupe Al-Tanbûra de Port-Saïd, en écho : « Mabrouk ya Gamal… malgré les avions et les camions, Français et Anglais ont échoué » ; la référence à la grande Nubie avec les chansons ouvrières d’une région mythique désormais sous les eaux, et ses rêves de retour ; et les sarcasmes d’un chanteur nommé Mahmoud Choukoukou.

Puis le ton devient grave et les récits s’entrecroisent, témoignant des violences : l’explosion d’une bombe dans l’église copte d’Alexandrie, en décembre 2010 – « La fière Egypte jamais ne s’abaissera » – dit le texte aux surtitres finement traduits et agencés par Nabil Boutros et Henri Jules Julien, avec l’aide de l’association avignonnaise Tamam, Aline Gemayel ; les allusions à une télévision hors d’état de nuire ; les minorités infiltrées que chante l’une des actrices s’accompagnant à la guitare : « Le peuple veut la chute du régime » dit-elle. Cinq témoignages douloureux, Zawaya, collectés puis réécrits par Shadi Ateff, auteur et dramaturge d’El-Warsha : les ultras de l’équipe de football Al-Masry  ;  el baltagui  ce voyou qui retourne sa veste se faisant acheter par le pouvoir ; La femme de Human Rights Watch à la morgue d’Alexandrie, avec cette mère qui ne peut accepter la mort du fils et en perd la raison ; l’officier de l’armée qui raconte ses exploits ; le vendredi de la colère ; une chanson en duo : « Une nuit comme les autres, le chant est mort étranglé dans la gorge », puis la lettre sur la liberté, publiée en anglais par une jeune socialiste, dans Mada Masr : « Mais je n’ai jamais porté atteinte à cette portion de la population dont les intérêts se situent dans la seule préservation de leurs avantages… » Et plus loin : « Allez observer les oiseaux. Les oiseaux sont libres, ils volent pour le plaisir», d’où le nouveau titre du spectacle : Les oiseaux du Fayoum. Une chanson en solidarité avec Gaza ferme le spectacle.

La blessure et la joie, ces deux mots qui présidaient aux débuts d’El-Warsha, résument le spectacle dans sa sobriété et sa maîtrise. La rabâbâ, vièle à deux cordes de crin, le oud, les flûtes et clarinettes dont l’arghoul, la darbouka pour percussions, accompagnent le récit. C’est tour à tour drôle et poignant, comique et méditatif, subtil dans l’allusion au politique, et porté par des acteurs magnifiques dans leurs partitions.

Mené de mains de maître par Hassan El-Geretly qui toujours remet sur le métier l’ouvrage, El-Warsha Théâtre, parle du présent et de l’Egypte aujourd’hui, tout en puisant dans les traditions ancestrales. Son alphabet et ses recherches guident la troupe vers les formes traditionnelles des arts de la représentation, tels que la geste hilalienne, le conte, le théâtre d’ombre et les arts du bâton. Ces oiseaux du Fayoum offrent une représentation loin de tout artifice et nous sont salutaires, sorte de revue dans le meilleur sens du terme, belle preuve de la force d’un théâtre indépendant, donc anathème, dans un pays sous contrôle.

 

Vu au Festival d’Avignon.
A noter dans les agendas : El-Warsha Théâtre présentera
Zawaya, témoignages de la Révolution, du 25 au 28 mars 2015, au Tarmac, Scène Internationale Francophone, 159 avenue Gambetta. 75020. Réservation immédiate : 01 43 64 80 80 (www.letarmac.fr)

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