Chronique d'Evariste
Rubriques :
  • Chronique d'Evariste
  • Europe
  • International
  • Politique française

Premiers enseignements de la victoire de Syriza en Grèce pour la situation francaise

par Évariste
Pour réagir aux articles,
écrire à evariste@gaucherepublicaine.org

 

Après la crise de 2007-2008 qui a envoyé une onde de choc sur le néolibéralisme mondial, la victoire des amis d’Alexis Tsipras est la première secousse importante pour l’ordolibéralisme européen. L’agenda européen est bouleversé. C’est un tournant historique puisque les deux forces néolibérales (droite et parti socialiste) qui ont gouverné la Grèce depuis 40 ans, ensemble ou séparées, sortent éliminées à court terme de la course au pouvoir.
Qui a gagné ? Une coalition de gauche anti-austérité demandant une relance économique, une relance des bas salaires, une lutte efficace contre le chômage, la restructuration forte de la dette.
Un nouveau rapport des forces est constitué qui permet au moins un espoir que ne permettaient pas les politiques néolibérales.
Le peuple grec a fait le constat que les politiques d’austérité augmentaient la dette, le chômage, la misère, la pauvreté.
Cette victoire ne règle pas la situation mais ouvre un processus bloqué par les néolibéraux de droite et de gauche. Il est à noter que comme les premières « aides » ont surtout permis le remboursement aux banques privées à but lucratif pour les actionnaires, aujourd’hui la grande majorité des créances grecques sont auprès des institutions européennes, ce qui va rendre le rapport de forces d’autant plus violent.

Notre agenda est tourné aussi vers l’Espagne avec la marche organisée par Podemos le 31 janvier, puis avec les élections municipales et régionales de mai 2015 et des élections législatives probablement en novembre 2015.

Bousculée, la gauche de la gauche francaise n’a plus de force propulsive

Syriza et Podemos avancent avec une ligne politique commune : refus des politiques d’austérité, volonté d’une forte restructuration de la dette avec effacement d’une partie de celle-ci, lutte contre le chômage, augmentation des bas salaires.
Mais surtout, ils ont une stratégie alternative à celle de la gauche de la gauche française. Ils pilotent le rassemblement par la stratégie alors que la gauche de la gauche française pilote par la ligne.

1) D’abord, ils ne souhaitent pas faire d’alliance avec les partis austéritaires comme le PS. En France, le PC s’est allié avec le PS dans de nombreuses élections municipales en mars 2014 et s’apprête à faire de même aux élections cantonales de mars 2015 et peut-être même aux régionales de la fin de l’année 2015.

2) Ensuite, ils répondent à certains besoins immédiats : par exemple, dispensaires et crèches autogérés pour répondre aux insuffisances de la politique officielle en matière de santé ou de politique familiale. Aucune organisation de la gauche de la gauche française n’est sur cette stratégie.

3) Syriza et Podemos font de gros efforts en éducation populaire (partir de la réalité subjective des salariés et des citoyens pour aller vers les causes objectives et les solutions) contrairement aux partis de la gauche de la gauche française qui ne pratiquent pas l’éducation populaire.

4) Puis, ils ont une politique de rassemblement par la stratégie (pas d’alliance avec les responsables du mémorandum) avec plusieurs lignes dans le parti. C’est tout le contraire du Front de gauche par exemple. Syriza a un ratio adhérents/population qui est plus du double de celui du Front de gauche. En France, de nombreux groupuscules croient pouvoir engager un processus de transformation sociale et politique à partir d’organisations de quelques centaines ou quelques milliers d’adhérents. Le rassemblement du Front de gauche est limité, alors qu’il est beaucoup plus large en Grèce puisque des partisans de la sortie de l’euro ont été intégrés dans Syriza

5) L’ancienne coalition s’est transformée en 2013 en parti unique avec un congrès commun aux différentes composantes, alors qu’il n’y a pas de congrès commun du Front de gauche – qui n’est qu’un cartel permettant à chacune des organisations d’avoir une stratégie différente.

6) Par ailleurs, ils mettent en avant les réalités subjectives (la souffrance des politiques austéritaires) et non les réalités objectives (les classes sociales, etc.), de façon à prioriser la prise des pouvoirs. Ils refusent totalement d’être un pôle de radicalité pour faire pression sur le parti socialiste, ce qui est encore la position de nombreux responsables du PCF.

Jean-Luc Mélenchon avec le M6R souhaite emboîter le pas à Syriza et à Podemos. Y aura-t-il un démarrage fin mars 2015 du M6R, après les cantonales ?
L’histoire future n’est pas écrite et nous ne pouvons prévoir l’avenir mais nous sommes persuadés que leur stratégie est meilleure que celle de la gauche de la gauche française, tant associative que politique, qui a aujourd’hui perdu sa force propulsive. Et que l’alternative de la gauche de gauche n’est pas encore programmée pour demain matin 8h30 !

Quant à la ligne politique tant de Syriza que de Podemos, elle est encore bien floue sur de nombreux points. Ce n’est pas trop grave quand on est dans l’opposition. Ce sera difficilement tenable longtemps au pouvoir.

La gauche de la gauche française s’éloigne encore un peu plus du rapport au peuple :  jusqu’à quand ?

A la suite des deux élections de 2014, nous avons réalisé plusieurs chroniques sur l’analyse concrète de la situation concrète montrant les raisons pour lesquelles, après les espoirs de la présidentielle de 2012, l’ensemble des gauches avait subi un désastre électoral1. Dans cette analyse, nous avons montré quelques causes quant au fait que la gauche de la gauche n’était pas à la hauteur des enjeux pour susciter l’espoir populaire, notamment dans la classe populaire ouvrière et employée, majoritaire dans notre pays, qui s’est très majoritairement abstenu.

Les derniers événements tragiques qui ont vu la mort de 17 personnes parce qu’elles étaient des athées attachés à la liberté d’expression, des juifs ou des policiers, ont suscité une vague de réprobation en des rassemblements de plusieurs millions de personnes le 11 janvier. Bien sûr, ceux-ci ont été instrumentalisés par le spectacle médiatique autour des dirigeants nationaux néolibéraux, véritables pompiers pyromanes, qui ont marché quelques centaines de mètres dans les rues de Paris en monopolisant les retransmissions télévisées. Mais cette instrumentalisation médiatique de la société du spectacle ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt : des millions de personnes ont bravé le froid sans tenir compte de ces pompiers pyromanes, d’abord en province mais également à Paris pour dire non à ce carnage. Jean-Luc Mélenchon, les directions du PC et du PG l’ont bien compris et ont agi en conséquence.

La prise de conscience qu’il était désormais nécessaire en France de reprendre le combat pour la liberté d’expression, et donc pour la liberté de conscience, et donc pour la laïcité, s’est développé. Sauf à l’extrême droite qui continue à promouvoir contre le principe de laïcité une harangue uniquement tournée contre les musulmans. Mais malheureusement aussi dans une partie de la gauche de la gauche où une radicalisation communautariste anti-laïque principalement associative (avec des ramifications syndicales et politiques) est à l’œuvre suite au Collectif provisoire du 13 décembre 2014. Au moment où l’idée de laïcité progresse dans le peuple, où une demande sociale et politique est visible, le développement de cette radicalisation communautariste devrait entraîner sa marginalisation. Et si l’autre partie de la gauche de la gauche n’engage pas une clarification vis-à-vis de cette radicalisation communautariste, elle n’aura aucune chance de se transformer en gauche de gauche et alors elle se marginalisera à son tour.
D’autant que l’alliance planétaire entre le mouvement réformateur néolibéral et les communautaristes et intégrismes est l’alliance dominante du néolibéralisme.

Devant cette réalité, nous n’avons pas d’autre choix que de dire haut et fort notre volonté de mener la bataille politique sur un double front : d’une part contre le néolibéralisme et d’autre part contre le communautarisme et l’intégrisme. Toute autre stratégie conduira soit à l’impasse, soit à être un idiot utile à nos adversaires néolibéraux. Les alliances molles, avec des consensus sans contenus clairs et propulsifs sont aujourd’hui des impasses politiques. Le peuple ne les suit plus.

En France, et quelles que soient les divergences politiques que nous pouvions avoir2, ce sont des laïques qui ont été exécutés lors de l’attaque contre Charlie Hebdo. En Tunisie, après le déclenchement du Printemps arabe, ce sont des laïques du Front populaire, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, qui ont été exécutés par l’extrême droite islamiste. Comme dans l’assassinat de Jean Jaurès en 1914 par l’extrême droite catholique.

La gauche de la gauche : excellente dans le contre, médiocre dans le pour

La poussée de la gauche de la gauche – qui est intervenue dans la période allant de la chute du communisme soviétique fin des années 80 à la victoire du non au traité constitutionnel européen le 29 mai 2005 (le non de gauche a fait 31,3 %, c’est-à-dire plus que le oui de gauche et le non de droite et d’extrême droite) et au retrait du contrat première embauche (CPE) en 2006 – s’est fracassée dès que la demande sociale et politique est passée naturellement du simple refus des politiques néolibérales à la volonté d’un avenir meilleur concret demandant en plus une clarification quant au modèle politique alternatif au néolibéralisme ((Vous trouverez dans la librairie de Respublica  des mises en débat qui vont dans ce sens.)). Un nouvel espoir est né avec la création du Parti de gauche, beaucoup plus laïque et républicain social que les autres organisations de la gauche de la gauche. Cela a permis le développement de la stratégie du Front de gauche avec le PC et de réussir l’étape de la présidentielle de 2012. Nous avons déjà relaté dans ces colonnes (voir note 1), les raisons politiques et stratégiques qui ont ensuite amené au nouveau désastre de 2014.

Aujourd’hui, l’alternative à l’alternance néolibérale entre l’UMP et le PS est de nouveau le FN. Enfer et damnation, 2002 n’a pas suffi ! Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir dit et redit que les vociférations autour des mots comme « antifascisme », « écosocialisme » n’ont manifestement pas été considérées par le peuple comme pouvant par enchantement résoudre les difficultés qu’il rencontrait.

Après les tueries des 7, 8 et 9 janvier 2015, les discours antisémites ont repris de plus belle y compris chez les élèves dans les écoles, les discriminations contre les musulmans aussi. Et une nouvelle demande laïque et sociale se fait jour.

La gauche de la gauche est-elle capable d’apprendre des grands événements ?

Les équipes militantes devraient constamment avoir une pratique de même nature que les scientifiques qui essayent toujours de vérifier par l’expérimentation si leurs théories sont toujours valables. Et si ce n’est pas le cas, eh bien il faut changer tout ou partie de la théorie. (Albert Einstein disait : « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ».) Après le désastre de 2014, après les attentats des 7, 8, 9 janvier, est-ce que la gauche de la gauche est capable de changer son logiciel ? Ou est-ce que les militants enfants de chœur vont continuer à écouter leurs grands prêtres ?

– Croire qu’en ne menant que le combat social sans le combat laïque et républicain, on rassemble plus : quelle erreur ! Jaurès expliquait que la loi de séparation des églises et de l’Etat allait rassembler la classe ouvrière et que sans celle-ci, les ouvriers seraient divisés entre catholiques et non croyants. Car c’est bien la laïcité et elle seule qui, en renvoyant les convictions religieuses dans la sphère de la société civile, pouvait créer un espace commun pour les luttes sociales et politiques.

– Croire que l’on peut mener le combat laïque et républicain sans le combat social et politique : nouvelle erreur ! Toutes les avancées laïques et républicaines ont eu lieu lors des grands événements et jamais en dehors: Révolution française, révolution de 1848, Commune de Paris, affermissement de la république (1880-1914), Front populaire, Résistance et Conseil national de la Résistance avec son programme « Les jours heureux ».

– Croire que Tariq Ramadan et les Frères musulmans sont pour l’islam l’équivalent de la théologie de la libération en Amérique latine pour les catholiques est un non-sens historique. C’est pourtant la croyance des communautaristes de la gauche de la gauche et de nombreux dirigeants d’Attac.

N’est-il pas temps de se poser la question suivante : est-il possible de promouvoir à court terme une gauche de gauche propulsive, laïque et antiraciste en France ? la question est posée !

  1. Chroniques d’Evariste parues depuis le 25 mai 2014 qui ont trait à l’analyse concrète de la situation concrète :
    http://www.gaucherepublicaine.org/lettres/respublica_lettre-766.htm#titre-1
    http://www.gaucherepublicaine.org/lettres/respublica_lettre-760.htm#titre-1
    http://www.gaucherepublicaine.org/lettres/respublica_lettre-758.htm#titre-1
    http://www.gaucherepublicaine.org/lettres/respublica_lettre-757.htm#titre-1
    http://www.gaucherepublicaine.org/lettres/respublica_lettre-756.htm#titre-1
    http://www.gaucherepublicaine.org/lettres/respublica_lettre-753.htm#titre-1
    ]
  2. Certains pouvaient reprocher à Charlie Hebdo des positions majoritairement européistes, les politiques austéritaires et anti-sociales étant rarement caricaturées. Mais ils utilisaient leur droit à la critique des religions ce qui est un droit imprescriptible pour nous. D’autant que la ligne Charb allait bien au-delà d’une simple critique des religions. []
Ecole publique
Rubriques :
  • Ecole publique
  • Laïcité
  • République
  • ReSPUBLICA

La « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République » : quelle efficacité ? quelle laïcité ?

par Jean-Noël Laurenti

 

On doit certainement observer avec intérêt la « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République », présentée le 22 avril par Najat Vallaud-Belkacem1, laquelle, parlant sous l’autorité du premier ministre, exprimait le point de vue du gouvernement socialiste néolibéral tout entier. Un gouvernement lui-même héritier non pas de Jaurès, certes, mais des gouvernements socialistes précédents, qui ont mené en matière d’Éducation (de moins en moins) nationale, notamment sous la houlette parfois musclée de personnalités comme Alain Savary, Lionel Jospin ou Claude Allègre, une politique de dénigrement et de démolition de l’école républicaine et plus généralement du système public d’enseignement, qui s’est chevillée dans une remarquable continuité avec celle de leurs prédécesseurs et de leurs successeurs de droite.
Et voilà qu’on découvre ce que tous les enseignants savaient depuis longtemps, que certains essayaient en vain de dire dans les réunions avec les chefs d’établissement ou les inspecteurs et que les décideurs haut placés refusaient d’entendre malgré les avertissements2 : que l’école issue des mutations qui lui avaient été imposées depuis les années 1960, et en même temps battue des vagues de la crise et réduite au « Débrouillez-vous » par l’État, était devenue un lieu favorable aux fanatismes et aux violences. Sans oublier des causes bien connues telles que l’insuffisance de moyens là où ils sont nécessaires, on aimerait entendre aussi des analyses fondamentales familières aux salles des professeurs et développées dans tant de publications sur papier ou en ligne : qu’en substituant à l’école de la transmission de savoirs méthodiquement organisés, qui certes était loin d’être parfaite, l’école dans laquelle selon la formule qui inspirait la loi Jospin, « l’apprenant construit lui-même son propre savoir », on laissait les enfants livrés à eux-mêmes, c’est-à-dire entièrement déterminés par leurs inégalités sociales et que, dès lors, on faisait de l’école le docile reflet de la société néolibérale ; qu’en substituant à des contenus simples et clairs des emballages prétentieux et parfois fumeux, tout en maintenant l’angoisse de la note, de l’examen, de la sélection baptisée orientation, on fabriquait plus que jamais l’échec scolaire et donc la désespérance sociale ; et voilà qu’on finit par constater, grande découverte, qu’une école qui ne livrait au mieux qu’un saupoudrage de connaissances atomisées fabrique naturellement des esprits dénués de sens critique, incapables d’exprimer clairement leurs opinions, leurs raisons ou leurs impressions, et donc un terrain favorable à tous les fanatismes.
Le gouvernement Valls, se penchant sur l’école, revient-il donc sur les erreurs de ses prédécesseurs ? Bien entendu, on peut se demander ce que valent les annonces. Par exemple, quand il est dit que « tout comportement mettant en cause… l’autorité du maître fera l’objet d’un signalement systématique… au chef d’établissement » et qu’« aucun incident ne sera laissé sans suite », on doute jusqu’où ira cette bonne résolution quand on pense à tous les enseignants qui habituellement ne sont pas soutenus par leur hiérarchie parce que le mot d’ordre est « Pas de vagues. Étouffez l’affaire » C’est bien au nom du « Pas de vagues » que Lionel Jospin avait laissé proliférer le foulard dans les établissements et c’est bien en opposition avec sa politique qu’avait été votée la loi de 2004.

Mesures d’exception et conception d’ensemble

Mais l’important est la conception d’ensemble des « onze mesures » : certaines sont des mesures d’exception, ce qui peut se comprendre vu la gravité de la situation : « Un plan exceptionnel de formation continue » pour les enseignants et personnels d’éducation ; « Des ressources pédagogiques nouvelles ». « Accélérer la mise en œuvre du plan de lutte contre le décrochage » (mais on ne se demande pas si les élèves qui décrochent peuvent ne pas décrocher dans une école dans laquelle il est si difficile de s’accrocher). D’autres mesures concernent l’accompagnement des jeunes pendant leur scolarité (« création de nouvelles places d’internat ») « vers l’insertion et l’emploi », ce qui est fort bien sous réserve que les fonds à cette fin soient effectivement débloqués. D’autres encore, non moins souhaitables, ambitionnent de faire contrepoids aux inégalités sociales (« Renforcer les actions contre les déterminismes sociaux et territoriaux »). Tout cela tourne autour de l’école.
Et à l’intérieur de l’école même, quels sont les changements annoncés ? Une restauration de la discipline, avons-nous vu ; la création d’« un parcours citoyen », intégrant l’enseignement moral et civique qui doit entrer en vigueur en septembre 2015, pouvant comporter « des ateliers débats et philosophiques ». Mais quid dans le reste, c’est-à-dire dans l’essentiel des activités scolaires, en français, en histoire, en mathématiques, en physique, en langue vivante, etc. ?

A l’intérieur des disciplines

Pas grand-chose. Le nouveau « parcours citoyen » prévoit seulement « l’enseignement aux élèves du jugement, de l’argumentation et du débat… Dans le second degré, toutes les disciplines doivent être mobilisées à cette fin. » Curieuse idée que de vouloir « enseigner » le jugement alors qu’il s’agit de le former, et de former le jugement critique. Le mot « critique », notion clef quand il s’agit de remédier au fanatisme, est d’ailleurs fort peu présent : une fois dans les « onze mesures » et une fois dans le discours qui l’accompagne. En revanche, les élèves de français en collège, puis en lycée, retrouvent l’« argumentation » et de « débat », panacées dont ils ont été largement abreuvés depuis les années 1990 et dont on a suffisamment constaté les dérives, purs exercices rhétoriques, voire sophistiques d’où il ressortait que l’important est de débattre pour débattre, éventuellement sans prendre le temps de bien connaître la question, et que finalement toutes les opinions se valent. Admettons néanmoins que sous une rédaction maladroite il s’agisse bien de former l’esprit critique : il est alors assez surprenant que le gouvernement entende tout d’un coup « mobiliser » à cette fin les disciplines, comme si ce n’était pas justement une de leurs fonctions essentielles, et donc permanente, dans l’école républicaine ; à moins qu’il ne reconnaisse implicitement, comme le constatent depuis longtemps tant d’enseignants au fil des réformes et des programmes, que cette fonction leur a été progressivement retirée, voire interdite.
À un moment, pourtant, Najat Vallaud-Belkacem, suivant les déclarations de François Hollande, s’intéresse à l’une d’elle, le français. En dehors des louables intentions affichées en direction des élèves allophones, le reste du propos ferait rire s’il n’était pas tragique. Sont mobilisées les institutions ministérielles (Direction Générale de l’Enseignement Scolaire, Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance) et leurs appareils qui depuis des décennies ont programmé les réformes par lesquelles ont été soigneusement retardés les apprentissages des élèves, tant en lecture qu’en maîtrise de la langue. La seule contribution qui leur est demandée, ce sont des « études » qui n’engagent à rien, à moins qu’elle ne puissent autoriser quelque démolition supplémentaire. Pas un mot de discussion sur le passé, sur les dégâts produits par la méthode globale en lecture et sur la réduction du temps consacré à la lecture collective à haute voix. Pas un mot sur le fait qu’entre 1976 et 2004 un élève sortant du collège avait perdu 800 heures de français3. Pas un mot non plus sur l’interdiction, pendant de nombreuses années, de l’enseignement méthodique, suivi et systématique de la grammaire française, longtemps réputée répressive et réactionnaire, et qui a été remplacé par un enseignement par bribes, au fil de « séquences » où, autour d’un même thème ou d’une même œuvre, on abordait en saupoudrage des sujets et des exercices différents, ce qui était le plus sûr moyen de perdre les élèves et de favoriser la déconcentration. Pas un mot enfin sur la persistance de fait de cette « séquence » en collège, dans les instructions données aux jeunes enseignants à l’encontre des plus récents programmes. On sait pourtant qu’une vraie maîtrise de la langue, non seulement de ses structures, de leurs significations, mais aussi de son vocabulaire, est indispensable aussi bien pour désamorcer les conflits qui, mal exprimés, tournent facilement à la violence, d’autre part pour former cet esprit critique, esprit de nuance et de distinctions, que Najat Vallaud-Belkacem semble vouloir développer sous le nom de « jugement ».
Rien n’est dit non plus sur l’enseignement de la littérature française des siècles passés, décriée comme bourgeoise, ennuyeuse, périmée, à partir du moment où, dans les années 1960 et 70 un plus grand nombre d’enfants risquaient d’y avoir davantage accès, c’est-à-dire ceux précisément à qui elle pouvait ouvrir le plus d’horizons nouveaux. Dans la mesure où il était difficile de la supprimer d’un trait de plume, les réformes ont consisté à la circonscrire ou à la rendre inoffensive : au lieu de familiariser précocement les élèves à un usage de la langue littéraire, reflétant une pensée consistante, on l’a exclue de l’école primaire, on lui a opposé au collège la littérature de jeunesse. À d’autres niveaux, parmi d’autres offensives, sont intervenues les approches formalistes, certes intéressantes en soi, mais qui aboutissaient de fait à considérer comme secondaire le sens des textes, voire à l’ignorer. Dans tous les cas, il s’agissait de lutter contre une vision historique, c’est-à-dire politique, de la littérature : celle qui permet de comprendre comment des esprits se sont opposés à d’autres, soit dans le même siècle soit par-delà les siècles, de discerner ce qui les a divisés, ce qui a pu les unir aussi, tant sur le plan littéraire que, surtout, sur le plan philosophique, politique, social, religieux ; bref, ce qu’on appelle l’histoire des idées, tout ce qui dans l’enseignement du français contribue à forger l’esprit critique de l’adolescent pour les débats de notre temps. Certes ces tout dernières années un retour s’est fait au sens, à l’histoire, retour fragmentaire auquel les prophètes blanchis de la modernité ne se résignent guère. Mais les esprits qu’ils ont (dé)formés sont devenus adultes et beaucoup en veulent à ce français qui les ennuyait tant et auquel ils ne comprenaient rien. Dans un tel champ de ruines, il est louable de citer Voltaire. Mais la tolérance de Voltaire n’est pas la laïcité. Une référence suffit-elle à constituer une pensée organisée ? Et que révèle le fait que ce soient des massacres plutôt que l’école qui incitent les citoyens à le lire ?
Et ne parlons pas du saccage organisé des langues anciennes, malgré l’attachement que leur montrent les élèves de collège et leurs parents : n’est-il pas dangereux d’étudier une littérature qui, même si elle a été produite essentiellement par des hommes libres dans un monde peuplé d’esclaves, rencontre à peu près toujours, de façon plus ou moins visible et plutôt plus que moins, les problèmes relatifs à la justice, à la cité et à la religion ?

Illustration des contre-réformes

On pourrait ainsi dresser la liste des « réformes » (en fait des « contre-réformes » puisqu’il est enfin clairement apparu depuis quelques années que ce que les gouvernements néolibéraux, de droite ou prétendument de gauche, appelaient « réformes » étaient en fait des mesures réactionnaires4 qui, sous couvert de modernité, ont permis de désamorcer l’efficacité critique de l’école.
Ne prenons pour exemple, en rapport direct avec l’actualité qui nous occupe, que la démolition de l’enseignement de l’histoire. Comme en français, l’exploration pas à pas a été transformée en un parcours à marche forcée dans lequel, sans parler de l’histoire de la cité antique ou de la construction de l’État par la monarchie capétienne, des moments aussi importants que la Révolution ou le développement du mouvement ouvrier ne sont qu’un point parmi tant d’autres. Et on ne dira jamais assez à quel point les méthodes de l’école des Annales ont été mises au service d’une dépolitisation de l’enseignement de l’histoire par l’hypertrophie des thématiques et des tableaux d’ensemble. En faisant fonds sur la critique justifiée (car nos démolisseurs s’appuient toujours sur les bonnes intentions des progressistes angéliques) du personnage historique et du « roman national », en dénigrant l’événement, en privilégiant le « temps long », on arrive facilement à gommer tous les conflits : vues de loin, les journées de Juin 1848 ou la Commune ne sont qu’anecdotes dans l’histoire du capitalisme et de son développement ; la Russie soviétique n’est qu’une parenthèse avant le retour à l’ordre définitif de la société sans histoire, celle qui présente aux jeunes un avenir si peu prometteur. Étonnez-vous ensuite si, ne pouvant se situer par rapport à aucune filiation politique puisque de fait on ne leur en a réellement présenté aucune si ce n’est une sorte de résignation molle à l’ordre établi, ils se laissent séduire par le premier prêcheur venu.

Au lieu de la reconstruction du cœur même de l’école, indispensable à la lutte contre le fanatisme, que nous annonce Najat Vallaud-Belkacem ? la mise en place de nouvelles activités scolaires qui s’ajouteront à la charge de travail des élèves et des personnels. Certaines, telles que l’élaboration d’un journal ou d’un blog d’établissement, sont fort souhaitables, mais il n’est pas précisé si elles seraient obligatoires pour tous les élèves, et dans l’affirmative il n’est pas dit si cela ne rognera pas encore le temps nécessaire pour lire Zadig ou le Traité sur la tolérance. D’autres supposent carrément qu’à certains moments les activités d’enseignement doivent céder le pas à d’autres activités ponctuelles et spectaculaires (« semaine de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, semaine de l’engagement », « commémorations patriotiques, participation collective à des concours et à des “olympiades” »).

Formation de l’esprit critique ou embrigadement vertueux ?

On se demande alors s’il est bien question de former l’esprit critique de la jeunesse, ou s’il n’est pas question de répondre à l’embrigadement djihadiste par un autre embrigadement qui se voudrait vertueux, mais bien moins efficace parce qu’il pousse plus facilement à la révolte, du fait justement qu’il est imposé par l’autorité officielle. Il est prévu que « les projets d’écoles et d’établissements [vous savez, ces projets d’établissement issus du rapport Soubré qui sous Savary ont été un des premiers coups de pioche dans le système public d’enseignement et qui ont favorisé l’éclosion des communautarismes] détailleront les modalités de la participation active des élèves aux journées ou semaines » suscitées. Du côté des enseignants, promesse est donnée d’évaluer « systématiquement dans les concours de recrutement » « la capacité des candidats “à expliquer et à faire partager les valeurs de la République” », gage de bien-pensance qui avait soulevé à juste titre un tollé au temps de la réforme des concours en 2009, précisément parce que les professeurs n’ont pas à être des prêcheurs. Dans le même sens, c’est la célébration de la « culture de l’engagement », comme s’il était obligatoire pour un individu de s’engager et antirépublicain de ne pas le faire, comme s’il n’arrivait pas parfois qu’une action individuelle serve l’intérêt commun plus qu’une action collective, et surtout comme si l’engagement avait une valeur en soi avant de savoir pour quoi l’on s’engage et les raisons de s’engager. Voilà comment on forme les sinistres « rassemblements unanimes » dont parlait Jean-Claude Milner. Voilà surtout de quoi plaire aux entreprises, pour lesquelles un des critères d’« employabilité » est l’« aptitude à travailler en équipe », et qui trouveront ainsi une main d’œuvre docilement formée à l’occasion de ces nobles sujets.
Mais le sommet est atteint avec la participation obligée à des « rites » qualifiés de républicains » ; car les « onze mesures » ne craignent pas d’accoler ces deux mots en principe incompatibles, en citant pour illustration les « symboles de la République (hymne national, drapeau, devise) ». Si rites il y a, alors la déclaration de guerre à l’islamisme radical devient un affrontement de croyances et non plus une affaire de laïcité. Ou plutôt c’est bien une falsification de la laïcité, malgré l’hommage qui lui est rendu avec insistance, comme si elle était la simple conviction symétrique de l’islamisme radical : il ne s’agit plus d’armer l’intelligence des élèves contre tous les discours obscurantistes, mais d’opposer à l’offensive d’un discours religieux une éducation comportementale et une religion civile. Robespierre et Saint-Just l’ont tenté, avec le succès que l’on sait. Et le personnel socialiste, qui a pratiqué si docilement la collaboration de classe depuis 1983, n’a pas leur vertu.

Quelle efficacité pour ces mesures ?

En vérité, les onze propositions se caractérisent pas la confusion et l’équivoque. C’est évidemment le meilleur moyen de rassembler l’opinion, de faire oublier le fait que le terreau essentiel de l’islamisme dans le monde est la mise en œuvre des politiques néolibérales, et plus particulièrement en France la restrictions progressive et programmée des crédits publics et des droits sociaux de tous ordres. Pour éviter de distinguer les choses, mieux vaut faire appel à l’irrationnel. Mais alors, quelle efficacité ?
Par exemple, en mobilisant sans autre précision les « commémorations patriotiques », l’« hymne national » (ainsi appelé et non La Marseillaise, qui malgré ses couleurs guerrières se veut un chant de liberté) ou le « drapeau », Najat Vallaud-Belkacem semble confondre un peu rapidement la République et la France en tant que puissance militaire. Certes, la France peut en partie s’identifier au modèle républicain issu des Lumières, puisqu’elle a été la première historiquement à faire sa Révolution (référence qui, curieusement, ne figure pas dans les « onze mesures », ni dans le discours). Mais, qu’on le veuille ou non, la France a été aussi une puissance colonisatrice ; la propagande islamique utilise abondamment ce souvenir. Et il n’est pas sûr que les enfants d’Africains que la politique de la Françafrique a obligés à émigrer pour fuir la famine, s’ils ont certainement toutes les raisons d’adhérer aux principes républicains, soient prêts à rendre hommage sans distinction à la France en tant que puissance.
Il y aurait bien à dire aussi sur cette citoyenneté « européenne » qui, dès la première mesure, est mise sur le même plan que la citoyenneté française ; bien à dire quand on sait à quel point le gouvernement de l’Union Européenne échappe aux citoyens ; à quel point il s’identifie aux directives d’austérité qui sont la cause essentielle des révoltes de la jeunesse ; à quel point le refus du TCE par le peuple français en 2005 a été traité avec mépris par ses propres dirigeants et les dirigeants européens ; quand on sait aussi que la citoyenneté en Europe n’implique aucunement la laïcité et que celle-ci est une spécificité française.
Mais surtout, le langage ministériel confond, comme le font tant de commentateurs et de discoureurs bien intentionnés, les principes républicains avec des « valeurs ». Le mot est omniprésent dans les « onze propositions » comme dans le discours. Par définition, des « valeurs » sont relatives, peuvent valoir ici et non là, en un temps et non en un autre. Les principes républicains sont une construction politique soigneusement pensée, dont le but est que chaque individu retire de son appartenance à la république le maximum d’intérêt, de sécurité et de liberté ; ou pour dire les choses autrement c’est un compromis destiné à pacifier la loi de la jungle des intérêts individuels. On pourrait étendre aux principes républicains la formule de Catherine Kintzler5 à propos de la laïcité : c’est un dispositif rationnel. Contrairement à toute une mystique dans laquelle les hommes de 89 pataugeaient déjà, et qui a envahi encore plus le discours politique sous l’influence du romantisme et avec l’émergence du catholicisme de gauche, ce n’est pas une affaire de sensibilité, ni de pitié, ni de charité, ni de cette « empathie » que le sirupeux projet de programme d’« Éducation morale et civique » soumis à consultation6 entend faire inculquer aux élèves, dans la lignée de l’autre projet, ô combien obscurantiste, de nouvelle version du « Socle commun de connaissances, de compétences et de culture »7. C’est une affaire de raisonnement, et même de calcul pratique, valable pour tous les hommes quelle que soit la couleur de leur peau, leurs origines ou leur situation géographique. Les principes républicains, comme la laïcité qui en fait partie, ne sont pas de bonnes vieilles coutumes d’un certain terroir particulier de climat tempéré : c’est ce qui permet que des citoyens puissent coexister tout en ayant des valeurs différentes, dès lors qu’elles n’oppriment pas l’individu. Si vous affirmez que ce sont des « valeurs » fortuitement transmises par tradition, ancêtres, parents, maîtres ou autre autorité quelconque, et encore plus si vous les pourvoyez de « rites », étonnez-vous qu’ici où là des élèves un peu plus audacieux opposent à vos « valeurs » celles qu’on leur a inculquées, ou qu’ils croient qu’on leur a inculquées, ou qu’ils ont choisies ou cru choisir.

Manuel Valls et Najat Vallaud-Belkacem auraient donc beaucoup à faire pour que leur stratégie de « mobilisation » ait l’efficacité d’un vrai mouvement de fond. Mais ce serait redonner à l’école, et bien plus encore qu’autrefois, sa vraie fonction républicaine, qui est de former le citoyen libre et critique comme le proposait Condorcet. Un gouvernement socialiste le peut-il ? Pour cela, il faudrait qu’il renie son allégeance néolibérale et qu’il s’écarte du principe fondamental du patronat, qui est « Surtout pas trop d’instruction ! »8

  1. ]
  2. ]
  3. ]
  4. ]
  5. ]
  6. ]
  7. ]
  8. ]
langue française
Rubriques :
  • Société

Des Français et de la langue française

par Yannick Lefranc

 

Rythmés et modelés par la succession des lois sur la formation professionnelle et sur le séjour en France des migrants, les débats sur le droit à la langue soulèvent des questions de philosophie et de mesures politiques. D’un point de vue républicain, l’apprentissage et la maîtrise de la langue française, son appropriation, font partie des droits mais aussi des devoirs des habitants de France. Si l’on admet le principe « tous ceux qui vivent en France ont des droits et devoirs de citoyens », ces derniers ont le devoir de se confronter aux énoncés et au système de la langue-culture en communiquant pour se mêler aux autres habitants – leurs semblables civiques – et ils ont le droit-pouvoir de se mêler en langue française des affaires de la cité.

Quelle importance et quelles caractéristiques donner aujourd’hui au « français langue nationale » (FLN), dans une Europe capitaliste où la mise en avant des diversités culturelles va de pair avec un renouvellement modernisé de la polarisation sociale? Les réflexions qui suivent avancent des définitions, des interrogations et des propositions qui cherchent à prendre en compte les nouvelles réalités françaises.

Français : langue-système et langue de discours

Comme les autres idiomes, le français est une langue-culture historique. C’est non seulement un « système », selon la conception réductrice de la grammaire scolaire et de la linguistique traditionnelle, mais c’est d’abord une langue trésor1, composée de quantités de « discours en français » aux normes ou pas, légués par les siècles ou créés d’aujourd’hui, et que l’on réénonce et l’on incorpore plus ou moins partiellement et fidèlement.

Chaque citoyen parlant apprend et pratique le français au milieu d’un ensemble de formes verbales en circulation. Il en tire et mémorise une anthologie de discours et de formules (proverbes, expressions et phrases toutes faites). En même temps, il en extrait et associe des lexies (mots simples, expressions et autres formules), tandis qu’il en abstrait le système de distinctions et de combinaisons : il le construit et le met en schèmes.

Ce que j’appelle « le français » réfère à un ensemble hétérogène d’énoncés oraux et écrits circulants, des discours qui sont certes surveillés et contrôlés par les autorités et les agents des institutions chargés de les surnormaliser, mais qui sont aussi diversement régulés au fil des échanges formels ou informels entre les parleurs. Ainsi, la masse composite et changeante des paroles et des écrits en français déborde les régularités retravaillées de l’écrit standardisé: ce « français » que l’on apprend à oraliser par l’école et par les médias, avec ses énoncés modèles réglés, revus-relus, et corrigés.

A partir du français vivant instable et changeant, contre et au-dessus de son désordre plus ou moins organisé, les Etats de France ont institué et réinstitué une langue officielle, ou légitime: le français de la Nation, un idiome stabilisé et unifié par les conditionnements administratifs, juridiques, scolaires, littéraires, et médiatiques. Imposée à tous comme « le français », cette langue agit comme un modèle et fait pression sur les variations linguistiques orales et d’abord écrites. Le français surnormé exclut de son système et de son trésor bien des constructions et des mots propres aux pratiques langagières des classes populaires et moyennes inférieures des villes et des campagnes. Parmi les formes courantes du français ordinaire qui se disent et se reprennent, mais n’entrent pas dans le corpus restreint des écrits et des paroles du bon usage, académiquement et administrativement homologué, on remarquera beaucoup d’expressions et de constructions françaises créées accidentellement ou volontairement par des migrants, des ex-migrants, leurs enfants… et leurs petits-enfants.

Le français de la République, ses normes et ses contraintes

Si c’est une langue internationale, et européenne, et s’il est proche de la langue des autres nations francophones, le français trésor-et-système qui s’apprend et se parle en France est avant tout la langue des habitants de cette République sociale et laïque (suivant la constitution), la langue des «  citoyens  » qui y vivent et qui doivent pouvoir se l’approprier, quels que soient leur origine et leur milieu socioculturels, leur classe sociale ou leur communauté. C’est que les habitants ont intérêt à l’apprendre, pour  « se défendre dans la vie » individuellement et collectivement.

Certes, une telle vision correspond plus à un principe et à un idéal qu’à une réalité effective, mais c’est que la République sociale laïque est un processus créatif, conflictuel, et à l’avenir incertain. De ce point de vue, la Révolution française, sociale et culturelle, ne serait pas terminée.

Langue de la communication publique, des rencontres et du mélange entre des habitants en accord ou en désaccord, le français doit l’emporter en France sur les autres langues du pays : les langues de la famille et les langues des médias, les langues régionales ou nationales. Pour autant, les citoyens doivent aussi pouvoir les apprendre, les pratiquer et les diffuser.

C’est parier ici que la réalisation effective du droit à la langue nationale accroisse la capabilité des habitants jeunes ou vieux : i.e. qu’elle renforce leurs capacités affectivo-cognitives, conjuguées aux possibilités et aux libertés effectives d’exercer leurs capacités. Tout cela participe de ce processus de socialisation à la française, qui oblige les habitants à en accepter les normes et les principes pour exercer leurs pouvoirs politiques. Soulignons que, philosophiquement, les «  valeurs  républicaines » (les buts de vie déclarés bons pour tous) ne sont pas présentées comme surnaturelles mais sociohistoriques et politico-juridiques: elles dépendent d’une définition de l’intérêt général démocratiquement discutable.

Puisque les lois de la démocratie française l’emportent sur les lois des dieux et des déesses, sur celles des communautés (ou plutôt de leurs dirigeants), et sur celles des familles ou des ancêtres, la langue de la République – langue de Molière, Voltaire, Prévert, Césaire, et Cavanna – est aussi un espace linguistique où circulent des discours et des textes irrespectueux des croyances et des convictions des concitoyens (même républicaines), ce qui mécontentera ou choquera toujours quelqu’un.

Cependant, si la diversité conflictuelle des discours doit être reflétée par l’enseignement public et commun du français national, elle n’échappe pas à certaines prescriptions et proscriptions démocratiques. L’apprentissage du français comme langue des citoyens de France entre en contradiction avec des manières de faire, de parler et de penser ethnicistes, sexistes ou classistes présentes dans la société et incompatibles avec les principes, les idéaux et les pratiques universalistes de la République – une République dont les réalisations démocratiques sont précaires et insuffisantes.

Cette socialisation linguistique des habitants promeut également une culture de l’instruction et de l’esprit critique obligatoires qui revêt une dimension paradoxale de « contrainte émancipatrice ». Des lois, des mesures et des appareils d’Etat imposent officiellement que, comme tout le monde, les non Français soient exposés aux discours de l’éducation et de la formation nationales. Que ces personnes, ou ceux qui parlent en leur nom (chefs de famille, patrons, directeurs de conscience, vedettes des médias, experts) le veuillent ou non. De Condorcet à aujourd’hui, la citoyenneté active dépend toujours de la diffusion d’une culture générale pour tous.

Dans ce cadre philosophique et politique que penser de l’institution d’un français langue de l’intégration (FLI)2 ? Le FLI aura sans doute des effets dissuasifs, et plusieurs bénéficiaires n’auront pas recours à ce « droit à la formation linguistique » s’il se traduit par des contraintes et des corvées administratives pour les migrants, avec des menaces et des sanctions pour les récalcitrants ou les méfiants3. En tout cas, si l’on admet qu’une certaine connaissance et compétence de même qu’une pratique régulière du français sont indispensables pour obtenir la nationalité française, mais aussi pour être capable d’exercer des droits de citoyen avec ou sans la nationalité, une maîtrise insuffisante du français standardisé, ou même le refus de l’apprendre ne doivent entraîner ni expulsion du territoire, ni exclusion, ni suppression de droits et de libertés.

Si elles sont démocratiquement élaborées et débattues, les formations et les certifications linguistiques devraient servir les intérêts de ces nouveaux citoyens, s’ils acquièrent la culture générale, civique et professionnelle nécessaire, et des pouvoirs politiques.

Cette acculturation en français impose également des obligations non négociables. Les citoyens doivent suivre les lois et certaines règles de vie créées au cours de luttes historiques, un ensemble de normes peu à peu construit contre des normes étatiques, religieuses, familiales et même entrepreneuriales. Aujourd’hui encore, les habitants doivent se battre pour défendre, consolider et enrichir les conquêtes sociales du passé français: droits à la santé, droits des salariés, droits des femmes, droits à l’instruction publique et à la culture générale, droits à la liberté de conscience et à l’expression publique de ses opinions – y compris critiques et satiriques.

Cette problématisation politique de la communication langagière demande d’admettre que toute vie en société comporte une dimension conflictuelle, et qu’il s’agit de la démocratiser. Une telle conception s’oppose à l’idéologie multiculturaliste, moraliste et crypto-religieuse véhiculée par tant de travaux éducatifs et linguistiques du Conseil de l’Europe, qui vantent la cohésion sociale en minorant ou en escamotant les rapports de forces, de domination et d’exploitation, de soumission et de lutte.

Droit à la langue française et droit aux autres langues de France

L’apprentissage du français, dit-on, doit tenir compte des langues premières des parleurs et les intégrer dans les cours de FL « M » et de FLS. Comment y parvenir si l’on en examine froidement les conditions de possibilité et de contrainte d’une France qui n’émerge pas en bon état de la crise mondiale? Comment financer ces formations, les organiser et les concrétiser?

En nous limitant aux principes, on conviendra cependant que le français, ses apprentissages, ses usages et son système-trésor doivent se renouveler pour s’adapter aux changements historiques d’une nation socio-économiquement et culturellement mondialisée. Mieux encore, s’il se veut républicain et social, l’enseignement actualisé du français associera les langues des migrants au FL «  M  », au FLS et au FLI. Conjuguant ses capacités-pouvoirs de communication et d’expression à son «  pouvoir de traduction  » (Balibar, 1985), l’étudiant-stagiaire apprendra et pratiquera le français en s’accoutumant à faire des allers et retours entre sa/ses langue/s première/s et la langue légitime – articulée au français familier et populaire. En France, la langue nationale servirait à la traduction et à la reformulation des discours de ses citoyens. Le français légitime se montrerait enfin ouvert aux autres idiomes du pays. A condition que la République crée les emplois de formateurs–interprètes de français dont la population, la nation, a besoin.

Du droit à la parole au droit sur la langue

Les institutions d’instruction et de culture ont à faire du français national une langue véritablement commune, rendue disponible et intelligible pour tous: une langue communale – comme on parle de terrains communaux. Il s’agit donc à la fois de faire advenir et d’accroître les pouvoirs d’expression, de communication et de traduction en français de tous, mais également de créer des règles et des institutions démocratiques pour que chacun ait réellement la possibilité de se mêler aux autres habitants en langue française. Y compris en employant des formulations et des tournures influencées par d’autres langues et par d’autres variétés de français. Elles renouvelleront et elles enrichiront la langue de tous.

Pour devenir réellement démocratique, le français normalisé sera remis sur le métier, et l’on s’inspirera de la souplesse et de la créativité du français populaire, comme de celles de l’anglo-américain, officiel ou courant. En comparaison avec l’anglais national-international, la langue française « correcte » apparaît actuellement comme une langue tout à la fois appauvrie et corsetée. Un idiome dont les nouveautés verbales sont des calques de l’anglais médiatique et managérial de la mondialisation. Et si l’on remettait le bonnet rouge au dictionnaire (Victor Hugo), en enrichissant le français des mots et des expressions des langues régionales, et des créations des parleurs des classes populaires et moyennes de toutes origines ?

La lutte sociale et politique qui promeut le droit à la langue pour tous, pour tous les habitants (Viviane Forester), pour tous les icitiens (Jamel Debbouze), qu’ils soient migrants, ex-migrants ou non migrants, pourrait jouer un rôle de révélateur, et lever du même coup le voile sur la dépossession de la langue nationale que vivent la majorité des citoyens de France – pourtant scolarisés et médiatisés. Le droit et le devoir de s’approprier le français standardisé écrit-oralisé va de pair avec un droit sur la langue qui doit échapper au monopole des dirigeants et des experts économiques, étatiques, et académiques.

Capabilité et conditions de possibilité

Si le droit à et sur la langue française et si le devoir de connaître et de pratiquer cette langue sont indissociables, comment passer de ces principes à des réalités tangibles ?

Comment en réunir «  les moyens  » en personnels, en locaux, en temps, en ressources et en techniques didactiques, et les mettre en interaction avec les capacités d’enseignement des professeurs de français, et avec les capacités d’acquisition des apprenants?

On voit bien que l’apprentissage et la pratique du français excèdent les possibilités et même les missions des institutions éducatives et des organismes de formation. L’appropriation et les usages de cette langue c’est aussi une question de politique économique et de citoyenneté: chacun doit être en mesure d’exercer et d’enrichir son français sur son lieu de travail, dans des associations culturelles et les médiathèques, dans des organisations syndicales et politiques, dans des cafés et des salles des fêtes, mais aussi individuellement, grâce aux livres, à la presse et aux œuvres audiovisuelles. De beaux rêves, ou plutôt un programme de luttes sociales ?

Note
Une première version de cet article est parue sous le titre « De la langue française et de ses habitants associés. Remarques et propositions sur les droits, devoirs et pouvoirs linguistiques des citoyens parlants », Savoirs et Formation, Revue de l’AEFTI n° 82, décembre 2011.

Références
BALIBAR R. 1985. L’institution du français, PUF.
GODEL R. 1957. Les sources manuscrites du cours de linguistique générale de F. de Saussure, Droz.
MESCHONNIC H. 1997. De la langue française, Hachette.
VICHER A. (coord.). 2011. Référentiel FLI, DAIC/Ecrimed.

  1. J’interprète ici librement le terme de Saussure (Godel, 1957) que je redéfinis comme une configuration langagière où les formes verbales mémorisées par les sujets (leurs « trésors » au sens de Saussure) interagissent avec les discours circulants: avec le « trésor » des formes discursives produites par les locuteurs en communication sociale. Cette vision de la langue comme langue-de-discours ou discours-de-la-langue s’inspire de Meschonnic (1997). []
  2. Depuis 2011, les étrangers non européens candidats à la nationalité française doivent prouver qu’ils ont un niveau de compétence orale du français qui équivaut au niveau B1 du CECR européen. Le FLI se distingue cependant du FLE par son contenu et ses finalités civiques et politiques. []
  3. Sur le phénomène du non-recours aux droits et aux services sociaux, voir ]
Histoire
Rubriques :
  • Histoire
  • ReSPUBLICA
  • Travail de mémoire

Le « Pourquoi ? » lancinant d’enfants de survivants

par Zohra Ramdane

 

Le 27 janvier est l’anniversaire choisi de la libération des camps de concentration nazis. En fait, c’est la date de la libération des camps d’Auschwitz (700.000 morts de détenus politiques) et d’Auschwitz-Birkenau (2 millions de détenus juifs) qui a été prise. La fille de deux des survivants de cette dernière demeure a eu besoin d’écrire un livre1. Sa mère liait le chant de «  La Varsovienne  » à un chant de libération quand d’autres le considéraient comme un chant stalinien. Pourquoi ? Elle fut libérée au son de cette musique par l’armée soviétique ! Son père, ayant quitté cette dernière demeure, réquisitionné dans un camp de travail en Allemagne, fut libéré par l’armée américaine et bousculé par l’avant-garde de l’armée américaine. Pourquoi ? L’armée américaine avait alors l’ordre d’aller au plus vite à la rencontre de l’armée soviétique !

Cette horreur, la Shoah, fut possible à cause de l’avènement de l’extrême droite en 1933 en Allemagne. Avec le soutien actif du patronat allemand et de la majorité des patrons européens. Avec le soutien de l’Église catholique sauf quelques exceptions louables. Avec le soutien de toutes les extrêmes droites européennes sans exception. Et de tous les racismes. Pourquoi ?

Aujourd’hui, on commémore. En pleurant sur la réalité subjective d’alors mais sans en déterminer les causes objectives. 75 ans plus tard, aucun gouvernement, aucun pays, aucune école, ne voit porté le discours des causes objectives de cette horreur. Pourquoi ?
Partout, on polarise sur une seule cause suivant l’interlocuteur, alors qu’il y a une coagulation de plusieurs causes objectives. Pourquoi ?
Cette horreur n’est pas présentée dans une diachronie historique capable de faire comprendre le cheminement qui a produit à cette horreur. Pourquoi ?

L’assassin de Jean Jaurès acquitté, pourquoi ? Les conditions du traité de Versailles, pourquoi ? Il a fallu attendre cette horreur pour résoudre la crise de 1929, pourquoi ? « Plutôt  Hitler que le Front populaire » fut un slogan très prisé en France, pourquoi ? Les résistances et le Conseil national de la résistance vite oubliés, pourquoi ? Beaucoup de « collabos » ont majoritairement reçu un label de virginité politique, pourquoi ? Céline superstar, pourquoi ? La spoliation des biens et logements des juifs polonais par des polonais non juifs sans aucune réparation et sans aucun repentir des gouvernements d’un des grands pays de l’actuelle Union européenne, pourquoi ?
Des enfants de 7 et 8 ans qui inscrivent sur un mur d’expression ouvert dans une MJC suite aux attentats des 7, 8, 9 janvier 2015 : « Mort aux juifs ». Pourquoi ? Un accroissement impressionnant des discriminations anti-musulmanes, pourquoi ? Des athées dénoncés parce qu’ils critiquent la religion, pourquoi ?
Toutes choses étant inégales et différentes par ailleurs, de grandes analogies se font jour dans le monde d’aujourd’hui avec les années 30. Comme si on avait rien appris. Pourquoi ?
Qui a intérêt à cette amnésie collective ? Et pourquoi ?

  1. Un autre monde, de Sylvie Teper, dans la collection « Graveurs de mémoire » chez L’Harmattan. []
A lire, à voir ou à écouter
Rubriques :
  • A lire, à voir ou à écouter
  • Protection sociale
  • ReSPUBLICA

"Que faire de la dette sociale ? Pour un audit citoyen de la dette sociale française", par P. Franchet (CADTM)

par Olivier Nobile
responsable de la commission Protection sociale de l'Union des Familles laïques (UFAL)

 

Dans un document de 57 pages (hors annexes) de janvier 2015, Pascal Franchet, membre du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), nous propose de nous interroger sur les ressorts d’une dette constamment ignorée du débat public : la dette sociale française. Dans un contexte de vampirisation du débat politique autour de la soutenabilité de la dette publique de l’Etat et des collectivités territoriales, les enjeux de la dette des organismes de Sécurité sociale, sont en effet quasi absents de toute réflexion citoyenne. Pourtant les enjeux sont colossaux comme nous le rappelle l’auteur.

Issue du formidable projet du Conseil National de la Résistance et « fruit des luttes sociales et d’un rapport de forces favorable aux salariés, la protection sociale est d’abord un prélèvement sur les richesses produites par le travail ». L’auteur commence par rappeler que le financement de la protection sociale relevait originellement exclusivement d’un financement patronal, la cotisation sociale, et d’un abondement de l’Etat, en reprenant à son compte les soldes négatifs de la Sécurité sociale. Et de poser le postulat suivant : « Ce sont donc les employeurs et l’État qui sont redevables de la protection sociale due à la population. Cette dernière n’est donc pas débitrice de la dette sociale mais créancière. ».

Pascal Franchet enchaîne par un exposé très documenté et rigoureux des enjeux politiques et économiques relatifs aux finances sociales. Exercice d’autant plus difficile qu’il peut très vite tourner à l’exercice technique. L’auteur ne tombe pas dans ce travers et rappelle que la question de la dette sociale est avant tout un exercice politique. Il démonte une à une toutes les mystifications ancrées dans le débat médiatique, en commençant par nier l’existence du « fameux trou de la sécu ». Les déficits sociaux sont à juste titre présentés comme insignifiants en regard des sommes en jeu et des enjeux citoyens de la sécurité sociale. Loin d’être un avion sans pilote, la sécurité sociale est présentée comme une institution structurellement équilibrée et financièrement saine : « Hors 2009-2013 (soit sur 31 ans, de 1978 à 2012), le total des soldes positifs s’élève à 67,7 Mds € contre un total de soldes négatifs de 68,4 Mds €, soit un solde négatif de 0,7 Mds € (0,14 % des recettes 2009). » De manière très exacte, Franchet précise que la Sécurité sociale ne présente pas de déficit, puisqu’elle ne gère pas de « budget », mais elle a des « besoins de financement » liés à des missions visant à satisfaire le besoin de la population. Pourtant, l’auteur admet que « trou ou absence de trou » la dette sociale existe et « fait des heureux ». Les déséquilibres des comptes de la Sécurité sociale sont en réalité une construction politique de la part de gouvernants qui ont méthodiquement asséché les recettes de la Sécurité sociale.
L’auteur avance 4 causes principales de la baisses de recettes sociales : 1) la stagnation des salaires et de la masse salariale au nom de l’augmentation des dividendes 2) la réduction des cotisations sociales et la fiscalisation des ressources 3) les exonérations de cotisations patronales (compensées et non compensées) et 4) les exemptions d’assiette de cotisations. Il va sans dire que nous adhérons sans réserve aux causes invoquées de l’affaiblissement des comptes de la protection sociale et sur les montants du manque à gagner annuel (évalué à 10 Mds €).
La démonstration aurait certes mérité d’être développée du point de vue des mécanismes mis en œuvre par les réformateurs néo-libéraux pour basculer le financement de la Sécurité sociale, à vocation patronale, vers les assurés eux-mêmes via l’impôt, tout en ouvrant la voie à la protection sociale d’entreprise relevant des mécanismes de marchés financiers. De même, l’auteur évacue un peu vite l’essentiel : la réforme du financement de la Sécurité sociale repose avant tout sur la cotisation sociale elle-même, en tant que financement salarial vecteur de légitimité politique pour ses dépositaires : les salariés. L’auteur défend certes la cotisation sociale et prend fait et cause pour un financement patronal de la Sécurité sociale mais ne rompt pas suffisamment avec la terminologie réformatrice qu’il entend combattre : la cotisation sociale est présentée comme un « salaire différé » et comme un « prélèvement ». Cela dit, ces critiques n’enlèvent rien à l’acuité de la démonstration de l’auteur avec laquelle nous sommes assez largement en phase.

La suite du texte s’attaque enfin à la question de la dette sociale proprement dite et aux mécanismes effarants mis en place par les législateurs pour la gérer. Pour commencer la CADES. Créée en 1996 par Juppé et abondée par le produit de la CRDS, la CADES est présentée avec une rare lucidité comme un dispositif de financiarisation de la dette sociale expurgée de tout contrôle démocratique. L’auteur s’appuie sur le seul ouvrage digne de ce nom ayant porté une critique éclairée de la CADES  en 1999 : Sécu : main basse sur le trou, de P. Blanchard et L. Varennes. Il rappelle notamment comme l’on a retrouvé des titres CADES dans des institutions aussi reluisantes que la Clearstream. Cela dit la critique de Blanchard et Varennes semble un peu datée aujourd’hui et ne constitue pas l’argument le plus efficace pour dénoncer la financiarisation de la dette sociale. Franchet précise surtout que les gouvernements successifs ont prolongé sine die cet « outil destiné, non à résorber un hypothétique « trou de la Sécu », mais à permettre le désengagement de l’État et les cadeaux au patronat. Elle emprunte pour combler les besoins de financement de la protection sociale que la Nation et les employeurs doivent aux citoyens. Et elle le fait en faisant fructifier un marché qui profite surtout aux créanciers ! ». Sur ce point nous pouvons lui donner raison et nous interroger sur la légitimité de solutions de financiarisations de la dette sociale qui ont amené la CADES à payer près de 40 Mds d’euros d’intérêts aux créanciers internationaux en lieu et place d’une stratégie normale de refinancement via le Trésor Public ou dans le cadre de ses relations avec la Caisse des Dépôts et Consignations.

De cela il est précisément question juste après. Pascal Franchet enchaîne son argumentaire sur la stratégie de financement de l’ACOSS, la banque de la Sécurité sociale, chargée de la gestion de la trésorerie commune du régime général. Ce passage comporte quelques approximations dommageables d’autant que l’idée directrice est exacte : outre l’écorchement typique de l’acronyme URSSAF (orthographié « URSAFF »), l’auteur parle d’une « convention d’objectif et de gestion » ACOSS/Etat de 1980 qui impose une « comptabilité séparée des caisses » et une « facturation croisée ». Il ne s’agit nullement d’une convention d’objectifs et de gestion (COG) qui a été signée en 1980. Les COG ont été créées en 1996 par A. Juppé et régissent les relations administratives entre l’Etat et les Caisses de Sécurité sociale. L’auteur fait en réalité référence au protocole d’accord ACOSS/Caisse des Dépôts et Consignations de 1980 qui fixe les modalités de refinancement de court terme l’ACOSS et précise les conditions de rémunération des excédents de trésorerie et les avances consenties pour couvrir si nécessaire les dépenses des caisses prestataires. De même la comptabilité séparée des caisses qui met fin à la solidarité financières des branches ne date pas de 1980 mais a été instituée par les ordonnances de 1967 et aménagée par la loi du 25 juillet 1994. Hormis ces inexactitudes, la suite de la démonstration est parfaitement exacte : l’ACOSS a été incitée à se détourner d’un refinancement classique via la CDC au profit de techniques d’émission de titres financiers sur le marché monétaire : Billets de Trésorerie et Euro Commercial papers, ces derniers relevant du droit anglo-saxon et soumettent les finances sociales à la loi de la « City », présentée à juste titre comme une lessiveuse à argent sale. La conclusion est parfaitement énoncée et constitue à nos yeux le cœur de l’argumentation sur la dette sociale : « Du financement public par le Trésor Public, et la Caisse des dépôts et Consignations, on est passé à un financement par les banques privées et les marchés financiers. Fin 2013, le financement au quotidien de l’ACOSS, la « banque de la Sécu », et donc de nos régimes de retraite et de santé, dépend à plus de 90 % des marchés financiers et de la financiarisation. C’est une épée de Damoclès qui peut être fatale en cas de retournement du marché. La crise financière de 2008 est encore là pour le rappeler. »

L’auteur poursuit sa démonstration en analysant la dérive financière de l’UNEDIC, l’assurance chômage, qui a été délibérément exclue du champ de la sécurité sociale et qui est régie par le paritarisme « défavorable aux salariés ». Franchet démontre comment le Patronat a organisé « l’inéquation entre le niveau des contributions patronales (les ressources) et l’indemnisation des chômeurs (les dépenses). Sa politique d’emprunts sur les marchés financiers depuis 2003, pour combler ses besoins de financement, ne peut qu’amplifier la dégradation de la couverture du risque social qu’est le chômage. » Le propos est exact, toutefois le détour par l’UNEDIC n’apporte rien de plus, à nos yeux, à l’argumentation énoncée auparavant en matière de soumission de la Protection sociale au diktat des marchés financiers. D’autant que l’auteur mélange critiques (légitimes) du régime d’assurance chômage et considérations autour de la financiarisation du régime. Qui trop embrasse mal étreint … surtout en matière de protection sociale qui est un d=sujet éminemment complexe pour les non spécialistes. Le passage n’en demeure pas moins extrêmement instructif.

Viennent enfin les propositions concrètes, l’exercice évidemment le plus périlleux. L’auteur propose plusieurs pistes pour « répondre aux besoins de financement » de la protection sociale. Celles-ci sont au nombre de quatre :

  1. Créer des emplois
  2. Revoir le financement de la Sécurité sociale
  3. Auditer les dépenses de sécurité sociale
  4. Placer celles-ci sous contrôle citoyen.

Concernant la création d’emploi, nous pouvons avoir quelque sympathie pour l’idée maîtresse de l’auteur qui repose sur la création d’emplois publics dans les domaines participant de la transition écologique et par la limitation des dividendes. Toutefois, un tel propos nécessiterait de longs développements et exposé ainsi, il peut prêter le flanc à des accusations de simplification.

La question du financement de la Sécurité sociale est présentée de manière très cohérente. L’auteur entend rompre avec le mouvement de fiscalisation des ressources de la Sécurité sociale et réhabiliter la cotisation sociale présentée comme « un prélèvement sur les richesses produites par le travail, relevant des organismes de protection sociale qui ont vocation à être gérés par les salariés. C’est donc un enjeu de démocratie sociale qui est posé par le choix entre fiscalité et cotisation. ». De même, l’auteur en appelle à rompre avec les exonérations et exemptions de cotisations sociales. Sur la défense de la cotisation sociale et la fin des exonérations/exemptions de cotisations patronales, la thèse de l’auteur fait écho à des thèses que nous défendons ardemment depuis de nombreuses années . Toutefois nous pouvons regretter que l’auteur de la brochure ne rompe pas davantage avec les faux amis que sont «  la cotisation prélèvement sur la richesse créée par le travail » qui ne permet pas de distinguer fondamentalement la cotisation sociale des autres prélèvements sur l’entreprise ou encore l’idée « d’augmentation du pouvoir d’achat des salariés » qui occulte que le terme de pouvoir d’achat sert invariablement d’écran de fumée pour stériliser toute revendication d’augmentation des salaires. De même, les moyens mis en œuvre pour mettre fin au régime d’exonérations / exemptions de cotisations patronales, lesquelles touchent 10 % de la masse salariale du pays, ne sont pas évoqués. Or, un tel bouleversement implique un changement complet de paradigme de soutien à l’économie.

Les deux arguments finaux, à savoir l’audit des dépenses sociales et la mise sous contrôle citoyen de la sécurité, sont des sujets assez fondamentaux au cœur du débat citoyen relatif à la protection sociale. Ebauchée par l’auteur car assez éloignée du sujet, la présentation qui en est faite renoue avec l’idée d’une réhabilitation du programme du CNR et de la démocratie sociale à laquelle nous adhérons mais qui nécessiterait de longs développements sur les perspectives de reconquête citoyenne de la question sociale.

L’auteur conclut son propos sur un appel à la mise en œuvre d’un audit citoyen de la dette sociale assortie d’un moratoire du paiement de la dette.