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Manifestation du 7 septembre et après : soyons des républicains dans une gauche qui mobilise

par Évariste
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Être des républicains dans la gauche qui mobilise, est-ce un oxymore ? Sûrement pas !

Quelle est la situation ?

La droite sarkozyste, que nous pourrions qualifier de césaro-libérale, est aujourd’hui largement déconsidérée. Même l’Eglise catholique ne l’épargne pas, alors que le Vatican a largement soutenu la mondialisation néolibérale depuis trente ans et que l’Opus Dei, à sa tête, n’est pas vraiment réputé pour son gauchisme. Mais cette droite césaro-libérale est aussi critiquée jusque dans ses propres rangs : une partie de ses soutiens se demande manifestement comment gérer l’après-Sarkozy. Comme Antonio Gramsci, nous constatons que le vieux monde se meurt. Nous avons déjà du neuf. Reste à savoir si la gauche est capable de nous mener à la transformation sociale.

Quelle gauche ?

La situation à gauche est toujours marquée par le vote de 2005. D’un côté une gauche prête à accompagner le capitalisme. C’est cette gauche de la résignation qui a voté “oui” au TCE. De l’autre,  une gauche anti-libérale qui a fait triompher le “non” lors du référendum en démontrant que le cadre actuel de l’Union Européenne1 empêche toute transformation sociale.
Mais cette gauche anti-libérale est loin d’être homogène. Eclatée en diverses composantes (de la gauche du PS à la gauche “mouvementiste” en passant par les forces réunies dans le Front de gauche), la gauche anti-libérale est également très divisée. Les forces qui la composent sont, en fait, doublement clivées. Le premier clivage porte sur la question du cadre actuel de l’Union Européenne et sépare la gauche du PS de la gauche “radicale” : tandis que la gauche du PS laisse croire qu’il sera possible de réformer sans trop toucher aux structures de l’Union Européenne, la gauche “mouvementiste” et la gauche républicaine sont partisans d’une franche rupture avec les politiques néolibérales dont ces structures ne sont que l’instrument ; le second clivage porte sur les principes républicains et sépare la gauche “mouvementiste” de la gauche républicaine : tandis que la première est fortement dominée par ses tendances communautaristes, la seconde, considérant d’une part que le peuple reste très attaché aux principes républicains -en particulier au principe de laïcité- et que, d’autre part, le modèle républicain est le seul susceptible de supplanter le modèle néolibéral, entend pousser la République jusqu’au bout.
Mais il y a plus grave : c’est aujourd’hui l’ensemble de la gauche qui s’est coupée des couches populaires2. Il ne suffit pas de proposer des analyses pertinentes pour reconquérir les couches populaires. Il faut aussi que ces dernières aient confiance dans les organisations qui les représentent. En qui ont-elles le plus confiance aujourd’hui ? En ceux qui ont oeuvré à la constitution de l’intersyndicale et qui appellent aux mouvements de grève et aux rassemblements du 7 septembre 2010. C’est le résultat de cette grève et de ces rassemblements qui nous dira si oui ou non les salariés veulent aller plus loin. La mobilisation du 7 septembre prochain sera plus déterminante que tous les programmes proposés par les organisations politiques de gauche.

Les leçons de l’histoire : juin 1936

L’analogie avec ce qui s’est passé en 1936 est susceptible d’éclairer à la fois le présent et l’avenir. Ni les syndicats, ni les partis de gauche n’avaient fait figurer dans leur programme ce qui allait résulter de la vaste mobilisation populaire de 1936. Du reste, l’accord que les partis de gauche avaient conclu en vue des élections était pour le moins minimaliste : ces derniers ne se retrouvaient que sur la question de la dissolution des ligues factieuses. Une fois la victoire politique acquise, les ouvriers et une partie des employés ont fait savoir que, pour eux, le compte n’y était pas.
Ils ont multiplié les mouvements pour demander aux directions syndicales existantes (en qui ils avaient confiance) de porter de nouvelles revendications. C’est ainsi que le peuple a arraché les 15 jours de congés payés pour tous et les 40 heures de travail hebdomadaire. Ces conquêtes ont été la conséquence de la mobilisation sociale et non l’application d’un programme politique.
Ce détour par l’histoire montre à quel point le débat qui divise aujourd’hui ceux qui sont pour le retrait de la réforme des retraites et ceux qui appellent à la mobilisation la plus large possible est hors de propos. Appeler au retrait pur et simple d’un projet de réforme relève du voeu pieux quand on n’a pas la confiance d’une partie significative du peuple. Le débat n’est pas non plus entre les directions syndicales et leurs  tendances gauchistes internes qui ont comme adversaire principal la direction de leur syndicat. Aujourd’hui, tous doivent faire en sorte que le mouvement de grève et de rassemblement soit maximal. Ceux qui auront réussi ici et là à mobiliser dans une « stratégie à front large » contre le projet gouvernemental auront de plus en plus la confiance du peuple. Et la suite en découlera.

La stratégie à front large et la globalisation des combats

Les organisations républicaines doivent donc s’atteler à une double tâche : utiliser toutes leurs forces pour la mobilisation de résistance et, dans le même temps, mettre l’accent sur l’éducation populaire pour faire comprendre aux citoyens que tous les combats sont liés de sorte qu’on ne peut plus régler un dossier sans toucher aux autres.
Face à la très grande cohérence du modèle néolibéral, l’heure n’est plus en effet à la segmentation des combats. Il n’y plus lieu de considérer que telle ou telle question -celle des biens publics mondiaux, de la finance internationale, de l’écologie ou des retraites- surplombe les autres. La république, la laïcité, le féminisme, la santé, la dépendance, la petite enfance, les personnes âgées, etc. toutes ces questions doivent être traitées conjointement, dans le cadre d’un modèle politique cohérent.Le mois de septembre permettra de mesurer le rapport de force. Contre le césarisme de Nicolas Sarkozy et la défense des libertés démocratiques, mobilisons-nous le 4 septembre prochain. Contre les politiques néolibérales du gouvernement, mobilisons-nous le 7 septembre.

  1. C’est-à-dire une Europe anti-démocratique et anti-républicaine (voir l’intervention de Mendès-France en janvier 1957 à la Chambre des députés), depuis le traité de 1957 jusqu’à la stratégie de Lisbonne signée en mars 2000 par Jacques Chirac et Lionel Jospin []
  2. c’est-à-dire les ouvriers et employés qui représentent 52% des ménages []
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Face à l'irrationnel paranoïaque en politique, interview de Rudy Reichstadt

par Nicolas Pomiès

Interview exclusive de Rudy Reichstadt animateur du site “Conspiracy Watch - Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot

ReSPUBLICA : Rudy Reichstadt, depuis 2007 vous êtes le maître d’œuvre d’un site Internet dont le but affiché est de “lutter contre un conspirationnisme pathologique qui se livre à toute une série de mystifications visant à  faire passer en contrebande une camelote idéologique souvent  nauséabonde.” A lecture de vos publications, il semble que la matière ne  manque pas et que les théories du complot touchent un arc politique  toujours plus important dont on se demande si elles ne vont pas devenir  la norme ? Comment expliquez vous le succès rencontré par le  conspirationnisme ?

Rudy Reichstadt : Effectivement, la matière ne manque pas. Pourtant, je ne suis pas assez pessimiste pour penser que le conspirationnisme est en passe de s’imposer comme la norme. C’est un phénomène qui a partie liée avec une certaine défiance à l’égard de la démocratie telle que nous la connaissons et je crois qu’il continue, pour l’essentiel, à demeurer marginal mais il ne faut pas perdre de vue qu’il a toujours été une tentation au cours de notre histoire contemporaine et jusque dans l’enceinte parlementaire. L’un des aspects les plus préoccupants de notre époque, me semble-t-il, c’est que des thèses à la fois fantaisistes et haineuses, qui étaient marginales ou l’étaient devenues, retrouvent une nouvelle vigueur. Aucune explication de ce phénomène ne peut faire l’impasse sur le rôle d’Internet, qui agit ici comme une sorte de caisse de résonance. En quelques clics, vous pouvez désormais vous retrouver en contact avec toutes sortes de propagandes dont vous auriez peut-être ignoré jusqu’à l’existence si vous ne vous étiez pas connecté.

ReSPUBLICA : Comment expliquer que face à l’offre d’informations si importante sur Internet, un nombre croissant d’internautes finissent par échouer sur des sites qui développent des thèses jusqu’ici marginales ?

RR : Je crois que l’importance de l’offre d’informations sur Internet favorise les thèses conspirationnistes plutôt qu’elle n’immunise contre elles. Car on trouve tout sur Internet, et surtout, assez facilement ce qu’on est venu y chercher. Cela peut donc fonctionner comme une machine à renforcer vos croyances. A cela s’ajoute ce que le sociologue Gérald Bronner appelle la « libéralisation du marché cognitif ». Par analogie avec le marché des biens et des services en économie, on assisterait à une mise en concurrence des produits cognitifs (savoirs, informations, croyances, rumeurs et donc, aussi, théories du complot), avec des phénomènes de monopoles ou d’oligopoles. Le mouvement démocratique a accompagné cette multiplication des offres cognitives. Internet ne fait qu’accélérer le phénomène.

ReSPUBLICA : Doit on penser que les internautes assidus seraient plus enclin à sombrer dans la paranoïa, soit par faiblesse intellectuelle, ou parce qu’ Internet serait l’exutoire anonyme de leurs fantasmes idéologiques jusqu’ ici refoulés ?

RR : Il y a de ça. Avec l’anonymat que rend possible Internet, on peut dorénavant « se lâcher » en toute impunité. Peut-être existe-t-il un lien entre le temps passé sur Internet et la propension à adhérer à une théorie du complot mais ça ne me paraît pas du tout primordial, même si j’ai tendance à croire qu’on est mieux armé face à toutes ses choses lorsque le Net n’est pas notre seule source de connaissance. A cet égard, je crois qu’il est urgent que les jeunes - dont beaucoup font littéralement leur éducation sur Internet - en autodidactes, soient formés à l’utilisation de l’outil Internet. L’enseignement secondaire doit non seulement proposer une alternative à l’ordinateur (les livres par exemple, ça n’a jamais fait de mal) mais aussi apprendre aux élèves à se servir d’Internet, à distinguer entre les sources fiables et le reste.

ReSPUBLICA : On assiste à la reprise de théories du complot (11-Septembre, Bilderberg, tremblements de terre déclenchés par les Etats-Unis, « complot sioniste », etc.) par certains gouvernements, puis par des militants de tous bords. Sur “Conspiracy Watch”, vous relevez par exemple que Fidel Castro a récemment relayé des thèses apparues à l’origine au sein de groupes anticommunistes. Le conspirationnisme abolie les frontières idéologiques, comment expliquer ce phénomène ?

RR : D’abord, il faut bien avoir à l’esprit que le conspirationnisme est un mode de discours très répandu : qui n’a jamais émis une hypothèse conspirationniste, même sans forcément y croire, par jeu ou même pour se faire mousser dans une discussion ?
Ensuite, il convient de préciser que le discours complotiste peut être mis au service de camps politiques très différents, voire diamétralement opposés. Par exemple, il n’y a rien de commun, a priori, entre un conservateur polonais accusant la Russie d’avoir abattu l’avion du président Lech Kaczynski, un animateur de Fox News suggérant que Barack Obama aurait menti sur son certificat de naissance, ou un documentariste essayant d’expliquer que Pierre Bérégovoy et Lady Di auraient été assassinés. Pourtant, tous ont recours au même type de raisonnement (« à qui profite le crime ? » ; « pas de fumée sans feu » ; etc.) et, souvent, au même type de rhétorique consistant à inverser la charge de la preuve.

Quant au cas que vous citez, il est très symptomatique d’un anti-impérialisme démonologique qu’on rencontre aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. Il consiste, pour l’essentiel, à faire porter la responsabilité de tous les maux de la planète (guerres, crise économique, terrorisme, catastrophes naturelles, morts naturelles ou accidentelles réinterprétées comme des assassinats politiques, etc.) à une élite maléfique et, à travers elle, aux Etats-Unis et, presque systématiquement, à Israël. Le phénomène n’est pas nouveau. La convergence entre « rouges » et « bruns » est un fait historique bien documenté. Aujourd’hui, dans l’espace francophone, elle est particulièrement visible sur certains réseaux « Indymedia » et au sein de la nébuleuse conspirationniste animée par le Réseau Voltaire où l’on assiste à un phénomène d’hybridation entre la vieille théorie du complot juif – clairement assumée sur les médias islamistes, comme la chaîne de télévision avec laquelle travaille Meyssan –, la théorie du complot « sioniste », qui n’en est que l’avatar contemporain (le « sionisme » étant fantasmé comme un véritable projet de domination mondiale tentaculaire), et la thèse dite du « Nouvel Ordre Mondial » sur laquelle chacun projette ses propres fantasmes. Tous se voient comme des « résistants » et, au nom de cette résistance, tout leur semble permis, y compris les alliances les plus improbables. Ils n’ont pas de projet commun ? Qu’à cela ne tienne : ce qui les réunit, c’est une haine commune. En témoigne la diversité des parcours de ceux qui gravitent autour de l’humoriste Dieudonné : non seulement le gratin de l’extrême droite hexagonale, mais aussi des suprématistes noirs, des islamistes, des anciens militants communistes, trotskistes ou écologistes, des négationnistes, des anti-vaccinations et même la secte de Raël.

ReSPUBLICA : Votre site fait un important travail de veille et de recensement, mais n’êtes-vous pas isolé sur la toile pour allumer des contre feux afin d’éviter la propagation de ces maladies du net ?

RR : Oui. Je regrette que nous ne soyons pas plus nombreux, mais hélas, je crois que c’est la loi du genre. Relayer une « bonne » théorie du complot, c’est à la fois plus facile et plus attrayant que de les critiquer. D’autant que critiquer une théorie du complot, c’est être systématiquement accusé de prendre la défense d’une thèse qualifiée d’« officielle » et par conséquent suspecté d’être à la botte des « médias-qui-mentent » et du « gouvernement-qui-manipule ». C’est pourquoi le rapport entre le nombre de sites dits de « debunking » et le nombre de sites conspirationnistes doit être de 1 à 10. Cependant, il faut mentionner sur Internet l’existence d’un site comme Hoaxbuster dont l’équipe a été pionnière dans le démontage des rumeurs, des légendes urbaines et des intox qui circulent sur le Net. Il faut, évidemment, rappeler que la presse professionnelle dite « mainstream » fait, dans l’ensemble, son travail : Le Monde, Libération, Rue89, Le Point et d’autres titres se sont par exemple tous penchés à un moment ou un autre sur les attentats du 11-Septembre en proposant une information de qualité sur cet événement et en démontant les rumeurs complotistes propagées par Thierry Meyssan par exemple – dont il faut rappeler qu’il a écrit un livre sur les attentats sans mettre un seul pied sur le sol des Etats-Unis.

Propos recueillis par Nicolas Pomiès

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Mouvement de libération national et progressisme

par Hakim Arabdiou

Il est fréquent de constater la confusion chez un grand nombre de militants de gauche, d’intellectuels, d’universitaires ou de simples citoyens… qui fait qu’ils attribuent automatiquement la qualité de progressiste à tout parti politique du seul fait qu’il soit engagé dans un Mouvement de libération nationale.

Qu’est-ce qu’un Mouvement de libération nationale ?

C’est un parti ou un ensemble de partis qui participent à la lutte (souvent armée, mais pas nécessairement) pour la libération de  leurs pays de l’envahisseur étranger. C’était le cas hier en Afrique, en Asie… C’est le cas aujourd’hui des organisations palestiniennes laïques telles que le Fatah, le Parti du peuple palestinien (communiste), le Front démocratique de libération de la Palestine et le Front populaire de libération de la Palestine (tous deux d’extrême gauche) ; ou des organisations intégristes telles que le Hamas et le Djihad islamique en Palestine, les laïques du Parti communiste libanais et les intégristes du Hezbollah au Liban.

Mais qu’en est-il de leur nature de classes, de leurs doctrines  respectives ? Il est clair que le Hamas, le Djihad islamique (après avoir longtemps été au service d’Israël), et le Hezbollah libanais (inféodé comme eux à la Syrie et à l’Iran) sont des partis dont le projet de société est celui d’une Palestine et d’un Liban théocratiques et d’inégalités sociales criantes… En plus du fait qu’ils combattent Israël, sur une base ethnico-religieuse, et non sur la base des valeurs humaines universelles et sur celle des droits de l’Homme.

C’était hier également le cas de la participation, pleine et entière mais minoritaire, d’organisations de la bourgeoisie française à la résistance antinazie, et incarnées par Charles de Gaulle. Ces dernières appartenaient bel et bien au Mouvement de libération nationale de la France. Mais étaient-elles progressistes ? Pas du tout. Elles étaient pires : des colonialistes. Ils pratiquaient contre les peuples colonisés une barbarie de même nature que celle des nazis, même si elle n’était pas de même degrés.

De la contradiction principale

Quelle devrait être alors notre position, à nous, républicains de gauche, laïques et féministes à l’égard du Hamas, du Djihad islamique et du Hezbollah, pour prendre des exemples actuels ?

Notre lutte implacable contre l’islamisme ne doit pas nous aveugler au point d’oublier quel est l’ennemi principal du peuple palestinien : Israël. De même que l’ennemi (israélien) de mon ennemi (islamiste) n’est pas forcément mon ami. L’inverse est également vrai.

Par conséquent, notre position doit être arrêtée d’abord en fonction de la nature de la contradiction principale qui traverse la société palestinienne. C’est depuis plus de soixante ans celle qui oppose la très grande majorité du peuple palestinien à l’occupant étranger. Parce conséquent, les coups, d’où qu’ils viennent, qui sont portés à Israël, affaiblissent son potentiel politique, militaire, économique et diplomatique, et le rendent de ce fait plus vulnérable aux pressions de la communauté internationales, afin de hâter l’avènement d’un Etat palestinien.

Ceci dans le principe. Car la fin ne justifie pas toujours les moyens. Nous sommes pour cette raison opposés par exemple aux attentats kamikazes contre les civils juifs israéliens, quelle que soit l’organisation palestinienne qui les commet.

Ceci en raison des principes humanistes, qui nous animent, et qui doivent animer la  cause palestinienne. Sinon, les organisations palestiniennes qui les commettent - c’est déjà le cas du Hamas et du Djihad islamique - partageraient le même mépris de la vie humaine que les dirigeants politiques et militaires israéliens.

Ensuite, parce que ce type d’attentats est contre-productif. Ils suscitent chez l’opinion publique mondiale un élan naturel de compassion envers les victimes, parmi les enfants, les femmes et les civils juifs israéliens en général …

Aux yeux de l’opinion, ces actions ne sont pas des actes de résistance, mais des crimes. A juste titre ! Or, la cause palestinienne a un besoin crucial de soutien de cette opinion.

C’est cette dernière, dont celle des pays occidentaux, qui est de plus en plus sensible au drame du peuple palestinien, et qui finira par peser graduellement sur ses dirigeants pour les amener à mettre fin à l’impunité d’Israël, à lui infliger des sanctions méritées, à lui faire payer le prix de l’occupation, jusqu’à l’obliger à instaurer la paix avec les Palestiniens.

C’est d’ailleurs la même opinion publique qui avait exprimé sa vive désapprobation du massacre de grande ampleur que l’armée israélienne avait commis à Gaza, en janvier 2009.

De la contradiction secondaire

Néanmoins, la société et les organisations de résistance palestiniennes sont traversées par une autre contradiction, secondaire, celle-là.

Ce type de contradiction, à  cette étape du Mouvement de libération nationale palestinien, porte sur l’hégémonie politico-idéologique sur le front de lutte contre Israël. En effet, chaque organisation de résistance palestinienne aspire aussi à se placer à la tête de ce front de lutte, du moins disposer d’un poids suffisant pour peser le plus possible - avant tout - sur la nature du régime politico-institutionnel du futur Etat palestinien : un régime démocratique et laïque ou moderniste ? ou un régime théocratique islamiste et capitaliste primaire ?

Bien évidemment, de par nos idéaux de justice et en tant qu’humaniste, notre soutien va sans équivoque vers les organisations non islamistes : les organisations palestiniennes laïques, a fortiori de gauche, ainsi qu’à l’ensemble de la société civile progressiste et laïque palestinienne ; tout en dénonçant les agissements  des intégristes palestiniens chaque fois qu’ils nous paraissent attenter aux droits de l’Homme ou aux valeurs humaines universelles, que ce soit dans la lutte contre Israël ou contre le peuple palestinien lui-même.

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L’islam et la laïcité : Entre malentendu lexicologique et refus de voir plaquer un concept ressenti comme étranger - 1ère partie

par Dominique Gaurier

Source de l'article

Aborder la question de la laïcité en la confrontant à un point de vue que l’on pourrait qualifier de « musulman » semble être a priori une gageure et surtout, une volonté d’analyser le monde de l’Islam à travers la seule expérience du monde de la Chrétienté occidentale, quand bien même celle-ci ne brillerait plus des feux qui furent les siens dans les siècles passés.

Effectivement, il peut y avoir un net décalage entre deux cultures et deux mondes qui, pour être religieux, ne fonctionnent aujourd’ hui pas du tout selon les mêmes critères de réflexion, sans pour autant en exagérer outrageusement les différences. Mais il ne faut, en effet, pas mettre sur un même plan des sociétés qui ont connu un développement économique, social, politique et une véritable révolution dans la pensée, avec l’introduction des méthodes d’analyse critique du discours écrit ou parlé, très différent. Les sociétés que l’on qualifie aujourd’hui de développées, au moins sur un plan socio-économique, qui sont les sociétés occidentales et qui se réclament d’un arrière-fond chrétien, sont effectivement très différenciées des sociétés de la culture musulmane contemporaines. Ces dernières en effet, pour une très large part, restent parfois ancrées dans une forme de sous-développement culturel et social, eu égard aux régimes politiques qui dominent ces sociétés. Le plus souvent, on a alors affaire à des sociétés tenues par des castes militaires dictatoriales, qui ne cherchent qu’à préserver leurs prébendes et leurs revenus captés sur une richesse publique non partagée.

Par ailleurs, il est difficile de parler d’un monde musulman qui serait une forme d’unité, ou qui formerait un seul bloc, comme le pensent avec trop de facilité de nombreux pays du monde occidental : en effet, ce monde est partagé, comme les autres, de courants et de mouvements divers, de cultures et de peuples très différents ; tout cela interdit à qui veut être un peu sérieux de considérer ces aires culturelles et politiques de façon trop sommaire et surtout de façon uniforme. Sans trop insister là-dessus, soulignons qu’il y a peu de rapport entre ce que fut le berceau de l’Islam, la péninsule arabique, et l’Islam indonésien, qui est le plus important en nombre, ou encore les mondes iranien, ou turc, ou encore maghrébin. Sans doute le lien religieux y est-il perçu comme une forme de parenté spirituelle, mais il reste que les pratiques sont souvent assez éloignées les unes des autres, les sensibilités aussi, car les terreaux culturels qui se sont progressivement imprégnés de l’Islam n’étaient au départ pas les mêmes, les langues aussi. Assurément, l’uniformisation des modes de vie religieux, de plus en plus formatés par une forme de multinationale islamique sous la tutelle du wahhabisme sacûdien, peut donner à croire à l’inverse. Il existe en effet une nette tendance à vouloir un effacement absolu des cultures propres de chaque pays avec le port d’un uniforme jugé comme « islamique » - le voile pour les femmes, quand il n’est pas intégral, et la barbe pour les hommes, le rejet de la musique et largement des arts visuels.

Les résistances semblent faiblir, mais pas de façon identique partout au sein de ces cultures musulmanes. Au regard des langues, il suffit de voir que la plupart du temps, le texte lui-même du Livre Sacré, qui est appris par cœur, n’est souvent généralement pas compris de ceux qui le ressasseront par la suite, sans même savoir ce qu’ils disent, un peu comme autrefois pour les formules de la messe en latin, connues par cœur, mais largement ignorées quant à leur signification. L’arabe comme langue coranique n’a pas toujours de rapport direct avec les arabes parlés aujourd’hui dans les différentes aires du monde musulman. Ainsi, l’arabe littéral parlé en Algérie par les élites politiques est très éloigné de l’arabe dialectal parlé par la masse algérienne : ce sont là deux mondes qui ne communiquent pas entre eux, ce qui permet à la sphère politique de capter pour elle seule les revenus du pouvoir. Nous le disions tout de suite, sans doute ces mondes musulmans sont-ils traversés par un sentiment vague et lointain d’appartenance commune à une même foi, partagée à travers une même langue canonique, la langue arabe, qui est celle qui porte la prière et les rituels de la pratique religieuse. Cette langue commune, réputée être celle dans laquelle Dieu a choisi de s’adresser à l’humanité par l’intermédiaire de son Prophète Muhammad, est devenue ainsi une langue sacrée et forme le ciment d’une quête toujours à venir vers la constitution d’une seule communauté des croyants, telle que la formatent via les réseaux de la toile ceux qui se veulent les censeurs du bon comportement islamique.

Il faut s’arrêter un peu sur cette dernière notion, qui est essentielle aux yeux des croyants et qui forme aussi une revendication majeure de certains courants que les musulmans qualifient eux-mêmes d’« extrémistes », mutat ’arifin : la Umma. Certains ont rattaché ce terme à l’idée de « matrice » à partir du mot arabe umm, qui signifie « mère ». Or, l’origine de ce terme semble devoir plutôt être recherchée dans l’hébreu ummâ, qui signifie « tribu », ou « peuple », le terme hébreu étant lui-même repris du sumérien. De fait, le terme courant en arabe pour exprimer ces mêmes notions est qawm. Si le terme umma est utilisé dans le Coran à plusieurs reprises, c’est seulement pour l’appliquer à certaines communautés ethniques, linguistiques, ou religieuses, qui sont l’objet du plan divin, donc en tout cas pas pour désigner systématiquement une communauté d’hommes « craignant Dieu ». De plus, l’emploi de ce terme umma dans le Coran ne semble pas avoir été postérieur à l’année 625, sans doute sous l’influence d’une structure politique qui avait tendance à devenir plus complexe, mêlant dorénavant musulmans et ceux qui dépendaient d’eux1 . Reste qu’aujourd’hui la reconstitution de la Umma, avec en vue l’idée de renouer avec la perspective inégalée du gouvernement de Médine du vivant du Prophète, reste fortement implantée dans la conscience religieuse collective et sert aussi d’argument aux extrémistes de tout bord pour articuler leur revendication à plus de pureté, au rejet des valeurs occidentales venues corrompre la pureté d’un Islam fantasmé.

Tout cela permet alors de rendre compte de la difficulté qu’il y aura de vouloir apporter au sein de cultures qui ne se sont jamais véritablement appropriées et n’ont pu même s’approprier le concept de laïcité tel qu’il a pu se développer au sein d’un monde occidental de culture très largement chrétienne, qui ne peut paraître que comme un placage artificiel ; n’oublions pas que cela dut être le cas dans la France du début XXe siècle, une France largement restée traditionnelle et rurale, quand la loi de 1905 s’appliqua dans une France restée fondamentalement et populairement catholique. Il est donc absolument nécessaire de prendre garde que ce qui résulte de l’histoire culturelle des uns ne peut absolument pas, sous couvert d’une forme d’universalité prétendue, se transposer tel quel dans des sociétés traversées par d’autres cultures et qui n’ont pas porté ces mêmes expériences. Ce que l’on dit là de la laïcité pourrait également se dire de la démocratie parlementaire, jugée comme modèle valable pour tous pays et toutes cultures de façon universelle, sans tenir aucun compte de l’histoire et des cultures propres à chacun, qui ne peut intégrer les réformes de son propre système qu’à partir de son expérience propre et de son terreau culturel spécifique. Il suffit de regarder les illusions qui dominent encore largement certaines grandes puissances, qui ont voulu « démocratiser » par le biais d’une guerre « de libération », des terres absolument pas prêtes à comprendre et recevoir un discours à la fois ignorant et stupide, notamment en Irak, en Afghanistan, et on peut encore y rajouter aussi bien des pays d’Afrique, pas nécessairement musulmans.

Il est donc nécessaire pour nos cultures de se faire plus modestes, mais aussi de savoir mieux partager des valeurs importantes, car nos cultures n’ont pas absolument tout raté, ni démérité : l’on peut mettre à leur crédit l’idée de droits fondamentaux de l’être humain. Reste que nous n’en sommes cependant pas non plus devenus forcément les meilleurs promoteurs… Laissons maintenant de côté ces trop longs préliminaires, cependant nécessaires pour mettre l’esprit en éveil et l’appeler à la prudence et venons-en au thème qui nous rassemble ici, qui est celui d’une possible laïcité dans les mondes musulmans, coincée entre un malentendu linguistique et la difficulté dans laquelle sont les cultures musulmanes à s’ouvrir « aux fondements philosophiques et aux fonctions juridiques et culturelles de la laïcité », pour reprendre ici Mohammed Arkoun.2

- 1 - Le malentendu linguistique

Il faut reconnaître que l’idée de laïcité a connu un départ difficile dans la langue arabe, car le premier terme choisi pour en exprimer l’idée par les élites occidentalisées de langue arabe à la fin du XIXe et au tout début du XXe siècle a été celui de lâdîniyya, qui ,traduit littéralement, signifie très exactement « pas de religion ». Le moins que l’on puisse dire est que le choix de ce terme était pour le moins maladroit et ne pouvait absolument pas recevoir l’adhésion tant des élites religieuses, souvent puissantes et respectées, que des masses souvent très peu cultivées, elles-mêmes largement encadrées par ces mêmes élites religieuses respectées par elles au plus haut point, car c’était elles qui assuraient leur encadrement tant juridique que moral. Les élites occidentalisées qui avaient eu recours à ce terme étaient elles-mêmes fortement éloignées de la majorité de la population, tant par leur niveau culturel, souvent acquis à l’aune des formations dans des écoles de type occidental et au contact des idées philosophiques et morales portées par leurs maîtres occidentaux. Le gouffre entre elles et les masses était devenu infranchissable et leur souci de promouvoir une modernisation sociale et politique à marche forcée, à l’imitation des pays puissants qui s’étaient fait leurs maîtres et leurs colonisateurs, les avait conduites à penser que l’Islam et son immobilisme étaient les facteurs du retard acquis, d’où l’idée un peu facile de se débarrasser des pesanteurs que la tradition et la religion avaient accumulées.

C’est ce contexte qui permet de comprendre pourquoi ce terme maladroit fut retenu. Maladroit, a-t-on dit, parce que l’Islam ne pouvait concevoir que l’on prône l’irreligion, surtout à un moment où il constituait souvent lui-même un facteur de réunion et de cohésion pour affronter la pression extrême des pays colonisateurs. Mais le mal était fait, d’une certaine façon. Aussi, bien que l’on soit amené à retenir un autre terme par la suite, celui d’ilmâniyya (terme formé sur le mot calam, qui désigne le monde sensible), que l’on pourrait traduire par « sécularisation », mais que les dictionnaires arabes traduisent toujours par « laïcité », qui est plus prudent et ne semble pas attaquer de front la religion ; mais les milieux religieux et traditionnels ont savamment entretenu l’amalgame entre laïcité et « athéisme », ou ilhâd, tel qu’ils avaient cru le percevoir à travers le premier terme qui refusait une place à la religion.

Un autre terme, qui n’est jamais utilisé au cœur de ce débat et qui serait pourtant utile est le terme arabe de dûniâwîyya, qui pourrait aussi assez exactement coller à l’idée de « sécularisation », ou de « mondanité », dans le sens de ce qui appartient au monde, ou au siècle. Reste que le débat reste toujours très vif au sein des milieux orthodoxes, mais aussi extrémistes, voire les milieux politiques soucieux de préserver leurs prébendes et se concilier l’assentiment et la bienveillance des autorités religieuses nationales (comme en Algérie ou au Maroc), quand bien même un troisième terme, cette fois-ci calqué sur un mot repris aux langues occidentales, est intervenu avec l’emploi aujourd’hui du mot laikiyya et de l’adjectif laikî. Ce dernier terme recèle lui-même souvent une vision moins « laïque » que celle que laisse supposer le mot : en effet, la notion emporte généralement au Maghreb la signification de ce qui représente l’ancien pouvoir des coloniaux et leur volonté de maintenir une forme d’emprise culturelle sur les populations.

Il provoque alors un rejet d’autant plus fort que, partagé tant par les élites nationales maghrébines que par les autorités religieuses, 1’lslam comme tel est bien ressenti comme un patrimoine indissociable et inaltérable des populations, sans lequel elles perdraient une bonne part de leur identité. C’est ainsi que toute velléité laïque se voit aussitôt dévaluée et dénigrée, car elle est vue comme une forme de mainmise de l’Occident sur des élites qui, pour certaines d’entre elles, sont considérées et surtout présentées comme ayant perdu leur âme pour accéder à des valeurs qui ne se reconnaissent plus comme proprement musulmanes. Il faut par ailleurs inscrire les tentatives de laïcisation de la vie politique et des sociétés dans le cadre de la décolonisation, le plus souvent conduite par des régimes qui ne sont rien moins que dictatoriaux, ou dans le cadre de réformes radicales qui ont largement obéré le sort du commun de la population avec beaucoup de promesses, mais trop peu de résultats tangibles et perceptibles ; aussi, le discrédit s’est-il durablement installé quant à toute tentative ultérieure de « modernisation » de la chose politique qui ne soit pas proprement musulmane.

En d’autres termes, les sociétés malmenées par des politiques coûteuses et généralement peu participatives se sont arc-boutées progressivement sur un rejet général de tout ce qui avait une couleur d’Occident, tout en aspirant à une même modernité qui implique une participation aux richesses et au bien-être, ce qui est pour le moins paradoxal ; ces populations ont reproché et continuent de reprocher aussi aux puissances appelées « occidentales » leur double discours les appelant à une modernisation politique avec une « démocratisation », tandis que ces mêmes régimes occidentaux se satisfaisaient et soutenaient fortement les régimes les moins démocratiques, comme on le voit encore aujourd’hui avec la politique française frileuse à l’égard du régime de Ben Ali en Tunisie, du roi du Maroc qui musèle aujourd’hui sa presse et a pourtant été consacré sans rougir par un ministre de la République française comme meilleur protecteur des droits de l’homme, ou encore en Algérie, tandis que l’on fait des risettes au régime baâthiste de la Syrie qui, pour être une puissance régionale, n’en est pas moins une dictature policière et militaire. Les arguments des extrémistes ont beau jeu de surfer très à l’aise sur cette hypocrisie réelle de ceux qui veulent leur faire la leçon. De fait, c’est le thème de l’irreligion qui est au cœur de l’ensemble des discours extrémistes, de l’extrémisme mou à l’extrémisme radical.

Il est d’autant plus en vogue que ce n’est pas tant l’idéal religieux qui est proposé qu’une forme de marque « franchisée » sur la toile aux couleurs d’un Islam devenu norme du bon comportement social. On retrouve au cœur des discours tenus par ces différents groupes des thèmes qui ont beaucoup emprunté à celui qui les inspira probablement tous, Sayyid Qutb (1906-1966), qui fut condamné à mort et pendu sous Nasser, et qui publia un commentaire du Coran, intitulé Fî zilâl al-qur ’ân, ou A l’ombre du Coran, texte qui reste un phare pour les divers mouvements extrémistes. Sayyid Qutb entendait en effet dans ce texte s’attaquer à la jâhiliyya, ou l’incroyance, l’ignorance, le paganisme et affirme que c’est là un combat « épuisant, épreuves terribles, persévérance dans la mission, affrontements avec le paganisme en affirmant ce que les puissants partout et toujours haïssent le plus au monde : ‘‘Il n’est de Dieu que Dieu’’ »3 . Bien qu’en moins violent sans doute, c’est bien là la même chose qu’avait déjà annoncée le fondateur des Ikhwân al-muslimûn, ou Frères musulmans4 , Hassan al-Banna (1906-1970) qui, au sortir de la seconde Guerre Mondiale, affirma que la cité d’Occident était en faillite et que son hégémonie arrivait à son terme ; devait alors lui succéder le triomphe de l’Islam : « Voici donc l’Occident : après avoir semé l’injustice, l’asservissement et la tyrannie, il est perplexe et gigote dans ses contradictions, il suffit qu’une puissante main orientale se tende, à l’ombre de l’étendard de Dieu sur lequel flottera le fanion du Coran, un étendard dressé par l’armée de la foi, puissante et solide, et le monde sous la bannière de l’Islam retrouvera calme et paix »5 . Ce qui fait que chez lui, tout l’effort de laïcisation qui avait été fait au XIXe est contesté, car l’une des devises constantes des Frères musulmans sera « Le Coran est notre Constitution », bien que, dans l’analyse qu’il fait des régimes politiques existants, il semble finalement plus accommodant et « occidentalisé » qu’il ne le dit en principe, bien que chez lui, le thème de la nation posât toujours un réel problème, puisqu’il lutta contre le nationalisme arabe et lutta même contre la création du parti baâth (Résurrection), créé par Michel Aflaq en 1941. Mais c’est là un autre débat.

(à suivre)

  1. Sur le terme umma, on pense aujourd’hui que le mot a été emprunté à l’hébreu ummâ, qui signifie « tribu » ou « peuple » et qui et peut-être lui-même repris du sumérien, alors que le terme arabe courant pour exprimer ces mêmes notions est qawm. Si le Livre saint de l’Islam, le Qur ’an, utilise souvent le terme de umma, c’est seulement pour l’appliquer à certaines communautés ethniques, linguistiques ou religieuses qui sont l’objet du plan de salut divin. Il apparaît cependant aussi très clairement que le terme ne renvoie pas systématiquement à une communauté d’hommes « craignant Dieu », car ce même Livre mentionne aussi la présence de nombreuses communautés ainsi dénommées en enfer (Qur. VII, 38). Par ailleurs, l’emploi de ce terme dans le livre ne semble pas avoir été postérieur à 625, sans que l’on puisse véritablement expliquer pourquoi : peut-être parce que la structure politique était devenue beaucoup plus complexe, mêlant musulmans et ceux qui en dépendaient. Cf. à ce sujet les observations faites par W. M. Watt in La pensée politique de l’islam, P.U.F. (coll. Islamiques), Paris 1995, pp. 9-14 et R. Paret, art. « umma » in First Encyclopœdia of Islam 1913-1936, rééd. Brill, Leiden 1987, vol. VIII, pp. 1015-1016) ; également Louis Massignon, L’Umma et ses synonymes : notion de ‘‘communauté sociale’’ en Islam, in Revue des Etudes islamiques, 1941-1946, pp. 151-157. []
  2. Cf. Muhammad Arkoun, Islam, morale et politique, Desclée de Brouwer 1986, p. 48. []
  3. Cf. O. Carré, Mystique, le Coran des islamistes. Lecture du Coran par Sayyid Outb, frère musulman radical, Cerf réed. Paris 2004, appendice, P. 307. []
  4. Sur les Frères musulmans, on peut renvoyer à l’excellent petit ouvrage, malheureusement jamais republié, qui avait été proposé par O. Carré et G. Michaud, Les Frères musulmans (1928-1982), Gallimard/Julliard (coll. « Archives »), Paris 1983. []
  5. Cité in Abdelwahab Medded, La maladie de l’Islam, Seuil, Paris 2002, tiré de Nahwa l-mûr, ou Vers la lumière, texte écrit en 1946. []
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Colonialisme et propagation de la foi

par Pierre Guidi

Le colonialisme est-il missionnaire par essence ? Vingt-cinq historiens enquêtent sur le rôle des religions dans les processus de colonisation entre le XVIe et le XXe siècle. En couvrant une chronologie et une géographie très étendues, cet ouvrage collectif rompt avec les approches simplificatrices.

Recensé : Borne Dominique, Falaize Benoit (dir.), Religions et colonisation. Afrique, Asie, Océanie, Amériques. XVIe – XXe siècle, Paris, Les Éditions de l’Atelier, IESR, INRP, 2009, 328 p.

Religions et colonisation est un ouvrage de synthèse historique sur la place et le rôle des religions dans le processus colonial, dans lequel vingt-cinq chercheur(e)s rendent compte des avancées importantes accomplies en ce domaine ces quatre dernières décennies. L’objectif étant de lier la recherche à la pratique de l’enseignement, l’effort de synthèse se double ici d’une réflexion sur la place occupée par ce thème dans les programmes scolaires français et sur la manière dont il est abordé. Comme les titre et sous-titre l’indiquent, les auteurs se situent dans une perspective large. Des premiers empires (XVIe – XVIIIe) à l’impérialisme (XIXe – XXe), jusqu’aux décolonisations, l’ensemble des territoires passés sous domination européenne est pris en compte. Comme le laisse deviner le terme « religions » au pluriel, le répertoire considéré s’étend des religions des puissances coloniales – catholicisme et protestantisme –, à celles des sociétés colonisées – islam, bouddhisme, religions locales africaines, amérindiennes etc. Par ailleurs, à la vision traditionnelle univoque qui situe presque exclusivement le rôle de la religion au sein de l’élan colonisateur dans une perspective européenne, les auteurs ont privilégié la multiplicité des approches, afin de rendre compte de la complexité des rapports entre religions et colonisation. À travers vingt-deux articles qui favorisent tantôt un angle large ou comparatif, tantôt l’étude au plus près de cas particuliers, le lecteur est agréablement invité à des changements d’échelles et se voit plongé tant au sein de l’histoire de l’Europe coloniale que de celle des sociétés colonisées.

Les rapports ambigus des missions et de l’État colonial

Si elles semblent à première vue constituer les deux volets d’une même domination, il convient de distinguer missions et colonisation, et ne pas présumer une imbrication parfaite entre l’Église, les ordres missionnaires et le pouvoir politique. Si l’État colonial peut apparaître comme le protecteur naturel de la mission, plusieurs contributions démontrent au contraire qu’en situation coloniale, des convergences et divergences d’intérêts diverses selon les temps et les lieux ont donné naissance à des relations complexes, faites de collaborations, d’accommodements et de conflits. L’ambigüité de ces rapports traverse toute la longue période coloniale.
Une chronologie d’ensemble peut toutefois être dégagée. Lors de l’expansion conquérante des monarchies ibériques en Amérique à l’époque moderne, les deux mouvements de colonisation et de mission sont allés de pair et ont été inséparables. L’institution religieuse et le pouvoir étaient alors intimement liés, la religion a servi de « cadre conceptuel » et l’Église a participé activement à la domination coloniale (Charlotte de Castelnau-L’estoile). En 1622, l’Église a cependant décidé d’affirmer son indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques en créant la Propaganda Fide, ministère chargé de promouvoir les missions. Cela étant, tout au long de l’histoire coloniale, ce n’est pas la règle mais les réalités du terrain et le pragmatisme qui ont déterminés les relations entre les pouvoirs spirituels et politiques.
À partir du XIXe siècle, dans un contexte de compétition entre les puissances impérialistes, les missionnaires, qui avaient souvent précédé la colonisation, sont devenus des relais potentiels de l’influence nationale (Claude Prudhomme). Voilà pourquoi la laïcité n’a pas été « un article d’exportation de la république coloniale », qui a au contraire bien souvent soutenu les missions (Patrick Cabanel). Le pouvoir politique a cherché à placer ces dernières dans une position subordonnée et à les instrumentaliser, avec plus ou moins de réussite. Tantôt la compétition entre les puissances impérialistes a pu se refléter dans les rivalités entre les missions, notamment catholiques et protestantes ; tantôt l’Église mettait en garde les missionnaires de ne pas ouvrir la voie à la domination politique de leur pays, tandis que sur le terrain, des religieux s’opposaient à la subordination et à l’assimilation de la mission aux autorités coloniales. Après une période de collaboration relativement étroite de la moitié du XIXe siècle à 1914, l’entre-deux-guerres a vu une déconnexion progressive et après la seconde guerre mondiale, les Églises ont accompagné les luttes de libération et les indépendances, aux colonies comme dans les métropoles. Ainsi, des intellectuels catholiques français se sont engagés pour la décolonisation à partir de la guerre d’Indochine en s’opposant à la guerre menée par leur gouvernement (Sabine Rousseau).
Le protestantisme occupe quant à lui une place particulière, dans le sens où il s’est répandu à la faveur de l’avancée européenne mais de manière plus décentralisée, sans le soutien des États mais avec les philanthropes, les explorateurs, les négociants. À la différence du catholicisme, il était sans projet colonial et animé d’une vision universaliste (Jean-François Zorn)1 .

Typologie occidentale des religions et attitudes missionnaires

Mais en dépit de ces relations ambigües, le fait religieux est demeuré un moteur idéologique absolument essentiel. Depuis l’Occident, le regard porté sur les peuples colonisés était déterminé par leurs croyances. La hiérarchie des races était en effet corrélée à une hiérarchie des religions : le christianisme en haut de l’échelle était la religion des peuples civilisés, venaient ensuite, dans l’ordre, les religions orientales (bouddhisme, religion annamite, confucianisme, hindouisme), puis l’islam et son « faux prophète » ; enfin, tout en bas, les religions « fétichistes ». Telle était la taxinomie des religions diffusée par les programmes scolaires de la Troisième République entre 1881 et 1914 (Benoit Falaize). En conséquence, le sens commun européen percevait l’avancée du christianisme comme une avancée de la civilisation. Pourtant, sur le terrain, le pragmatisme a dominé, pouvoir colonial et missions ont eu des attitudes diverses vis-à-vis des religions locales, qui ont pu être niées, combattues, tolérées ou encadrées selon les cas.
Il est possible de dégager plusieurs figures de missionnaires. Certains ont participé à la domination coloniale et dès l’époque moderne au système esclavagiste, comme en Amérique et dans les « vieilles colonies » françaises. D’autres, tels Las Casas ou le pasteur Maurice Leenardt, étaient partie prenante du système colonial mais se considéraient comme un rempart naturel contre ses abus. C’est pourquoi selon l’auteur, ils justifiaient paradoxalement la mise en sujétion des indigènes tout en se faisant leurs défenseurs. Le père Honoré Laval, était quant à lui un adversaire acharné de la colonisation (Claire Laux).

Les religions des colonisés : rejets, appropriations et nationalismes

En ce qui concerne l’attitude des colonisés qui ont été l’objet de tentatives de christianisation, chronologie et géographie dévoilent des situations diverses. Ils ont pu être hostiles aux missionnaires, voir en eux une ressource face aux colons civils, entretenir des relations faites de compromis ou vivre franchement en bonne entente. Si les modes de réception du christianisme sont allés du rejet à l’acceptation, l’approche anthropologique qui s’intéresse aux processus d’acculturation permet de dévoiler que le phénomène le plus répandu a été celui de l’appropriation. Les colonisés n’ont jamais été, comme il a été trop souvent pensé, des victimes apathiques. Le christianisme n’a pas été inculqué par des passeurs actifs à des receveurs passifs. En fonction de leur propre terreau religieux et culturel, les colonisés ont assimilé, réinterprété, transformé la religion transmise, sous forme de dérivations créatives. En outre, l’institution religieuse est entrée dans les stratégies de mobilité sociale des dominés. Dans les sociétés coloniales racialement discriminantes, adopter la religion chrétienne rapprochait du « blanc ». Entrer dans le clergé permettait de s’élever socialement, bien que la frontière coloniale ait fonctionné à plein au sein du clergé, les postes d’autorité étant fermés aux indigènes. En abordant la mission sous l’angle du genre, Rebecca Rogers dévoile le rôle important joué par les femmes missionnaires, trop souvent occulté, et montre qu’il y a encore beaucoup à apprendre sur les femmes colonisées et la religion.
Pour finir, plusieurs contributions mettent en exergue le rôle des religions dans la formation des nationalismes, leur fonction de ressource mobilisable pour les résistances et les luttes de libération. Claire Thran Thi Liên souligne comment, en Indochine, le bouddhisme a participé à la formation du discours nationaliste khmer. Gilbert Meynier démontre comment l’islam a été un élément central de la constitution du nationalisme algérien et comment, sous le pouvoir du FLN, il est devenu un des constituants définissant la nation. Ironiquement enfin, la religion des colonisateurs, réinterprétée, a parfois été retournée contre eux, comme par exemple au Brésil dès la fin du XVIe siècle avec la révolte de la « santidade de Jaguaripe » (Charlotte de Castelnau-L’estoile).

Questions pédagogiques

La question de l’enseignement des religions et de la colonisation fait l’objet de deux articles. L’un historique, par Benoît Falaize, sur l’école de la Troisième République entre 1881 et 1914 ; l’autre, de Françoise Lantheaume, sur les programmes et les manuels scolaires aujourd’hui. Par ailleurs, à la fin de chaque partie, Benoit Falaize et Anne Rebeyrol proposent des bilans sur les « aspects pédagogiques » impliqués par les articles. Plusieurs traits peuvent être dégagés. Au regard du rôle fondamental joué par les religions dans le processus colonial, la place qui leur est consacrée dans les programmes scolaires est relativement faible. Ensuite, lorsque la question est traitée, elle l’est trop rapidement et les avancées de la recherche tardent à se traduire dans les manuels. La religion musulmane fait toujours l’objet de représentations péjoratives et stéréotypées (Françoise Lantheaume) : l’image extrêmement négative forgée par les manuels scolaires de la Troisième République n’a pas été totalement extirpée un siècle plus tard. L’islam est souvent présenté aujourd’hui comme « un islam « contre », qui constitue un bloc de civilisation négative contrastant avec l’Inde ou la Chine » (Françoise Lantheaume / Daniel Rivet). D’autre part, le christianisme est parfois considéré comme une source de « modernité », face à des religions autochtones rejetées dans le « traditionnel », opposition binaire qui reproduit la hiérarchisation des croyances. En dépit de distanciations critiques fréquentes et bienvenues, la perspective est encore trop généralement occidentale et la religion considérée seulement comme le « bras idéologique » de l’expansion européenne. La critique de l’imposition du christianisme et de la « mission civilisatrice » souffre aussi d’un manque de contextualisation. Il ne faut pas en effet perdre de vue que « le racisme de fait de l’Église était partagé par l’immense majorité de la société et… par l’anthropologie. Sa condamnation implicite occulte ce fait » (Françoise Lantheaume).
En dépit de progrès évidents que les auteurs ne négligent pas, certaines des représentations héritées de la colonisation sont tenaces. Religions et colonisation offre des pistes pour nous diriger plus franchement vers l’enseignement d’une histoire qui prenne en charge la complexité et la richesse des dynamiques religieuses sous la colonisation. Lorsqu’il s’agit d’histoire coloniale, les enjeux politiques et sociétaux sont importants. À cet égard, cet ouvrage est un outil précieux, d’abord à l’usage des enseignants, ce qui est sa destination affichée, mais aussi de tous les non-spécialistes, historiens ou non. En proposant des entrées multiples, il permet à la fois de décentrer le regard et de couper court aux généralisations hâtives, sources de visions tronquées des phénomènes étudiés et de reproduction des stéréotypes qui entachent la vision de l’autre. En restituant la place et le rôle de tous les acteurs de la colonisation, colonisateurs et colonisés, hommes et femmes, il oppose à une vision univoque et déformante l’extrême diversité des situations.
Documents joints

Colonialisme et propagation de la foi (PDF - 184.3 ko)

  1. Note de la rédaction : à l’encontre de cette opposition radicale entre les attitudes catholiques et protestantes face au colonialisme, cf. Cañizares-Esguerra, Jorge, Puritan Conquistadors, Iberianizing the Atlantic, 1550-1700, Stanford, Stanford University Press, 2006. []