Chronique d'Evariste
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De la démondialisation...

par Évariste
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1 . Toute l’histoire d’ATTAC montre d’ailleurs que ce clivage était le clivage structurant d’abord dans le développement d’ATTAC, mais ensuite de son affaiblissement2 quand le courant représenté ici par les « 9 alters » de Médiapart a abandonné la stratégie à front large de la gauche antilibérale. En fait, ils récidivent en oubliant la nécessaire stratégie à front large de la gauche antilibérale qui veut que l’on réserve ses principales critiques aux ennemis du peuple : ils sont en fait atteints de la maladie infantile de la gauche qui veut que l’ennemi numéro 1 soit celui qui est le plus proche et non l’adversaire de classe.
Alors bien sûr, devant un tel texte, la réponse des intellectuels de la « démondialisation » a été vive, rapide, mais très argumentée. Vous lirez ci-après le texte des neuf dirigeants d’ATTAC qui ne semblent pas d’ailleurs avoir été mandatés par leur organisation pour avoir ce type de positionnement.
Puis les textes en réponse de deux intellectuels de la démondialisation, Frédéric Lordon et de Jacques Sapir.
Devant une argumentation de nos deux « démondialisateurs » que nous apprécions à leur juste valeur, nos neuf « alters » s’empêtrent, car ils n’ont jamais été clairs sur l’alternative au libre-échange et refusent tout protectionnisme. Pour beaucoup d’entre eux, ils restent libre-échangistes et comme cela est dit dans le texte paru dans Médiapart le salut ne peut venir que du tsunami des mouvements sociaux.
En fait, là où la gauche républicaine de transformation sociale a une longueur d’avance, c’est qu’elle estime, elle, qu’il faut marcher sur ses deux jambes : l’action des institutions nationales liée à une société mobilisée. L’un sans l’autre n’a pas d’avenir.

Seul l’un des neuf « alters », Jean-Marie Harribey dans une énième réponse s’offre une sortie avec cette phrase : « Je me suis prononcé clairement en faveur de protections sélectives à la suite de discussions-concertations-négociations avec les partenaires commerciaux. Rien ne peut être exclu comme résultat de coopérations pour parvenir à des échanges plus équitables. Mais mon point de vue est que cela ne peut être considéré comme un préalable unilatéral. »

Quel idéalisme que de tout subordonner à des discussions qui peuvent durer toute une vie ! Il oublie que la transformation sociale ne se fera pas dans la volupté heureuse et se fera en crise profonde durant laquelle les discussions si elles sont nécessaires et souhaitables ne pourront pas durer autant que les impôts ! Nous laissons nos neuf alters, déposer des cierges dans les églises pour que le tsunami des mouvements sociaux arrive avant l’effondrement de l’euro.
Malheureusement, l’inverse est plus probable et donc la discussion au coin du feu sera difficile.
Je terminerais en disant que le préalable à l’altermondialisme, c’est la démondialisation et les partenariats qui suivront. Ou dit autrement, la démondialisation précèdera les partenariats nouveaux et l’altermondialisme qui restera l’objectif ultime. Mais prôner la phase ultérieure sans passer par les phases préliminaires, c’est soit de l’idéalisme béat soit vouloir refaire les mêmes erreurs, toutes choses étant inégales par ailleurs, que celles commises par Lénine début 1918 quand il a voulu bruler les étapes.
Mais cela est sans doute une autre histoire…

Avant de vous abandonner à la lecture des 3 articles (les « 9 alters », Frédéric Lordon et Jacques Sapir), nous vous prions de noter les bons livres pour l’été !
Il s’agit de celui de Jacques Sapir, La Démondialisation (Seuil, Paris, 2011, 259 pages, 19,50 euros) et de celui d’Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation (Flammarion, Paris, 2011, 87 pages, 2 euros, préface d’Emmanuel Todd).

  1. qui est pourtant aujourd’hui, et malgré les reculs organisés par la globalisation néolibérale, le niveau le plus élargi de la démocratie bien qu’insatisfaisante et aussi le niveau des protections sociales les moins mauvaises bien encore qu’insatisfaisantes) []
  2. nombre d’adhérents divisé par presque 3 []
Démondialisation
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La démondialisation, un concept superficiel et simpliste

 

Geneviève Azam, Jacques Cossart, Thomas Coutrot, Jean-Marie Harribey, Michel Husson, Pierre Khalfa, Dominique Plihon, Catherine Samary et Aurélie Trouvé, membres du Conseil scientifique d’Attac, s’inquiètent de la fortune rencontrée par la  «démondialisation», qui induirait la suspension des logiques de coopération nécessaires au progrès des droits sociaux sans résoudre aucune des crises actuelles.

La violence de la crise mondiale et l’échec des politiques néolibérales aggravées font fuser de partout des propositions en apparence iconoclastes. La mondialisation néolibérale reposant sur la libre circulation des capitaux et la financiarisation du monde, les désastres provoqués par ces politiques ont suscité l’émergence à la fin des années 1990 d’un mouvement initialement qualifié par les médias d’«antimondialiste», qui, en mûrissant, s’est lui-même rebaptisé «altermondialiste». Mais l’apparition récente de la thématique de la «démondialisation» risque de nous ramener beaucoup plus de dix ans en arrière. 
La «démondialisation» est un concept à la fois superficiel et simpliste. Superficiel parce que, à la racine de la financiarisation mondialisée, il y a les décisions de forces sociales et de gouvernements nationaux, décidés à remettre en cause partout les droits sociaux. L’oligarchie n’est pas étrangère, l’ennemi n’est pas le travailleur chinois. Simpliste car les réponses à la crise nécessitent «plus de mondialisation» dans certains domaines et «moins de mondialisation» dans d’autres, mais exigent surtout une mutation radicale de la logique même de la mondialisation (alter-mondialisation)… 
D’un côté, il faut évidemment réduire les flux de marchandises et de capitaux, et relocaliser les systèmes productifs. Pour des motifs sociaux: stopper la concurrence entre travailleurs et paysans du monde, valoriser la diversité des savoirs et des pratiques sociales, nourrir les populations et assurer la souveraineté alimentaire. Pour des motifs écologiques: réduire les émissions de CO2, diminuer la pression sur les ressources naturelles et leur pillage. Pour des motifs politiques: retrouver des formes de démocratie proche des citoyens.
Mais, de l’autre, il faut plus de coopération européenne et mondiale dans bien des domaines à mutualiser: sauvegarde des écosystèmes, gestion et répartition des ressources rares qui font partie des biens communs (eau, terre, énergie, alimentation, savoirs, techniques, médicaments…), mondialisation des droits sociaux par l’application des conventions de l’Organisation internationale du travail… Les révolutions arabes, leur écho en Europe et ailleurs, montrent à nouveau la nécessité de l’internationalisation des luttes, portées partout par les mêmes aspirations à la justice et à la démocratie. Ce n’est pas «la mondialisation» que nous rejetons, mais la mondialisation néolibérale et capitaliste, telle qu’elle est organisée par les intérêts des firmes multinationales, les «marchés» et les grandes puissances.
Nous affirmons qu’il faut en finir avec cette idée absurde selon laquelle le FN poserait les bonnes questions (contre le «mondialisme») mais n’apporterait pas les bonnes réponses. Le FN ne propose pas les bonnes réponses parce qu’il ne pose pas les bonnes questions. Le retour à des régulations essentiellement nationales ne résoudrait aucun des problèmes qui se posent aujourd’hui à nous.
La crise sociale? Le chômage incompressible, la précarité généralisée, la destruction progressive du droit du travail, de la protection sociale et des services publics au sein des pays développés, ne sont pas d’abord imputables aux pays émergents mais aux politiques systématiques amorcées à la fin des années 1970 lorsque les classes dominantes ont entrepris de rétablir la rentabilité des capitaux. L’effondrement de la part salariale dans la valeur ajoutée s’est produit pendant la décennie 1980, bien avant que la Chine devienne l’atelier du monde. On ne renversera pas le dogme de la «création de valeur pour l’actionnaire» en commençant par des droits de douane contre la Chine mais par une redistribution des richesses dans nos pays et entre pays. La réduction des inégalités passe au plan mondial par l’annulation des dettes des pays pauvres et la reconnaissance de la dette écologique; à l’échelle européenne, par l’instauration de véritables transferts budgétaires vers les pays moins développés; au plan national, par une réforme fiscale instaurant un revenu maximum et une forte progressivité de l’impôt. La «démondialisation» n’apporterait rien à l’affaire.
La crise européenne ? Certains économistes de gauche pensent que la solution passe par une sortie de l’euro et une dévaluation du franc retrouvé. Le FN rebondit sur ces propositions, adoptant le scénario et même le tempo proposés. Nous pensons que ces projets ne peuvent qu’accentuer les difficultés au lieu de les résoudre. Une monnaie nationale ne protège ni du néolibéralisme, ni de la spéculation, ni du productivisme: a-t-on vu quelque gouvernement britannique s’opposer au néolibéralisme du fait qu’il disposait de la livre sterling? Le franc, la livre ou la lire étaient-ils des boucliers contre les attaques spéculatives ? Et le capitalisme appuyé sur les «États souverains» n’a-t-il pas produit un modèle de consommation destructeur, pillé les pays du Sud et creusé la dette écologique du Nord ? La Banque de France, qui ne fait plus d’avances au Trésor public depuis 1973, mènerait-elle par nature une politique plus sociale que la Banque centrale européenne ?
Surtout, à l’heure d’une crise aussi grave, le déferlement de politiques unilatérales tournerait le dos définitivement à une coopération entre les peuples. Une dévaluation unilatérale ne ferait qu’enclencher des mesures de rétorsion et une aggravation de la guerre économique entre pays européens. Au moment où les convergences des résistances et des initiatives populaires mettent au contraire en évidence la nécessité de décisions européennes fortes en matière de fonds tournés vers la recherche, l’éducation, la santé de base, les grandes infrastructures de transports publics, la transition énergétique…
Les partisans de la démondialisation présentent celle-ci comme la condition d’une réindustrialisation. Mais un véritable projet émancipateur ne peut se contenter de vouloir réindustrialiser sans examiner le contenu des projets industriels pour qu’ils s’insèrent dans une reconversion d’ensemble du modèle de développement. Il est impossible de revenir au capitalisme d’après-guerre, fondé sur des gains de productivité très élevés désormais hors d’atteinte et sur le pillage des ressources non renouvelables, surtout dans le Tiers-monde.
Nous ne croyons pas que le retour au national résoudrait la crise de la démocratie car celle-ci est profondément enracinée dans des mécanismes qui, y compris au niveau national, écartent les citoyens des décisions qui les concernent. La démocratie doit se construire partout où les pouvoirs de décisions déterminent notre existence, c’est-à-dire du local au mondial, même si évidemment le niveau national garde toute son importance.
S’il est urgent de «révolutionner» la maison Europe, il faut commencer par le commencement: s’attaquer au pouvoir du capital en restreignant sa liberté de mouvement, refonder la fiscalité, les services publics, la protection sociale, le travail décent; s’attaquer au productivisme et à ses variantes. Les mobilisations sociales contre l’austérité qui montent en Europe sont un levier pour engager une véritable transformation de la société. Il sera alors nécessaire, pour le ou les gouvernements voulant rompre avec le néolibéralisme, de briser le carcan des traités européens, au besoin en menaçant de faire voler en éclats cet euro-là, de manière concertée avec d’autres peuples et mouvements sociaux. Mais cela n’aura aucunement le même sens que le repli national qui se profile derrière la notion de démondialisation.
Nous tirons la sonnette d’alarme parce que les politiques d’austérité, aggravant la crise, mènent les sociétés au bord de l’explosion: Grèce, Portugal, Espagne, Irlande. Demain, Belgique, Italie, France ? C’est dans ces moments d’extrême tension que les politiques brunes se fraient un chemin sous les déguisements les plus divers. La guerre commerciale et monétaire aggraverait la concurrence entre les États et détruirait l’idéal de solidarité que doit porter tout projet progressiste. Qui osera proposer la démondialisation et le repli national aux participants du Forum social mondial, aux jeunes en lutte sur la Place Tahrir ou à la Puerta del Sol ? Bien au contraire, la conquête nécessaire de la souveraineté démocratique au plan national doit s’articuler à la construction de mouvements sociaux et citoyens européens et internationaux, qui seuls permettront d’éviter que les conflits sociaux ne soient détournés vers des logiques de rivalités nationales et identitaires.

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Qui a peur de la démondialisation ?

par Frédéric Lordon

Source de l'article

 

Dans une 1 …

Dépolluer du FN

Du problème en question, il est sans doute utile de commencer par déblayer la situation politique – entendre la dépolluer du Front national. Car l’on sent bien que la fortune de l’extrême droite qui capitalise sur ce thème n’entre pas pour rien dans les inquiétudes des signataires. Mais, par une contradiction performative fatale, faire sans cesse référence au FN à propos de tout débat est à coup sûr le meilleur moyen de l’installer dans la position de centralité dont par ailleurs on voudrait l’écarter. Il ne faut se faire aucune illusion, spécialement quand la nouvelle dirigeante du FN s’avère plus futée que son prédécesseur, et démontre déjà assez son talent de récupération : le FN mangera à tous les râteliers, captera tout ce qu’il peut capter, si bien qu’installer le mythe de l’anti-Midas – « le FN transforme en plomb tout ce qu’il touche » – est le plus sûr moyen de contribuer soi-même à la dégradation de ses propres débats. On n’abandonnera donc pas le débat de la démondialisation sous prétexte que le FN qui a senti la bonne affaire s’y vautre avec délice !

Avant de déserter le terrain, on pourrait en effet au moins avoir le réflexe d’objecter que nul ne s’inquiétait dans les années 1980-1990 que le FN campe sur les idées économiques libérales du RPR-UDF, et nul n’allait soumettre la droite dite « républicaine » à la question de cette embarrassante proximité. Curieusement les proximités ne deviennent embarrassantes que lorsqu’il est question d’en finir avec la finance libéralisée et le libre-échange – et les signataires d’Attac devraient « s’inquiéter » d’avoir ici beaucoup concédé aux schèmes réflexes de l’éditorialisme libéral. Ils pourraient également suggérer qu’on renverse l’ordre de la question, et que « l’éditorialisme » se préoccupe d’aller interroger sérieusement le FN sur ses virages doctrinaux à 180° et sur sa propension récente à aller piller (et déformer) des idées de gauche critique – paradoxe tout de même étonnant si l’on y pense, mais qui semble faire si peu problème que tout le monde se précipite plutôt pour demander à la gauche critique comment elle peut vivre dans pareil voisinage… Moyennant quoi, à force d’envahissements par l’extrême droite, qui ne manque pas de s’en donner à cœur joie avec au surplus le plaisir complémentaire de créer la confusion, et le plaisir supplémentaire de le faire avec la complicité active des victimes de la confusion, il ne restera bientôt plus grand-chose en propre à la gauche en matière économique s’il lui faut abandonner dans l’instant tout ce que l’anti-Midas aura touché. Car il ne faut pas s’y tromper : l’anti-Midas a la paluche aux aguets et il va en toucher autant qu’il pourra. On pourrait donc, par un préalable de bonne méthode, décider d’ignorer les gesticulations récupératrices du FN, de cesser d’en faire l’arbitre intempestif et pollueur de nos débats, et de continuer de discuter des sujets qui nous intéressent.

Au fait, qu’est-ce que la mondialisation ?

Ceci étant dit, c’est une chose de tenir, comme le font les signataires, la « démondialisation » pour un concept « superficiel et simpliste », mais c’en aurait été une autre, bienvenue, qu’ils prissent eux-mêmes la peine de donner leur propre définition « rigoureuse » de la mondialisation. Ecartons tout de suite – je ne les leur prête pas, d’ailleurs – les contorsions sémantiques qui tentent de repérer d’abyssales différences entre « mondialisation » et « globalisation » pour en tirer d’improbables solutions de rattrapage. Ce deuxième terme ne veut rien dire, en tout cas rien dire d’autre que « mondialisation » elle-même, dont il est simplement la dénomination anglo-saxonne (globalization).

Il y a alors deux définitions possibles de la mondialisation :

  • Par les externalités : la mondialisation désigne un état du monde où les externalités ont atteint de telles portées et de telles intensités qu’elles rendent nécessaire des formes de gestion supranationales. Le dérèglement climatique est une externalité mondiale et seule une coordination mondiale en viendra à bout. Le problème nucléaire est à externalités manifestes – il faut par exemple féliciter l’Allemagne (et pour une fois on ne verra aucune ironie là-dedans) de sa décision, alors qu’à quelques centaines de kilomètres de sa frontière, le parc de centrales français s’offre à lui envoyer quelques éventuels vents d’ouest un peu pourris. Et l’on pourrait parler des problèmes migratoires, de l’eau, des droits sur les médicaments, etc. Ce monde-là ne peut plus marcher sur des bases exclusivement nationales, il a en effet mondialisé certains de ses problèmes.
  • Par la libéralisation des marchés : sous cette autre définition, la mondialisation est à entendre comme le processus de déréglementation du plus grand nombre de marchés possibles sur la base internationale de plus grande extension possible. Sous ce rapport, il n’y a aucune différence à faire entre « mondialisation » et « mondialisation néolibérale ». « Mondialisation néolibérale » n’est qu’un pléonasme et les signataires qui disent vouloir de la première mais pas de la deuxième vont avoir du mal à déplier des différences inexistantes. Entendent-ils qu’ils veulent bien la mondialisation-externalités mais pas la mondialisation-libéralisation ? On le leur accordera sans difficulté, mais la première est politique et la deuxième économique, et il ne fallait pas beaucoup d’esprit de charité intellectuelle pour comprendre que le discours de gauche de la démondialisation s’en prend à la seconde, la mondialisation économique, la seule qu’il y ait à combattre vraiment car elle, elle a produit ses « solutions »… quand la première n’a posé que ses questions.

Les signataires disent vouloir « évidemment réduire les flux de marchandises et de capitaux, et relocaliser les systèmes productifs (…), stopper la concurrence entre travailleurs et paysans du monde, valoriser la diversité des savoirs et des pratiques sociales, nourrir les populations et assurer la souveraineté alimentaire ». Mais c’est cela même la démondialisation – économique ! Et l’on ne voit pas pourquoi penser la chose ne pourrait pas aller jusqu’à dire le mot. Démondialiser, au sens de la deuxième définition de la mondialisation, c’est revenir sur les libéralisations généralisées : en tout premier lieu celles des marchés de biens et services et celles des circulations de capitaux. Il faut une singulière mauvaise foi, doublée d’une réelle incohérence, pour d’une part prêter aux discours de la démondialisation, par une imputation d’essence, d’avoir d’abord désigné « le travailleur chinois comme ennemi » pour se réserver ensuite le joli rôle de la relocalisation, de la réduction des flux de marchandises et de l’arrêt de « la concurrence entre travailleurs du monde »… Sauf dans les catégories de la pensée libérale (ou de la pensée d’extrême droite), tenir le discours de la démondialisation n’a jamais signifié s’en prendre à des individus ou à des groupes sociaux, mais à des structures – même s’il est vrai qu’alors, dans un deuxième temps, reviennent dans le champ de la critique des groupes sociaux particuliers : ceux qui ont eu barre sur, et partie liée à la configuration des structures, savoir l’oligarchie capitaliste.

Mais c’est une étrange réticence celle qui interdit de dire « démondialisation » quand la conscience populaire a identifié la chose qu’elle nomme « mondialisation » comme l’origine de ses souffrances et qu’une analyse rigoureuse peut venir pleinement ratifier cette identification. Les signataires se rendent-ils comptent qu’avec leur dénonciation du « repli national » – et l’on sent bien qu’on a échappé de peu à la « frilosité » et à « l’égoïsme » de ceux qui ont « peur » de « l’ouverture » –, on retrouve sous leur plume les pires lieux communs de l’éditorialisme libéral – ou comment faire tourner soi-même les moulins de ses propres adversaires… Mais le plus grave dans cette convergence, certes ponctuelle mais troublante, tient à la fabrication d’une de ces antinomies qui font, là encore, la joie du commentaire autorisé, antinomie au terme de laquelle la « mondialisation » n’a pour alternative que le « refermement national ». Le monde mondialisé ou la nation archaïque, et choisissez votre camp…

De quelques approximations de l’anti-démondialisation

Passons d’abord sur les approximations et les déformations du discours de la démondialisation relu par les signataires – et d’une relecture qu’on pourrait bien dire elle aussi « superficielle et simpliste »… « Une monnaie nationale ne protège ni du néolibéralisme, ni de la spéculation, ni du productivisme : a-t-on vu quelque gouvernement britannique s’opposer au néolibéralisme du fait qu’il disposait de la livre sterling ? Le franc, la livre ou la lire étaient-ils des boucliers contre les attaques spéculatives ? »Mais qui (à part Marine Le Pen) a jamais dit que le retour aux monnaies nationales était à soi seul la panacée anti-crise ? Quel que soit le degré auquel on adhère à leurs thèses, on pourrait au moins créditer les économistes qui plaident pour le retour à la monnaie nationale2 d’avoir hautement conscience des périls qui suivraient de l’abandonner à la spéculation internationale et de précisément n’envisager ce retour qu’accompagné de radicales transformations structurelles, notamment financières et bancaires, visant à briser le pouvoir de nuisance des marchés de capitaux.

« On ne renversera pas le dogme de la “création de valeur pour l’actionnaire” en commençant par des droits de douane contre la Chine mais par une redistribution des richesses dans nos pays et entre pays (…). La “démondialisation” n’apporterait rien à l’affaire », écrivent plus loin les signataires. On s’excuse de le leur dire un peu rudement mais cette phrase est d’une parfaite absurdité. Il faudrait être idiot en effet pour prétendre transformer les données de la contrainte actionnariale en s’attaquant à celles… de la contrainte concurrentielle ! Quant à l’injonction mécanique de la « redistribution des richesses », elle n’est pas davantage qu’un vœu pieu récurrent, symptomatiquement matière à mots d’ordre syndicaux qui ne mènent à rien (je veux dire à rien d’autre qu’à d’inoffensifs défilés entre République et Nation), et en elle-même vide de sens tant qu’on n’a pas rapporté ce projet à des transformations concrètes des structures qui déterminent le partage des richesses.

Or parmi celles-ci on trouve typiquement d’un côté les structures de la libre concurrence qui organisent la pression constante sur les coûts salariaux – et, oui, en particulier avec des économies à standards sociaux effondrés (comme la Chine). Sauf à attendre patiemment les quelques décennies de la montée en gamme de l’économie chinoise, de la constitution d’institutions salariales matures et du rattrapage de ses standards sociaux et environnementaux, on voit mal les moyens de la protection des salariés européens, à part la restriction de la concurrence dite non-distordue (ainsi conçue pour mieux laisser jouer toutes les distorsions propres à la mise en concurrence de modèles socioproductifs parfaitement inégaux). Il n’est donc pas question dans cette affaire, comme feignent de le croire les signataires, que l’opprobre soit jeté sur « les Chinois », ou même « la Chine », à qui nul ne saurait reprocher son niveau de développement – bien davantage en revanche sur les fous furieux de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui organisent soigneusement la concurrence libre avec elle. Si, par ailleurs, les signataires ont en tête un moyen de restreindre cette concurrence autre que, oui, des droits de douane sélectifs et bien ciblés, surtout qu’ils le disent. Et sinon pourquoi ne pas admettre qu’une telle restriction tombe de plein droit sous la catégorie de la démondialisation ?

Comme y tombent également, d’un autre côté, toutes les modifications des structures de la finance telles qu’entre autres elles soutiennent actuellement le pouvoir actionnarial. Car à moins de poursuivre la chimère de la re-régulation mondiale, que sa magnifique ambition rend au moins certaine de ne jamais aboutir, il faudra bien envisager une re-régulation simplement régionale… qui n’ira pas sans dispositifs de protection adéquats, d’une part pour désamorcer toutes les stratégies d’arbitrage réglementaire et d’autre part pour protéger l’intérieur de la « zone financière régulée » de toutes les instabilités venues d’un extérieur demeuré dérégulé – et cela également s’appelle démondialiser. Ce n’est donc pas la nationalité des opérateurs qui est en jeu – car il est bien vrai que les investisseurs institutionnels français ne sont pas moins rapaces et violents que les autres ! C’est la possibilité de constituer une enclave de vie économique pacifiée sans avoir à attendre la grande convergence mondiale. Mais cette possibilité-là n’est que l’autre nom de la rupture avec la mondialisation.

La question décisive de la souveraineté

Les signataires objecteront qu’ils visent moins loin que le monde : l’Europe. Et on peut leur accorder en effet qu’il y a matière à réfléchir à la circonscription de la régulation « régionale », sans exclure a priori que la « région » aille au-delà de l’actuelle nation. Encore faudrait-il pour ce faire poser le problème comme il convient, c’est-à-dire en termes politiques, et plus exactement sans hésiter à prononcer le mot-clé : souveraineté – mais, après démondialisation, ce mot-là également ne va-t-il pas devenir un imprononçable, et puis logiquement, peu après, un impensable ? Il vaudrait mieux éviter, sauf à ce que, vaincue par la peur de la déchéance « nationaliste » et « souverainiste », la gauche critique se retrouve à poil et incapable de poser le moindre problème fondamental.

C’est qu’en effet il n’est pas d’autre prémisse possible au débat mondialisation/démondialisation que celle qui tient la souveraineté d’un peuple pour le concept-clé de l’époque moderne. La modernité, au sens conceptuel du terme, dont on verra sans peine qu’il s’oppose en tout aux bouillies des usages éditorialistes de ce mot, c’est que des communautés humaines se déclarent maîtresses de leur destin – souveraines. Voilà le fait constitutif de notre horizon historique et politique, la donnée cardinale dont l’ignorance condamne irrémédiablement à l’insignifiance. Or, à l’exact inverse de tous ses amis qui répètent en boucle qu’elle est la modernité même, la mondialisation est anti-moderne précisément au sens où elle organise la dépossession des souverainetés partout où elles existent, sans leur offrir la moindre solution de re-création. La substitution insistante du terme « gouvernance » à celui de « gouvernement » est bien là pour dire le projet général de la dégouvernementalisation du monde, c’est-à-dire de sa dépolitisation. Surtout pas d’Etat – quelle qu’en soit la circonscription –, donc pas de loi, à l’extrême rigueur des règles mais minimales et sans force, et surtout, bien sûr, de l’« éthique »… C’est dans cet univers libre de toute force politique souveraine, la seule qui serait capable de les contenir, que les forces du capital veulent être seules significatives à se mouvoir.

Il fallait donc d’abord déborder les souverainetés nationales, ces lieux ignobles de l’arraisonnement politique des excès privés du capital. Sous couleur de la Terre plate3 et du monde enfin un, l’abattement des frontières s’en est chargé. Et en effet : quand le financement des déficits est entièrement abandonné aux investisseurs internationaux, quand ceux-ci ont entièrement barre sur les orientations fondamentales des politiques économiques (et commandent la rigueur sans fin), quand les gouvernements se targuent de réformer les retraites au nom du triple-A à maintenir, quand les entreprises peuvent exciper de l’argument aussi ignoble que bien fondé des actionnaires à satisfaire pour justifier les plans sociaux, quand la « liberté d’établissement » promue par le Traité européen autorise tous les chantages à la délocalisation sans que les gouvernements locaux ne puissent mot dire, quand les riches pratiquent l’évasion fiscale à grande échelle sans qu’on puisse les rattraper, en effet la souveraineté n’est plus qu’un souvenir puisque les peuples ne maîtrisent rigoureusement plus rien des éléments fondamentaux de leur destinée.

L’anti-démondialisation, ou l’oubli de la souveraineté

Malheureusement pour les libéraux, la souveraineté attaquée dans les faits résiste dans les esprits. D’où elle ne cessera d’exiger sa reconstitution. Telle est la force de la modernité – la vraie – qui a rendu la dépossession intolérable, en tout cas au-delà d’un certain seuil. Les nécessités de la mondialisation-externalités s’ajoutent aux agressions de la mondialisation-libéralisation pour appeler (les premières authentiquement, les secondes hypocritement) à des redéploiements outre-nationaux du principe de souveraineté. Mais rien ne vient, et pour cause : la force active de la libéralisation n’a aucune intention de reconstituer ailleurs ce qu’elle a si bien réussi à dissoudre ici, et se tient fermement à son projet de grand vacuum politique mondial.

Or le principe de souveraineté est notre invariant politique de longue période. Mais il est en crise profonde de se trouver entre deux réalisations historiques – et la crise ne tombe pas entièrement du ciel : elle a été pour partie (la partie de la mondialisation-libéralisation) délibérément organisée. La mutation territoriale du principe de souveraineté engage alors dans une transition très longue dont les tensions menacent d’être intenables. Lieu de tous les malentendus, la mondialisation est ainsi un point de rencontre paradoxal entre les hypocrites à qui « l’horizon du monde » sert à différer éternellement toute reconstitution du politique, et ceux qui croient sincèrement en la perspective d’une cosmopolitique, c’est-à-dire d’une constitution politique de l’humanité entière. A ces derniers, il faut rappeler ce mot de Keynes qu’à long terme nous serons tous mort, et qu’un projet cosmopolitique qui laisserait le principe de souveraineté en suspens tout le temps de sa transition jusqu’au glorieux avènement final de la constitution politique mondiale durera un peu trop longtemps pour les simples populations – et de ce point de vue ils devraient s’inquiéter de se retrouver bientôt au côté de Jacques Attali, inlassable promoteur du gouvernement mondial et prototype même en cette matière de l’idiot utile.

On pourrait accorder sans difficulté aux signataires que le redéploiement outre-national de la souveraineté est un sens de l’histoire possible, souhaitable même, mais sous la double clause consistant d’une part à en reconnaître la très longue durée de réalisation, et d’autre part (surtout) à admettre que le processus doit se soumettre à l’impératif de maintenir continûment, sous une forme ou sous une autre, le principe de souveraineté, tout le temps de la transition – et si pas capable, s’abstenir ! Les stratégies de long terme qui ignoreraient cette condition, à l’image par exemple de la fausse promesse de l’actuelle « Europe politique », sont intenables. En combinant le déni délibéré de souveraineté et l’agression sociale répétée, la mondialisation, sous l’effet de sa crise propre, a porté cet intenable à un point critique. Il va donc falloir que l’histoire accouche de quelque chose, et tout de suite ! Mais que peut-on attendre d’elle à si court terme ?

Quoi qu’on en pense, la solution de la reconstitution nationale de souveraineté impose son évidence parce qu’elle a sur toutes les autres l’immense mérite pratique d’être là, immédiatement disponible – moyennant évidemment les transformations structurelles qui la rendent économiquement viable : protectionnisme sélectif, contrôle des capitaux, arraisonnement politique des banques, autant de choses parfaitement réalisables pourvu qu’on le veuille. Que les peuples soient tentés de faire retour, et par le chemin le plus court, aux reconstitutions de souveraineté qui sont à leur portée, il n’y a pas lieu de s’en étonner, encore moins de leur en faire la leçon. On observera tout de même au passage que, contrairement aux critiques épouvantées de la démondialisation, en cela fidèles à un topos libéral type voulant faire croire que tout retour en arrière porterait la guerre – M. Lamy n’a-t-il pas déclaré que le protectionnisme était nécessairement xénophobe et belliqueux ? et les référendums européens n’ont-ils pas systématiquement agité cette menace ? –, les années fordiennes qui, considérées depuis les normes modifiées d’aujourd’hui, ont tout de l’horreur nationaliste (concurrence ultra-restreinte, délocalisations impossibles, marchés financiers sur-encadrés), auront été étrangement paisibles… Il ne s’agit pas d’en tenir ici pour une simple reproduction passéiste d’un âge d’or perdu (et dont la dorure doit beaucoup à des enjolivements rétrospectifs), mais de dire l’inanité des prophéties apocalyptiques qui accompagnent maintenant systématiquement l’idée de ne pas s’abandonner complètement à la perspective unique du monde mondialisé.

Cependant les signataires sont sensibles, et ils ont raison de l’être, aux mouvements de révolte des peuples européens. Voilà ce dont l’histoire pourrait aussi accoucher, et vite – car à force d’être éperonnés, même les bestiaux les plus paisibles finissent par ruer. Mais ces mouvements, quoique tendant évidemment à s’émuler et à se rejoindre, restent cependant nationaux dans les objectifs qu’ils peuvent viser – ne s’adressent-ils pas d’abord à leurs pouvoirs publics ? qui va manifester à Bruxelles ? Aussi faut-il se demander à quelles conditions ils pourraient se trouver un débouché politique proprement européen. Répondre à cette question suppose alors de naviguer entre les écueils symétriques de la position outre-nationale de principe qui a définitivement (et prématurément) prononcé la disqualification du national, et la position nationale souverainiste qui ne veut même pas penser la possibilité d’un redéploiement territorial du principe de souveraineté.

Souveraineté, peuples

Or, tout dans cette affaire se joue dans le prédicat qu’on adjoint au concept de souveraineté. Et notamment dans le fait de considérer qu’il y va de la souveraineté d’un peuple, et non de la souveraineté du peuple. Il faut parler de la souveraineté d’un peuple car il n’y a pas « le » peuple. « Le peuple » n’existe pas – en tout cas au sens d’un constat brut qui imposerait irrévocablement sa factualité. L’un de ses meilleurs commentateurs, Pierre-François Moreau, souligne la portée de cette phrase de Spinoza qui prend soin de remarquer que « la nature ne crée pas de peuples ». Dieu sait que l’époque ne manque pas d’occasions de faire profit de cet avertissement… Qui permet d’abord d’en finir avec la naturalité de la nation, quand ça n’est pas de la « race », et de rendre concevable la plasticité d’un « peuple » qui ne cesse de se renouveler et de se transformer par l’adjonction d’éléments d’abord jugés extérieurs.

Mais l’intégration « au-dedans » des étrangers est la manifestation pour ainsi dire métabolique de cette plasticité, dont rien n’interdit par ailleurs de concevoir en principe qu’elle puisse également prendre d’autres formes, celle par exemple d’un mouvement d’extériorisation qui constituerait un peuple de « peuples », entendre qui fondrait des peuples antérieurs en un peuple nouveau – mais évidemment sous certaines conditions bien particulières. Seule la fixation nationale-éternitaire, ignorante d’ailleurs de sa propre histoire – car la nation n’a pas été toujours déjà donnée ! –, et par là même portée à se poser comme le terminus de l’histoire des peuples, peut conduire à exclure d’emblée et formellement cette possibilité. Quand bien même l’histoire passée ne donnerait aucune réalisation à l’appui de cette possibilité (ce qui est d’ailleurs faux), il faudrait singulièrement sous-estimer les possibilités de l’histoire future, autrement plus créative (pour le meilleur et pour le pire) que ne le pensent les prophètes à rétroviseur. Les peuples sont des entités collectives en constants remaniements et, s’il est permis de paraphraser Spinoza, nul ne sait ce que peuvent les corps politiques.

Aussi l’époque de la mondialisation pose-t-elle une authentique question de philosophie politique en nous sommant de penser à nouveaux frais les rapports de la souveraineté et de la nation (ou du peuple). Et plus précisément en suggérant de renverser le rapport sous lequel les deux termes sont habituellement articulés : loin que la souveraineté dérive d’une nation (ou d’un peuple) antérieurement donnée, c’est plutôt le « peuple » (ou la nation) qui doit être compris comme l’effet d’une « déclaration » préalable de souveraineté collective. La souveraineté n’émane pas de la nation, c’est la nation-peuple qui émane de la souveraineté. Est appelée peuple (ou nation, comme on voudra) la collectivité qui s’est posée comme souveraine.

Or cette position-assertion de souveraineté, c’est-à-dire le constat, à enregistrer comme tel, qu’une certaine communauté humaine se déclare maîtresse de son propre destin, est susceptible a priori de n’importe quel périmètre – et pas forcément de ceux-là seuls qui ont été légués par l’histoire sous la forme des « nations » présentes : soit leproblème même d’un éventuel devenir politique européen. Evidemment, remis dans ces termes, le problème « souveraineté-peuple » ne fait que se déplacer, et pose alors la question des facteurs historiques qui peuvent déterminer une telle déclaration de souveraineté collective et sa circonscription originale. La réponse est : des choses en commun. Plus exactement des manières communes. Manières politiques bien sûr, de penser et de juger, d’envisager la vie matérielle collective notamment. Ce sont des manières communes qui rendent possible la déclaration d’un commun politique – d’une souveraineté.

Jusqu’où doivent aller ces partages pour conduire à une assertion de souveraineté collective qui fasse peuple viable ? Il n’y a pas de réponse théorique à cette question qui est décidée en situation par l’histoire. Du discord fracture assurément, et même profondément, les collectivités que nous nommons actuellement nations. Il faut croire qu’il n’est cependant pas assez profond pour les décomposer comme telles et qu’il est jugé appartenir encore au champ de ce qui peut être accommodé dans le cadre de leurs institutions politiques. Vient pourtant parfois la division de trop, le conflit irrémédiable qui rend impossible la coexistence des parties – et la nation se défait, à froid4 ou dans la guerre civile. La réponse à la question du commun requis ou des discords praticables est donc entièrement empirique et même tautologique : si la communauté « tient », c’est que le commun établi l’emporte sur les discords exprimés.

Soit le retour à la nation, soit la fracture de l’euro (et dans tous les cas la sortie de cette Europe)

« Mondialistes » et « nationalistes » pèchent alors par méconnaissances symétriques. Les premiers, par intellectualisme idéaliste, méconnaissent la nécessité d’une fabrication de commun antécédente comme prérequis à toute constitution de souveraineté politique. Les seconds ont fixé à tout jamais le seul commun possible dans les limites éternelles des nations d’aujourd’hui. Des « internationalistes raisonnables », parmi lesquels on rangerait les signataires, se présentent en se disant « européens » (on va leur éviter le péjoratif « européistes »). Accordons-leur ceci : en effet, entre la mondialisation et les nations, il y a la régionalisation comme espace envisageable de redéploiement d’une politique. Reste la question de son périmètre.

Or la cartographie des révoltes actuelles n’est pas celle de l’Union européenne telle que les signataires voudraient la voir muter en authentique Europe politique. Où passent donc les limites d’un commun « européen » susceptible de faire souveraineté ? Grèce, Espagne, Portugal, Italie, France, à l’évidence. Contre toute attente (et quand bien même ils ne sont pas dans l’euro) les Anglais aussi peut-être, et pas seulement parce qu’il y a des uncuts dans la rue, mais parce que le lien sacré du Royaume-Uni avec la finance, qui en principe devrait rendre toute association impossible – le rapport vis-à-vis des créanciers, des actionnaires, du patrimoine financier : en voilà une manière de juger discriminante à l’époque actuelle –, parce que ce « lien sacré », donc, est bien plus celui de l’oligarchie britannique que du reste de la population.

Le cas anglais est utile à évoquer pour faire contraste avec le cas allemand. Si la finance n’est pas une propriété d’essence de la nation anglaise, mais bien de la chose de ses possédants, la croyance monétaire allemande – celle-là même qui a si puissamment informé sa politique économique en longue période et qu’elle a su imposer à l’eurozone entière – est bien plus transversalement partagée. Que les travailleurs allemands aient été malmenés par une décennie de déflation salariale Schröder-Merkel n’est pas douteux. Qu’ils puissent en concevoir quelques sérieuses raisons de mécontentement, c’est certain. Que ce mécontentement puisse aller jusqu’à la mise en cause des principes de l’ordre monétaire euro-allemand, la chose est impossible. Or c’est précisément cela dont il faut « nous » débarrasser. D’où l’on conclura qu’il y a avec l’Allemagne un discord trop irrémédiable pour faire communauté outre-nationale souveraine5 , et qu’elle n’entrera pas dans ce « nous », ainsi probablement que tous ceux avec qui elle fait commun sur cette question décisive.

Rien n’interdit que des peuples se dépassent, ou plus exactement se découvrent suffisamment de commun pour faire ensemble nouveau peuple, parce que ce commun rend possible une affirmation souveraine étendue, d’ailleurs consciente du surplus de force qu’il y a à tirer de cette extension. La croissance des périmètres de souveraineté est une chose souhaitable en soi puisqu’elle garantit la paix sur des territoires plus grands. Mais, sauf illusion intellectualiste type, le mobile de la paix ne saurait fournir à lui seul les conditions de possibilité de ces extensions. La régionalisation peut donc désigner un tiers terme possible pour sortir de l’indigente antinomie du mondial et du national. Mais pas sur n’importe quelle base, et notamment pas celle de l’Europe actuelle des 27.

Indépendamment de toute spéculation à ce sujet, il se pourrait que, de leur propre cours, les événements de l’économie européenne se chargent de trancher. Car l’inéluctabilité à deux ans d’un défaut grec, en dépit de toutes les manœuvres de retardement, ses probables effets de propagation, l’ampleur de la secousse qui dévasterait à nouveau les systèmes bancaires européens (et pas seulement), l’impossibilité cette fois d’un nouveau sauvetage des institutions financières par les Etats, créeraient une situation de crise si extrême que la fracture s’imposera d’elle-même : d’un côté ceux qui « changeront tout » (ou plutôt qui, par échecs successifs et épuisement de toutes les armes orthodoxes disponibles, n’auront en fait pas d’autre choix que de « tout changer ») – monétisations massives, saisies des banques, neutralisation brutale des marchés de capitaux, re-régulation radicale de la finance6 –, de l’autre ceux qui s’estimeront capables (et surtout désireux) de continuer le jeu ancien, débarrassés des « autres » avec qui ils n’auront toujours partagé une monnaie qu’à contre-coeur.

It’s the politics, stupid !

On devrait au moins pouvoir espérer faire entendre que les positions nationaliste et « outre-nationaliste » ont chacune des arguments intéressants – avec toutefois pour la première cet avantage d’incorporer immédiatement la question décisive de la souveraineté. Mais il faut bien s’arrêter quelque part après avoir navigué entre elles deux. En l’occurrence à ceci :

Oui, le dépassement des nations actuelles, et la reconstitution de nations – c’est-à-dire de peuples souverains – à des échelles supérieures est une possibilité de l’histoire.

Mais non, il ne réussira pas dans les conditions de l’Europe actuelle – parce qu’il a été engagé sous les pires modalités, vouées à le faire échouer à force de maltraiter les peuples dont on voudrait faire un peuple.

L’alternative est donc la suivante :

  • Soit, prolongeant ses tendances présentes, il échouera complètement, et produira son contraire radical, rendant impossible pour longtemps sa propre relance. On pourra le regretter, mais il n’y aura pas lieu d’en faire un drame. L’expérience historique récente, celle du fordisme, a amplement montré la possibilité d’un ordre économique de nations souveraines, dont seul un discours spécialement inepte peut dire qu’elles tomberont dans l’autarcie nord-coréenne si elles ne se livrent pas corps et âme à la mondialisation. Il y a une économie internationale pensable qui ne prend pas la forme de la mondialisation.
  • Soit on décide d’arrêter le tir tant qu’il est encore temps, sachant que l’explosion financière qui s’annonce autour des défauts publics pourrait bien apporter d’elle-même ses « solutions » : constat d’impossibilité d’une eurozone qui persisterait dans les mêmes principes « allemands » de politique économique, fracture en sous-blocs avec formation d’un groupe non-allemand où la révision profonde du cadre économique, monétaire, financier et bancaire, et l’apaisement des tensions internes qui s’en suivraient, permettraient de mieux repartir vers la formation d’une entité politiquement intégrée, c’est-à-dire vers l’affirmation authentique d’une souveraineté régionale, qui deviendra en fait une souveraineté nationale, mais d’une nouvelle nation, constituée à partir des anciennes.

Ce nouveau peuple souverain se constituerait sur la base d’une organisation économique qui, de fait, aurait mis un terme à la mondialisation financière et, par un protectionnisme ciblé, aux inégalités du libre-échange généralisé, autre manière de dire qu’il aurait démondialisé, et que le dépassement des anciennes nations n’est nullement incompatible avec la démondialisation (laquelle, inversement, n’est nullement vouée à signifier « repli national »). C’est même en fait l’exact contraire ! La démondialisation pourrait bien être la condition nécessaire à la reprise d’un projet outre-national raisonnable, c’est-à-dire régional, et toujours sous la réserve d’une circonscription bien pensée (car on ne fait pas communauté politique avec n’importe qui). Sauf à ce que la gauche critique se mette à avoir peur des mots, il lui faudra bien reconnaître que « démondialisation » est le nom même de la réouverture du jeu, que celui-ci conduise à ré-explorer les possibilités de souveraineté des nations présentes (si aucune autre solution n’est praticable) ou à persister dans l’idée d’un projet outre-national, mais cette fois en poursuivant un objectif fondamentalement politique par des voies politiques – car la production du politique par l’économique, ça ne marche pas. Et dans tous les cas, si vraiment il n’est pas de question plus fondamentale que celle de la souveraineté, et que son oubli est l’assurance des pires catastrophes, alors il est temps de renverser l’adage dont on dit qu’il fit la fortune électorale de Bill Clinton, d’ailleurs mondialisateur patenté et artisan notoire du monde écroulé d’aujourd’hui : it’s the politics, stupid7 !

Notes

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[5]

[6]

[7]

  1. « ]
  2. Jacques Sapir, « S’il faut sortir de l’euro… », document de travail CEMI-EHESS, 6 avril 2011 ; Jacques Nikonoff, Sortons de l’euro. Restituer la souveraineté monétaire au peuple, Mille et Une Nuits, Paris, 2011. []
  3. Pour faire référence à l’ouvrage de l’inénarrable Thomas Friedman, La Terre est plate. Une brève histoire du XXIe siècle, Saint-Simon, Paris, 2006. []
  4. Comme la Tchécoslovaquie, peut-être bientôt la Belgique. []
  5. Voir ]
  6. Voir ]
  7. Clinton fit campagne contre le mauvais bilan économique de George H. Bush sur le slogan « it’s the economy, stupid ! » (« C’est l’économie qui compte, imbécile ! »). []
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Oui, la démondialisation est bien notre avenir

par Jacques Sapir
Économiste, Directeur d’études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales

 

Une partie de la direction d’Attac a commis un texte attaquant la «démondialisation» et les «démondialisateurs», publié sur Mediapart. Ce qui pourrait n’être qu’affaire d’opinion et de sain débat prend une tournure déplaisante en raison des méthodes de ces auteurs. Attaquant tous azimuts, proférant de graves accusations, mais sans citer le moindre nom ni le moindre ouvrage, ils s’exonèrent ainsi du principe de vérification de leurs dires.

C’est certes une astuce bien pratique, mais assez indigne dans son principe. Si l’on veut débattre, il faut pouvoir vérifier les propos tenus par les uns et les autres. Ayant écrit un ouvrage portant spécifiquement sur ce thème, je me considère donc pris à partie, mais aussi agressé, tant par la forme que par le contenu de cet article quoique n’ayant pas été cité. C’est ce qui justifie cette réponse.
Cette dernière n’engage que moi. Je ne saurai ici parler au nom d’Arnaud Montebourg ou d’autres.

Cet article est ainsi révélateur, dans sa forme comme dans son fond, des limites de ses auteurs. Il est aussi susceptible de trois niveaux de lecture, du plus immédiat au sens caché qu’il finit par révéler.
Ce sont ces trois niveaux de lecture que je voudrais ici explorer.

I. Des auteurs en froid avec la vérité

Nous avons chacun notre vérité, et je ne reproche nullement à ces membres du Conseil scientifique d’Attac de ne pas partager la mienne. Par contre, pour que des vérités se mesurent, il faut que l’on sache de quoi on parle et que l’on puisse repérer précisément les arguments. Or, tel n’est pas le cas.
Les militants d’Attac, ainsi pris en otage par une partie de leur direction –car ces auteurs ont signé non en leur nom personnel mais comme «membres du conseil scientifique d’ATTAC»– jugeront sur la base de ces citations.

La première vient pratiquement d’emblée dans le texte :
«La “démondialisation” est un concept à la fois superficiel et simpliste. Superficiel parce que, à la racine  de la financiarisation mondialisée, il y a les décisions de forces sociales et de gouvernements nationaux, décidés à remettre en cause partout les droits sociaux. L’oligarchie n’est pas étrangère, l’ennemi n’est pas le travailleur chinois. Simpliste car les réponses à la crise nécessitent “plus de mondialisation” dans certains domaines et “moins de mondialisation” dans d’autres, mais exigent surtout une mutation radicale de la logique même de la mondialisation  alter-mondialisation).»

Ce passage montre une grande confusion et un grand simplisme. Il y a tout d’abord une confusion dans les termes. Il y a une «notion» (1) de démondialisation (celle qui est utilisée par les journalistes et les politiques dans son usage commun) et des concepts (2) de démondialisation, qui varient suivant les auteurs et leurs ouvrages (3).

Les auteurs du texte confondent ainsi allègrement la notion et les concepts, montrant soit une ignorance (qui ne serait pas acceptée d’étudiants de première année devant lesquels certains d’entre eux enseignent) soit une mauvaise foi évidente. En effet, par la confusion entre la notion et les concepts, ils prétendent unifier un champ qui ne l’est pas. Ceci va leur permettre de se construire un ennemi imaginaire, au lieu d’affronter un débat bien réel.

En ce qui me concerne, j’ai à de nombreuses reprises, dans mon dernier ouvrage, donné des éléments argumentés sur l’origine de la mondialisation. Elle n’est pas un phénomène qui serait d’ordre «naturel» et elle correspond bien à un projet politique précis, mais qui –en ce qui concerne la France– a un enracinement national évident. Loin de critiquer le «travailleur chinois», j’analyse les gagnants (la classe dirigeante chinoise) et les perdants (au Sud comme au Nord) de la mondialisation. Mais de tout cela il est impossible de discuter en raison de cette confusion entre la notion et un concept particulier de la mondialisation. En vérité, les auteurs du texte de Médiapart fuient le débat au lieu de le mener.

Je passe sur le paragraphe qui suit, et qui ne fait que reprendre une partie de mon ouvrage, après bien d’autres travaux. Vient ensuite un grand appel à la«coopération européenne et mondiale». Fort bien, mais cela se fait sans réflexion sur le comment et le pourquoi des relations internationales. De plus, cette formule introduit une autre confusion lourde de conséquences entre les concepts de «coopération» et de «coordination».

Le premier indique une volonté consciente des deux parties pour obtenir un résultat commun. Le second indique que les effets de la politique menée séparément par chaque acteur peuvent aboutir à ce résultat commun. La coopération, si elle touche à des choses fondamentales, implique une mise en phase des cycles politiques dans un grand nombre de pays, une occurrence fort rare. Elle n’est réellement possible que pour un petit nombre de pays. La coordination repose, quant à elle, sur des présupposés beaucoup plus réduits. Elle suppose qu’un pays réagisse à l’action d’un autre et que, d’action en réaction, à travers des mécanismes largement implicites, puisse se dégager un but commun.

Cette confusion entre ces deux principes de l’action internationale permet alors aux auteurs d’écrire sans piper ni sourciller que  «le déferlement de politiques unilatérales tournerait définitivement le dos à une coopération entre les peuples».
Contre-vérité d’évidence, que vient démentir la politique dite de la «chaise vide» menée par la France en 1965 et qui a abouti au «compromis de Luxembourg» l’année suivante. De même, ce sont des initiatives unilatérales de la France qui ont permis le programme Ariane et la construction d’Airbus.

Revenant un peu en arrière, nous sommes confrontés à un passage que je reproduis in extenso car, comme l’on dit, il vaut son pesant de cacahuètes: 
«Nous affirmons qu’il faut en finir avec cette idée absurde selon laquelle le FN poserait les bonnes questions (contre le «mondialisme»), mais n’apporterait pas les bonnes réponses. Le FN ne propose pas les bonnes réponses parce qu’il ne pose pas les bonnes questions. Le retour à des régulations essentiellement nationales ne résoudrait aucun des problèmes qui se posent aujourd’hui à nous.»

Ici, nos chers auteurs assument deux rôles pour le prix d’un. Il y a tout d’abord celui de Basile, dans l’Air de la calomnie, mais la musique de Rossini en moins. Je mets ces auteurs au défi de trouver, que ce soit dans l’ouvrage d’Arnaud Montebourg ou dans le mien, la moindre phrase correspondant à ce qui est avancé dans la première partie de cette citation.

Ah mais, me direz-vous, nul auteur n’est cité. Et c’est bien là que l’on voit la malhonnêteté du propos. S’ils avaient cité un ouvrage ou un auteur, nous aurions pu confronter –comme devraient le faire de véritables scientifiques– l’affirmation au texte. Mais de cela il ne peut être question, car le corpus attaqué n’est nullement référencé.
La ficelle est un peu grosse, et elle porte un nom: c’est une pratique (et une crapulerie) typiquement stalinienne. L’ironie de l’histoire veut que cette pratique nous vienne d’auteurs dont certains sont connus pour leur passé trotskiste.  Elle leur évitera sans doute un procès pour diffamation en bonne et due forme. Mais elle ne leur évitera pas l’opprobre général qui s’attache à juste titre à ce genre de pratique.

Mais il y a ensuite la seconde partie de la citation, où l’on nous affirme que «le retour à des régulations essentiellement nationales ne résoudrait aucun des problèmes».
Gros mensonge que cette dernière phrase. En premier lieu parce que ni Montebourg ni moi-même n’avons jamais affirmé que la démondialisation résoudrait tous les problèmes. Ensuite, parce que des régulations nationales sont appliquées dans de nombreux pays avec succès, qu’il s’agisse de droits de douane ou de mesures de restriction des mouvements des capitaux. L’exemple de la Malaisie en est un parmi d’autres, qui a fini par être reconnu même par le FMI! Ledit FMI conseille même désormais d’appliquer au niveau national certaines de ces mesures (4)… Bref, il y a peut-être de la vie sur la planète FMI, mais il n’y en a visiblement aucune chez les auteurs de ce texte.

Ils endossent donc, à peine sorti du rôle de Basile, le costume de Pinocchio, et l’on peut voir à chacun de leurs mensonges leur nez s’allonger, s’allonger…

Venons-en au paragraphe suivant. Bien sûr, la contre-révolution sociale et économique a commencé bien avant que la Chine ne fasse irruption dans l’arène du commerce international. Mais, ici encore, si nos chers contradicteurs (et je dis «chers» en pensant à tout ce qu’ils coûtent par leurs discours en misère accumulée) avaient lu mon ouvrage, ils auraient vu que je distingue fonctionnellement la globalisation marchande de la globalisation financière. Ils auraient trouvé une analyse argumentée du processus historique sur plusieurs décennies. Mais, que voulez-vous, chez ces gens-là Monsieur on ne lit pas, on calomnie ! (5)

Un dernier passage est tout aussi savoureux (ou scandaleux). Ici encore il me faut, au risque de lasser le lecteur, le citer : 
«Certains économistes de gauche pensent que la solution passe par une sortie de l’euro et une dévaluation du franc retrouvé. Le FN rebondit sur ces propositions, adoptant le scénario et même le tempo proposés. Nous pensons que ces projets ne peuvent qu’accentuer les difficultés au lieu de les résoudre. Une monnaie nationale ne protège ni du néolibéralisme, ni de la spéculation, ni du productivisme: a-t-on vu quelque gouvernement britannique s’opposer au néolibéralisme du fait qu’il disposait de la livre sterling? Le franc, la livre ou la lire étaient-ils des boucliers contre les attaques spéculatives? Et le capitalisme appuyé sur les «États souverains» n’a-t-il pas produit un modèle de consommation destructeur, pillé les pays du Sud et creusé la dette écologique du Nord? La Banque de France, qui ne fait plus d’avances au Trésor public depuis 1973, mènerait-elle par nature une politique plus sociale que la Banque centrale européenne?»

Commençons par la fin. En fait, nos auteurs confondent ici deux principes d’impossibilité. Il y a l’impossibilité absolue, quand un élément ne permet pas de faire quelque chose. Il y a aussi le principe d’impossibilité relative, qui vient du fait qu’un élément ne permet ni n’interdit de faire cette chose, et que la décision est en fait d’une autre nature.

Pour l’ensemble des pathologies décrites dans cette citation, la monnaie nationale est clairement en position d’impossibilité relative. Mais si nous renversions la proposition, et que nous nous posions la question de savoir si l’euro actuellement permet de résister à ces mêmes pathologies, nous aurions bien un cas d’impossibilité absolue. Assurément, la Banque de France ne mena pas dans les années 1980 une politique plus sociale que la BCE, mais elle en avait la possibilité. La BCE, elle, ne peut nullement mener une telle politique, et c’est bien là tout ce qui fait la différence.

Je n’ai jamais prétendu qu’il suffisait de revenir au franc, solution de dernier choix, pour résoudre les problèmes (6). Mais, j’ai indiqué qu’une sortie de la zone euro, faute d’un accord entre ses membres pour un programme de relance, constituerait un moindre mal et permettrait la mise en œuvre d’une autre politique. Dans mon texte, que certains de ces auteurs ont lu, et j’en ai la preuve par le courrier électronique que nous avons échangé, mais qu’ils ne se donnent pas la peine de citer, montant ainsi le mépris dans lequel ils tiennent leurs lecteurs, je précisais même:
«On maintient ici qu’il serait plus avantageux de procéder soit à une évolution de la zone euro vers le principe d’une monnaie commune mais non unique (7)(solution qui serait compatible avec des taux d’inflation structurelle (8)différents parmi les pays en l’absence d’un réel fédéralisme budgétaire), soit à sa fragmentation en deux zones (hypothèse d’un euro-Nord et d’un euro-Sud). Cette solution reste cependant soumise à l’étude de l’impact d’une dévaluation sur les économies italienne et espagnole. Cependant, il faut aussi admettre que ces solutions «optimales» n’ont que peu de chance de voir le jour de manière générale, et n’en ont aucune si la menace crédible d’une sortie de l’euro n’est pas mise en place. Il est alors possible, au vu de la perte de crédibilité de la France en Europe, qu’il soit nécessaire de mettre cette menace à exécution. Il est donc probable que l’on soit obligé d’en passer par une sortie unilatérale qui, sans être une solution “optimale”, s’avère cependant très supérieure au statu quo actuel.» (9)

On voit ici que ma position est bien différente de la caricature présentée dans ce texte. Par ailleurs, j’affirme plus avant dans le même texte que le retour à une monnaie nationale, s’il  constitue une condition nécessaire à la mise en œuvre d’une autre politique, n’est nullement une condition suffisante.

La confusion entre ces deux situations, entre la notion de nécessaire et de suffisant, illustre la confusion intellectuelle des auteurs du texte publié dans Mediapart. Bien entendu, le retour à une monnaie nationale n’est nullement une garantie. Mais il rend les choses possibles, alors qu’avec la monnaie unique il est clair que rien ne serait possible. Bref, pour faire court, les auteurs du texte sont peut-être suffisants, mais ils ne sont certainement pas nécessaires.

De même, dire que le capitalisme appuyé sur des Etats-nations a commis des crimes et dire qu’il ne peut que commettre ces crimes sont deux choses radicalement différentes, et elles impliquent des conséquences elles aussi très différentes.

Il aurait donc fallu avoir ici l’honnêteté de discuter de l’ensemble des positions, et les arguments sur la possibilité de prendre des mesures permettant de faire face à ces diverses pathologies. Il aurait aussi fallu discuter l’arbitrage qui existe entre la possibilité d’une action concertée et la rapidité d’une action unilatérale. Il aurait enfin fallu discuter de l’effet d’entraînement que des mesures unilatérales sont susceptibles d’avoir et de la coordination implicite qu’elles permettent de construire. Bref, avec un peu d’honnêteté, il y aurait eu bien des sujets de discussion. Mais nous savons que c’est justement l’honnêteté qui manque le plus à nos auteurs.

Mais cette citation a aussi un début. On retrouve ici la hideuse figure de l’amalgame, qui se drape à nouveau dans les habits de la calomnie. Derrière la formule «certains économistes de gauche», on attend des noms. Allons, mesdames et messieurs, un peu de courage! Allez donc jusqu’au bout de votre ignominie. Je pose à certains des auteurs de ce texte la question suivante: faut-il, sous prétexte que des militants trotskistes ont pu mettre sur le même plan le travailleur allemand «sous l’uniforme» et les travailleurs français, parler d’hitlero-trotskisme comme le firent les staliniens? À user des mêmes méthodes, on se condamne à une même réprobation.

Cette première lecture montre à l’abondance la vacuité et la mauvaise fois des auteurs. Mais, par les non-dits qui abondent, on devine un autre propos et une autre lecture possible.

II. La haine de la nation comme substitut à l’internationalisme

L’ennemi est bien désigné pour qui sait lire: c’est l’État-nation. Les mesures impulsées dans son cadre ne peuvent « résoudre aucun des problèmes qui se posent à nous ». Pire, elles sont susceptibles de déchaîner des démons nationalistes. On connaît ce discours, mais il n’a que les apparences de l’internationalisme.

Ce dernier, comme le disait Jaurès, n’était pas contradictoire avec la nation: «Un peu d’internationalisme écarte de la patrie, beaucoup d’internationalisme y ramène». Chez les auteurs du texte, c’est au contraire une véritable haine de la nation qui imbibe chaque ligne. Ceci provient d’une confusion (encore une) entre l’internationalisme, comme principe identifiant des problèmes communs aux hommes, et le pseudo-internationalisme postulant une identité directe et immédiate entre les hommes.

Ce pseudo-internationalisme renvoie en réalité aux mêmes illusions d’un monde homogène que la théorie néoclassique. Et, derrière l’idéologie de la mondialisation, comment ne pas voir la refiguration du grand marché composé d’une myriade d’individus tous identiques, obéissant tous aux mêmes principes (la maximisation) et soumis aux mêmes lois prétendument naturelles sans la médiation d’un ordre politique (10).

C’est pourquoi la démondialisation est un projet radicalement nécessaire et en parfaite cohérence avec une vision de l’économie qui dénonce ces illusions. Il faut donc réaffirmer que, sans souveraineté nationale, il ne saurait y avoir de démocratie. Sans frontière, il devient impossible d’identifier une communauté politique commune.
Au-delà, la crise impose de penser l’échelle de l’État-nation comme une étape indispensable.

Les crises se caractérisent en effet par l’émergence temporaire d’un effet de contexte global et généralisé (11), qui pèse alors de manière déterminante sur les comportements des acteurs. On en a eu des exemples avec la crise de 1998 en Russie et en Asie (on pense à la Malaisie) ou encore la crise en Argentine de 2001. On est alors confronté à une situation particulière de rupture, où le macroéconomique se connecte directement sur le microéconomique, sans passer par un niveau intermédiaire. Ceci renvoie à un moment donné ou un contexte particulier. En fait, un méta-contexte s’impose brutalement à tous les acteurs concernés comme le contexte de référence en raison de la violence de ses effets. Une telle situation exceptionnelle, où peut émerger brutalement une rationalité collective relativement homogène, appelle, bien entendu, une réaction du même ordre.

L’efficacité des institutions qu’il faudra mettre en place pour faire face à la crise ne peut venir d’elles-mêmes. La cohérence de l’action économique est dépendante de la capacité des acteurs politiques de recombiner directement le macro et le micro, et cela passe nécessairement par l’étape de l’État-nation.

Dans le cas de la Russie, c’est bien l’arrivée au pouvoir, le 1er septembre 1998, d’Evgueni Primakov qui a crédibilisé les institutions progressivement introduites dans le cours de l’automne, et provoqué un effet de contexte inverse à celui qui fut induit par la crise financière. À la même période, en Malaisie, c’est la brutalité de la réaffirmation du premier ministre contre son ministre des finances qui a crédibilisé la mise en place du contrôle des changes, institution qui a permis à ce pays de traverser sans trop de dommages la crise asiatique. Historiquement, F.D. Roosevelt ne fit pas autre chose quand il demanda au Congrès ce que Giorgio Agamben décrit à juste titre comme l’équivalent de pleins pouvoirs économiques, instituant par ce fait une forme d’état d’exception (12).

La question du pouvoir devient dans ces conditions le coeur de la sortie de crise et le pivot de la cohérence. Il n’est alors de politique économique et de développement institutionnel que par la politique dans sa forme la plus nue, la réaffirmation de la souveraineté (13).

La question qui est alors ouverte, et qu’il faut impérativement creuser, sous peine d’une incomplétude radicale de leur analyse, est celle du rapport à la souveraineté et à l’État. Il faut repousser toutes les tentatives visant à mettre hors d’atteinte de la décision politique les instruments de la politique économique, ce qui signifie revenir au cadre de l’État-nation, seule source de la démocratie. Dans un texte publié la première fois en 1996 et republié  en 2010 dans la revue Utopie Critique, Bernard Cassen soulignait la nécessité de la convergence entre le périmètre de la décision démocratique, c’est-à-dire la Nation, et la capacité de réglementation des flux économiques et financiers (14).

Bien sûr, l’État-nation peut aussi conduire vers d’autres destins, hélas bien plus noirs. Mais vouloir refuser ce qu’il apporte pour cela équivaudrait à ne plus vouloir prendre de train sous prétexte de l’utilisation du chemin de fer dans le phénomène concentrationnaire, à ne plus vouloir prendre d’avion sous prétexte de respecter la mémoire des victimes des tapis de bombes. C’est exactement ce que proposent les auteurs du texte de Mediapart. Chez eux, la haine de la Nation s’est substituée au véritable internationalisme.

À l’inverse de cette conception, je réaffirme ici que l’action d’un gouvernement qui, face à une crise, suspend unilatéralement les règles de circulation des capitaux, ou les règles comptables, afin d’empêcher un petit groupe d’agents d’imposer indûment leur volonté au plus grand nombre au sein du corps souverain par l’agiotage et la spéculation, n’est pas un acte d’arbitraire. Et cela quand bien même seraient alors piétinées règles et lois nationales et internationales. Ce serait, bien au contraire, un acte plus fidèle à l’esprit des principes de la démocratie que l’application procédurière des lois et règlements qui, elle, serait alors un acte illégitime.

Affirmer cela implique, bien entendu, que la responsabilité du gouvernant face aux gouvernés soit préservée ou rétablie. Ceci implique bien le maintien de la formule du peuple souverain comme seul fondement possible, hors les dérives théologiques, à la possibilité d’une action exceptionnelle. Cela implique, aussi, que l’on puisse identifier qui sont les gouvernants et qui sont les gouvernés pour que les premiers soient effectivement responsables de leurs actes devant les seconds, et pour cela qu’il existe des frontières.

Et d’ailleurs, comme l’a fait remarquer Christophe Ramaux, quels sont donc les drapeaux agités par les manifestants des réformes arabes? Ce ne sont ni les drapeaux rouges ni les drapeaux verts, mais bien les drapeaux de leur pays, de leur patrie.

III. Un aveu d’impuissance

Un troisième niveau de lecture est alors possible.
Pourquoi un tel texte?
À le lire, on retrouve les formules qui ont jusqu’à maintenant été utilisées pour justifier l’inaction et le renoncement. On parle ainsi de «convergences des résistances et des initiatives populaires», belle formule assurément, mais qui ne recouvre que des mouvements dans trois pays (l’Espagne, la Grèce et le Portugal) et dont rien ne dit qu’ils convergeront réellement. En fait, pour ce qui est du mouvement populaire grec, sa tonalité anti-euro et même anti-Union européenne s’affirme chaque jour.

Ces mouvements sont réputés «mettre en évidence la nécessité de décisions européennes fortes» dans divers domaines. Mais depuis quand une «mise en évidence» a-t-elle produit des décisions politiques, surtout dans le cadre institutionnel européen tel qu’il existe? On retrouve ici l’argumentaire du Parti socialiste sur l’Europe sociale, que l’on appelle de tous ses vœux, mais sans se donner les moyens de la construire, et en particulier par des mesures unilatérales qui pourraient obliger nos partenaires à réagir.

En fait, on se retranche derrière la prétendue nécessité de la «coopération européenne et mondiale» pour ne rien faire dans son propre pays, et l’on reprend les mêmes accents catastrophistes pour dénoncer les conséquences d’une action unilatérale qu’un Alain Minc ou quelques autres porte parole stipendiés du camp du pouvoir et de l’argent.

L’appel grandiose à la «coopération européenne et mondiale», appel que l’on a déjà évoqué, n’est ici que le cache-misère d’une impuissance politique fondamentale. Nous savons bien qu’il renvoie à une impossibilité: il n’y aura pas de coopération entre les 27 pays de l’Union européenne, si ce n’est autour du plus petit dénominateur commun qu’est la déréglementation dans le domaine des marchandises, des capitaux et des lois sociales. Un processus de coordination, fondé sur des politiques nationales, apparaît comme une perspective bien plus réaliste.

Bref, tout se passe comme si ces membres du conseil scientifique d’Attac étaient assis sur une rente, celle de la contestation de l’ordre établi, mais se refusaient soigneusement à prendre leurs responsabilités pour tenter de construire un ordre meilleur. L’histoire jugera pareille posture.

Aujourd’hui, de plus en plus nombreux, des femmes et des hommes politiques ont pris conscience de l’importance des enjeux et de la nécessité d’y apporter des réponses concrètes. Ségolène Royal (15) et Arnaud Montebourg sont parmi les plus récents. Ils ne sont pas les seuls, et gageons qu’ils ne seront pas les derniers.

La pâte lève; l’histoire se remet en marche. Les auteurs du texte publié par Mediapart ont abdiqué l’ambition ou la volonté d’en être les acteurs. Ils finiront dans ses poubelles.

 —  — 
(1) Ou, suivant le Nouveau Petit Robert - Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue Française (Paris, 1993), la «connaissance intuitive, synthétique et assez imprécise que l’on a d’une chose».
(2) Ou «représentation mentale générale et abstraite d’un objet», toujours suivant le même Petit Robert.
(3) Sont sortis de manière récente Jacques Sapir, La Démondialisation (Seuil, Paris, 2011, 259 pages, 19,50 euros) et Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation (Flammarion, Paris, 2011, 87 pages, 2 euros, préface d’Emmanuel Todd), reprenant les thèmes développés dans Des idées et des rêves, Flammarion, Paris, 2010, 340 pages, 20 euros.
(4) Ostry J.D., A.R. Ghosh, K. Habermeier, M. Chamon, M.S. Qureshi et D.B.S. Reinhartd ; «Capital Inflows: The Role of Controls», IMF Staff Position Note, SPN 10/04, FMI-IMF, 19 février 2010, Washington DC.
(5) PCC Jacques Brel…
(6) Je renvoie le lecteur voulant se faire une idée exacte de mes positions, au-delà de la caricature présentée dans le texte publié par Mediapart, à mon document de travail S’il faut sortir de l’euro, posté le 23 avril 2011 sur le site de Mémoire des luttes. Une autre note, postée sur le même site, précise certains des termes du débat: Zone euro : les défauts sont inévitables.
(7) J’ai défendu cette option à plusieurs reprises depuis J. Sapir, La fin de l’euro-libéralisme, Seuil, Paris, 2006.
(8) Sur la notion d’inflation structurelle, J. Sapir, «What Should the Inflation Rate Be? (on the importance of a long-standing discussion for defining today’s development strategy for Russia)» in Studies on Russian Economic Development, Vol. 17, n°3 / mai 2006 ; et Idem, «Articulation en inflation monétaire et inflation structurelle: un modèle hétérodoxe bi-sectoriel», papier présenté à la XXXIIe session du séminaire franco-russe, Stavropol, 2006, disponible en document de travail.
(9) J. Sapir, S’il faut sortir de l’euro, op.cit., p. 4.
(10) J’en ai fait l’analyse dans un ouvrage publié en Russie, K Ekonomitcheskoj teorii neodnorodnyh sistem - opyt issledovanija decentralizovannoj ekonomiki («Théorie économique des systèmes hétérogènes - Essai sur l’étude des économies décentralisées») - traduction  de E.V. Vinogradova et A.A. Katchanov, Presses du Haut Collège d’Économie, Moscou, 2001. Cet ouvrage, écrit en 1998 et 1999 n’est pas le même que Les Trous Noirs de la Science Économique qui fut publié chez Albin Michel en 2000, mais développe une argumentation plus théorique qui sera reprise dans mon ouvrage de 2005.
(11) L’importance du contexte est argumentée dans J. Sapir, Quelle économie pour le XXIe siècle, Odile Jacob, Paris, 2005, chapitre 1.
(12) G. Agamben, Etat d’exception - Homo Sacer, Seuil, Paris, 2003, p.40.
(13) De même, J. Sapir, Quelle économie pour le XXIe siècle, op.cit ; en particulier le chapitre 7.
(14) B. Cassen, «Et maintenant… démondialiser pour internationaliser» in Manière de voir, n° 32, novembre 1996.
(15) Voir l’interview qu’elle à donné à L’Express, n°3142, 8 au 14 juin 2011.

Proche-Orient
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Nous saluons, et appelons à soutenir la future proclamation d'un État palestinien

 

Le journal ReSPUBLICA, journal de gauche, républicain, laïque et féministe, salue et appelle à soutenir l’initiative de l’Autorité palestinienne qui vise à la reconnaissance de la Palestine comme un État souverain et membre des Nations-Unies à l’Assemblée Générale de septembre.

Attachés à une solution de paix négociée sur la base des Accords d’Oslo et de l’initiative de Genève, nous comprenons que les Palestiniens soient prêts à proclamer leur État de manière unilatérale. En effet, le gouvernement israélien actuel ne laisse aucune chance à la paix, refusant de reconnaître les frontières d’avant 1967 et de geler la colonisation de la Cisjordanie. Les Palestiniens voient donc leur territoire se réduire comme une peau de chagrin : la proclamation unilatérale d’un État palestinien, reconnue par la communauté internationale, apparaît donc aujourd’hui légitime.
Si nous nous faisons peu d’illusions sur le gouvernement de Benyamin Netanyahou, nous avons l’espoir que la société israélienne se rende compte qu’il est dans l’intérêt d’Israël d’accompagner ce processus en pesant sur ses dirigeants pour ouvrir des négociations sans tarder. Car ne pas saisir cette occasion, c’est risquer de se retrouver mis au ban des nations en septembre : l’autodétermination d’un peuple est un droit inaliénable, et c’est ce droit qui avait conduit les Nations-Unies à reconnaître Israël en 1947. Israël ne peut pas le refuser, aujourd’hui, au peuple palestinien sauf à compromettre ses intérêts.

Quel État palestinien ?

Il va sans dire que l’État palestinien que nous appelons de nos voeux, et qui sera à établir dans les frontières d’avant juin 1967 doit être viable. Cela nécessite donc l’instauration de sa continuité territoriale entre Gaza et la Cisjordanie, qu’il soit doté de tous les attributs de la souveraineté et qu’il ait une partie de Jérusalem pour future capitale1. Ceci aux côtés d’un État israélien reconnu, aux frontières et la sécurité garanties, et vivant en paix avec ses voisins.

D’ores et déjà, plus de la moitié des États membres de l’Organisation des Nations unies ont reconnu l’État palestinien. D’autres, et notamment des alliés traditionnels d’Israël, comme l’Union européenne et plusieurs de ses États membres, dont la France, se sont déclarés prêts à le faire.

La proclamation de cet État est loin d’être formelle ou symbolique, bien au contraire. Elle vise à terme à faire passer les Territoires palestiniens du statut d’autonomie, acquis depuis les Accords d’Oslo, à celui d’indépendance.

Si cette indépendance est votée par l’Assemblée Générale de l’ONU et que cette reconnaissance n’est pas bloquée par un véto d’un pays membre du Conseil de Sécurité, Israël sera dans un rapport de force moins favorable, qui le contraindra tôt ou tard à négocier l’abandon de sa tutelle légale sur l’actuelle Autorité palestinienne, son territoire, son économie, sa population. Ce sera alors aux Palestiniens de prendre en main leur avenir. Dans ce cadre, nous soutiendrons les forces politiques qui aspirent à une Palestine démocratique, laïque, moderne et prospère. Nous refusons en effet la fatalité qui frappe le peuple palestinien, depuis plus soixante ans, soit l’occupation israélienne, soit un État théocratique islamiste.

Plus généralement, si nous appelons à soutenir cette future proclamation de l’État palestinien, c’est que cela va renforcer les bâtisseurs de paix des deux camps. En effet, il est urgent pour les deux peuples de sortir de ce cercle vicieux qui voit les jusqu’au-boutistes de chaque camp se renforcer mutuellement par leurs actions destructrices. Donnons donc aux forces de paix l’occasion de reprendre la main au Proche-Orient.

Pour télécharger l’adresse au format PDF, cliquer sur ce lien : Nous saluons, et appelons à soutenir la future proclamation d’un État palestinien

  1. Jérusalem serait, dans ce cas, la capitale des deux États, conformément à ce qui était prévu dans les Accords de Genève []
Lutter contre le néo-libéralisme
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Livre : Les Dettes illégitimes

par Hakim Arabdiou

 

L’économiste français, François Chesnais, traite dans son ouvrage, les Dettes illégitimes1 : quand les banques font main basse sur les politiques publiques, du thème des dettes publiques des pays européens de la zone euro, et de la nécessité de leur annulation. Et pour cause ! Ces dettes ont souvent été contractées à des fins ou dans des conditions fort douteuses. Elles ont pour cette raison acquis les surnoms peu glorieux de « dettes odieuses » ou de « dettes illégitimes ». Les pays du Sud sont eux aussi confrontés, depuis les années 1980 et 1990, à ce type de dettes.

Conséquences du remboursement de la dette

Ces dettes constituent un transfèrement à grande échelle vers les marchés financiers, d’une part importante des richesses produites par les nations et les peuples, au détriment de la satisfaction de leurs besoins économiques et sociaux.

Pour un pays comme France, qui n’est pourtant pas le plus endetté de la zone euro, le premier poste budgétaire de l’État est représenté par le paiement annuel des intérêts de la seule dette publique ou souveraine, et le remboursement d’une fraction du capital de cette dernière.

Tous les pays de la zone euro ont vu également leurs dettes publiques et privées s’aggraver du fait des crises économique et financière, entraînant la fermeture d’entreprises, et donc de nouvelles baisses des recettes fiscales.

Pour pouvoir rembourser ces dettes, les soutiers des marchés financiers à la tête des États européens et de l’Union européenne n’hésitent pas à saigner leurs peuples. Ils accentuent pour cela leurs agissements politico-maffieux entamés, depuis le début des années 1980, de libéralisation et de dérèglementation des économies et des finances aussi bien de leurs pays que du reste de la planète : privatisation des entreprises publiques et « rigueur » budgétaire se soldant par des licenciements massifs, l’accès de plus en plus difficile à l’enseignement, à la santé… les baisses des salaires et du pouvoir d’achat, l’affaiblissement de la protection sociale, les attaques contre les retraites, etc.

Origine de la dette de la zone euro

Les dettes élevées des pays de la zone euro trouvent leur origine dans deux séries de facteurs, les unes communes à ces pays et les autres spécifiques à l’Irlande, l’Espagne et au Portugal. Les facteurs du premier type sont dus, comme dans toute l’Europe, aux réductions successives par les gouvernements de droite et les gouvernements sociaux-démocrates, de l’imposition des hauts revenus et des profits, à l’évasion fiscale vers les paradis fiscaux, et plus récemment au sauvetage des banques par les Etats à coup de centaines de milliards d’euros. Le deuxième facteur concerne le mode de croissance fondé sur l’endettement.

Quant aux dettes publiques et privées de la Grèce, elles trouvent leurs origines dans tous ces facteurs à la fois, lesquels s’ajoutent à d’autres, nettement plus anciens tels que les sommes considérables consacrées à l’achat d’armes, la corruption généralisée…

Suite au chômage structurel et aux réductions des dépenses publiques entrainant tous deux une baisse importante et durable de leur pouvoir d’achat, une part croissante des populations de ces pays se trouve contrainte de s’endetter pour satisfaire ses besoins.

L’on assiste également à l’endettement considérable des établissements financiers, en particulier des banques, tant en Europe qu’en Amérique du Nord ; un endettement supérieur à celui des ménages.

Leur endettement s’explique par le fait que les prêts qu’ils ont accordés dépassent très largement leurs capacités. Ils ont alors recouru, et continuent de recourir massivement à l’effet de levier, qui permet certes des taux de profit fantastiques, comparativement à ceux obtenus, à partir des crédits octroyés sur leurs capitaux propres. Ils courent cependant de gros risques, pouvant allant jusqu’à la faillite, comme c’est déjà arrivé à Lehman Brothers et de nombreux autres établissements financiers, avec la crise de dimension mondiale des subprimes aux États-Unis d’Amérique.

La crise de la « dette du tiers-monde »

Les dettes contractées par les pays du tiers-monde au milieu des années 1970, l’ont été à des taux d’intérêt variables et en dollars. Quelques années plus tard, la multiplication brutale par trois ou quatre de leurs taux d’intérêt par les États -Unis d’Amérique ( 1979), et leur augmentation importante du taux de change du dollar (1981) ont étranglé financièrement ces pays. S’en sont suivies les sinistres « conditionnalités » ultra-libérales, du Fonds monétaire international, une institution à la solde des sociétés capitalistes transnationales, pour piller davantage les économies et les peuples de ces pays, par un drainage considérable des richesses de la périphérie vers le centre capitaliste. Avec les conséquences dramatiques sur les économies et les peuples de ces pays.

La nécessaire annulation des « dettes odieuses »

La notion de « dettes odieuses » a été définie, en 1927, par Alexandre Sack, professeur de droit à Paris, d’origine russe. Il s’agit de dette « contractée par un régime despotique, pour des objectifs étrangers aux intérêts de la Nation, aux intérêts des citoyens. »

Le Center For International Sustainable Dévelopment de l’université McGill de Montréal en donne une définition presque similaire. Ce type de dettes sont « celles qui ont été contractées contre les intérêts des populations d’un État, sans leur consentement et en toute connaissance de cause du côté des créanciers. »

C’est pour cette raison que François Chesnais, à l’instar des autres économistes marxistes et des forces de gauche en Europe, n’appelle pas à l’annulation de toute dette par principe, mais uniquement celles qui ont été conclues au détriment des peuples ou dans des conditions peu scrupuleuses.

D’ailleurs, au cœur même de la haute finance des voix discordantes, mais encore minoritaires, proposent la « restructuration » des dettes souveraines de l’Irlande, de la Grèce et du Portugal.

  1. François Chesnais : Les Dettes illégitimes, quand les banques font main basse sur les politiques publiques, éditions Raisons d’agir, Paris, 2011 []
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Les « aidants sexuels » : une prostitution déguisée et légalisée

par Hakim Arabdiou

 

Les droits des femmes subissent des remises en cause récurrentes. Elle provient cette fois-ci du Collectif Handicaps et Sexualités, crée en 2008. Ce Collectif, qui regroupe notamment l’Association française contre les myopathies, l’Association des paralysés de France et l’Association Handicap international, réclame entre autres des « prestations sexuelles» assurées par des personnes, rémunérées, au profit de nos concitoyens lourdement handicapées.

Or c’est exactement la définition de la prostitution, quelle que soit la «noblesse » du but dont on pare ce prétendu nouveau métier, pas aussi nouveau que cela, et de l’innocent intitulé, « aidant sexuel », qu’on lui attribue.

D’ailleurs, les rares pays au monde où les « aidants sexuels » existent légalement, Pays-Bas, Danemark, Belgique, Suisse et Allemagne, considèrent eux-mêmes cette activité comme une prostitution spécialisée. Ces pays sont également connus pour leur législation trop laxiste envers la prostitution.

Seulement, la France est un pays abolitionniste pour ce qui est de cette pratique dégradante. C’est pourquoi, il faudrait, selon ce Collectif, dépénaliser l’activité des « aidants sexuels », en l’excluant de la catégorie de client prostituteur, qui est à la dois stigmatisante, et bientôt punie par la loi. C’est d’ailleurs ce à quoi s’attèle le député, Jean-François Chossy, rapporteur de la loi de 2005 sur le handicap. Il s’appuie pour cela sur aussi bien la revendication de ce collectif que sur le rapport de Marcel Nuss de 2006, qui préconise la création par l’Etat de ce « nouveau métier ». Ses employés, qui seront formés à cet effet, seraient selon lui à recruter idéalement parmi le personnel paramédical. C’est rien moins que transformer l’Etat français en proxénète.

S’il est important et nécessaire selon la totalité ou la quasi-totalité des organisations féministes françaises, de trouver des solutions aux souffrances sexuelles et affectives des personnes lourdement handicapées, cette solution ne doit en aucun cas résider dans la marchandisation du corps humain, homme ou femme, tel que préconisée par ce Collectif et ces députés. Peut-on également espérer soulager la souffrance des uns en infligeant une souffrance à d’autres ? La prostitution, et ce type de « prestation sexuelle » en est une, constitue l’une des violences les plus graves faites aux femmes.

Ceci d’autant plus, que cette fausse solution contredit l’évolution du droit international, ratifié par la France, appelant les Etats à interdire ce fléau. Déjà, la Convention de 1949 de l’Organisation des Nations unies indique que la prostitution et la traite des êtres humains sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine.

Cette évolution invite aussi avec insistance, les Etats à pénaliser le client prostituteur. Le Protocole de Palerme constitue une grande avancée dans cette perspective. Ce dernier met en exergue, ce qui est l’évidence-même, à savoir que la « demande » de prostitution de la part du client encourage l’ « offre » de prostitution, ainsi que la prolifération de réseaux maffieux de prostitution et l’industrie pornographique, qui trouvent là un marché immense et fort lucratif dans l’exploitation du corps des femmes.

Hélas ! Les féministes savent d’expérience que, encore une fois, ces « nouveaux métiers » se feront principalement au détriment des femmes. Dans les pays ayant légalisé cette « prestation sexuelle», 90% de ces besoins sont ceux des hommes, et autant « satisfaites » par des femmes.

De plus, la légalisation de ce type d’activité risque grandement d’ouvrir la boite de Pandore. Au nom de quoi, demain refuserait-on ce type de « prestation » aux prisonniers condamnés à de longues peines de réclusion ? aux personnes atteintes de maladies chroniques? Aux célibataires trop inhibés pour susciter des rencontres ? …. Si tant est que ce type de relations sexuelles puisse satisfaire la majorité des personnes qui fera appel à eux ?

On court également le risque que parmi les « aidants sexuels » figurent des êtres pervers pouvant exercer des violences envers ces personnes particulièrement vulnérables, en grande partie des femmes. Car ne nous faisons pas d’illusion : le recrutement d’ « aidants sexuels » rencontrera une très grande réticence de la part du personnel paramédical, en particulier féminin, en dépit de la pression du chômage endémique. Cette demande ne sera satisfaite que par le recrutement de prostituées et de peu d’hommes, parmi ceux qui sont fragilisés socialement ou qui y trouvent un moyen fort commode de gagner sa vie.

Enfin, faire appel à des « aidants sexuels » ne fera que renforcer la ghettoïsation des personnes handicapées, alors que la solution serait dans la mise en place d’infrastructures et de moyens financiers et humains aidant les intéressés à mener une vie sociale la plus riche possible, à s’ouvrir sur les lieux de loisir et de cultures… en vue de favoriser des rencontres.

Sources :

  • Contribution de l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir au débat sur la question des « Aidants sexuels », le 25 avril 2011. Cette association partage cette contribution avec le Mouvement NID, qui lutte contre la prostitution.
  • Réponse au manifeste « Tous solidaires avec les personnes handicapées » publié dans le site de l’Express. Cette réponse a été rédigée et signée- par Claudine Legardinier, journaliste, Malka Marcovich, historienne, Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes, Sabine Salmon, présidente de l’association, Femmes solidaires, et signé également par plusieurss organisations féministes.

Clara Magazine, n° 124 du 10 mars 2011

  • Aidants sexuels : entre droits et dignité, de Gwendoline Lefebvre.
  • Le point de vue de Maudy Piot, auteure du livre, Violences envers les femmes, le non des femmes handicapées, éd. L’Harmattan, propos recueillis par Gwendoline Lefebvre.
  • Interview de Maudy Piot, par Sabine Salmon.
  • La victoire du protocole de Palerme. Apogée de la guerre des mots (7e partie), par Malka Marcovich.
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Le monopole de la violence d'Etat n'est pas toujours légitime et légal

par Thierry Brugvin
Sociologue

 

Des mouvements sociaux se soulèvent une révolte populaire s’étend mondialement, de la place Tahir en Egypte, jusqu’à la Puerta del sol en Espagne, de même qu’en France et dans de nombreux pays d’Europe. Pour lutter contre ces mouvements luttant notamment pour la démocratie, la répression policière se renforce. Un des derniers exemple fut l’évacuation par la force et la violence, de milliers de manifestants pacifiquement de la Place de Catalogne à Barcelone. De même à Paris, le 29 mai 2011 à la Bastille, les 8000 manifestants pacifiques « réclamant une « démocratie réelle maintenant ont été évacués par la force. La répression actuelle en Syrie s’inscrit dans le même registre, mais à un niveau très nettement supérieur, puisque des tortures et des assassinats sont commis par les forces policières.
Lorsque les dirigeants Etats sentent que leur pouvoir est menacé même pacifiquement, ils usent régulièrement de la violence. Généralement ils agissent dans le cadre de l’Etat de droit, dans ce cas c’est légal sans être toujours légitime. Mais parfois ceux qui sont censés faire respecter la loi, la violent eux-mêmes. Examinons à présent formes d’action du pouvoir répressif dans sa dimension illégale.

Pour lire la suite, télécharger le fichier pdf, Le monopole de la violence d’Etat n’est pas toujours légitime et légal.