Chronique d'Evariste
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Comment les néolibéraux attaquent la sphère de constitution des libertés pour restaurer les profits

par Évariste
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Si nous voulons comprendre ce titre pour ensuite appliquer la 11e thèse sur Feuerbach de Karl Marx « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais ce qui importe, c’est de le transformer », il convient d’abord de comprendre la cause des actuelles politiques néolibérales pour ensuite voir le lien entre le processus d’émancipation d’une part et le développement de la sphère de constitution des libertés (école, protection sociale et services publics) et enfin détailler le rôle de la bataille pour l’hégémonie culturelle.

Pour combattre la crise du profit, l’oligarchie détruit la sphère de constitution des libertés

C’est bien la crise du profit, qui oblige aujourd’hui les gouvernements, à la solde du capital, à couper les moyens de développement de la sphère de constitution des libertés. Dans le cadre du capitalisme, l’oligarchie a tout essayé : la relance keynésienne dans un seul pays, l’inflation, le développement du crédit, la financiarisation de l’économie. Pour continuer à accroître son profit et sa richesse, l’oligarchie est, dans le cadre du capitalisme, obligé d’entrer dans un processus d’austérité, c’est-à-dire de diminution relative de la masse globale des salaires directs et socialisés. Ce n’est que la résistance des salariés en général et de la classe populaire ouvrière et employée en particulier qui vient limiter cette prédation. Mais pour faire redémarrer de nouveau le processus d’émancipation, il faut plus que de la résistance, il faut changer les rapports de production donc changer de système. Bien sûr, tout cela ne pourra se faire que dans la durée du temps long. Il conviendra au mouvement syndical revendicatif d’une part et au mouvement politique progressiste d’en préciser le chemin.

Tout ce que nous pouvons dire ici et maintenant, est que le contenu de ces luttes et mouvements est déterminant pour s’intégrer dans un processus de transformation culturelle, sociale, économique et politique. Par exemple, toute lutte pour une répartition plus équitable des richesses produites est légitime mais n’est pas suffisante aujourd’hui pour gagner la bataille culturelle, économique, sociale et politique. Il sera par exemple nécessaire de convaincre qu’il faut en même temps, attaquer le mode des rapports de production par la revendication de faire entrer la démocratie dans l’entreprise par exemple par la socialisation progressive des entre prises. Mais aussi lier les libertés individuelles mais également collectives. Nous y reviendrons.

Nous devons aujourd’hui aller bien plus loin qu’en 1945

Dans l’histoire, le processus d’émancipation s’appuie sur le développement autonome de la sphère de constitution des libertés. Ce processus d’émancipation permet le passage des libertés formelles aux libertés réelles. Dit autrement, l’ensemble des libertés formelles (des droits de l’homme et du citoyen) ne sont qu’un leurre si les conditions associées aux libertés réelles ne sont pas priorisées. En langage populaire, à quoi sert l’égalité formelle de la formule « les hommes naissent libres et égaux en droit » s’il y a incertitude du lendemain, si le citoyen ne peut se déplacer, se soigner, acquérir des savoirs émancipateurs pour autonomiser sa vie des conditionnements des puissances économiques et religieuses ? Ou dit encore autrement, à quoi sert l’égalité formelle si nous n’installons pas un processus continu et autonome d’augmentation des droits culturels, économiques et sociaux pour chaque citoyen ? Disons-le encore autrement : le développement de la sphère de constitution des libertés porte en lui la lutte de classe contre les phénomènes d’exploitation, de domination et d’expropriation. Combien de temps allons-nous accepter le discours du moins de cotisations et d’impôts pour aller vers plus d’école émancipatrice, de système de santé et de protection sociale solidaires et de services publics répondant aux besoins des assurés sociaux et de leurs familles ? Et n’appartient-il pas à la République sociale de concrétiser des principes qui doivent aller bien au-delà du simple triptyque républicain « liberté, égalité, fraternité » ?

Voilà pourquoi nous devons avoir en ligne de mire le lien entre le processus révolutionnaire de temps long de la République sociale avec bien sûr ses nouveaux paradigmes et les projets d’une nouvelle école qui partant de Condorcet et de Jaurès pense et élabore l’école pour le XXIe siècle, d’un projet d’un nouvelle protection sociale solidaire pour le XXIe siècle, et des nouveaux services publics. Avec l’idée qu’il n’y a jamais eu d’âge d’or et que tout projet doit être contingent à la période et donc que tout cela doit se construire en tenant compte des déficiences de ce qui a été construit avant nous.
Une fois que nous avons dit cela, il convient de porter au débat la priorité stratégique : est-il plus efficace de lier les combats sectoriels à la transformation globale, culturelle, sociale , économique et politique ou de radicaliser les combats sectoriels à l’intérieur du capitalisme et donc de sa phase actuelle, le néolibéralisme ?
Ce point est d’importance. Nous avions émis l’idée stratégique qu’à la fin des années 80, il était encore possible de faire des avancées sur les problèmes de société même si cette possibilité n’existait déjà plus pour les questions économiques et sociales. Les derniers événements ont montré que la séquence Sarkozy-Hollande voyait le renforcement de la réaction de droite et d’extrême droite dans le peuple, que depuis Valls 2 le social-libéralisme n’était plus capable de tenir une quelconque promesse de gauche et que l’Autre gauche, et c’est un euphémisme, n’était pas à la hauteur des enjeux dans la mesure où elle n’a pas entièrement rompu avec des pans idéologiques qui appartiennent au corpus du modèle réformateur néolibéral1, à moins qu’elle ne se fourvoie dans des solutions simplistes qui font croire à ceux qui y croient qu’une seule idée, qu’un seul mot magique est en mesure de changer le monde, tout en laissant les fondamentaux du capitalisme en place et sans définir les conditions subjectives de son application.
Voilà pourquoi nous estimons aujourd’hui que les nécessaires améliorations sectorielles doivent être aujourd’hui indissolublement liées à un nécessaire processus révolutionnaire. Il n’est plus d’alternative réformatrice partielle possible ; c’est le Grand Tout qui doit être remis en chantier !
Plutôt que de nous faire croire par romantisme ou enthousiasme messianique que 2017 peut ouvrir le paradis si on accepte telle ou telle proposition simpliste, promouvons l’idée que nous nous inscrivons dans une bataille de temps long et qu’il faut commencer par le commencement : soutien et intensification nécessaire des luttes et mouvements revendicatifs des salariés, notamment ceux de la classe populaire ouvrière et employée et des couches moyennes intermédiaires. Mais pour aller dans ce sens, d’autres nécessités conséquentes se font jour : critique radicale mais réaliste, rationnelle et globale du modèle réformateur néolibéral et du capitalisme qui le porte, construire une pensée alternative globale en rupture avec le mode de pensée dominant y compris dans l’Autre gauche, ne jamais proposer un bout du chemin sans proposer en même temps le chemin pour y parvenir (ligne stratégique portée par les couches sociales qui ont intérêt au changement et qui permet le rassemblement majoritaire autour d’eux), priorisation de l’éducation populaire locale, de proximité dans des processus démocratiques liant l’instruction et surtout la co-éducation, engager localement une pédagogie de la victoire même partielle, combattre le déni de classe en priorisant la lutte pour la parité sociale, lier l’ensemble des questions politiques , institutionnelles, sociales, laïques, écologiques, féministes, etc.
Il faut donc mener la lutte de classe et pour cela s’aider de la bataille nécessaire contre l’hégémonie culturelle de la « bourgeoisie » car sans cette dernière bataille la classe populaire ouvrière et employée, alliée aux couches moyennes intermédiaires, ne pourra pas émerger de classe dominée aujourd’hui en classe révolutionnaire demain. Il est donc nécessaire de se battre contre les « idéologues actifs et conceptifs qui ont la spécialité de forger les illusions de la classe dominante sur elle-même » (Marx dans l’Idéologie allemande), illusions qui gagnent et dominent la société entière et donc aussi une partie de l’Autre gauche. Mais « dès qu’apparaît une collision pratique qui met en danger la classe elle-même » (Marx, id.), la crise actuelle par exemple, la lutte idéologique n’est plus, pour la classe dominante la dimension principale de la lutte des classes, le problème immédiat de la classe dominante, qui la mène, étant d’assurer matériellement son avenir en tant que classe. Voilà pourquoi nous devons être attentifs à la restructuration actuelle de la classe bourgeoise et au risque de voir, à la suite d’alternances entre les Sarkozy et Cie et les Hollande et Cie qui ne feront qu’accompagner et approfondir la crise globale, l’oligarchie capitaliste, poussée par les lois tendancielles du capitalisme, passer à l’étape ultime : à savoir, comme dans les années 30, promouvoir une nouvelle alliance autoritaire entre la droite et l’extrême droite. Les dernières propositions de Fillon s’inscrivent dans cette évolution.

Pas de bataille contre l’hégémonie culturelle sans processus d’éducation culturelle

Que faire ? Renforcer, unifier le syndicalisme revendicatif tout en formant ses militants pour mener la lutte de classe. Idem pour le parti du prolétariat et de ses alliés. Tout cela doit aller de pair avec un processus visant à ce qu’une classe dominée devienne une classe révolutionnaire, ce qu’elle n’est pas aujourd’hui.
Comment aider cela ? En œuvrant à provoquer le maximum d’initiatives d’éducation populaire sur ce thème avec des formes différentes : conférences traditionnelles, interactives, gesticulées, ateliers de lecture, conférences populaires sans conférenciers, ciné-débats, théâtre-forum, débat par la controverse active, etc.2
Avec les pensées de Marx, Jaurès, Gramsci et du programme du CNR, actualisées par une analyse la plus fine possible de la période actuelle, gageons de prendre la mesure de la bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle ! Tout ce qui restera à faire en sera facilité !

  1. Communautarisme, pédagogisme, élitisme, ségrégation spatiale, privatisation des profits et socialisation des pertes, déni et exclusion de la classe populaire ouvrière et employée de la vie politique française, acceptation béate de la gentrification, tabou de la propriété lucrative, acceptation du recul de la démocratie et de la souveraineté populaire y compris dans la pratique des organisations syndicales et politiques, croyance que le capitalisme est aujourd’hui amendable, alliances électorales opportunistes, etc. []
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Politique française
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La VIe République pour quoi faire ?

par Bernard Teper
Co-animateur du Réseau Education Populaire. Auteur avec M. Zerbato de « Néolibéralisme et crise de la dette » et avec C. Jousse et Ch.Prudhomme de « Contre les prédateurs de la santé ».
http://wwww.reseaueducationpopulaire.info

 

Jean-Luc Mélenchon a pris l’initiative de centrer son combat pour la VIe République, VIe République qui doit être pour lui le candidat du peuple pour 2017. Sur le plan stratégique, il tente d’utiliser la stratégie de Podemos (« Nous pouvons » en espagnol) : parti politique crée en surplomb avec des statuts qui donne un pouvoir considérable au secrétaire général mais qui mobilise la partie du peuple qui s’était retrouvée dans les Indignés, portion du peuple intéressée par la multiplication des consultations électroniques et des gestions de partage conviviales.
Au moins, Jean-Luc Mélenchon tente-t-il de modifier sa stratégie suite aux échecs électoraux du Front de gauche en 20141. Les autres composantes du Front de gauche n’ont d’ailleurs toujours pas proposé une stratégie qui fait suite à cet échec patent. Parti comme cela, le Front de gauche part handicapé pour la prochaine consultation électorale de mars 2015.

Mais revenons au débat de l’Autre gauche qui se détermine pour beaucoup à partir de la nouvelle proposition stratégique de Jean-Luc Mélenchon, sans se cacher les questions qui demandent débat et traitement.

  •  La première est que la stratégie du Front de gauche fut bâtie sur l’axe gauche antilibérale contre les néolibéralismes de droite et de gauche et que la stratégie de Podemos est bâtie sur l’axe Front du peuple versus l’oligarchie. Pour l’instant , malgré un engouement certain autour de la proposition stratégique de Jean-Luc Mélenchon, beaucoup de militants du Front de gauche sont désorientés.
  • La deuxième est que le slogan « l’intérêt général est notre boussole » manque de contenu. D’abord parce que la classe populaire ouvrière et employée, sans laquelle rien n’est possible, boude pour l’instant les élections. D’autre part parce que la lutte des classes est aujourd’hui si défavorable à la classe populaire ouvrière et employée pourtant majoritaire que ce mot d’ordre demanderait la confiance de cette classe. Enfin, il est difficile de parler d’intérêt général quand sont sont dans l’abstention 70 % de la classe objective populaire ouvrière et employée (majoritaire dans la population), 70 % des chômeurs, 70 % des jeunes de moins de 35 ans et 70 % des couples qui gagnent moins de 20.000 euros par an. La grande majorité de ceux-ci votaient à gauche hier.
    Ce qui doit être construit , c’est une nouvelle « volonté générale du peuple », ce qui n’est pas la même chose. Ce concept forgé par Rousseau dans le Contrat social doit donc être actualisé pour être opérationnel.
  • La troisième  est que le Front du peuple n’est pas constitué pour l’heure. Il faut donc entrer dans un processus constituant (bien avant la Constituante elle-même) pour avoir une chance d’instituer un modèle politique alternatif.
  • La quatrième est qu’avant de proposer une Constitution, il va falloir débattre des principes constituants, des ruptures nécessaires, des exigences indispensables et bien sûr de la stratégie pour les mettre en application. En fait, le débat dans un processus constituant est un débat entre plusieurs modèles politiques alternatifs. Il faut donc penser en terme de modèle politique. Nous reviendrons sur ce point.
  •  La cinquième est, nous ne le répéterons jamais assez, de passer d’une gauche de la gauche à une gauche de gauche.2
  1. Le Front de gauche est passé de 11  % en 2012 à 6,3 % en 2014. Même si ce n’est pas la même élection, le recul est important et l’échec est patent. []
  2. Voir ]
Lutter contre le néo-libéralisme
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CETA : la dinde va-t-elle préparer le repas de Noël ?

par Michel Zerbato
Universitaire.
Auteur de "Néolibéralisme et crise de la dette, aux éditions "Osez la République Sociale"

 

La presse annonce, plutôt discrètement, le bouclage de la négociation UE-Canada du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement, en français AECG : Accord économique et commercial global), négocié par le Canada et l’Union européenne, mais la ratification n’en est pas certaine, notamment car les autorités allemandes sont réticentes1. Non pas parce que l’accord prévoit des règles de passation des marchés publics qui « menacent les filières locales »2 ou qu’il « nivelle par le bas les règles sanitaires, sociales et environnementales »3, mais parce qu’il tend à « détruire la souveraineté des peuples »4. En effet, le texte instaure sous le nom de ISDS un système d’arbitrage international privé afin de régler les différends entre États et investisseurs qui s’estimeraient lésés dans l’exercice de leur droit de propriété par des décisions desdits États.
Dans le cadre de l’ISDS, les entreprises investissant à l’étranger pourraient ainsi demander réparation des pertes de profit que pourrait leur causer une nouvelle réglementation étatique dans le pays d’accueil devant des tribunaux arbitraux privés ( arbitration panels). L’Accord placerait ainsi la réglementation étatique sous le contrôle d’institutions privées.
Si la Commission européenne et le Canada ont conclu un tel accord global de libération des échanges entre ces deux zones, c’est au nom de la doctrine néo-libérale, qui fonde la croissance et le bien-être des populations sur l’éradication des obstacles à l’initiative privée et donc la réduction au minimum de la sphère publique. La disposition qui prévoit l’ISDS relève du néo-libéralisme dans sa version la plus ultra, « libertarianiste », selon laquelle tout peut et doit relever de la sphère privée, y compris la justice.
Mais tous les néo-libéraux ne sont pas sur cette ligne5. Ainsi, des leaders allemands de la Grande coalition gouvernementale, tel Sigmar Gabriel (SPD), refusent cette disposition qui amputerait essentiellement la souveraineté nationale. De même, au Parlement européen, qui devra se prononcer sur l’Accord, de nombreux députés, socialistes, libéraux ou de centre gauche, considèrent que les justices nationales protègent déjà très suffisamment l’investissement étranger, approuvent globalement l’Accord à condition d’en sortir cette disposition selon eux inutile.
Ces opposants au texte ne partagent pas l’ultra-libéralisme de la Commission car ce sont des ordo-libéraux, dont l’individualisme moins radical borne la liberté d’entreprendre par la nécessaire préservation de la cohésion sociale. Pour eux, le système économique n’est pas un simple agrégat d’agents individuels seuls à même de décider de leur bien, il s’inscrit dans un ordre social hors duquel régnerait le chaos et serait contestée la société libérale. À l’opposé des « ultras », les ordo-libéraux considèrent que celle-ci ne s’auto-construit pas par auto-régulation, mais qu’elle doit être régulée par l’instance politique afin d’en optimiser la cohérence globale. Leur approche d’une situation concrète les conduits à une position politique différente.
À la demande très largement partagée de révision du texte sur ce point, Karel de Gucht, le Commissaire au commerce, a sèchement opposé une fin de non-recevoir, au prétexte qu’une réouverture des discussions rendrait caduc l’accord entier. De plus, selon lui, le CETA protège l’investissement de la façon « la plus moderne et transparente qui soit », le reste n’est « qu’émotion populiste ».
On peut donc penser, a priori, que le sort de l’Accord dépendra du rapport de forces entre les « ultra » de la Commission, intégristes d’un marché dont les lois s’imposent aux États, et les « ordo » du Parlement, plus soucieux de réalité politique. Or, même s’ils siègent dans des groupes paneuropéens, les députés européens sont élus sur une base nationale, et la question est alors de savoir comment se positionnera le Parlement : en émanation des pays de l’UE, en Parlement des nations, ou en représentant de l’UE en tant que telle, en Parlement communautaire.
Depuis la constitution de l’UE, sa gouvernance balance entre pôle communautaire, au sens où le pouvoir appartient au Parlement, dont doit émaner la Commission, et pôle intergouvernemental, au sens où c’est le Conseil européen de l’UE qui pilote une Europe des nations, selon le résultat de tractations entre chefs d’État et de gouvernement. Selon la position du balancier, la bataille sera donc entre, d’un côté, la bureaucratie européenne (la Commission) et, de l’autre, des oligarchies nationales concurrentes ou une oligarchie européenne naissante.
À la « faveur » de la crise les États ont clairement bloqué le balancier de leur côté, réduisant la Commission à l’exécutant de leurs décisions, tandis que nombre d’européens croient que c’est la Commission qui décide de leur sort. Cependant la Commission garde une certaine autonomie, par sa force de proposition, qui est clairement ultra-libérale : en témoignent les rapports qu’elle produit ou les négociations qu’elle mène, toujours plus ou moins secrètement, et toujours orientés vers le maximum de dérégulation, dont le projet final de CETA est le dernier exemple connu.
Cependant, tout un courant « fédéraliste » voit dans l’avènement de la Commission Juncker une prise d’avantage du Parlement sur les États, donc de la dimension communautaire de l’UE sur sa dimension intergouvernementale, ce qui constituerait une étape importante de son avancée vers le fédéralisme6. Cet avènement renforcerait les avancées que seraient les différents mécanismes de régulation financière, l’Union bancaire, etc.
Un tel enthousiasme suppose que le Parlement européen soit un Parlement de l’UE au sens plein, qu’il soit le représentant d’une nation européenne en devenir à laquelle le mouvement de fédéralisation conduirait « en douceur », sans rupture violente7. Il suppose aussi que la Commission soit autre chose qu’une bureaucratie hors-sol qui gère sa reproduction, or son caractère supra-national la fait ultra-libérale par nécessité, et il n’est pas certain qu’elle souhaite autre chose qu’un fédéralisme limité aux sphères économique et monétaire, c’est-à-dire excluant tout contrôle politique.
Cet enthousiasme suppose aussi que ce mouvement de fédéralisation soit un mouvement vers une intégration politique, et de là militaire, vers des transferts économiques et sociaux, vers une politique industrielle qui ne se réduise pas à une politique de la concurrence « libre et non faussée », etc. Sans parler du contrôle de la Banque centrale pour arracher la souveraineté monétaire européenne à l’oligarchie financière dont la bureaucratie de Francfort est le relais.
Pour l’instant, rien de tout cela. En fait, les fédéralistes voient du progrès fédéral là où il n’y a que polarisation du pouvoir au sein de l’UE : selon la doctrine économique libérale qui sous-tend sa construction « maastrichtienne », l’euro impose aux « partenaires » européens une convergence en termes de compétitivité qui devrait hisser les pays plus faibles au niveau du meilleur, mais l’incapacité desdits pays, notamment de la France, a réaliser l’objectif ouvre un boulevard à la puissance allemande. Le couple franco-allemand est défait, la déflation guette, l’Allemagne elle-même faiblit, mais c’est bien à elle, la plus compétitive, que la pseudo fédéralisation donne le pouvoir.
Ainsi, le mouvement apparent de fédéralisation avance au rythme de la main-mise de l’Allemagne sur les instances de décision européennes, qui gouvernent l’économie et la monnaie. Et le fait que l’Allemagne contrôle étroitement la nouvelle Commission et le Parlement89.
Ainsi, en faisant l’impasse sur l’idée de nation comme fondement du politique et de la construction politique du marché, les pseudo fédéralistes, ouverts ou cachés (au nom d’un internationalisme béat hélas largement partagé au sein même de la gauche de la gauche), se font des alliés objectifs de l’ultra-libéralisme et du recours à l’arbitrage privé.
Les États vont-ils se déposséder des prérogatives politiques qu’il leur reste, dont ici la justice, au profit des « marchés », et se saborder, tels des dindes qui prépareraient le repas de Noël ? La mobilisation des peuples sera un élément essentiel de la détermination du rapport de forces entre oligarchies établies ou en devenir et, par delà, de l’avenir de la souveraineté nationale et de l’émancipation de l’humanité.

 

Note sur le titre : Cette métaphore maintes fois utilisée est particulièrement pertinente dans les débats européens, cf par exemple S. Goulard, députée européenne Modem (groupe ALDE), qui affirmait ainsi son fédéralisme (Revue civique, n° 9, 2012) : « Je sais qu’on ne demande pas à la dinde de préparer Noël, mais c’est pourtant ce qu’il va falloir faire ! Les pouvoirs nationaux doivent enfin accepter le fait que leurs propres compétences ont atteint leurs limites et que leur mission est de transférer au niveau européen ce qui doit l’être… »

 

  1. Cf, par exemple, Le Monde : ]
  2. ]
  3. ]
  4. ]
  5. Y compris Juncker lui-même, qui semble réticent devant le résultat de ces négociations hérité de la Commission Barroso : ]
  6. Par exemple, J. Quatremer : ]
  7. L’histoire montre que ce sont les États qui font les nations (Hobsbawn) et que cela s’est toujours cristallisé dans une guerre, civile ou extérieure, ou les deux à la fois : cf France, Italie, É-U, Allemagne, etc. []
  8. Fédéraliste convaincu, mais pour une fois lucide, J. Quatremer, s’en inquiète : ]
  9. ]
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Du point de vue de l'oligarchie capitaliste, tout se passe à merveille !

par Bernard Teper
Co-animateur du Réseau Education Populaire. Auteur avec M. Zerbato de « Néolibéralisme et crise de la dette » et avec C. Jousse et Ch.Prudhomme de « Contre les prédateurs de la santé ».
http://wwww.reseaueducationpopulaire.info

 

Entre 2008 et 2011, si l’on considère la masse globale des revenus en France, les 10  % les plus pauvres ont perdu environ 150 millions d’euros, alors que les 10  % les plus riches se sont enrichis de 18 milliards1. L’oligarchie jubile !
Bien sûr, pour en arriver là, si on tient compte de la crise, des lois tendancielles de l’économie capitaliste et du rapport des forces actuel de la lutte des classes, il n’y a aucune raison que cela ne continue pas à court terme. Alors la sérénade continue…

Sur le plan de l’écologie, le rapport bisannuel du rapport Planète vivante du Fonds pour la nature (WWF)2 présente ses trois indicateurs :

  • l’indice planète vivante (IPV) qui mesure l’évolution de la biodiversité a baissé de 52 % en 40 ans ;
  • l’empreinte écologique mesure la pression qu’exerce l’homme sur la nature. Elle calcule précisément les surfaces terrestres et maritimes nécessaires pour produire chaque année les biens et services que nous consommons (nourriture, combustibles, espace pour les constructions, etc) et absorber les déchets que nous générons. Elle a doublé en 50 ans et représente aujourd’hui 1,5 fois la quantité prélevée qui se reconstitue chaque année. Nous avons donc largement entamé la quantité de ressources naturelles renouvelables.
  • la croissance exponentielle de l’ empreinte eau ​ entraîne que 2,7 milliards de personnes connaissent une grave pénurie d’eau pendant au moins un mois par an.

Les prestations sociales sont frappée de façon violente3:

  • baisse des aides à la garde des enfants,
  • partage paritaire du congé parental qui en fonction de la faible allocation ne sera pas pris par le deuxième conjoint qui a un salaire supérieur,
  • baisse de la prime à la naissance,
  • réduction de la majorité pour âge des allocations familiales,
  • 3,2 milliards de moins pour les prestations assurance-maladie, mais rien n’est fait pour les 25 milliards de fraudes patronales à la Sécurité sociale (soit près du double d’un « trou de la Sécu » construit et fabriqué !),
  • continuation de la politique économique qui diminue structurellement les recettes de la sécurité sociale donc aggravation prévisible des déficits sociaux et donc de la dette totale qui vient de dépasser 100 % du PIB comme nous l’avions prédit. On voit bien que la baisse de la dette n’est pas l’objectif prioritaire de l’oligarchie(déjà Marx disait que « la bourgeoisie tient l’Etat par la dette »). Son objectif  est tout simplement l’augmentation sauvage des profits et donc de la richesse de l’oligarchie et de ses alliés.

Malgré l’aide complémentaire santé (ACS), sorte de subvention de l’Assurance-maladie pour développer la Mutualité française qui ne rêve que de supplanter l’Assurance -maladie et de participer à la privatisation des profits et à la socialisation des pertes de la Sécurité sociale, le nombre de personnes qui n’ont pas de complémentaire santé augmente. En 2012, 3,3 millions de personnes n’en n’ont pas, soit 500 000 de plus qu’en 2010. Ce n’est pas de l’ACS dont les assurés sociaux ont besoin mais d’une Sécurité sociale remboursant à 100 % les soins et la prévention.

Quant à l’école, on s’approche du fond. 130.000 élèves sortent de l’école sans diplômes ni qualifications. Plus de 30 % des élèves arrivant en 6e ne comprennent pas ce qu’ils lisent. D’après la Direction générale de l’enseignement scolaire(Dgesco), 659.293 journées d’absence d’enseignants n’ont pas été remplacés sans compter les absences pour formation ou pour congés longue durée.

Grâce au Canard Enchaîné4, nous savons que le gouvernement Hollande-Valls2  favorise l’école privée confessionnelle (4). L’ Ecole supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE ) de l’académie de Créteil pratique pour l’enseignement le mode suivant : un enseignant devant 700 étudiants. Ces étudiants qui devaient durant leur deuxième année faire des stages sont en fait envoyés faire des remplacements sans stage. Devant la pénurie des enseignants (tous les postes ne sont pas pourvus), l’académie prend les étudiants qui ont échoué au concours et comme cela ne suffit pas l’académie démarche des chômeurs au téléphone via Pôle emploi5. Les meilleurs élèves ne se présentent pas dans l’académie de Créteil car le bouche à oreille dit tout bas que le gouvernement a abandonné certains départements dont le 93, département où un élève perd un an d’apprentissage durant sa scolarité. Et tant pis pour le niveau nécessaire pour les élèves. Voilà le résultat de la politique scolaire du néolibéralisme triomphant.

Malgré son opposition, le Conseil général de Guyane va être obligé de payer ses ecclésiastiques (uniquement catholiques d’ailleurs) tout simplement parce que l’oligarchie capitaliste et ses alliés PS et UMP préfèrent un édit de Charles X à la loi de 19056 !

Mais tout cela n’est pas grave pour l’oligarchie capitaliste et ses alliés : pour vous en convaincre, relisez la première phrase de cet article. Tout va donc très bien pour elle !
Voilà pourquoi il faut travailler à l’augmentation du rapport de forces du prolétariat et de ses alliés. Et pour aider ce projet, multiplier les initiatives d’éducation populaire pour commencer par le commencement à savoir préparer la bataille de l’hégémonie culturelle.

  1. ]
  2. ]
  3. ]
  4. Voir]
  5. AFP le 27 septembre 2014 []
  6. ]
Protection sociale
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"Socialwashing" ou l’instrumentalisation de la protection sociale

par Anouk Renaud

Source de l'article

 

NDLR – Cet article du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde (CATDM) a l’intérêt de montrer l’extension aux pays du Sud des politiques néolibérales que ReSPUBLICA dénonce si souvent, en matière de protection sociale, pour la France. Il n’est pas étonnant que des logiques assistancielles/assurantielles prévalent dans des pays sans tradition de défense du salaire socialisé : c’est en effet un argument pour le défendre ici. Mais, pour aller au-delà de la conclusion de l’auteur, nous pensons qu’il reste nécessaire d’envisager la division capitaliste du travail à l’échelle internationale, et utile de garder une vision nationale de ces questions : celle des souverainetés économiques, à commencer par l’autonomie de la monnaie, qui renvoient nécessairement à une perspective politique, liée à des rapports de classe spécifiques. A cet égard, le Sud, pas plus que le Nord, ne constituent des entités homogènes.

 

Considérée depuis peu comme la clé de voûte du développement des pays du Sud, la protection sociale fait son grand come-back sur l’agenda international. On pourrait s’étonner de ce soudain intérêt que lui portent des institutions telles que la Banque mondiale, qui imposent depuis plus de trente ans des politiques d’ajustement structurel violant les droits humains. De plus, ce nouvel engouement pour la protection sociale survient paradoxalement au même moment où les politiques d’austérité entraînent la réduction drastique des budgets sociaux en Europe. Mais derrière ces contradictions apparentes et des politiques publiques que l’on pourrait croire opposées, les pays du Sud et ceux du Nord convergent vers une même logique : celle d’une nouvelle conception de la « sécurité sociale ». Afin de mieux comprendre ce phénomène, allons voir ce qui se cache derrière cette ferveur dont fait l’objet la protection sociale au Sud.

Aussitôt créés, aussitôt démantelés

Dès les années 1920 et 1930 en Amérique Latine puis après la Seconde Guerre Mondiale pour l’Afrique et l’Asie, les pays du Tiers-Monde mettent en place les premiers jalons de leurs systèmes de protection sociale. |1| Ces systèmes encore largement embryonnaires s’inspirent alors des expériences européennes (celles des colonisateurs pour beaucoup) et développent des modèles de type assurantiel, appelés également modèles bismarckiens. Le financement de ces systèmes contributifs repose sur les cotisations de ses bénéficiaires. Cotiser s’avère donc obligatoire pour prétendre aux prestations sociales, dont les montants varient en fonction des rémunérations des salariés.

Après les indépendances, la poursuite et la consolidation des politiques publiques en matière de protection sociale apparaissent pour la « communauté internationale » comme une priorité. Le pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 ainsi que la déclaration de l’assemblée générale de l’ONU sur « le développement et le progrès social » de 1969 reprennent ainsi les éléments fondamentaux du modèle social européen, à savoir la citoyenneté, l’universalité, la démarchandisation, la sécurité des revenus, la solidarité organique… |2|

Mais cet élan pour la protection sociale va très vite se heurter aux lois du néolibéralisme. La crise de la dette extérieure des pays du Tiers-Monde dans les années 80 constitue sans aucun doute le point de départ et surtout le prétexte à un démantèlement des systèmes sociaux via les plans d’ajustement structurel (PAS). Pour ne citer qu’un exemple de cette politique antisociale exigée par les institutions financières : le développement de fonds de retraite privés notamment en Amérique Latine mais aussi en Afrique du Sud.

Aujourd’hui, le déficit de sécurité sociale au Sud est béant. Si l’on considère d’abord le taux de couverture, c’est-à-dire la part de la population protégée, celui-ci peine à atteindre 10 % des travailleurs dans les pays les moins avancés |3| et oscille entre 20 et 60% dans les pays à revenus intermédiaires. |4| Mais il faut aussi prendre en compte la faible diversité des « risques » couverts, à la lumière des neuf socles prévus par l’Organisation International du Travail. |5| Dans beaucoup de pays du Sud et particulièrement en Afrique, les dispositifs de protection sociale se cantonnent en effet à la vieillesse, aux accidents du travail, à l’invalidité et à l’indemnisation des survivants. |6|

C’est dans ce contexte que la protection sociale réapparaît aujourd’hui sur l’agenda des grandes organisations internationales, qui préconisent son élargissement afin d’atténuer les effets de la crise et pour soutenir le développement des économies du Sud. Plus qu’un simple retour, la protection sociale fait l’objet d’un changement sémantique voire d’une véritable réhabilitation conceptuelle et idéologique. L’heure ne semble plus être à la promotion des droits économiques et sociaux, mais bien à la réduction de la pauvreté.

La généralisation des transferts monétaires

L’incarnation la plus flagrante de ce nouvel élan pour la protection sociale et de sa transformation idéologique sous-jacente reste les programmes de transferts monétaires, qui se sont développés cette dernière décennie dans de nombreux pays du Sud. Cette nouvelle génération de mesures de sécurité sociale obéit à une logique assistancielle, dite également beveridgienne |7| car elles ne sont pas contributives. Ne bénéficiant qu’aux plus pauvres, les prestations sociales accordées (généralement plus faibles que celles des systèmes contributifs) le sont sous condition de ressources et sont financées via l’impôt. Au-delà des critères d’éligibilité, les transferts monétaires peuvent même être conditionnés. C’est le cas de la célèbre « Bolsa Familia » au Brésil, qui impose des contreparties en matière d’éducation, de santé et d’assistance sociale, notamment la scolarisation et la vaccination des enfants. La mise en œuvre de ces transferts monétaires soulève plusieurs difficultés et est loin d’être exempte de critiques, comme nous le montrent les différentes études de cas analysées dans l’avant dernier volet d’Alternatives Sud « Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan ». |8|

A l’instar de tout ciblage administratif se pose en premier lieu la question de la pertinence et de la rigidité des critères mobilisés. Les risques d’exclusion voire d’inclusion injustifiées ont été soulevés par un rapport de l’International Poverty Centre qui a estimé que 70% des pauvres ont été exclus du programme mexicain « Oportunidades », tandis que 36% des bénéficiaires n’en avaient pas besoin. |9| La substitution de transferts monétaires à la distribution publique de denrées alimentaires de base, comme ce fut le cas en Inde, les exposent également aux fluctuations des prix et ainsi à une dévaluation de leur valeur réelle. |10| Toutefois, l’aspect le plus problématique de la mise en œuvre de transferts monétaires en Inde est qu’elle s’est faite au détriment des services publics. Alors que l’allocation d’une aide aux plus pauvres se devrait d’être une mesure complémentaire à une fourniture de services publics de qualité, force est de constater que l’insuffisance des budgets publics pousse les gouvernements à choisir entre transfert monétaire et fourniture de services publics. |11| A tel point que, dans de nombreuses situations, les transferts monétaires permettent juste aux plus pauvres d’accéder à des biens et des services gérés par le secteur privé. C’est le cas en Afrique du Sud, où les politiques sociales adoptées par l’African National Congress – dans la droite lignée du régime de l’apartheid – conjuguent une privatisation des services publics (appliquant le principe de recouvrement des coûts) avec l’octroi d’allocations publiques aux plus pauvres. |12| La politique du «  Free Basic Services » offre 6m3 d’eau à un ménage chaque mois mais les compteurs demeurent prépayés et les prix très élevés pour tout m3 supplémentaire consommé. Aux mains de fournisseurs privés, et notamment de la multinationale française Suez, le prix de l’eau au m3 a doublé entre 1997 et 2004 à Durban et les déconnexions se sont multipliées. |13| Les transferts monétaires peuvent donc être utilisés comme un rouage du néolibéralisme, assurant plus de débouchés à des services publics privatisés.

La protection sociale selon la Banque mondiale

Dès les années 1990, la réduction de la pauvreté devient le fer de lance des politiques internationales au premier rang desquelles celles de la Banque mondiale. Si à cette époque la protection sociale n’est pas considérée comme une solution potentielle (voire même comme un poids dont n’a pas à s’encombrer l’Etat), elle le devient à partir des années 2000. Aux antipodes de la sécurité sociale promue par le Conseil National de la Résistance en France au lendemain de la Seconde guerre mondiale ou par le pacte de 1966 sur les droits économiques, sociaux et culturels, cette « nouvelle sécurité sociale » se cantonne à une protection a minima et ciblée, entendant simplement réduire la pauvreté. Le changement s’avère donc d’ampleur. La protection sociale n’est plus censée assurer une sécurité de revenus pour tous et permettre une émancipation individuelle et collective, mais se doit avant tout de soutenir la demande et la productivité économiques pour in fine accroître la croissance. Ce vœu libéral peut très bien passer par l’élargissement de la sécurité sociale, si celle-ci consiste à améliorer la résilience des plus pauvres, en leur permettant de mieux gérer les risques auxquels ils doivent faire face. La protection sociale n’a donc plus besoin d’être universelle, mais reste circonscrite à ceux qui en ont le plus besoin (et qui les méritent…). Bref, la protection sociale n’est plus envisagée comme un droit collectif et universel, mais comme un investissement sur les plus pauvres censé engendrer des gains économiques. Elle se limite à la réduction (voire à la gestion) de la pauvreté, n’entendant plus s’attaquer à ses racines : la répartition des richesses.

Bien entendu, cette vision proposée notamment par la Banque mondiale ne fait pas pleinement consensus au sein des organisations internationales, qui ne suivent pas toutes la même logique, comme le montrent les analyses de Francine Mestrum. |14| Si l’OIT et l’ONU mettent aussi l’accent sur les avantages économiques, elles conservent une lecture de la protection sociale en termes de droit et préconisent son élargissement aussi bien verticalement qu’horizontalement. |15| Toutefois, la position de l’OIT demeure ambiguë sur cette question, car elle reste muette sur les modalités concrètes de mise en œuvre de ce droit à la protection sociale, se limitant par défaut à un ciblage sur les plus pauvres voire à des prestations conditionnées. L’institution marche d’autant plus sur des œufs qu’elle collabore étroitement avec la Banque mondiale, sur des sujets connexes tels que le Doing Business, |16| ou publie en 2013 un rapport sur le rôle que les multinationales pourraient jouer dans l’extension de la protection social via la RSE (Responsabilité Sociale des Entreprise). |17|

L’efficacité des transferts monétaires à enrayer la pauvreté dans les pays où ils ont été mis en œuvre ne semble pas faire l’unanimité. Gardons-nous cependant ici de tirer à boulets rouges sur ces programmes en tant que tels, mais soulignons du moins que leur utilisation actuelle atteste de la construction d’un paradigme néolibéral de la protection sociale. Les transferts monétaires peuvent tout à fait avoir des effets positifs et être au service d’une véritable politique de protection sociale à condition d’être déployés en tant que complément d’un système social complet et de services publics de qualité. Ils s’avèrent d’autant plus essentiels dans les pays du Sud, où demeure l’épineuse question de la prise en charge des travailleurs du secteur informel.

Les PAS : prérequis à cette nouvelle sécurité sociale ?

Les plans d’ajustements structurels ont largement alimenté cette nouvelle vision de la protection sociale et sa mise en œuvre via les transferts monétaires et cela du fait de plusieurs facteurs. D’abord les PAS ont fait augmenter le chômage, ce qui a amplifié l’emploi informel et donc limité la portée des systèmes contributifs mis en place dans les années 50, notamment en Afrique. Le développement de dispositifs non contributifs est ainsi apparu comme une réponse à la chute du taux de couverture. |18|
De plus, l’assainissement des dépenses publiques et les coupes dans les budgets sociaux amènent les gouvernements à faire des choix entre différentes politiques sociales, ce qui s’est traduit par une focalisation des dépenses sur des programmes d’assistance sociale ciblée. |19| Enfin, les conséquences désastreuses des PAS sur le tissu social des pays endettés ont nourri l’idée d’une intervention publique subsidiaire auprès des populations les plus touchées, une logique urgentiste où il s’agissait (faute de mieux) de stopper l’hémorragie.

Tout se passe comme si les PAS avaient démantelé les politiques sociales du Sud pour ouvrir la brèche à cette « nouvelle protection sociale » propice à l’accomplissement des objectifs néolibéraux. Quid alors du démantèlement de la protection sociale en Europe ? Démanteler pour réorienter la logique : le processus semble également en marche en Europe, où l’UE parle « d’investissements sociaux » afin d’améliorer le « capital humain », excluant donc de fait les politiques sociales non « rentables ». |20| Et cela parallèlement à la destruction des États providence qu’elle orchestre. La nouvelle génération de transferts monétaires se développe d’ailleurs également dans les pays du Nord. S’inspirant de son homologue mexicain, le programme « Opportunity NYC » mis en place à partir de 2007 dans la ville de New York permet à des familles modestes de toucher des prestations supplémentaires si elles répondent à certains objectifs en termes d’éducation, de travail et de couverture santé. 50 dollars octroyés pour la possession d’une carte de bibliothèque ou encore 25 dollars si le ménage assiste aux réunions parents-professeurs. |21|

La construction d’un « nouveau paradigme social est donc en cours d’élaboration » au Nord comme au Sud. |22| Pour contrer ce phénomène et faire valoir nos droits à une protection sociale, il est urgent de déprivatiser les services publics, refuser les politiques d’austérité et le paiement des dettes illégitimes au Sud comme au Nord.

Notes

|1| François POLET, « Etendre la protection sociale au Sud : défis et dérives d’un nouvel élan »,Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan, Editions Syllepse/Centre Tricontinental, 2014, p.10

|2| Francine MESTRUM, La protection sociale universelle. Quelles visions et quels enjeux ?, conférence organisée par le Gresea, le vendredi 20 mai 2014

|3| L’Afrique Subsaharienne enregistre le taux de couverture le plus faible, avec seulement 6% des travailleurs.

|4| Au niveau mondial, selon le dernier rapport de l’Organisation International du Travail, seulement 27 % de la population en âge de travailler bénéficie d’une protection sociale complète, tandis que 73% ne peuvent prétendre qu’à une couverture partielle ou ne sont pas couverts du tout.
http://ilo.org/global/about-the-ilo…

|5| La convention n°102 de l’OIT prévoit neuf branches principales : soins médicaux, indemnités de maladie, prestations de chômage, prestations de vieillesse, prestations en cas d’accident du travail et de maladie professionnelle, prestations familiales, prestations de maternité, prestations d’invalidité et prestations des survivants.

|6| Kwabena Nyarko OTOO et Clara OSEI-BOATENG, « Défis des systèmes de protection sociale en Afrique », Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan, Editions Syllepse/Centre Tricontinental, 2014, p.98

|7| En 1942, William Beveridge publie le rapport « L’Assurance sociale et les prestations connexes », qui servira de bases à la mise en place d’un système de sécurité sociale au Royaume-Uni.

|8| Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan, Editions Syllepse/Centre Tricontinental, 2014

|9| Jayati GHOSH, « Les transferts monétaires, remède miracle contre la pauvreté en Inde et ailleurs ? », Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan, Editions Syllepse/Centre Tricontinental, 2014, p.56

|10| Ibid., p.54

|11| Ibid., p.56

|12| Patrick BOND, « Parler à gauche en marchant à droite : les politique sociales en Afrique du Sud », Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan, Editions Syllepse/Centre Tricontinental, 2014, p.112

|13| Ibid., p.114

|14| Francine MESTRUM, « La protection sociale : le nouveau cheval de Troie du néolibéralisme », Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan, Editions Syllepse/Centre Tricontinental, 2014, p.199

|15| Ibid, p.201

|16| http://cadtm.org/Doing-Business-et-…

|17| http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/pu… soc_sec/documents/publication/wcms_210102.pdf

|18| Kwabena Nyarko OTOO et Clara OSEI-BOATENG,op. cit., p.95-96

|19| Claudia ROBLES, « La protection sociale, la citoyenneté et l’égalité en Amérique Latine : un projet réalisable ? »,Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan, Editions Syllepse/Centre Tricontinental, 2014, p.145

|20| Francine MESTRUM, op cit., p.205-206

|21| Julien DAMON, « Les transferts monétaires conditionnels : une innovation du Sud transposable en France ? », Revue de droit sanitaire et sociale, n°6, 2010, pp.1151-1159, p.1157

|22| Francine MESTRUM, op cit., p.198

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« Repenser la filiation : un enjeu de progrès »

 

logos_ufal_enfantsaecL’UFAL et Les Enfants d’Arc en Ciel organisent un colloque « Repenser la filiation : un enjeu de progrès » le samedi 11 octobre 2014 à l’UNAF (salle Laroque) 28 place Saint-Georges, Paris 9e.

 

Présentation du colloque

L’UFAL défend, de manière singulière au sein du mouvement familial, une conception diamétralement opposée aux visions biologisantes de la famille : à ses yeux, la famille n’est pas un fait naturel, mais une construction sociale et symbolique.

L’association Les Enfants d’Arc en Ciel défend et promeut la famille LGBTparentale, en créant une visibilité, en aidant à lui créer une place dans les pratiques de la société et dans le droit, en luttant contre les discriminations qui lui sont faites et en militant pour l’égalité des droits puisqu’elle en assume déjà les devoirs.

Il a semblé judicieux aux deux associations de s’associer pour inviter des chercheurs et des acteurs de terrain à venir exposer leurs travaux, et ainsi permettre la réflexion et le débat sur la filiation.

L’enjeu est de taille : il n’est rien de moins que l’acceptation de toutes les familles, dans toute leur diversité, et l’octroi de droits identiques.

Programme du colloque

9h-9h30

Accueil

9h30-9h45

Introduction

Nathalie Allain Djerrah, présidente des Enfants d’Arc en Ciel

9h45-12h30

Table ronde « Les limites de la filiation pseudo-procréative »

incluant un temps d’échange avec la salle

Intervenants :

  • Les réponses jurisprudentielles à la création du lien parental, par Xavier Gadrat, ancien juge aux affaires familiales, secrétaire national du Syndicat de la Magistrature
  • Les difficultés rencontrées par les familles GPA et la décision de la CEDH, Dominique et Sylvie Mennesson, co-présidents de l’association C.L.A.R.A.
  • L’adoption de l’enfant du conjoint dans les familles homoparentales, par Éloïne Thévenet Fouilloux, vice-présidente de l’association Les Enfants d’Arc en Ciel
  • L’expérience transgenre de la parenté, par Karine Espineira, Université de Nice – Sophia Antipolis

12h30-14h

Pause-déjeuner

14h-16h45

Table ronde « Réforme(s) de la filiation »

incluant un temps d’échange avec la salle

Intervenants :

  • Les nouvelles formes de biologisation de la filiation, par Daniel Borrillo, professeur de droit, chercheur associé au CNRS
  • Rapport Théry et Leroyer : Pour la fin du modèle pseudo-procréatif en droit français, par Laurie Marguet, doctorante contractuelle en droit public, et Marie Mesnil, ATER en droit privé
  • Proposition de loi, par Thomas Linard, auteur de Filiation dès la naissance

16h45-17h

Conclusion

Christian Gaudray, président de l’UFAL

Gratuit sur inscription via le formulaire ci-dessous :

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A propos de la dernière chronique d'Evariste

 

Pierre N. nous a transmis le beau texte ci-dessous pour illustrer, déjà sous la Commune, la question de la représentation populaire dans le corps politique, sujet de la Chronique du n°760 : « L’impensé de toutes les gauches : l’exclusion politique de la classe ouvrière et employée » :

CITOYENS,
Notre mission est terminée: nous allons céder la place dans votre Hôtel-de -Ville à vos nouveaux élus, à vos mandataires réguliers. Aidés par votre patriotisme et votre dévouement, nous avons pu mener à bonne fin l’œuvre difficile entreprise en votre nom. Merci de votre concours persévérant ; la solidarité n’est plus un vain mot : le salut de la République est assuré. Si nos conseils peuvent avoir quelque poids dans vos résolutions, permettez à vos plus zélés serviteurs de vous faire connaître, avant le scrutin, ce qu’ils attendent du vote aujourd’hui.

CITOYENS,
Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant votre propre vie, souffrant des mêmes maux.
Défiez-vous autant des ambitieux que des parvenus ; les uns comme les autres ne considèrent que leurs propres intérêts et finissent toujours par se considérer comme indispensables.
Défiez-vous également des parleurs, incapables de passer à l’action ; ils sacrifieront tout à un discours, à un effet oratoire ou à un mot spirituel.
Évitez également ceux que la fortune a trop favorisés, car trop rarement celui qui possède la fortune est disposé à regarder le travailleur comme un frère.
Enfin, cherchez des hommes aux convictions sincères, des hommes du Peuple, résolus, actifs, ayant un sens droit et une honnêteté reconnue.
Portez vos préférences sur ceux qui ne brigueront pas vos suffrages ; le véritable mérite est modeste, et c’est aux électeurs à choisir leurs hommes, et non à ceux-ci de se présenter.
Nous sommes convaincus que, si vous tenez compte de ces observations, vous aurez enfin inauguré la véritable représentation populaire, vous aurez trouvé des mandataires qui ne se considéreront jamais comme vos maîtres.

Hôtel-de-Ville, 25 mars 1871, le comité central de la Garde nationale