n°808 - 25/03/2016
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Chronique d'Evariste
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Bruxelles : contre la terreur de masse, des principes et des armes

par Évariste

 

Après Paris, c’est au tour de Bruxelles de vivre l’épouvante créée par le total-terrorisme islamiste en action. La guerre injuste et ignoble menée par Daech aux prolétariats européens continue.
Non, le djihadisme n’est pas causé par « nos guerres ». Indécence de ce déplacement de responsabilité. Voyageurs de Zaventem, travailleurs coincés dans le métro de Maelbeek, foules de toutes les capitales, nous ne sommes pas responsables de leurs agissements ignobles : nous sommes des victimes, point à la ligne. Les fous de Dieu sont en guerre contre ce que nous sommes, pas contre ce que nous faisons. C’est pourquoi ils tuent partout, là où ils le peuvent, du Moyen-Orient aux villes européennes, et sans aucun égard puisqu’à leurs yeux, nous sommes tous et définitivement coupables.
Cette force immonde est en marche. Elle ne sera pas arrêtée, nous le savons, par des pétitions de principe. Contre elle, il faut des principes et des armes.

Il est impératif de lutter sur tous les fronts ouverts par ce monstre politico-religieux : militaire, policier, juridique, judiciaire, éducatif, social, politique et symbolique. Aucun terrain n’est à négliger. Oui, sécurité et liberté doivent être combinées. Pour de vrai, pas pour les opposer sans cesse. Profiter du terrorisme pour avancer les pions d’un changement de régime, au profit d’une société fermée laissant la bride sur le cou aux services policiers, est inepte et dangereux. Mais tenir un discours exclusivement centré sur la défense des libertés, tout en étrillant soigneusement tous les dispositifs de sécurité anti-terroriste au fur et à mesure qu’ils sont élaborés, ce n’est pas tenir l’équilibre : c’est pencher du côté de l’angélisme. Et dans la période actuelle tout angélisme est une capitulation qui ne dit pas son nom.
Les attentats de Bruxelles, comme ceux de Paris il y a quatre mois, sont des attaques dévastatrices contre le droit, contre nos libertés, nos modes de vie. Les plus graves depuis la Deuxième guerre mondiale. Le danger est immense et inédit. Alors contre ça, oui, il est urgent de se mobiliser. Mais pas seulement l’Etat : les foules, la société civile, le peuple.
La démocratie pluraliste, celle qui existe en Belgique comme en France, doit être sauvée, et pour l’être, elle doit être défendue. Disons-le avec clarté, avec détermination, sans tourner autour du pot avec des formules alambiquées qui donnent à croire que la terreur reculera avec des déclarations bêtifiantes d’amour. Bien sûr, il faut en même temps comprendre, pleurer et agir. Agir pour détruire Daech, là, tout de suite, s’en donner tous les moyens adaptés à la menace. Et sans croire qu’en changeant de régime, de politique ou de valeurs nous les ramènerions à la raison.
Cette démocratie est imparfaite, certes. Mais toutes nos convivialités, nos libertés, nos droits à l’erreur et la possibilité de leur correction au fil des débats et des luttes… tous ces trésors sont logés là-dedans. C’est pourquoi nous devons assurer la défense sécuritaire de cette démocratie. La préserver, ne serait-ce que pour avoir encore la possibilité de l’améliorer. Car comme Henri Bergson l’avait écrit un jour : « pour que la société progresse, encore faut-il qu’elle subsiste ».

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Le torpillage du Code du travail menace-t-il aussi la laïcité ?

par Charles Arambourou

 
Voir aussi une analyse du 22 mars par le même auteur, faisant suite à l’entrée dans le débat de  l’extrême-droite et de la droite, faisant assaut de laïcité contre la réforme : http://www.ufal.org/laicite/la-pretendue-laicite-a-lentreprise-la-droite-semmele/

8 mars 2016 – L’UFAL a clairement pris position contre le démantèlement du code du travail préparé par Hollande-Valls-Badinter-El Khomri selon les souhaits du MEDEF. Mais que devient la laïcité dans le nouveau cadre ? Sur ce sujet, on lit tout et son contraire ! Pour la Fédération Nationale de la Libre-Pensée (FNLP), la réforme imposerait la laïcité à l’entreprise en violation des droits des salariés. Au contraire, pour Lydia Guirous (Les Républicains) et Guylain Chevrier (actuellement CNAFAL et CLR), sur le site Atlantico, elle validerait le communautarisme religieux en entreprise. Essayons d’y voir clair, en nous fondant sur les textes, non sur des a priori !

La laïcité ne concerne que la sphère publique, pas l’entreprise privée (hors service public)

Commençons par éviter toute confusion. Le principe de laïcité ne s’applique que dans la sphère publique, c’est-à-dire les collectivités, établissements et services publics – même quand ils sont exercés par une personne privée (délégataire en général). Il interdit tout affichage religieux des agents (quel que soit leur statut, et qu’ils soient ou non en contact avec les usagers) et des locaux : il en va de l’égalité de traitement des usagers. Ainsi, dans une caisse de Sécurité sociale, organisme privé mais chargé d’une mission de service public, une salariée ne peut arborer un signe religieux en service1.

En revanche, dans l’espace de la société civile, dont fait partie l’entreprise privée (hors service public), les libertés publiques, dont celle d’expression religieuse, sont la règle. Elles ne peuvent être limitées que par des considérations tenant à l’ordre public, et aux droits et libertés d’autrui :

Déclaration des droits de 1789, art. 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »
Préambule de la Constitution de 1946 (5e paragraphe) : « Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. »
Convention européenne des droits de l’homme, art. 9, paragraphe 2 : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Dans l’entreprise (ou l’association) privée, le code du travail précise les considérations d’ordre public (interne) invocables :

Art. L1121-1 : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »

La « proportionnalité au but recherché » est une condition de l’application de l’art. 9 de la Convention européenne cité plus haut, dégagée par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

Quant à la « nature de la tâche à accomplir », elle relève d’une évidence : le salarié n’est dans une entreprise que pour exercer une tâche donnée, dans le cadre d’un lien de subordination avec son employeur : sa liberté y est contractuellement plus limitée que dans l’espace civil ouvert à tous (notamment public : la rue, les magasins). Dans un tel cadre, il faut donc des garde-fous spécifiques pour protéger ses droits : tel est l’objet du Code du travail.

Mais on ne peut parler de « laïcité à l’entreprise », pas plus que dans l’espace civil en général. Sur ce seul point, nous serons d’accord avec le communiqué de la FNLP, qui dénonce toute extension de la « laïcité » (au sens strict) de la sphère publique à l’entreprise privée.

Aujourd’hui, se pose à l’entreprise la question du prosélytisme islamiste, politico-religieux

En revanche, la question de la neutralité religieuse dans l’entreprise privée est aujourd’hui posée par l’existence de comportements communautaires, que nous avons évoqués dans un article récent consacré à l’hôpital public : « Le simple affichage ethnico-religieux ostensible (comportement discriminant à l’égard des femmes, vêtements religieux ostentatoires, etc.), même totalement silencieux, a bien pour objet d’inviter les membres supposés de la “communauté” à adopter de telles attitudes. » A quoi s’ajoutent les revendications de salles de prières. En cela, on peut partager les propos de G. Chevrier sur Atlantico : c’est bien « une pression communautaire attentatoire aux libertés des autres salariés ». Il s’agit de prosélytisme caractérisé, et non plus de la simple liberté d’expression religieuse.

Ainsi se poursuit l’offensive de l’islamisme politique, déjà dénoncée à l’occasion du rapport Stasi de 2003 (après les affaires de voile à l’école). Il vise à assujettir l’ensemble des supposés « musulmans » à des règles qui les séparent du reste de la société, et à imposer dans un pays sécularisé la domination d’une religion, en faisant admettre sa visibilité au nom de la tolérance. Comment s’y opposer ?

D’abord en cessant de confondre religion et politique, islam et islamisme. Le prosélytisme n’est pas acceptable à l’entreprise, où il pourrit les relations de travail. C’est une question de « paix sociale interne », comme l’avait relevé le défunt Haut Conseil à l’Intégration dans un avis de septembre 2011. Faut-il des lois nouvelles ? On peut en débattre : on soutiendra ici qu’il suffit de s’en tenir au cadre juridique actuel… à condition d’avoir le courage de caractériser le prosélytisme religieux, atteinte aux « droits et libertés d’autrui ». Et pour autant que le Code du travail ne soit pas affaibli !

Refuser de telles évidences ne relève même plus de l’angélisme, mais de la complicité avec l’islamisme politique. Ainsi la FNLP, rejetant toute loi qui imposant la neutralité à l’entreprise (ce qui en soi n’est pas condamnable), se permet de dénoncer « une pseudo-laïcité de combat contre les musulmans », et « les croisés d’un nouveau type ». Oui, « croisés » : le terme même qu’emploient Al Qaida et Daesh…

On relèvera au passage que la FNLP persiste dans l’erreur (et dans l’ignorance juridique) à propos de la crèche Baby-Loup – sur laquelle elle a en son temps honteusement craché. Non, Mme A… n’a pas été licenciée « au motif [qu’elle] portait un foulard’ », mais pour « son refus d’accéder aux demandes licites de son employeur de s’abstenir de porter son voile » et ses « insubordinations répétées et caractérisées » – c’est la Cour de cassation qui l’a dit, et définitivement2

Le « préambule Badinter » : une dérive insidieuse, mais qui n’affaiblit ni n’impose la laïcité

Revenons aux nouveaux textes. Les deux analyses citées se fondent sur le préambule, issu de la commission Badinter, que l’article 1er du projet de loi ajoute au code du travail. L’objet proclamé est de fixer les grands principes juridiques dont le code fera application, le tout « à droit constant ». L’idée est bonne… sauf que la commission a introduit –  oh, très discrètement !- quelques facilités supplémentaires pour l’employeur, et autant de protections en moins pour le salarié.

Pour nous en tenir à ce qui peut concerner, non la « laïcité », mais les restrictions permises à l’expression religieuse des salariés, voici les articles 1er et 6 du nouveau préambule :

« Art. 1er – Les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toute relation de travail. Des limitations ne peuvent leur être apportées que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
« Art. 6. – La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »

La FNLP proteste à juste titre contre la substitution des « nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise » à « la nature de la tâche à accomplir ». C’est bien un recul juridique de remplacer une expression objective (« la tâche »), donc facilement vérifiable par le juge en cas de contentieux, par des considérations subjectives, et surtout entièrement entre les mains de l’employeur (qui détermine seul ce qu’est « le bon fonctionnement »).

En revanche, où la FNLP a-t-elle lu que le préambule introduisait « la laïcité obligatoire à l’entreprise » ?

L’entretien d’Atlantico conclut exactement le contraire, voyant dans l’expression « manifester ses convictions, y compris religieuses » l’érection de la liberté religieuse en liberté particulière sur le mode anglo-saxon, et non simple dérivée de la liberté de conscience. L’analyse n’est pas dénuée de bon sens… sauf que cette dualité est inscrite depuis des siècles dans le droit, aujourd’hui constitutionnel et conventionnel. Que ce soit la Déclaration de 1789 (« opinions, même religieuses »), le Préambule de 1946 (« opinions ou croyances »), ou la Convention européenne (« religion ou convictions »).

Certes, on peut noter une régression dans la mise sur le même plan des croyances et des autres opinions, qui fait effectivement de la religion une catégorie privilégiée. Mais le recul le plus net est probablement le remplacement « d’opinions » par « convictions », terme beaucoup plus restrictif. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme (Lautsi c. Italie, 2011) estime que pour qu’une opinion soit admise comme une conviction, donc protégée, elle doit avoir un « degré [approprié] de force, de sérieux, de cohérence et d’importance ».

C’est bien là que le bât blesse, et aucun des deux commentaires opposés que nous avons cités ne va au fond du problème. Non, la laïcité n’est ni nouvellement imposée, ni spécialement affaiblie par le préambule Badinter. En réalité, c’est depuis longtemps que la liberté de conscience est malmenée dans le droit français.

La liste des discriminations interdites en droit français ampute la liberté de conscience !

La loi du 27 mai 2008 (transposant fidèlement une directive européenne) interdit explicitement, en matière de travail et d’emploi, toute discrimination fondée, notamment, sur « la religion ou les convictions ». Elle a modifié (en principe) l’art. L 1132-1 du Code du travail, qui énumère ces discriminations prohibées. Or en droit, toute énumération est limitative, voilà bien le problème : si la FNLP prétend s’appuyer sur cet article, c’est qu’elle l’a, en réalité, bien mal lu !

En effet, l’art. L.1132-1 ne protège plus que… « les convictions religieuses » ! Camarades libres-penseurs, rien à redire ? Sont en revanche explicitement protégées les « opinions politiques » – désormais seul type « d’opinion » dont la liberté soit assurée, en violation de l’art 10 de la Déclaration de 1789 ! Les « activités [seulement !] syndicales ou mutualistes » bénéficient de la même protection.

Conséquences paradoxales : il ne serait pas « discriminatoire » de refuser d’embaucher un partisan de la laïcité ou un Franc-maçon – opinions qui ne sont ni religieuses, ni politiques, ni syndicales. En revanche, une association antiraciste (qui ne pourrait même pas se définir comme « entreprise de tendance », n’étant ni religieuse, ni politique, ni syndicale) n’aurait pas le droit de licencier un membre du Front National en raison de ses « opinions politiques », discrimination explicitement prohibée !

Le droit du travail actuel ne protège plus que les « convictions religieuses » et les opinions politiques : il est fort dommage que la FNLP ne l’ait même pas remarqué !

Pire : la même anomalie se retrouve dans le Code pénal, dont l’art. 225-1 énumère les discriminations pénalement répréhensibles. Parmi celles-ci, on trouve : les « opinions politiques, (…) activités syndicales », ainsi que « l’appartenance ou [la] non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. » Non seulement les opinions autres que politiques ne sont pas protégées, mais même les religions sont réduites à « l’appartenance vraie ou supposée », donc dépouillées de leur contenu convictionnel : plus aucune conviction n’est à l’abri !

Bref, notre code du travail et notre code pénal non seulement ne sont pas conformes à la loi du 27 mai 2008, mais méconnaissent carrément la Constitution, la Convention européenne des droits de l’homme, et les textes juridiques européens – lesquels protègent « la religion ou les convictions » ! C’est la liberté de conscience qui se voit ainsi amputée délibérément. On regrettera que jusqu’ici, seule l’UFAL ait dénoncé cette violation des droits fondamentaux.

En réalité, ce qu’il faut dénoncer dans projet El Khomri-Badinter, ce n’est certainement pas l’excès ou le manque de laïcité. C’est le torpillage du Code du travail actuel (aussi imparfait soit-il) pour le plus grand profit du MEDEF : et en la matière, contrairement à la laïcité, Manuel Valls ne se contentera pas, comme le dit l’interview d’Atlantico, de « tenir un discours fort tout en baissant les bras dans la pratique »

 

  1. Cass., soc., 19 mars 2013, CPAM de Saint-Denis []
  2. Cass, assemblée plénière, 25 juin 2014 []
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« Radicalisations » et « islamophobie » : le roi est nu

par Gilles Kepel

 

L’une des premières victimes collatérales des attentats de 2015 est l’université française. Alors que les sciences humaines et sociales sont concernées au premier chef pour fournir les clés d’interprétation du phénomène terroriste d’une ampleur inouïe qui a frappé l’Hexagone, les institutions universitaires sont tétanisées par l’incapacité à penser le jihadisme dans notre pays. Cela provient pour une part d’une politique désinvolte de destruction des études sur le monde arabe et musulman – la fermeture, par Sciences-Po en décembre 2010, le mois où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid, du programme spécialisé sur ces questions est l’exemple le plus consternant : ont été éradiqués des pans entiers de la connaissance et notamment la capacité des jeunes chercheurs à lire dans l’original arabe la littérature de propagande salafiste et jihadiste. Mais cela provient aussi d’un interdit idéologique : entre le marteau de la « radicalisation » et l’enclume de « l’islamophobie », il est devenu très difficile de penser le défi culturel que représente le terrorisme jihadiste, comme une bataille à l’intérieur même de l’islam au moment où celui-ci est confronté à son intégration dans la société française.

« Radicalisation » comme « islamophobie » constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines. Le premier dilue dans la généralité un phénomène dont il interdit de penser la spécificité – fût-ce de manière comparative. Des Brigades rouges et d’Action directe à Daech, de la bande à Baader à la bande à Coulibaly ou Abaaoud, il ne s’agirait que de la même « radicalité », hier, rouge, aujourd’hui, peinturlurée du vert de l’islamisation. Pourquoi étudier le phénomène, apprendre des langues difficiles, mener l’enquête sur le terrain dans les quartiers déshérités où les marqueurs de la salafisation ont tant progressé depuis trente ans, puisqu’on connaît déjà la réponse ? Cette posture intellectuelle, dont Olivier Roy est le champion avec son slogan de « L’islamisation de la radicalité », connaît un succès ravageur car elle conforte la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle – toutes deux suicidaires. Le corollaire de la dilution du jihadisme dans la radicalisation est la peur de «l’islamophobie» : l’analyse critique du domaine islamique est devenue, pour les nouveaux inquisiteurs, haram – « péché et interdit ». On l’a vu avec l’anathème fulminé lors du procès en sorcellerie intenté au romancier algérien Kamel Daoud pour ses propos sur les violences sexuelles en Allemagne, par une douzaine de chercheurs auxquels le même Olivier Roy vient d’apporter sa caution1.

Le rapport que vient de publier le président du CNRS sous le titre « Recherches sur les radicalisations » participe de la même démarche. On aurait pu s’attendre, de la part d’une instance scientifique, à une définition minimale des concepts utilisés. Il n’en est rien. Le postulat des « radicalisations » est à la fois le point de départ et d’arrivée d’un catalogue des publications et des chercheurs où la pondération des noms cités montre, sans subtilité, le parti pris idéologique des scripteurs. Emile Durkheim, bien oublié par une sociologie française dont il fut pourtant le père fondateur, avait établi l’identité de la démarche scientifique par sa capacité à distinguer les concepts opératoires des « prénotions ». Il qualifiait ces dernières de «sortes de concepts, grossièrement formés», qui prétendent élucider les faits sociaux, mais contribuent, en réalité, à les occulter car ils sont le seul produit de l’opinion, et non de la démarche épistémologique de la recherche. Or, l’usage ad nauseam des « radicalisations » (le pluriel en renforçant la dimension fourre-tout) illustre à merveille le fonctionnement des prénotions durkheimiennes par ceux-là mêmes qui en sont les indignes – fussent-ils lointains – héritiers.

Cette prénotion-ci est d’origine américaine. Diffusée après les attentats du 11 septembre 2001, elle prétendait rendre compte des ruptures successives du « radicalisé » par rapport aux normes de la sociabilité dominante. Les analyses qui s’en réclament partent du même postulat propre à la société libérale – celui d’un individu abstrait, sans qualités, atome détaché de tout passé et de tout lien social. L’interrogation initiale porte la marque de l’école américaine des choix rationnels : pourquoi pareil individu décide-t-il de tuer et de mourir ? Son intérêt bien compris n’est-il pas plutôt de vivre le bonheur de l’American Way of Life ? Un commencement d’explication relève des aléas de la biographie individuelle. On présume que l’intéressé a vécu une rupture initiale (humiliation, racisme, rejet…) à l’origine de sa «radicalité», voire de son basculement ultérieur. La révolte attend alors sa mise en forme idéologique.

Pour résoudre l’énigme, l’analyse se tourne alors vers le rôle de l’offre. C’est ici que les postulats de la sociologie individualiste coïncident avec les fiches signalétiques de l’analyse policière. En effet, l’offre en question est incarnée par des « cellules de recrutement » sophistiquées, animées par des « leaders charismatiques » dont le savoir-faire repose sur un jeu subtil d’incitations religieuses, d’explications politiques et de promesses paradisiaques. Resocialisé par l’organisation réseau, l’individu adopte progressivement les modes de perception et d’action qui lui sont proposés. A la fin, il est mûr pour le passage à l’acte. Il est «radicalisé». Le recours fréquent au lexique de la « dérive sectaire » ou de la « conversion religieuse  » (même lorsque l’individu en question est déjà musulman) inscrit le phénomène dans un continuum absurde reliant le terroriste Abaaoud au « Messie cosmo-planétaire » Gilbert Bourdin. La messe est dite, si l’on ose dire. Et les crédits de recherches dégagés par l’administration américaine sont allés aux think tanks de Washington où personne ne connaît un mot d’arabe ni n’a jamais rencontré un salafiste.

Venus d’outre-Atlantique et hâtivement mariés par une partie de la recherche universitaire française généraliste et ignorante de la langue arabe elle aussi, le couple « radicalisation – islamophobie » empêche de penser la manière dont le jihadisme tire profit d’une dynamique salafiste conçue au Moyen-Orient et porteuse d’une rupture en valeurs avec les sociétés européennes. L’objet «islamophobie» complète le dispositif de fermeture de la réflexion, car son objectif vise à mettre en cause la culture « blanche néocoloniale » dans son rapport à l’autre – source d’une prétendue radicalité – sans interroger en retour les usages idéologiques de l’islam. Il complète paradoxalement l’effort de déconstruction de la République opéré par les religieux salafistes, main dans la main avec les Indigènes de la République et avec la bénédiction des charlatans des postcolonial studies – une autre imposture qui a ravagé les campus américains et y a promu l’ignorance en vertu, avant de contaminer l’Europe.

Quelle alternative, face au défi jihadiste qui a déclenché la terreur dans l’Hexagone ? Le premier impératif est, pour la France, de prendre les études du monde arabe et de sa langue au sérieux. Les mesurettes du ministère de l’Enseignement supérieur, qui vient de créer quelques postes dédiés à « l’analyse des radicalisations » (la doxa triomphe rue Descartes) et aux « langues rares » (sic – l’arabe compte plusieurs centaines de millions de locuteurs) – relèvent d’une thérapie de l’aspirine et du sparadrap (et une opacité de mauvais aloi a orienté le choix des heureux bénéficiaires). Pourtant, c’est en lisant les textes, et en effectuant des enquêtes de terrain dans les langues locales que l’on peut mettre en perspective les événements des décennies écoulées, comprendre comment s’articulent les mutations du jihadisme, depuis le lancement américano-saoudien du jihad en Afghanistan contre l’URSS en 1979 jusqu’à la proclamation du « califat » de Daech à Mossoul en 2014, avec celles de l’islam en France, puis de France. Repérer les articulations, les charnières, comme cette année 2005 où Abou Moussab al-Souri publie son « Appel à la résistance islamique mondiale » qui érige l’Europe, ventre mou de l’Occident, en cible par excellence du jihad universel, et où les grandes émeutes de l’automne dans les banlieues populaires permettent, à côté de la participation politique massive des enfants de l’immigration musulmane, l’émergence d’une minorité salafiste visible et agissante qui prône le «désaveu» (al bara’a) d’avec les valeurs de l’Occident «mécréant» et l’allégeance exclusive (al wala’) aux oulémas saoudiens les plus rigoristes. Analyser les modes de passage de ce salafisme-là au jihadisme sanglant, qui traduit en acte les injonctions qui veulent que le sang des apostats, mécréants et autres juifs soit « licite » (halal).

A cette fin, toutes les disciplines doivent pouvoir contribuer – à condition d’aller aux sources primaires de la connaissance, et non de rabâcher des pages Wikipédia et des articles de presse. Les orientalistes, médiévistes comme contemporanéistes, les sociologues, les psychologues et cliniciens, les historiens, les anthropologues, mais aussi les spécialistes de datascience ont devant eux un champ immense à défricher – qui ne concerne pas seulement l’étude des ennemis de la société qui ont ensanglanté la France, mais aussi l’étude de la société même dont les failles ont permis à ces derniers de s’y immiscer et d’y planter leurs racines. Il est temps d’en finir avec la royale ignorance qui tétanise les esprits et fait le jeu de Daech.

  1. Libération du 10 mars. []
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« Enlevée par Boko Haram », par Assiatou et Mina Kaci

par Solange Cidreira

 

 Qui n’a pas entendu parler de Boko Haram, des exactions commises, contre les populations et surtout de l’enlèvement de jeunes filles à Borno en 2014 ?
Le procédé d’écriture utilisé par Mina Kaci
dans ce livre (Éditions Michel Lafon, 2016) met le lecteur en haleine, il va nous faire pénétrer dans le cœur du sujet, pour mettre en lumière la situation des populations soumises à la pauvreté, à l’abandon du pouvoir politique et à l’emprise des mouvements terroristes.
Le récit ne cesse de se jouer de la frontière entre l’intime et le public, Assiatou, sa famille, Boko Haram.

Mais qui est Boko Haram ? Comment la secte va se transformer en mouvement intégriste ? Quels sont ses ressorts ? Qui sont ses soutiens ?

Fondée en 2002 par Mohammed Yusuf, la secte se propage rapidement au Nord du Nigéria. En effet ce pays malgré sa place de première puissance économique de l’Afrique consacre seulement 12 % de son budget aux secteurs sociaux, 68 % de sa population est analphabète et la corruption gangrène toute la société. La conjugaison de ces facteurs, alliée à des fonds fournis par des pays du Golfe ont permis au mouvement intégriste de proliférer.
Le meurtre du fondateur de la secte et l’arrivée d’Aboubakar Shekau comme chef, marque un tournant dans la stratégie utilisée par le mouvement. Les femmes sont les premières cibles. L’école leur est interdite. L’enlèvement de 276 lycéennes à Chibok en 2014 et la destruction de la ville de Baga en 2015 vont marquer les esprits.
Boko Haram utilise les mêmes armes que les mouvements terroristes d’autres pays (Algérie, Irak). La férocité des meurtres, leur fascination pour la violence, leur goût du meurtre public, le viol maquillé en « mariage », la réduction des filles, des fillettes et des garçons en esclavage ou utilisés comme kamikazes sont des armes utilisées couramment par ces prétendus purs de Dieu.
Tant que Boko Haram s’attaquait aux militaires, la population a été assez indifférente à ses exactions. Aujourd’hui elle essaye de se défendre avec la création de milices privées, mais sans atteindre le résultat escompté, tant l’idéologie salafiste a réussi à imprégner la société nigériane.
La force du livre est de montrer que les membres de la secte sont enfants de l’ignorance, férus de Youtube, et il démontre à travers leurs actes leur fascination pour le pouvoir et l’argent.

Fil rouge du livre : le sort des femmes dans les sociétés traditionnelles

Assiatou est une enfant élevée dans une famille aimante, ses parents analphabètes pratiquent une religion teintée de mysticisme, musulmans pratiquants, ils l’ont mise à l’école où elle est une bonne élève heureuse. Aînée de la fratrie, l’espoir de la voir s’élever dans la société est un projet familial.
Mais issue de l’ethnie
Kanouri, Assiatou comme ses compagnes, haoussas, chrétiennes est soumise aux normes d’une société imprégnée de préjugés et d’interdits pour les femmes.

L’indicible
Chez nous, toutes les mamas veillent à la virginité de leurs filles, contrôlent systématiquement leurs fréquentations. L’innommable ne doit jamais entacher le foyer. Aussi les mères procèdent-elles à une constante éducation, inculquant aux fillettes le culte absolu de l’hymen, précieusement gardé intact jusqu’aux épousailles.
Enfant déjà, je connaissais les limites à ne pas franchir. Les jeux avec les garçons étaient interdits. La séparation entre eux et nous, les filles, ne devait souffrir aucune contestation. Tout le quartier, toute la société, l’État fédéral même veille à cette démarcation. C’était admis, respecté, en tout cas par mes copines et moi. Dans la classe, un mur invisible marque la frontière entre les filles et les garçons…

Dans ce contexte, que les hommes de la secte Boko Haram maîtrisent bien, le viol est une arme redoutable. Une femme violée est une femme perdue pour sa famille. Un enfant issu du viol sera rejeté par la société traditionnelle.
La stratégie de domination et de reproduction sexuelle utilisée par le mouvement terroriste est une des techniques pour ass
eoir son emprise sur les populations, La terreur par le sexe.
Le combat d’Assiatou pendant sa captivité pour analyser sa situation, pour comprendre la présence des hommes de Boko Haram dans sa ville, dans sa vie? Elle se débat de toutes ses forces pour maintenir sa foi religieuse et l’intégrité de son corps. Car la rationalisation délirante des membres de la secte et l’argumentation pour justifier leurs actes violents sont ahurissantes.
Certains moments du récit l’illustrent : la dot du prétendu mariage,
de l’argent et un portable. Portable que la « coépouse » va inciter Assiatou à utiliser pour visionner sur Youtube, des scènes de meurtre, du maniement d’armes par des enfants, pour se familiariser avec la folie meurtrière de ces nouveaux prétendus seigneurs du monde. La demande de compréhension, du violeur quand il retourne du combat, au moment ou encore une fois, il la viole. Sa leçon de religion à l’adolescente, sont des illustrations de cette aliénation.

La maison du mari

J’aperçois, soudain, sa corpulente silhouette sur le pas de la porte de la chambre. Il s’est engouffré sournoisement dans la maison. Comme s’il voulait, ainsi, me surprendre dans mon sommeil. « Ah, Assiatou, tu m’as manqué depuis la dernière fois… » Il pose son arme près de la natte, retire la couverture dans laquelle je me suis enroulée, illusoire protection.
« Arrête de jouer les vierges effarouchées, j’ai eu une rude journée avec les militaires à nos trousses. Laisse-toi faire… »
Je ne dors pas. Pas tant qu’il est dans la chambre. Le muezzin appelle à la prière du matin. Je fais mes ablutions, prie, les deux mains ouvertes, levées devant les yeux. Le criminel, pseudo-marabout, me rabroue : « Il faut lever un seul doigt, puisque Dieu est unique ! »

Face à cette folie, le courage d’Assiatou est d’essayer à tout prix de garder l’espoir, de trouver force de chercher une issue. La solidarité entre elle et ses compagnes d’infortune n’est pas un vain mot.
Mais après la fugue, la délivrance physique et l’accueil aimant de sa famille, reste la peur. Comment se reconstruire après un viol ? Comment se délivrer du trauma, de la honte, du regard de la société posé sur les filles et les femmes dans cette situation ?
La rencontre entre la jeune femme et les services de l’Association SOS Femmes et Enfants est capitale. L’association qui assure un suivi psychologique des victimes travaille en collaboration avec le Fonds des Nations unies pour la Population. Elle va agir pour assurer un suivi à la jeune femme et à toute sa famille.

La collaboration entre Assiatou et Mina Kaci, la mise en mots du vécu sont des moments de ce travail de reconstruction.
L’intérêt de ce livre est qu’a travers le récit d’Assiatou il met en lumière de l’intérieur le fonctionnement de la secte, comment elle s’approprie une ville, comment elle détruit l’existant, comment elle va imposer son idéologie aux populations. Ceci sans éluder tous les problèmes posés aux sociétés assujetties à ce type de phénomène : les complicités intérieures, les intérêts en présence.
Les questions posées par Mina Kaci dans son introduction restent sans réponses. Aujourd’hui la guerre contre Boko Haram devenu « l’Etat Islamique en Afrique de l’Ouest » réunit plusieurs états de la région (Nigéria, Niger, Cameroum, Tchad, Benin) mais si la bataille idéologique n’est pas gagnée, si les inégalités entre les sexes sont profondément intériorisées par les populations, cette guerre est perdue d’avance.

Assiatou, jeune femme de quatorze ans, montre le chemin de la délivrance en voulant étudier et combattre cette idéologie mortifère.



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