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Nouveau paysage du syndicalisme : on subit ou on agit ?

par Évariste

 

Les élections de décembre 2018 ont bouleversé les rapports des forces. Résultat concret : l’accord sur l’égalité hommes-femmes non signé par les syndicats revendicatifs (qui avant ces élections étaient majoritaires) devient un accord légal puisque les syndicats revendicatifs deviennent minoritaires après ces élections !
Premier enseignement : pour la première fois de l’Histoire de France, le nombre des votants dans des élections professionnelles de la fonction publique est passé en dessous de la barre des 50 %. Avec un temps de retard, les élections professionnelles connaissent un accroissement de l’abstention comme dans les élections politiques. Nous espérons que le mouvement syndical revendicatif, comme les organisations politiques de transformation sociale et politique, étudieront sans langue de bois les causes à la fois du recul des votants et de leur recul dans les votes exprimés.
Deuxième enseignement : la CFDT devient le premier syndicat français aussi bien dans le privé que dans tout le salariat (secteurs privé et public confondus).

Nos pistes d’explications

Plus les travailleurs en colère se détournent du mouvement syndical, plus les syndicats de complaisance avec le mouvement réformateur néolibéral progressent dans le corps des votants. Plus les citoyens qui ont intérêt à la transformation sociale et politique se détournent des organisations politique de gauche, plus l’union des droites progresse dans les suffrages exprimés (aujourd’hui LREM+LR+ extrême droite est supérieur à 70 % des votants) !
Là encore, le mouvement syndical revendicatif en recul doit se poser la question des causes de ce recul. Notre piste pour y répondre provient de la constatation que la moitié des ouvriers et des employés qui ne votent plus, les couches moyennes déclassées et de plus en plus de travailleurs de la France des zones périphériques et urbaines, ceux-là même qui forment la base du mouvement des « gilets jaunes », se sont détournés du mouvement syndical revendicatif et donc le syndicalisme de complaisance devient l’interlocuteur du gouvernement néolibéral. Si le mouvement syndical revendicatif ne rompt pas avec le « syndicalisme rassemblé sur les bases de la CFDT » qui a fourni les plus petites mobilisations de l’histoire de France en 2018 (les « randonnées pédestres » du 22 mai, du 9 octobre et du 1er décembre), les mêmes causes produisant les mêmes effets, la « descente aux enfers » continuera ! À noter que le syndicalisme rassemblé des 9 organisations de retraités n’a rien obtenu alors que les gilets jaunes ont obtenu un recul de la ponction de 1,7 % de la CSG entre 1200 et 2000 euros de retraite ! La présence de nombreux retraités chez les gilets jaunes montre que cette intersyndicale des retraités peut passer de la campagne d’opinion à la campagne d’actions.
Nous sommes des militants de ces organisations syndicales revendicatives qui interviennent régulièrement à l’intérieur de nos organisations pour un syndicalisme plus offensif et surtout qui doit s’élargir aux travailleurs ouvriers et employés qui ne votent plus de la France périphérique et qui souffrent du phénomène de gentrification, aux couches moyennes en voie de déclassement, etc. Oui, nous travaillons en réseau pour la convergence des luttes entre le mouvement syndical revendicatif et les gilets jaunes malgré toutes les difficultés que cela entraîne.

Un peu de résultats électoraux dans la fonction publique

– La participation des salariés de la fonction publique (aujourd’hui 5 127 172 agents) est passée de 54,6 % pour les élections 2008-10-11 à 52,8 % en 2014 et 49,8 % en 2018.
Alors, on débat sur les causes ou pas ?
– La CFDT, malgré son recul de 0,3 % dans la fonction publique (19,3 % en 2014, 19 % en 2018) ravit la première place, secteur privé et secteur public confondus, à la CGT qui elle, malgré le fait qu’elle reste première organisation de la fonction publique, recule beaucoup plus (23,1 % en 2014, 21,8 % en 2018).
– FO est également en recul : elle obtient 18,1 % contre 18,6 % en 2014.
– L’UNSA et la FSU progressent légèrement grâce à leur déploiement en dehors de leur base de départ, malgré leur recul commun dans le monde enseignant qui est leur base principale, car ils se développent pour la FSU dans les fonctions publiques territoriales et dans certains ministères (agriculture, culture, jeunesse et sports, écologie, CDC, Pôle emploi, Institut de France et académies) et pour l’UNSA dans certains ministères (agriculture, armées, finances, intérieur et écologie), à la CDC, au Conseil d’État, à la Cour des comptes, la Poste, la Grande Chancellerie de la légion d’honneur et dans les fonctions publiques hospitalières et territoriales. Cela donne en tout : l’UNSA passe de 10,4 % en 2014 à 11,2 % en 2018 et la FSU de 7,9 % en 2014 à 8,7 % en 2018.
– Pour Solidaires, le recul n’est pas négligeable : ce syndicat obtient 6,3 % contre 6,8 % en 2014, avec une baisse dans certains de ses points forts comme dans la fonction publique de l’État (sauf aux finances où il y a une tradition plus corporatiste en continuation de l’ancien SNUI), à la Poste et chez Orange. Le maintien de positions communautaristes à la tête de l’Union syndicale Solidaires, l’incapacité à déborder le cadre du pseudo syndicalisme de rassemblement des organisations traditionnelles lors des conflits sociaux, la priorisation de nombreux permanents SUD dans des structures sociétales et non syndicales restent des pistes d’explication de ce recul.
– L’évolution sociologique est aussi à ne pas négliger – au même titre qu’il est plus difficile de se syndiquer et militer dans des organisations syndicales combatives. En effet, l’augmentation du nombre de cadres et la baisse du nombre d’agents de « premier et second collège » (catégories B et C), l’externalisation et la sous-traitance de nombreux métiers et services (nettoyage, blanchisserie, réseaux, etc.) sont davantage favorables à certaines organisations syndicales et sont aussi une explication.
À noter que nous voyons le résultat de l’éclatement de la FEN qui produit un recul régulier des deux fédérations de l’enseignement qui en sont issus (FSU 34,9 % et 21,6 % pour l’UNSA toujours en tête dans le ministère de l’Éducation nationale) au profit de syndicats de droite, de FO, de la CGT, de la CGC.
La CFTC continue de régresser et passe de 3,3 % en 2014 à 2,9 % en 2018. Cela va être de plus en plus dur pour les néolibéraux de maintenir cette organisation toujours considérée par elle comme représentative de l’ensemble du monde du travail !
La CGC avec sa spécificité progresse légèrement de 2,9 % en 2014 à 3,4 % en 2018.

Conclusion provisoire

Piste 1 : Il nous faut plus de débats où les idées critiques ne soient pas étouffées par l’extrême bureaucratisation du mouvement syndical.
Piste 2 : Revenir aux conditions de Condorcet de la démocratie qui demanderaient une refondation syndicale avec une dose plus importante de démocratie directe et de possibilité d’intervention des bases organisationnelles vis-à-vis des élus représentatifs.
Piste 3 : Fédérer le peuple demande de fédérer préalablement le salariat (voir notre piste d’explications ci-dessus).
Piste 4 : Le syndicalisme doit marcher sur ses deux jambes, à savoir intervenir plus auprès des salariés dans l’entreprise et au bureau (et donc ne pas aller à toutes les réunions facultatives dites de concertation et de dialogue social) mais renforcer aussi les structures interprofessionnelles locales pour revenir aux pratiques des anciennes bourses du travail.
Piste 5 : La défense et la promotion pour les salariés de leurs sphères de constitutions des libertés (école, services publics, Sécurité sociale) doivent être pris en charge par les structures syndicales interprofessionnelles et non pas par les fédérations professionnelles qui, elles, doivent défendre les intérêts matériels et moraux des salariés de leur branche avec une vision de l’intérêt des usagers et des biens communs.
Piste 6 : Formation des militants d’une part et éducation populaire refondée pour tous les usagers de la sphère de constitution des libertés doit être une des tâches centrales des structures interprofessionnelles syndicales.
Piste 7 : Les structures confédérales ou les unions syndicales du mouvement syndical revendicatif pourraient agir pour une refondation syndicale plus démocratique et moins éclatée. Ou dit autrement, moins de bureaucratie, plus de démocratie et enfin rassembler le mouvement syndical revendicatif.
Piste 8 : Moins de sectarisme mortifère et plus de rassemblement des forces revendicatives en structures plus démocratiques comme alternative au syndicalisme rassemblé en cartels (donc moins démocratique !) sur les bases de la CFDT.

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De la multiplication des jobs à la con

par Rachel Haller

 

Il y a cinq ans, dans un court articlei paru dans une revue américaine assez confidentielle, l’anthropologue américain David Graeber présentait son concept de « bullshit jobs » (la traduction française « job à la con » est euphémisante, il s’agit littéralement d’« emplois merdiques »). Partant du postulat que le progrès technologique aurait nous libérer du travail – comme l’avait supposé John Maynard Keynes pour la fin du siècle dernier, prédisant pour les pays avancés une durée hebdomadaire du travail de 15 heures –, David Graeber se demandait pourquoi la durée du travail a -au contraire- eu tendance à s’accroître. Il apparaît que beaucoup de personnes s’ennuient au bureau : elles se perdent sur la toile ou regardent des séries télévisées et ne travaillent de manière effective que quinze heures par semaine. Ce qui est paradoxal, relevait-il, c’est que cette situation se produise dans un système capitaliste où la compétition est censée éliminer les emplois superflus. Pourtant, il semble bien que des emplois sans intérêt soient inventés, comme pour tenir occupée une partie de la population ; ces emplois se trouvant avant tout dans les secteurs des services et les administrations. David Graeber connaît bien ces secteurs puisqu’il a consacré une étude à l’emprise de la bureaucratie dans les sociétés contemporainesii. Comme exemple, il citait l’un de ses amis, un musicien devenu avocat d’affaire qui déclarait que son travail n’avait aucun sens, n’était pas utile au monde et ne devrait même pas exister.

Cette intuition de David Graeber selon laquelle il existerait des emplois inutiles a rencontré d’emblée un écho considérable : en seulement deux semaines, l’article fut traduit en douze langues et de nombreux témoignages vinrent étayer cette hypothèse.

Extraits dans la presse française : « Il peut m’arriver de faire des semaines à zéro heure de travail effectif. Je ne travaille pas, je m’occupe », confesse une jeune contractuelleiii3 dans la fonction publique qui ajoute à quel point cette situation l’affecte : « Psychologiquement, je suis à bout. Un dimanche soir, j’ai vu que j’avais zéro mail pour le lendemain. Je me suis mise à pleurer. Merde, je n’ai pas fait six ans d’études pour ça. N’importe qui peut me remplacer en dix minutes. Le déclassement est violent. » L’une des caractéristiques principales de ces jobs à la con est qu’ils sont occupés par des salariés qui ont fait des études supérieures et qui ont un salaire plutôt correct, voire assez élevé. Un autre signe distinctif de ces emplois est leur intitulé à rallonge ; il faut à leur détenteur une phrase ou davantage pour expliciter ce à quoi ils consacrent leur journée, comme le montre Paul Douard, employé dans une agence de communication après avoir fait des études dans le commerce (emploi qu’il a quitté depuis pour le journalisme) :« Je ne travaillais que sur des choses dont je ne voyais jamais la fin, j’étais perdu au milieu de la chaîne de production, et j’avais un vrai sentiment de rejet de la part de mes proches quand on me demandait ce que je faisais, je finissais par capituler et dire “tu as raison, je ne comprends même pas ce que je fais”iv4. »

À partir d’autres témoignages qu’il a reçus, David Graeber a pu affiner son idée et présenter une typologie des « métiers à la con » dans un ouvrage qu’il vient de faire paraître : Bullshit Jobsv. Après avoir donné une définition générale du « métier à la con » (« Une forme d’emploi rémunérée qui est si inutile, superflue ou néfaste, que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »), il en distingue cinq catégories.

On trouve d’abord « le larbin », soit un employé qui travaille pour quelqu’un qui veut se sentir important et donc engage une ou plusieurs personnes sous ses ordres, sans qu’il y ait nécessairement suffisamment de tâches à déléguer. Voici une illustration de ce type de cas : « Dans mon ancien taf, j’avais expliqué à mon boss que je me faisais chier, que j’étais sur Facebook alors que je ne passais déjà que quatre heures par jour là-bas. Mais il ne voulait pas me virer parce que s’il me virait, ça voulait dire qu’il n’avait pas besoin de moi. Et s’il disait à son boss à lui que je me faisais chier, ça voulait dire qu’il avait échoué, donc il préférait lui cacher le fait que je ne travaillais pas pour garder la même taille d’équipe. Parce qu’avoir une grosse équipe, ça lui permettait de récupérer des projets en interne et de rester là, tranquille, avec son poste, ses horaires pépères et son gros salaire.vi »

Il y a également le « porte-flingue », c’est-à-dire une personne dont le travail a de la substance, mais qui est au service d’une industrie que l’on peut considérer comme néfaste. Les exemples sont légions : ce sont les lobbyistes, les consultants, les avocats d’affaire, les banquiers ou encore ceux qui travaillent dans l’armement ou la publicité.

Il y a ensuite le « rafistoleur » qui est là pour résoudre un problème qui ne devrait pas exister si l’organisation du travail était efficace (en somme il rattrape l’erreur de quelqu’un d’autre).

La quatrième catégorie est celle du « cocheur de case », quelqu’un qui s’occupe de justifier le travail des organisations en faisant des rapports et en réunissant des indicateurs. En effet, la rationalisation du travail dans le système capitaliste suppose de justifier en permanence les coûts, ce qui rajoute des couches de procédures.Ces derniers temps, cette maladie du « reporting » touche particulièrement les métiers où l’on prend soin des gens (comme les personnels de santé), les enseignantsaussi, alors que les résultats de leur travail s’avère difficilement quantifiable. Béatrice Hibou, directrice de recherche au CNRS, confie ainsi au Monde : « Même nous, les chercheurs, on passe plus de temps à remplir des formulaires, à se conformer à des procédures, à s’envoyer des e-mails dans tous les sens pour prendre des décisions, qu’à vraiment faire de la recherche.vii ».

Enfin, une dernière catégorie regroupe les « petits chefs » : ceux qui surveillent leurs subordonnés et distribuent les tâches.

Qu’importe la catégorie occupée, ceux qui les détiennent expriment leur malaise et leur souffrance au travail, montrant ainsi, contrairement à une idée assez répandue, qu’il n’est pas idéal d’être « payé à ne rien faire ». À ce sujet, David Graeber explique à partir des travaux du psychologue allemand Karl Groos que l’humain a besoin de sentir qu’il exerce une influence sur le monde. Or, de plus en plus de postes exigent un niveau d’abstraction tel qu’il devient difficile pour le salarié d’avoir le sentiment que son action a un réel impact. Cette prolifération d’emplois vidés d’utilité devrait interroger les gouvernants, mais dans les discours sur le travail, la question de l’utilité sociale des emplois n’est jamais posée. Ce qui compte, c’est créer toujours plus d’emplois pour revenir… au plein emploi. Dans son analyse de la situation, l’anthropologue anarchiste souligne que le discours politique sur l’idée du travail a des racines théologiques profondes : c’est par le travail que l’homme rachète son péché originel. Par conséquent, les temps de loisir et l’oisiveté sont considérés comme suspects : d’où une réticence tenace à réduire la durée du travail. Quant aux causes qui entraînent le développement de ces emplois inutiles, David Graeber estime que le capitalisme a muté ou est entré dans une nouvelle ère qu’on pourrait appeler « féodalité managériale » et que nous sommes désormais dans une économie qui repose sur les secteurs FIRE (Finance, Insurance/assurance, Real Estate/immobilier) : une grande partie des profits provient des « rentes régulées » de ces secteurs, au détriment des secteurs de production habituels. Or, dans cette économie de rente, fondée sur la gestion de dettes, il s’agit de s’emparer des biens d’autrui, un peu à la manière des seigneurs féodaux, ce qui expliquerait cette multiplication de strates d’employés qui forme de nouvelles structures pyramidales.

En France, plusieurs journalistes ont récemment fait des recherches pour étayer ce concept de « bullshit jobs ». Il y a d’une part les journalistes Julien Byrgo et Olivier Cyran, qui dans leur ouvrage Boulots de merde. Du cireur au trader. Enquête sur l’utilité et la nuisance sociale des métiersviii ont voulu montrer que le concept de « boulot de merde » pouvait tout aussi bien s’appliquer à des personnes dont le travail est utile mais rendu « merdique » par des conditions désastreuses, mais aussi, d’autre part, Jean-Laurent Cassely, qui développe dans son essai La révolte des premiers de la casse. Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbainesix ce qu’on pourrait appeler « l’étape d’après » : la reconversion des cadres et professions intellectuelles supérieures vers des métiers manuels.

Dans le premier ouvrage, Byrgo et Cyran, qui se décrivent eux-mêmes comme précaires (ils sont pigistes) partent du sentiment que bon nombre de gens exercent des emplois qu’ils aiment et qu’il savent faire, mais qu’ils peuvent qualifier de boulots de merde en raison de l’environnement dans lequel il est effectué : statuts précaires (contrats courts, autoentrepreneuriat forcé, travail non déclaré), paies misérables, hiérarchie inhumaine, procédures stupides, etc. Ainsi, les boulots de merde se retrouveraient partout (dans tous les secteurs), mais à d’autres niveaux hiérarchiques que ceux décrits plus haut. Pour les auteurs, le ressenti des salariés est bien sûr à prendre en compte, mais il s’agit aussi de trouver des critères objectifs permettant de cerner ce qu’est un boulot de merde : « certains de ces critères sautent aux yeux : la rémunération rachitique, la précarité, les contrats dégradés ou inexistants, la dureté de la tâche, l’isolement, l’entrave aux droits syndicaux, les discriminations (en fonction notamment de la couleur de la peau), le despotisme patronal ou managérial, le non-respect de la dignité humaine ». Ils trouvent en effet le nombre d’articles de presse consacrés aux bullshit jobs – selon la définition de David Graeber- démesuré comparé à la souffrance de nombreux salariés « ordinaires » et regrettent que l’utilité d’un emploi ne soit pas défini plus scientifiquement. À ce propos, ils citent une enquête de chercheuses britanniques (Eillis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steedx) qui se sont servies de la méthode du retour social sur investissement pour mesurer la valeur d’un métier,c’est-à-dire suivant les effets positifs ou négatifs sur la collectivité que ce dernier entraîne. Par exemple, selon leurs calculs, une agente du nettoyage en milieu hospitalier produit 10 livres sterling de valeur sociale pour chaque livre absorbé par son salaire (6,8 livres de l’heure). À l’inverse, un publicitaire détruit 11,5 livres pour chaque livre gagné. Il apparaît donc que des métiers socialement utiles sont totalement sous-payés, quand d’autres néfastes sont bien rémunérés. Ce délabrement des métiers à forte valeur sociale s’observe depuis plusieurs années, rendant des professions passionnantes invivables.

Cet essai a le mérite de rappeler cette réalité, qui n’est peut-être pas assez visible ou mise en avant. Les témoignages recueillis sont percutants ; certains montrent de nouvelles formes d’exploitation : service civique (on apprend notamment que des jeunes payés 607 euros par mois s’occupent de faire l’accueil ou de dispenser des formations à Pôle emploi) ou livreurs à vélo, d’autres témoignages donnent à voir des domaines ignorés (la distribution de prospectus publicitaires ou le contrôle aux frontières à Calais sous-traité à des entreprises privées), d’autres encore mettent en lumière les conséquences des rationalisations menées à marche forcée avec de nouvelles méthodes de management (CHU de Toulouse, bureau de Poste). Les auteurs ont fort utilement entrepris une riche compilation et leur ton non académique est souvent plaisant, même si les jugements moraux (bien que leur indignation soit légitime) ont tendance à alourdir le propos.

Jean-Laurent Cassely, quant à lui, fait preuve dans son enquête d’une rigueur académique très appréciable : outre les nombreuses références très intéressantes qu’il cite, il donne dans son essai une vision très complète du phénomène qu’il étudie.

Ces dernières années, les médias se sont montrés très friands des changements de carrière surprenants ; c’est la belle histoire du banquier devenu fromagerxi ou du cadre commercial qui a quitté la mode pour passer un CAP boulangeriexii, à tel point que Le Monde a même lancé il y a deux ans un appel à témoignage pour rendre compte de ce nouveau paradigme : « Pour les jeunes diplômés, la tentation des métiers manuels » (Marine Miller, 17/10/2016). Si ce dernier est peut-être amplifié par la loupe des journalistes, il n’en reste pas moins que l’augmentation de ces reconversions à rebours est bien quantifiable, comme le montrent les chiffres réunis par Jean-Laurent Cassely. Le journaliste ajoute que, comme dans bien d’autres domaines, les États-Unis sont les pionniers de ces reconversions urbaines avec une figure de proue, Matthew B. Crawford, un brillant universitaire employé dans un think-tank qui a tout quitté pour ouvrir un atelier de réparation de moto. Son Éloge du carburateur, sous-titré Essai sur le sens et la valeur du travail (traduit en français et publié aux éditions La Découverte en 2010), pourrait être considéré comme la Bible de ces nouveaux artisans. En France, le « syndrome de la chambre d’hôte »xiii constitue sans doute les prémices de ces nouvelles reconversions, à la différence que ce dernier concernait des cadres accomplis, avec une carrière bien installée. Il s’avère aujourd’hui que la nouvelle génération est dégoûtée de plus en plus tôt du monde du travail : à peine sortis d’école de commerce ou d’ingénieur, après une première expérience professionnelle, nombre d’entre eux pensent déjà à se réorienter. Pour expliquer ce désenchantement des métiers autrefois convoités, Jean-Laurent Cassely revient bien entendu sur le concept de bullshit jobs de David Graber pour lequel il décline cinq causes : la mondialisation, la bureaucratisation, la financiarisation, la numérisation et la quantification. Il y adjoint en outre des réflexions pertinentes sur le déclassement des cadres et l’augmentation des « intellos précaires » consécutifs à la massification de l’accès à l’enseignement supérieur. En effet, le nombre de masters délivrés en France a doublé entre 2001 et 2011, alors que la hausse des emplois qualifiés n’a pas été à la hauteur. Résultat, 38 % des diplômés d’un master de l’université en 2010 peuvent être considérés comme « déclassés » trois ans plus tard, car n’occupant pas un emploi cadrexiv. Ainsi, la tentation est forte, alors que ni un bon diplôme ni une situation stable ne garantissent plus l’épanouissement, de changer brusquement de profession pour se tourner vers une activité plus « concrète ». Comme le souligne l’auteur, ces changements de carrière ne se font pas qu’à l’avantage des professions manuelles, les « artisans du contact », comme ils les appellent (professeurs de yoga, coach, enseignants…), ont également la cote. Ainsi, il y a deux ans, une journaliste connue du Financial Times, Lucy Kellaway, annonçait dans sa dernière chronique sa démission, ainsi que son intention de devenir professeur de mathématiques et de créer une fondation (NowTeach) pour aider des personnes avec un profil similaire à devenir enseignant dans des écoles publiques en difficulté. Son appel a reçu un millier de réponses qui ont abouti à 47 candidats (dont un trader, un diplomate, un ingénieur télécoms, des avocats, consultants et ingénieurs), lesquels ont commencé effectivement à enseigner à la rentrée 2017xv. En France, l’Éducation nationale a créé spécialement des groupes de travail pour ces enseignants issus d’autres métiers, preuve que cette tendance se confirme.

Le journaliste a cependant choisi de se concentrer sur la face la plus visible du phénomène : les reconversions vers les métiers de bouche (brasseurs, restaurateurs, fromagers, etc.). Il étudie le lien entre ces vocations et les mutations de l’urbanisme (dont la « gentrification ») et décrypte avec beaucoup de finesse la manière dont ces diplômés se saisissent de ces produits : marketing marqué par la mise en avant de l’authenticité et d’un retour à des valeurs « traditionnelles », récit biographique de l’artisan qui devient une marque en soi, « esthétisation de produits banals », montée en gamme, etc. Ces nouveaux codes s’insinuent aujourd’hui dans les décorations des commerces à la mode : murs laissés nus façon « brute », mobilier ancienxvi…Si l’on peut se réjouir du fait que certains projets aboutissent à des commerces plus « responsables » (production artisanales, souvent en agriculture biologique), il ne faut pas se leurrer : ces convertis visent une clientèle qui leur ressemble, leurs anciens collègues avec la paie adéquate pour s’offrir des marchandises de qualité. Ainsi, on assiste peut-être au commencement d’une nouvelle forme d’économie, le « capitalisme hipster »xvii. L’hypothèse finale de Jean-Laurent Cassely est que ces néo-artisans constituent une nouvelle classe sociale qu’il nomme « bourgeoisie de proximité » qui se distingue par son « capital de proximité », autrement dit le fait d’être en contact direct avec la matière et d’être reconnu dans un territoire précis.

Finalement, il semble bien qu’il y ait une dégradation générale du monde du travail qui se soit étendue aux fonctions censées être « dirigeantes ». Pour les jeunes générations, les bullshit jobs sont une réalité déjà bien intégrée qui a même ses représentations artistiques (par exemple Les particules élémentaires de Michel Houellebecq ou la série The Office) et qui conduit un grand nombre de jeunes diplômés soit à effectivement se reconvertir, soit – c’est devenu monnaie courante – à prendre une année sabbatique pour voyager. Une partie de ceux qui devaient faire partie des « gagnants du système » se retrouvent aujourd’hui aux côtés des perdants. Ce constat sombre sur le monde du travail tel qu’il résulte du modèle économique capitaliste, couplé à l’urgence écologique, doit nous amener à repenser en profondeur notre rapport au travail qui ne doit plus être fondé sur la simple création de richesse. Il nous faut également reconsidérer le temps libre (vecteur de lien social et source d’activités profitables à la collectivité) et mieux prendre en compte l’utilité des métiers pour notre société. Certains, philosophes ou idéalistes, tendent déjà d’imaginer à quoi ressemblerait cet autre système qui permettrait de ne plus perdre le sens de sa vie à la gagner.

 

i « On the Phenomenon of Bullshit Jobs: A Work Rant », David Graeber, Strike! Magazine, 13/08/2013 (disponible en ligne).

ii Bureaucratie, David Graeber, Les liens qui libèrent, 2015, 300 p.

iii Témoignage recueilli par L’Obs pour le dossier « J’ai un job à con: neuf salariés racontent leur boulot vide de sens », 18/04/2016 (disponible en ligne).

iv Interrogé par Lorraine de Foucher dans « Absurdes et vides de sens : ces jobs d’enfers », Le Monde, 22/04/2016.

v Sorti en septembre 2018 aux éditions Les liens qui libèrent, 416 pages.

vi Témoignage de Simon, 29 ans, consultant « Scrum master » dans une grande entreprise de télécoms, recueilli pour l’article « Plus d’un tiers des gens estiment que leur boulot ne sert à rien », Anthony Mansuy, Society n°90, septembre 2018.

vii Interrogée par Lorraine de Foucher dans « Absurdes et vides de sens : ces jobs d’enfers », Le Monde, 22/04/2016.

viii Publié aux éditions La Découverte en 2016, 272 pages.

ix Arkhé éditions, 2017, 183 pages.

x Pour en savoir plus : « A bit rich. Calculating the real value to society of different professions », New Economic Foundation, 2009.

xi Clément Brossault, ex-contrôleur de gestion à la Société générale, qui a quitté la banque lors du plan de licenciement consécutif à l’affaire Kerviel et a ouvert une fromagerie (Fromagerie Goncourt, 75011), voir « Le banquier devenu fromager », JP Géné, Le Monde, 20/04/2016 (disponible en ligne).

xii Christophe Vasseur propriétaire de la boulangerie Du pain et des idées, déjà cité dans Du pain et de la sauce tomate (http://www.gaucherepublicaine.org/consommation-pouvoir-d-achat/du-pain-et-de-la-sauce-tomate-comment-un-aliment-raconte-une-societe/7401865).

xiii « Changer de vie, le syndrome de la chambre d’hôte », Héloïse Lhérété, Sciences humaines, mai 2008.

xiv « Déclassement et chômage : une dégradation pour les plus diplômés ? État des lieux de 2007 à 2010 », Philippe Lemistre, Céreq Net. Doc n°123, 2014.

xv Au Royaume-Uni, des cadres sup apprennent à devenir profs »,Guillemette Faure, Le Monde, 29/10/2018.

xvi À ce sujet, lire : « Le brooklynisme tardif ou le stade hipster du capitalisme », Jean-Laurent Cassely, Slate, 27/11/2018.

xvii Pour aller plus loin : Hipster Business Models: How to make a living in the modern world, Zachary Crockett, Priceonomics, 2014 (non traduit en français).

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Une aventure théâtrale, 30 ans de décentralisation

de Daniel Cling (documentaire français, 2017, 1 h 40, TS production et l’Union des artistes)

par Jean-Jacques Mitterrand

 

On ne saurait pas mieux dire que : ce film permet, par l’histoire qu’il nous conte, d’accéder à un large débat vers l’éducation populaire, de ses fondements aux actions que nous menons…
Le film documentaire commence en 1947 avec Jeanne Laurent, sous-directrice des spectacles et de la musique au département Arts et Lettres du ministère de l’Éducation nationale, qui va organiser cette décentralisation, projet qui prit naissance sous la Résistance avec pour base le projet de Jean Zay de faire coopérer action éducative et action culturelle créatrice.
Le théâtre de la IIIe République était essentiellement parisien et les troupes faisaient des tournées en province. Sous la IVe République, avec cette décentralisation que nous conte le film, des troupes de théâtre pionnières se sont installées en province en suivant l’exemple de Copeau en Bourgogne ou de Charles Dullin.
C’est ainsi que Joffre Dumazedier évoque les comédiens routiers qui, malgré la précarité de leur condition, développent une extraordinaire créativité, rallient de nouveaux publics et mêlent éducation populaire et démocratisation d’un art encore inconnu d’une partie de la population.
Sous la Ve République jusqu’en 1968 se développe la politique culturelle d’André Malraux. Ce sont les cathédrales culturelles qui vont amener l’ère des créateurs de renom.
Les troupes théâtrales se diluent. L’esprit coopératif disparaît provoquant la séparation entre éducation populaire et culture au nom de l’excellence artistique. À travers cette politique, c’est l’accès à la culture pour le peuple et le principe éducatif par l’amateurisme développé par les comédiens routiers qui est mis en cause.
C’est la théorie du choc culturel reposant sur la confrontation entre public et une œuvre d’art la plus parfaite possible développée par Emile Biazini, cet ancien administrateur colonial devenu en décembre 1961 directeur du Théâtre, de la Musique et de l’Action culturelle au ministère des Affaires culturelles qui triomphe.
Nous pouvons rajouter (ce que ne dit pas le film qui n’en reste qu’aux effets sans en rechercher la cause) que le modèle politique néolibéral qui devient dominant en 1983 accentue ce phénomène tout en augmentant le nombre des centres dramatiques nationaux à 38.
Fort heureusement ; la manière de populariser le théâtre dans la lignée de Jean Dasté ou Jean Vigo pour le cinéma va être reprise dans les banlieues rouges prolongeant sous une autre forme le lien entre l’art théâtral et l’éducation populaire.

Ce film nous permet de porter un regard sur les enjeux institutionnels et politique de l’action culturelle car aujourd’hui encore – et cela malgré quelques tentatives –, l’art théâtral décentralisé apparaît comme déconnecté de l’éducation populaire. Notre Réseau se fixe comme tâche aujourd’hui d’alerter et de recréer ce lien entre l’éducation populaire « refondée » et l’ensemble des arts (dont le théâtre, le cinéma, etc.) ainsi que de populariser d’autres formes d’utilisation de la scène comme les débats-théâtraux, conférences gesticulées, théâtre-forum, théâtre de l’opprimé, théâtre-images etc.

Ce film ne peut que nous aider.

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Macron, l’illusionniste qui invente les 100 euros

par Zohra Ramdane

 

Il nous avait promis le ruissellement des profits de l’oligarchie vers les couches populaires et les couches moyennes intermédiaires, il a pratiqué le pompage des revenus de ces derniers pour alimenter la spéculation financière internationale des premiers. Il nous propose 100 euros de plus au 1er janvier 2019 pour un travailleur payé au SMIC. Il ne fait qu’avancer de quelques mois ce qu’il devait déjà faire !
Déjà, un salarié devait toucher plus sans que cela coûte plus cher au patronat ! Le gérant idéal des bourges du 7e arrondissement décide l’enfumage en nous prenant pour des « cons ».
Déjà, sans le mouvement des gilets jaunes, la revalorisation du SMIC actuel, de 1184,93 euros net touché par 1 655 000 travailleurs, doit être revalorisé de 1,8 % – « comme d’hab » – soit un peu plus de 20 euros.
Puis, environ 20 euros de salaire direct net correspond à la suppression des cotisations sociales salariales. Mais ces 20 euros de plus sur le salaire direct net correspond à du salaire socialisé qui ne sera pas versé à la Sécurité sociale ! C’est donc le travailleur qui va toucher 20 euros de plus mais il subira une baisse des prestations à terme d’autant par la Sécurité sociale qui continuera à dérembourser faute de financement via les cotisations ! Pour de l’enfumage, c’est bien de l’enfumage !!!
Restent environ 60 euros, c’est très exactement l’augmentation de la prime d’activité promis lors de la campagne électorale de 2017 pour 3,2 millions de travailleurs qui devait advenir en plusieurs fois, durant le quinquennat. En fait, tout ce qu’il propose, c’est d’avancer la date de versement sans un sou de plus calculé sur le quinquennat !
Mais cette augmentation n’ira pas aux 300 000 personnes les plus pauvres qui gagnent moins d’un demi-SMIC et sera moindre pour ceux qui seront entre 0,5 SMIC et 1,2 SMIC. Tout simplement parce qu’en-dessous de 0,5 SMIC, on ne touche pas la prime d’activité, calculée en fonction des revenus et de la situation familiale et que celle-ci est dégressive en-dessous de 1,2 SMIC.
Ce gérant du capital, gendre idéal des bourges du 7e arrondissement de Paris, quel illusionniste !

Cinéma
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« 8, avenue Lénine »

par Nic Sirkis

 

Le 17 novembre (2018), je suis allée voir le nouveau film du duo Anna PITOUN/Valérie MITTEAUX à la séance mensuelle du samedi matin au Majestic-Bastille (toujours suivie d’un débat avec membre[s] de l’équipe du film). Comme chaque fois quand la salle se rallume après la projection de ce chouette ciné indépendant, j’ai applaudi, émue et reconnaissante envers ces cinéastes qui contribuent à nous ouvrir les yeux pour dénoncer les clichés et secouer nos « indifférences » !

J’ai rencontré Anna il y a 15 ans à l’anniversaire d’une amie commune à qui elle apportait en cadeau un DVD qui venait de sortir : « Caravane 55 »… Je me suis débrouillée pour me faire prêter ce stupéfiant documentaire qu’elle a réalisé avec Valérie et, depuis lors, je suis sa carrière de documentariste : Kings of the World [2007], Smaïn, cité Picasso [2011], Pologne aller-retour [2012], Des poules et des grosses voitures [2013], la plupart coréalisés avec Valérie qui a, de son côté, à son actif Fille ou garçon, mon sexe n’est pas mon genre [2011], Le baiser de Marseille [2014], Dreamocraty [2015]. Elles ont créé ensemble : www.caravanefilms.fr.

« 8, avenue Lénine » est l’aboutissement du soutien qu’Anna & Valérie ont apporté à SALCUTA FILAN pendant 15 ans. Elles l’ont accompagnée depuis son départ de ROUMANIE, après la mort de son mari, pour tenter de vivre avec ses enfants, Gabi et Denisa, au « pays des Droits de l’Homme ». Dans Caravane 55, les spectateurs s’étaient déjà attachés à la personnalité de SALCUTA faisant preuve d’un incroyable courage pour trouver sa place à ACHÈRES où, jeune Rom, cheffe de famille, elle a posé son baluchon en 2003. C’est dans cette commune des Yvelines qu’on la retrouve dans « 8, avenue Lénine ». On reprend la trame de son itinéraire avec des rushs de ses premières années achéroises, des extraits d’actualités montrant la violence policière dirigée sur le bidonville de sa communauté, puis on poursuit le chemin de résilience qu’elle a accompli pour bâtir une vie de femme engagée dans la vie de la cité.

Ses enfants sont pré-ados à leur arrivée de ROUMANIE et Maden GERBIN, l’instit de la « communale », attendrie par ces poulbots aux yeux rieurs, fait de son mieux pour aider SALCUTA à surmonter les épreuves cruelles que leur réserve l’administration française : sous l’ère de SARKOZY, ministre de l’Intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, les Roms d’Achères sont chassés de leur emplacement au petit jour. Événement dont témoignent Anna et Valérie qui ont fait le gué toute la nuit pour filmer l’arrivée des CRS et la destruction systématique des maigres biens dans les roulottes impitoyablement broyées par les mâchoires des pelles mécaniques puis écrasées dans les bennes. C’est grâce à la solidarité des habitants de cette commune d’Île-de-France que SALCUTA a retrouvé un foyer. D’autres membres de sa tribu agglomérée en bordure d’ACHÈRES ont pu aussi être secourus par une fourmilière d’Achérois qui ont improvisé en urgence des mesures d’accueil pour les Roms abandonnés sans toit et démunis de tout en plein hiver.

Depuis ce jour-là, les deux réalisatrices ont suivi la route de SALCUTA, de ses enfants, et plus tard de ses petits-enfants ! Est-ce Julienne VOLAT, la bonne étoile qui veille sur sa ville et vole au secours de ses concitoyens ? Qui se rappelle de cette militante communiste qui a été la toute première maire élue en France à ACHÈRES en 1950 et réélue jusqu’en 1968 ? Qui eut dit que c’est dans cette commune assez avant-gardiste pour élire une femme à sa tête, au mitan du siècle dernier, qu’une maman Rom ferait son nid ? Une maman dont le visage est sourire, générosité et ouverture sur le monde…

ACHÈRES a une longue tradition ouvrière. De 1925 à la fin du XXe, puis jusqu’en 2014, ses citoyens ont élu des maires communistes, une succession de cheminots, d’ouvriers, d’enseignants (sauf de 1939 à 1944 où le maire a été désigné par le régime de Vichy). Sous la mandature d’Alain OUTREMAN, de 2001 à 2014, l’accent est mis sur la protection sociale, la solidarité, le développement culturel. Un premier lotissement avec eau et électricité est d’abord attribué à SALCUTA, puis un logement confortable en HLM. Ses enfants sont scolarisés dans un environnement chaleureux ; elle-même progresse en français, trouve un emploi à la cantine scolaire, se fait des amis et, syndiquée à la CGT, mène des luttes avec ses collègues. Anna & Valérie l’ont filmée pendant les fêtes et joyeuses réunions auxquelles elle a participé. Le documentaire montre les années vécues au 8, avenue Lénine, l’adresse de son HLM. Les enfants grandissent, se marient (le maire ouvre le bal des noces en valsant avec Denisa dans la salle municipale !) et quittent l’un après l’autre le cocon de SALCUTA pour construire à leur tour une famille.
La situation se dégrade à l’arrivée de la droite avec Marc HONORÉ élu aux municipales de 2014, coupes de budget drastiques, destruction d’acquis solidaires, licenciements, chômage auxquels SALCUTA, secondée par un compagnon qui l’aime, résiste. Le documentaire n’occulte pas les scènes attestant du racisme rampant dont pâtissent les Roms. L’épisode du retour au pays pour une parenthèse estivale est particulièrement émouvant : dans son village natal, SALCUTA évoque avec nostalgie la période de CEAUSESCU, le Conducator qui, paradoxalement, protégeait l’agriculture de la ROUMANIE rurale abandonnée à la chute de l’URSS au profit de l’économie libérale. SALCUTA retrouve les eaux du Danube. Elle se baigne dans le fleuve sur l’affiche du film… ce film, long fleuve qui coule entre ses rives à l’image de cette femme extraordinaire, être de sagacité et d’énergie. »

Brève notice biographique sur Nic SIRKIS
Nic SIRKIS, Professeur des écoles, vit à Paris. Elle a aussi étudié le Théâtre à l’université de Paris 8 Vincennes à Saint-Denis.
Elle est l’auteure de textes en vers ou en prose publiés dans les revues Étoiles d’encre, Sorcières, Voyelles, Types – Paroles d’hommes, La nouvelle proue, Mémoire future sur le fil, éd. de l’a&a, Bacchanales etc.
Elle a déjà publié plusieurs romans : L’amer noir (sous-titre : Les épîtres de Déni), 2017 (Éditeur : Chèvre-feuille étoilée, Montpellier, France), Totémisés, 2014, (Éditeur Chèvre-feuille étoilée),  Attention!, en 2013 (Éditeur Chèvre-feuille étoilée), Les clés de la rue Charlot en 2012 (Éditeur Chèvre-feuille étoilée).
Dans L’odyssée du grand moka (Édilivre, Paris, 2014), elle nous invite à un « road-movie » (Journal de Bord d’un voyage en Grèce et en Italie l’été 1982). La même année, elle publie également  « Villes – recueil d’acrostiches de villes et de villages » (Édilivre, juillet 2014).
Nic SIRKIS, dans son roman « L’amer noir » précité (2017), a vulgarisé et développé le concept de « sérendipité »1 à partir d’un  travail universitaire qui, à l’origine, avait été conçu et « rédigé » pour être soutenu comme un Mémoire dans le cadre d’un « Master 2 » (université de Paris 8). Elle y explique notamment que le mot-concept « sérendipité » a été inventé en 1754 par l’Anglais Horace WALPOLE (1717/1797) (le célèbre créateur du « roman noir ») à partir de « Serendip » (l’île renommée « Ceylan » et désormais « Sri-Lanka »).
Publié, bien avant, en 2012, Les clés de la rue Charlot, est son premier livre autobiographique dans lequel elle relate les épisodes qui ont marqué les moments-clés de son itinéraire, côté lune, côté soleil…
Dans l’essai remarqué Sur la route de Van Gogh (Édilivre, Paris, 2017), sous-titré « Propos & à propos de Vincent » – car élaboré à partir d’extraits de la correspondance du peintre avec son frère Théo et ses amis -, Nic SIRKIS y analyse magistralement le processus de création de l’artiste.
Elle nous décrit, avec finesse et passion pour son illustre sujet, le cheminement de VAN GOGH vers « la plus haute note jaune », de WASMES aux méandres de l’Oise à AUVERS, via le soleil des Alpilles, où l’a emmenée celui qui – comme il l’écrit lui-même dans son courrier d’ARLES du 10 septembre 1888 – « marche comme une locomotive à peindre ».
Louis SAISI

  1. Le concept de « sérendipité » est un néologisme dérivé de l’anglais « serendipity », donc un anglicisme. Il est attesté en 1953 dans l’article « La découverte scientifique » de Charles G. DARWIN, traduit de l’anglais par Bernard KWAL et en 1968 dans le Vocabulaire de la psychologie d’Henri PIÉRON. Au départ, la « sérendipité » était le fait de réaliser une découverte scientifique ou une invention technique de manière fortuite, à la suite d’un heureux concours de circonstances imprévues, et très souvent dans le cadre d’une recherche concernant un autre sujet. La sérendipité est le fait de « trouver autre chose que ce que l’on cherchait », comme par exemple, Christophe COLOMB cherchant la route de l’Ouest vers les Indes, et découvrant l’Amérique, continent alors encore inconnu des Européens. Selon la définition de Sylvie CATELLIN, spécialiste en sciences de l’information et de la communication, la « sérendipité », c’est « l’art de prêter attention à ce qui surprend et d’en imaginer une interprétation pertinente » (cf. Sylvie CATELIN, Sérendipité, Du conte au concept, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 2014, 265 p.). []


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