n°912 - 16/10/2019
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Chronique d'Evariste

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Chronique d'Evariste
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La gauche doit réviser sa stratégie vis-à-vis de l’Union européenne

par Évariste

 

ReSPUBLICA développe depuis le printemps dernier l’idée qu’il ne peut pas y avoir de révolution citoyenne si on ne se prépare pas sérieusement à l’ensemble des conditions nécessaires à la gauche pour agir lors d’une des prochaines crises paroxystiques qui ne manqueront pas d’arriver. (Nous continuons d’utiliser le mot gauche, même si la direction de la France insoumise critique cette utilisation, pour la simple raison que son électorat se considère toujours de gauche.)
Dans cet esprit, samedi 12 octobre dernier, il y a eu la réunion des correspondants de l’Appel « Combat laïque-combat social, fédérer le peuple ». Près de soixante camarades délégués venus de toute la France ont acté la nouvelle feuille de route de cette association qui va mener une campagne nationale sur cette condition de la révolution citoyenne pour contribuer in fine à la grande bataille nécessaire pour une nouvelle hégémonie culturelle. Vous recevrez ultérieurement le compte-rendu de cette rencontre.
Aujourd’hui, nous allons revenir ci-après sur une autre condition de la révolution citoyenne : le lien entre la gauche et le réel de l’Union européenne. Nous avons déjà largement développé le fait que l’Union européenne et la zone euro sont des carcans empêchant toute politique émancipatrice. La France insoumise avait largement bénéficié de cette idée en menant à la présidentielle de 2017 une campagne avec le slogan « L’UE, on la change ou on la quitte ». L’abandon, à l’élection européenne de 2019, de cette ligne « anti-système » pour reprendre la même position que l’ensemble de la gauche (« on veut changer l’UE de l’intérieur ») n’est pas pour rien dans son recul électoral du printemps.
Eh bien, deux arrêts récents de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) – l’instance qui dit le réel des traités européens – viennent de nous donner des arguments supplémentaires pour affirmer que l’UE et la zone euro sont des carcans empêchant toute politique émancipatrice. Et donc d’invalider la ligne stratégique actuelle de l’ensemble de la gauche française qui compte.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, balayons d’un revers appuyé la contre-argumentation qui vise à dire que la majorité de la gauche et la majorité du peuple sont aujourd’hui favorables à l’Union européenne et à la zone euro. Si le constat est juste, c’est une raison de plus pour pratiquer une éducation populaire refondée visant à se battre pour une nouvelle hégémonie culturelle. Voilà qui montre l’utilité des partis politiques à condition de mener des campagnes nationales à la base pour une nouvelle hégémonie culturelle et ne pas se satisfaire des positions subjectives du peuple à un moment donné.
Ces décisions de la justice européenne sont tellement importantes qu’il devrait y avoir de nombreuses réunions publiques organisées par les organisations syndicales d’une part et politiques d’autre part sur ce sujet !
Voici l’histoire : il était une fois, des dirigeants néolibéraux de la Commission européenne mandatant une des leurs, Margrethe Vestager, commissaire européenne chargée de la concurrence, de réprimander avec bienveillance (comme pourraient le faire des parents réprimandant un de leurs enfants qu’ils adorent) deux multinationales, Google et Starbucks. Eh bien ces deux multinationales qui, elles, connaissent la mesure du rapport des forces – ayant lu Sun Tzu, Machiavel, Clausewitz ou d’autres penseurs éminents de la stratégie – ont estimé que le dit rapport de forces leur permettait de contrer cette réprimande bien légère au demeurant.

Starbucks et les avantages fiscaux

Starbucks, qui atteint en Europe un profit de 19 % de son chiffre d’affaires, pratique l’évasion fiscale légale grâce à des accords fiscaux indus avec un des grands paradis fiscaux européens, nous avons nommé les Pays-Bas ! L’Irlande et les Pays-Bas ont porté plainte aux côtés de Starbucks contre la Commission européenne ! Enfin, la Cour a désarmé définitivement la Commission européenne en estimant qu’il n’est pas tolérable qu’un Etat aide une entreprise en difficulté car cela contredit la « concurrence libre et non faussée » mais qu’en revanche il est normal que des multinationales s’abstiennent de payer des impôts aux Etats : la concurrence entre Etats est autorisée car le désavantage n’est pas démontré pour les entreprises ! Elle est pas belle la vie des multinationales ?
Premier « pan sur le bec » de la gauche française qui ne parle que des paradis fiscaux exotiques au fin fond du monde alors que les principaux paradis fiscaux sont dans l’Union européenne. « Quand le sage montre du doigt la lune, l’imbécile regarde le doigt », dit un proverbe chinois…
Deuxième « pan sur le bec » de la gauche française quant à son appréciation du niveau de solidarité au sein de l’UE.
Troisième « pan sur le bec » de la gauche française qui va peut-être comprendre que cet arrêt va faire jurisprudence en autorisant la suppression des impôts pour les multinationales !
D’ailleurs, toutes les multinationales opérant dans l’Union européenne se sont déclarées satisfaites !

Google et la protection des données personnelles

Google avait contesté la position de la Commission nationale de l’Informatique et des libertés (CNIL) qui impose l’obligation à toutes les plate-formes d’effacer toutes les données personnelles si une personne en fait la demande. Google a plaidé que la liberté d’information doit être supérieure au droit des personnes à protéger . Car Google ne gagne d’argent qu’avec la pub et l’utilisation des données personnelles. La société estime donc que le déférencement éventuel ne devrait pas être élargi au-delà d’un pays ou de l’Union européenne. Donc autorisation d’utiliser et de vendre vos données personnelles hors de l’Union européenne et même dans l’Union européenne si des Etats en sont d’accord ! La CJUE a soutenu la deuxième demande de Google.
Amusez-vous à demander à vos dirigeants nationaux – associatifs, syndicaux ou politiques – ce qu’ils comptent faire pour la souveraineté des Etats, de l’UE elle-même et pour la protection des données des Français ?
Et dites-leur qu’il y a pire que leurs adversaires qui soutiennent le mouvement réformateur néolibéral, ce sont leurs propres amis et camarades qui savent ce qui précède et qui ne font rien !

Lutter contre le néo-libéralisme
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La dictature du bonheur ou le nouvel esprit du néolibéralisme

par Rachel Haller

 

En 1958, Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes, imaginait lors d’un entretien télévisé ce que pourraient être les dictatures du futur et il déclarait : « Je pense que le genre de dictature du futur sera différente de celles que l’on a connues par le passé. […] Le danger actuel c’est que les gens soient à certains égards heureux sous le nouveau régime, mais qu’ils le soient dans des situations où ils ne devraient pas être heureux.1)Traduction reprise de l’émission : « Heureux qui comme « Moi, Je«  », La grande table des idées, France Culture, 30/08/2018, 34 min.» Soixante ans plus tard, il semble bien, comme il l’avait prédit, qu’à force de « propagande », certains en sont effectivement venus à « aimer leur esclavage ». En effet, comment ne pas penser en lisant ces lignes aux témoignages de jeunes travaillant corps et âme pour des jeunes pousses (ou start-up) ? En voici un exemple : « Même si on est mal payés par rapport au temps que l’on passe à bosser, je suis beaucoup plus impliqué dans mon travail que je ne l’étais dans les grandes entreprises pour lesquelles j’ai travaillé », expliquait ainsi un jeune stagiaire résidant dans une « hacker house » où neuf personnes (dont trois stagiaires) habitaient ensemble et travaillaient nuit et jour (week-ends compris) pour la même start-up2)Cité par Maxime François dans « Des jeunes geeks, des poules et plein de projets », Le Monde, 20/05/2016 [en ligne]. C’est dans ce type d’entreprise en démarrage que s’est développé à vive allure ce genre de raisonnement : accepter de mauvaises conditions de travail (voire consentir à enfreindre la loi, comme dans le cas très fréquent où les entreprises emploient des stagiaires en lieu et place d’employés, ce qui est interdit par le Code de l’éducation) et de faibles rémunérations, sacrifier parfois sa vie privée, tout cela en échange d’un supposé gain de liberté dans une entreprise moins verticale, d’un épanouissement personnel réputé plus important et d’une expérience plus intense. Ce n’est pas un hasard si cette tendance qui a gagné le monde entier trouve sa source aux États-Unis qui est le berceau de la philosophie qui sous-tend cette vision du monde : la psychologie positive.

Les chercheurs Edgar Cabanas et Eva Illouz ont récemment publié un essai, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, où ils analysent justement les racines et les conséquences de ce phénomène3)Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Edgar Cabanas, Eva Illouz, Premier Parallèle, 2018, 270 p.. Leur ouvrage très instructif dresse l’historique de cette nouvelle science du bonheur qui est née dans les rangs des psychologues outre-Atlantique avec comme chef de file Martin Seligman, auteur du Manifeste introductif à une psychologie positive en l’an 2000. Ce dernier a ouvert la voie à un nouveau pan dans sa discipline : auparavant centrée sur les pathologie et leurs remèdes, la psychologie offre désormais les clefs de l’accès au bonheur et révèle en quoi « la vie mérite d’être vécue ». Dans son sillage, Shelly Gable et Jonathan Haidt ont défini la psychologie positive comme « l’étude des conditions et processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des gens, des groupes et des institutions. » Ces psychologues ont très vite été aidés par des dons de fondations et d’entreprises privées telles que Coca-Cola qui permirent de doper le développement de la psychologie positive et de la faire pénétrer dans les institutions les plus prestigieuses ce qui a eu pour résultat, en 2018, que l’Université de Yale a inauguré un cours intitulé « Psychology and the Good Life » qui est devenu l’un des enseignements les plus populaires (plus de mille étudiants inscrits, soit un quart des étudiants de premier cycle).
De leur côté, les entreprises privées ont rapidement perçu les avantages qu’elles pouvaient tirer de cette discipline : un salarié heureux serait plus performant (la productivité augmenterait de 10 à 30 % selon les chiffres), mais également moins malade, moins susceptible de rejoindre la concurrence et… sans doute plus docile. C’est ce confirme Mathilde Ramadier, auteure du témoignage Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups4)Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups, Mathilde Ramadier, Premier Parallère, 2017, 160 p. : « Il y a aussi presque à chaque fois un espace de jeu sur le lieu de travail, la table de ping-pong est un grand classique, et au minimum des distributeurs de bonbons un peu partout et un frigo rempli de trucs healthy. Les start-ups ont souvent la volonté de se montrer comme la mère nourricière. C’est une façon d’abolir la frontière vie pro/vie privée. Les collègues sont supposés devenir nos amis, on vit en vase clos et c’est comme ça que les heures supplémentaires passent comme une lettre à la poste.5)Interviewée par Julia Tissier, « Derrière la coolitude des start-ups se cache un véritable enfer », Les inrockuptibles, 04/03/2017 [en ligne].»

En recourant à de nombreux moments de convivialité (afterwork bien arrosés ou séances de « team-building »), ces entreprises poursuivent en réalité un objectif corporatiste et cherchent à susciter un engagement toujours plus grand de la part des salariés, engagement qui est devenu la valeur cardinale. Ayant le sentiment de jouir d’un environnement confortable où plusieurs services sont offerts « gratuitement », les salariés sont également plus disposés à accepter le stress et la précarité que génèrent des changements de tâches et l’accaparement des gains par les fondateurs des jeunes pousses, souvent les seuls détenteurs du capital. Les start-ups californiennes ont même créé un poste dédié à l’organisation de ces ambiances : le CHO ou Chief Happiness Officer. Ces « managers du bonheur », qu’on trouve désormais même dans certaines entreprises françaises, sont chargés de veiller au bien-être des salariés en organisant des petits-déjeuners sains, des jeux (qui recouvrent en réalité parfois une compétition entre salariés), des séances de yoga, des petits-déjeuners, etc. D’ailleurs, même quand il s’agit de travail manuel et de conditions de travail fort dégradées, une entreprise comme Amazon (dont la devise est : « Work Hard. Have Fun. Make History ») utilise les mêmes recettes pour faire passer la pilule ; ses manutentionnaires exploités participent périodiquement à des quizz qui leur permettent de remporter des bons d’achat chez Amazon !
Mais cette novlangue et ces nouveaux concepts, après avoir colonisé le privé, pénètrent désormais dans la sphère des administrations publiques et en premier lieu dans les endroits où la situation sociale est explosive. Ainsi, alors que ces derniers mois ont été marqués par plusieurs mobilisations dans le secteur de la santé (dans les EHPAD et les services d’urgence notamment), le ministère de la Santé a organisé le 20 juin dernier un colloque sur la méditation de « pleine conscience »6)Rapporté par Isabelle Barré, « Le business de la méditation gagne le ministère de la Santé », Le Canard enchaîné n°5151 du 24/07/2019. Le journal Le Monde a par ailleurs consacré une série de six articles sur la méditation en juillet-août 2019. ! Pourtant ces séances avec un professionnel ne font pas partie des prestations remboursées par la Sécurité sociale et les études qui montrent les bienfaits de cette pratique ont été récemment critiquées. Dans le même genre, la direction des ressources humaines du CHU de Toulouse a récemment mis en place des séances de « rigologie » dont le but est de cultiver les sentiments positifs et la joie de vivre grâce à un mélange de yoga du rire, de méditation, de sophrologie… Or, cet établissement se distingue par une organisation du travail conforme aux préceptes du « lean management » dont les conséquences sur le personnel sont terribles : quatre personnes se sont suicidées en 2016 en raison de leurs conditions de travail. Des grèves ont encore eu lieu récemment : les grévistes réclament six cent embauches dans tout le CHU7)Voir l’article de Julien Brygo « Rigolez, vous êtes exploité », Le Monde diplomatique, n°784, juillet 2019.. Plutôt que d’embaucher et d’essayer d’éviter en amont la souffrance au travail, la direction préfère donc prévenir les risques psycho-sociaux avec un plan qui inclut des outils de psychologie positive (dont le coût n’est pas négligeable : un « rigologue » est facturé de 1 000 à 3 000 euros la journée) et dont elle pense qu’elle permettra au personnel de mieux faire face à des conditions de travail extrêmement dégradées.
Cet exemple met bien en lumière le côté cynique de la psychologie positive. En effet, puisque le bonheur est désormais accessible et reproductible grâce à des techniques vendues par les psychologues, notre capacité à être heureux ne dépend plus de nos conditions de vie et de travail, mais de notre volonté. En somme, nous sommes responsables de notre état intérieur. Sonja Lyubomirsky, une professeure de psychologie américaine, a établi la formule suivante : notre bonheur dépend à 40 % de nous (et à 50 % de notre héritage génétique et à seulement 10 % des circonstances extérieures). Si tel est vraiment le cas, il est par conséquent plus rentable pour un individu d’investir dans des cours de coaching ou une application de méditation que de participer à des luttes collectives pour améliorer la situation sociale. Pire encore, selon Lise Bourbeau, fondatrice d’un centre développement personnel, « c’est toujours notre perception ou notre interprétation des faits qui cause notre souffrance et non ce que quelqu’un est ou fait. » Notre malheur est une question de point de vue : il serait possible de mieux accepter l’adversité. Bien que cette façon de voir le monde, étendue à tous les domaines de la vie, soit très dangereuse, le secteur du développement personnel ne cesse de croître.
Ce qui est étonnant, c’est que, comme le soulignent Edgar Cabanas et Eva Illouz, ce courant de psychologie ne cesse d’être critiqué au sein de la discipline et qu’en dépit de tout l’argent dépensé pour prouver le bien fondé de la psychologie positive, les résultats scientifiques ne sont guère concluants. Ces réserves ne trouvent hélas que peu d’écho dans les institutions qui, elles aussi, se convertissent à cette nouvelle doctrine : en 2012, l’ONU a par exemple décrété que le 20 mars était la Journée internationale du bonheur, érigeant cet état émotionnel pourtant philosophiquement difficilement définissable en « objectif universel ». De plus, les indices de mesure du bonheur – présentés comme plus neutres – deviennent les nouveaux moyens d’orienter les politiques publiques. Ainsi en 2010 David Cameron, après avoir annoncé de grandes coupes budgétaires, a déclaré que son pays devait adopter le bonheur comme indice national de progrès. Si les gouvernements se mettent à parler du bonheur, il n’est guère surprenant que tout la société embrasse ensuite la psychologie positive ; les chiffres qui montrent son succès (et également le business qu’elle génère) sont impressionnants : en 2016 les livres consacrés au « développement personnel » représentaient 53 millions d’euros de chiffre d’affaires en France8)Cité par Arthur Cerf dans « Le messager », Society n°111, juillet-août 2019., l’application pour ordiphone « Happify » réunit quant à elle 3 millions d’adeptes à travers le monde. Dans le cas du yoga, le nombre d’adeptes a rapidement augmenté depuis dix ans… suscitant bien vite l’appétit des investisseurs. Aux États-Unis, il y aurait plus de 43 000 studios de yoga et de Pilates. Les entreprises qui les détiennent ont réalisé 11,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018 et 1,1 milliard de bénéfices grâce à une croissance annuelle de 9 % depuis 2013. Ces structures sont plus rentables que des salles de sport classiques : elles sont plus petites, nécessitent moins d’équipement et de personnel (certaines proposent aux meilleurs aspirants yogis de dispenser gratuitement des cours, utilisant à leur avantage la philosophie de cette discipline, bien vite oubliée quand il s’agit de fixer le prix des tenues de sport ou des tapis)9)Voir « Comment les studios de yoga ont conquis l’Amérique », Anaïs Moutot, Les Echos, 04/07/2019 [en ligne]. D’un autre côté, comment reprocher aux individus, dans un monde toujours plus instable et aux inégalités toujours plus grandes, de ne pas chercher quelque réconfort pour les aider à faire face à la dureté de la société ? Sans doute que cette mode répond aussi aux angoisses existentielles de notre monde dont la menace d’effondrement apparaît de plus en plus proche : le nouvel opium du peuple ne serait plus la religion, mais la psychologie positive, qui promet cette fois le bonheur dans cette vie même et non plus dans l’au-delà.

Finalement, si l’on ne peut nier le besoin d’épanouissement de chacun ni le fait que certaines méthodes ou pratiques physiques et intellectuelles puissent être bénéfiques, il convient néanmoins de souligner les effets néfastes de la psychologie positive car ces injonctions au bonheur créent paradoxalement de nouvelles angoisses : l’« happycondrie » ou la peur de ne pas être assez heureux. Elles génèrent aussi de la frustration et de la culpabilité : puisque tout repose sur moi et mon aptitude au bonheur, c’est ma responsabilité si je ne suis pas assez résilient. Une étude menée à l’Université de Houston par Mai-Ly Steers a ainsi montré qu’être exposé au bonheur des autres par le biais des réseaux sociaux accentuerait le risque de dépression, en raison de la tendance à se comparer socialement… En outre, cette idéologie développe une vision utilitariste de l’humain : nous aurions tous un potentiel à développer, des traits de caractère à améliorer, un capital bonheur à faire fructifier en essayant de devenir « la meilleure version de nous-même ». La psychologie positive tend donc à renforcer l’individualisme : pour être heureux, il faut se concentrer sur son moi intérieur, apprendre à contrôler ou modifier ses émotions, effectuer un « retour sur soi » dont la contrepartie peut être l’abandon des luttes collectives, moins utiles pour faire naître le bonheur. Cette vision du monde contribue également à asseoir le pouvoir des puissants, que ce soit dans la société comme dans l’entreprise, en éludant les problèmes socio-économiques causés par le système néolibéral.

Rappelons donc pour conclure, la proposition de Jean Giono concernant le bonheur : « le bonheur, c’est d’être bien dans la lucidité. Et ça n’est pas à la portée de tout le monde à l’heure actuelle, parce qu’il y a de gros efforts faits pour empêcher cette lucidité. »

Notes de bas de page   [ + ]

1. Traduction reprise de l’émission : « Heureux qui comme « Moi, Je«  », La grande table des idées, France Culture, 30/08/2018, 34 min.
2. Cité par Maxime François dans « Des jeunes geeks, des poules et plein de projets », Le Monde, 20/05/2016 [en ligne]
3. Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Edgar Cabanas, Eva Illouz, Premier Parallèle, 2018, 270 p.
4. Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups, Mathilde Ramadier, Premier Parallère, 2017, 160 p.
5. Interviewée par Julia Tissier, « Derrière la coolitude des start-ups se cache un véritable enfer », Les inrockuptibles, 04/03/2017 [en ligne].
6. Rapporté par Isabelle Barré, « Le business de la méditation gagne le ministère de la Santé », Le Canard enchaîné n°5151 du 24/07/2019. Le journal Le Monde a par ailleurs consacré une série de six articles sur la méditation en juillet-août 2019.
7. Voir l’article de Julien Brygo « Rigolez, vous êtes exploité », Le Monde diplomatique, n°784, juillet 2019.
8. Cité par Arthur Cerf dans « Le messager », Society n°111, juillet-août 2019.
9. Voir « Comment les studios de yoga ont conquis l’Amérique », Anaïs Moutot, Les Echos, 04/07/2019 [en ligne].
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Confession d'un hétérosexuel du siècle

par Bellon André

 

Source : https://blogs.mediapart.fr/andre-bellon/blog/250919/confession-d-un-heterosexuel-du-siecle

NDLR – Le texte d’André Bellon constitue une réaction pleine d’humour à une entrevue avec trois femmes organisatrices d’un récent festival féministe ; il ridiculise leur propos à partir de formules bien choisies. Aller plus loin dans ce texte ouvre bien des fenêtres sur le « fatras plein de contradictions et d’idées a priori » qui le constitue.
L’idée que l’hétérosexualité soit aussi une construction sociale, que l’injonction à l’hétérosexualité continue à peser sur les femmes aujourd’hui, cela n’est pas nouveau et avant même qu’on parle de théories du genre Monique Wittig nous l’avait dit dès les années 70 du siècle dernier. Depuis, les préférences sexuelles sont devenues plus fluides et moins dépendantes de la nécessité de reproduire la société et l’humanité ; alors, que la lesbienne soit à l’avant-garde de l’émancipation féminine parce qu’elle échapperait à la domination masculine qui constitue hommes et femmes en « classes » antagonistes, comment y croire encore ?
Car outre les approximations dans les concepts (le « salaire de reproduction » !) la problématique de l’intersectionnalité  plombe le propos : l’économie capitaliste est « racialisée et coloniale »… Dire que les femmes non-blanches sont assignées au care en général et au soin des enfants des femmes blanches en particulier est fondé (aujourd’hui, mais pas au temps de Bécassine, à moins de considérer la Bretagne comme une colonie…) mais n’épuise pas bien sûr le sujet. Alors hétéros, homos, bisexuels, asexuels, blancs, noirs, jaunes, etc, tous ensemble pour travailler ensemble à notre émancipation réciproque !
Émilie

————-

Si j’écris et envoie ce texte, c’est pour faire partager un besoin de purification qu’il est difficile d’assumer en solitaire.

Je vivais à l’écart des grandes questions qui agitent notre société. Avec placidité, je me croyais inoffensif, acceptant mon hétérosexualité comme un mal sans grande conséquence. Je viens découvrir, grâce aux Inrocks https://www.lesinrocks.com/2019/09/20/actualite/societe/a-paris-un-festival-feministe-propose-de-sortir-de-lheterosexualite/, toute ma nocivité et j’éprouve un grand besoin de confesser toutes mes turpitudes.

Comment avais-je pu aussi longtemps ignorer que mes pratiques sexuelles étaient un régime politique ? J’avais, pendant toutes ces années, considéré qu’une certaine presse, de Libé aux Inrocks était animée par un simple besoin de provocation, typique des bobos du Faubourg Saint-Germain. Je tiens à m’excuser à plat ventre de ce mépris intellectuel petit bourgeois.

La chose serait restée sans conséquence si j’étais seul en cause. Mais je viens de découvrir que je participais inconsciemment à une entreprise d’oppression. En effet, l’hétérosexualité « est au fondement de la structuration de la binarité des genres et des sexes, de la création des classes mêmes d’hommes et de femmes qu’elle pose en miroir ». Même si je n’ai rien compris, je ressens l’horreur de ma position.

La chose est d’autant plus grave que, paraît-il, « sortir de l’hétérosexualité est un projet féministe ». En somme, l’hétérosexualité est une construction masculine. Si des femmes s’y vautrent, ce ne peut être que par soumission. « Il n’y a pas d’un côté des femmes libérées qui flottent dans un hyperespace lesbien autonome – puisque les lesbiennes aussi doivent gérer l’hétérosexualité tous les jours au travail ou les transports – et de l’autre des femmes complètement aliénées dans le couple hétéro ». Bigre !

Bien pis, je découvre qu’en tant qu’hétéro, je participe à l’oppression des non blanches car « l’hétérosexualité a avant tout une utilité économique, alors elle va forcément s’insérer dans l’économie capitaliste qui est une économie racialisée et coloniale… la construction de l’hétérosexualité comme mode d’organisation de la vie désirable est infusée par la blanchité ». Jusque-là, devant ce type de phrase, j’avais l’impression qu’on avait quelques mots clefs (racialisé, blanchité, colonial,..) et qu’on les tirait au sort pour en faire des phrases. J’avais tort et je tiens, là aussi, à le confesser. Je vivais sur l’idée perverse qu’ayant construit mon activité publique par la lutte contre les guerres coloniales et contre les discriminations, j’étais dans le bon camp. Je découvre que ce n’était qu’une manière d’asseoir un pouvoir d’autant plus pervers que je l’ignorais. Je découvre que la clef de voûte est l’homme blanc hétérosexuel, que les autres (femmes, noirs, … ) ne sont pas dans ce champ, qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas enfanter et que s’ils le font, ou ne le font pas, c’est toujours du fait de mon oppression.

Certes, je ressens encore tout cela comme un fatras plein de contradictions et d’idées a priori. Je ne suis simplement pas encore libéré. Ce n’est donc que le début de ma confession et je ne vous inflige pas la suite.

Mea culpa, ideo precor.



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