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Les dérives de la pseudo-histoire – 4

L'académie des sciences, Bernard Picart, 1729

Notre précédent article (https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-culture/respublica-histoire/les-derives-de-la-pseudo-histoire-3/7433356) mettait en exergue les dérives idéologiques de la pseudo-histoire, partant de la simple dérive sectaire vers celle un peu plus dangereuse de l’identitaire et du racisme.

Nous aborderons maintenant le terrain de la politique pour atteindre et comprendre les limites de la pseudo-histoire : nous avons vu en effet que ce domaine est relativement poreux. Une porosité qui contraint les professionnels des sciences historiques, d’une part à dénoncer toutes ces dérives, mais aussi sortir de leurs domaines de compétence pour aller sur le terrain de leurs responsabilités afin de prendre position. Notamment, car des consensus scientifiques sortent les manuels de l’école de la République.

De l’instrumentalisation politique…

Le 22 mai 2022, Philippe Duffau publiait dans les colonnes de ReSPUBLICA, un article(1)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-culture/respublica-histoire/le-puy-du-faux-ou-un-voyage-dans-un-parc-sans-lumieres/7431335 relatant le travail de quatre historiens dénonçant « Le Puy du Faux », un ouvrage(2)Florian BESSON, Pauline DUCRET, Guillaume LANCEREAU, Mathilde LARRERE, Le Puy du Faux – Enquête sur un parc qui déforme l’Histoire, Les Arènes Editions, 192 pages. permettant « de faire un pas de côté, par rapport aux manipulations et déformations historiques qui sous-tendent, en filigrane et parfois de manière grossière, un biais idéologique assumé par l’initiateur Philippe de Villiers. »

Une illustration que l’Histoire dérange parfois : lorsqu’un individu ne souhaite pas vivre dans son air du temps, il tentera de s’en extirper en écrivant une narration davantage compatible avec ses croyances, ses dogmes. Dans l’exemple précité, c’est donc un choix assumé d’un ancien homme politique royaliste que de déformer les faits historiques au travers de spectacles censés être « offerts » à des fins commerciales et ludiques, pour en réalité faire passer sa vision personnelle.

Car on l’oublie souvent, mais la Révolution française n’a pas été vécue de la même manière selon que l’on était de la noblesse ou un révolutionnaire. Il existe donc encore aujourd’hui une minorité de royalistes qui ne portent pas sur cette Histoire de France le même regard que la majorité des Français républicains. Il ne faut donc pas s’étonner de cette tendance chez eux à vouloir réécrire un passé difficile à admettre même encore aujourd’hui. Mais cette instrumentalisation de l’Histoire à des fins politiques n’est pas nouvelle. Pouvons-nous encore dire que nous sommes dans la pseudo-histoire ici ? Non. Et nous précisons pourquoi dans ce qui suit.

Dans des formes beaucoup plus extrêmes, nous retrouvons le phénomène de réécriture notamment avec l’archéologie nazie, sujet traité par des chercheurs bénévoles comme Thomas Laurent, étudiant en archéologie et écrivain qui enquête au sujet du site du Mûr Païen(3)Voir : https://www.youtube.com/watch?v=NIIMUoZ6ZRs en Alsace sur sa chaîne YouTube dédiée.

Le blogueur nous présente l’archéologue allemand Hans Reinerth (1900-1990) de l’université allemande de Tübigen, membre de la Kampfbund für deutsche Kultur (KfdK), la Ligue antisémite militante pour la Culture Germanique, qui a en effet « étudié » ce site français pour lui faire dire ce que l’idéologie du IIIe Reich dictait : que le nord de l’Alsace et le site étaient germains dès 300 avant J.-C. afin de déclarer que le Mont Sainte-Odile pourrait être un lieu de pèlerinage allemand, et ainsi fêter la grandeur du Führer et de son action conquérante. La réécriture venant alors justifier l’invasion…

Reinerth avoue pourtant lui-même dans des correspondances privées qu’il doutait de cette hypothèse et il finit désavoué par ses pairs, reclus dans son propre « musée » où l’on trouve toute sa documentation après sa mort en 1990, permettant à l’archéologue français François Pétry de les étudier en 1993 et ainsi mieux comprendre cette période de l’archéologie nazie, sujet resté longtemps tabou.

Reinerth est-il un pseudo-historien s’il avoue ne pas croire dans ce qu’il affirme ? Nous pouvons affirmer que nous avons atteint là une limite de notre définition puisque le croyant isolé est dépassé. La pseudo-histoire n’en est plus si celui qui la diffuse n’y croit pas lui-même.

Ainsi Thomas Laurent synthétise et vulgarise le travail de plusieurs historiens et archéologues comme Alain Schnapp qui introduisait alors ce sujet dans un article de la revue Histoire n° 78(4)SCHNAPP, Alain, « L’autodestruction de l’archéologie allemande sous le régime nazi » dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2003/2 n° 78, p. 101-109. :

Voici la triste histoire des « chevaux de parade » de Hitler, ces archéologues prestigieux qui non seulement se sont accommodés d’une idéologie mortifère, mais ont cru de la sorte défendre leur idéal scientifique, notamment en grattant les sols des pays au nom d’une archéologie « politico-raciale ».

… jusqu’au négationnisme

Interrogeons-nous alors sur la réécriture de l’Histoire lorsqu’elle est menée à des fins politiques, comme avec le négationnisme, notion apparue en 1987 sous la plume de l’historien Henry Rousso(5)ROUSSO, Henry, Face au passé, Belin, 2016, 336 p., Chapitre VII Les racines du négationnisme. :

On appelle ce processus « négationnisme », un terme que j’ai utilisé pour la première fois en 1987 pour souligner à la fois son caractère idéologique et éviter la confusion avec le terme polysémique de « révisionnisme », utilisé par les négationnistes eux-mêmes. Depuis juin 1990, c’est un délit en droit pénal français, comme dans beaucoup d’autres pays, et la notion s’applique désormais à la négation d’autres génocides.

Ainsi, le spectre de la réécriture de l’histoire est-il si large dans son instrumentalisation politique qu’il sort de ce cadre que nous avions défini dans les articles précédents : nous passons là de la catégorie des pseudo-historiens, falsificateurs « du privé », pour entrer dans la propagande d’un pouvoir totalitaire, d’un mouvement collectif. Car c’est ce qu’elle devient : une réécriture falsifiée qui a un but idéologique et touche une large population, affectant une culture et les moyens globaux de son instruction – alors qu’un pseudo-historien au sens où nous l’entendons est loin d’avoir une telle capacité d’influence puisqu’il est isolé.

Nous sommes ici dans une réalité alternative qui n’est pas sans évoquer la novlangue et le ministère de la Vérité de George Orwell dans 1984. Mais là où un Philippe de Villiers fait encore sourire avec son Puy du Fou, nous sommes toutefois moins portés à la joie en ayant à souffrir des candidats aux récentes élections présidentielles comme Eric Zemmour pointé du doigt comme révisionniste dans le Figaro(6)Source : https://www.lefigaro.fr/politique/zemmour-un-revisionniste-pro-vichy-fustige-beaune-20211017 par le Secrétaire d’État aux Affaires Européennes, Clément Beaune :

Eric Zemmour, c’est l’un des visages de ce qui est une longue tradition dans notre pays, l’extrême droite française haineuse antisémite (…) Il (en) est l’un des visages temporaires, mais dangereux », a lancé Clément Beaune. « Le mythe du Pétain protecteur des juifs ne résiste pas une seconde à l’analyse historique (…) M. Zemmour se pare de mensonges historiques scandaleux. 

La réécriture de l’Histoire dans le monde politique n’est plus de la pseudo-histoire car elle a des enjeux qui dépassent l’intentionnalité d’une personne isolée en dérive.

Que cela soit un polémiste présidentiable ou un Poutine qui envahit l’Ukraine pour « le dénazifier », la réécriture de l’Histoire est alors un argument de campagne ou la justification d’une guerre et du massacre de civils et d’enfants. Certes l’usage n’est pas le même entre l’un et l’autre de ces deux personnages, car les conséquences respectives ne sont pas comparables. Mais les ressorts qui sous-tendent ce mécanisme sont pourtant identiques, et ne sont pas l’affaire d’un seul homme porte-étendard, mais d’un collectif qui dans le premier cas, cherche à atteindre le pouvoir, et dans l’autre, le tient déjà dans le creux de sa main.

En conséquence, les professionnels dénonçant ce type de falsifications se déplacent du terrain de l’Histoire, de la Science et de l’enseignement, sur le terrain de la politique.

Ainsi, Johann Chapoutot, historien contemporain spécialiste du nazisme et de l’Allemagne dénonce clairement le discours de Zemmour qu’il qualifie de négationniste dans une interview de France Inter en 21/07/2021(7)Voir : https://www.youtube.com/watch?v=hVIQ34dXKFU&ab_channel=FranceInter. Une interview dans laquelle il explique les mécanismes psychologiques et anthropologiques qui amènent un peuple à créer de nouvelles croyances en rupture avec la société.

Autre exemple de chercheur engagé, Guillaume Lecointre(8) Voir : https://isyeb.mnhn.fr/fr/annuaire/guillaume-lecointre-418 , professeur au Museum d’Histoire naturelle, mais également chroniqueur à Charlie Hebdo de 1995 à 2005, prend position et n’hésite pas à le faire sur les réseaux sociaux, comme dans l’interview(9)Source : https://www.youtube.com/watch?v=YhgCC4Cn34M&ab_channel=LaTroncheenBiais accordée à Thomas Durand sur la chaîne YouTube « La Tronche en Live » pour définir le rôle de la Science dans son sens le plus large – dépassant donc le cadre de la seule Histoire.

Vers la 22e à la 25e minute, le sujet du racisme est abordé puisque la Science a démontré que le concept de race n’a pas d’existence, mais « que la bonne raison de ne pas être raciste est vraiment morale et politique […] [le racisme] c’est la transcription d’une différence biologique érigée en race et, par là on cherche à justifier une inégalité en droit. […] ».

Pour le chercheur, il est donc fondamental que la recherche, financée par nos impôts, soit accessible et compréhensible à tous, mais doit d’abord rester autonome dans la validation des savoirs, restreints au monde physique, au réel :

Ce à quoi un scientifique tient, c’est l’autonomie des résultats : il n’y a pas de registre moral, politique ou religieux qui aurait le droit ou la légitimité de venir dicter aux sciences quels résultats sont recevables et quels résultats ne le sont pas.

Notre conclusion

Nous avons décrit les contours d’un phénomène de société, d’une forme de falsification des sciences historiques, en démontrant les limites à cette définition qui glisse facilement vers d’autres types de dérives.

Et nous constatons que du commerce, jusqu’à la politique, plusieurs pans entiers des sociétés humaines sont touchés par ce phénomène qui, bien qu’apparemment marginal, est le reflet de quelque chose de plus profond. Un véritable malaise.

Face à ces comportements, les scientifiques en charge d’étudier l’Histoire et l’Archéologie sont restés longtemps sur une prudente réserve, mais c’est avec l’avènement d’Internet et la diffusion de masse, qu’une prise de position est apparue comme nécessaire, l’affirmation d’une responsabilité envers les peuples. Il n’est plus possible de se taire et rester dans la passivité.

Loin d’exprimer une idéologie personnelle, les spécialistes des sciences historiques sont surtout conscients qu’alors qu’ils cherchent à enseigner pour éveiller les consciences, les pseudo-historiens se fixent l’objectif inverse de les étouffer au seul profit de leurs propres croyances. Ce n’est donc pas seulement une différence de méthode de travail qui oppose ces deux groupes antagonistes, mais leurs objectifs. Et au-delà des seules connaissances, le respect des cultures dans la diversité de leur pluralité.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-culture/respublica-histoire/le-puy-du-faux-ou-un-voyage-dans-un-parc-sans-lumieres/7431335
2 Florian BESSON, Pauline DUCRET, Guillaume LANCEREAU, Mathilde LARRERE, Le Puy du Faux – Enquête sur un parc qui déforme l’Histoire, Les Arènes Editions, 192 pages.
3 Voir : https://www.youtube.com/watch?v=NIIMUoZ6ZRs
4 SCHNAPP, Alain, « L’autodestruction de l’archéologie allemande sous le régime nazi » dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2003/2 n° 78, p. 101-109.
5 ROUSSO, Henry, Face au passé, Belin, 2016, 336 p., Chapitre VII Les racines du négationnisme.
6 Source : https://www.lefigaro.fr/politique/zemmour-un-revisionniste-pro-vichy-fustige-beaune-20211017
7 Voir : https://www.youtube.com/watch?v=hVIQ34dXKFU&ab_channel=FranceInter
8 Voir : https://isyeb.mnhn.fr/fr/annuaire/guillaume-lecointre-418
9 Source : https://www.youtube.com/watch?v=YhgCC4Cn34M&ab_channel=LaTroncheenBiais
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