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L’histoire en été – Printemps 1793 : La république sociale aura-t-elle lieu ? 2e partie

Le Dernier banquet des Girondins - par Henri Félix Emmanuel Philippoteaux - vers 1850 - Musée de la Révolution française (Domaine de Vizille) / domaine public

Julien Chane-Alune nous propose trois articles qui vont se succéder dans les trois prochains numéros de ReSPUBLICA. Ils traitent de la période révolutionnaire, 1793. Dans la première partie publiée dans le précédent numéro, Julien Chane-Alune évoque la fin de la monarchie et l’avènement de la 1re République. Dans cette deuxième partie, il traite de la controverse qui occupe les esprits : celle de la propriété.

« Liberté, Égalité, Propriété ! »

Au printemps 1793, les Girondins, maîtres de la Convention, bloquent l’instauration d’une justice sociale. Le pays est au bord du précipice. Une lutte idéologique a lieu autour d’un principe décisif : celui de la propriété.

Attachement inconditionnel des Girondins au principe de propriété

L’attachement viscéral des Girondins à la propriété leur vient d’une nouvelle forme de pensée politique et économique, la doctrine libérale, si ardemment défendue par Turgot en France, Adam Smith en Angleterre, Thomas Jefferson et Benjamin Franklin aux États-Unis.

En 1687, l’anglais John Locke avait en effet publié le Traité du gouvernement civil. On y trouvait ce principe du libéralisme, révolutionnaire en cela qu’il sape celui de la féodalité, selon lequel l’État a pour mission exclusive de protéger la personne et les biens des individus. Ces biens dont il parle, ce sont les fruits du travail de chacun. Chaque homme est propriétaire de lui-même, et, par son travail de la terre, il se l’approprie à son tour, de manière à en faire comme une extension de sa propre personne. La terre que je possède, comme tous les fruits de mon travail, n’est alors pas seulement à moi : c’est une partie de moi. Je peux la vendre, la faire prospérer, mais nul ne peut me l’arracher contre mon gré, et encore moins l’État dont le seul but est précisément de la défendre. S’en prendre à la propriété d’un homme, c’est s’en prendre à sa propre personne. La propriété n’est pas un droit produit par les lois, mais un droit de la nature elle-même, indépendant de toute convention sociale.

Proposition girondine de Constitution consacrant le droit à la propriété

Inspirés par cette nouvelle doctrine, les Girondins veulent une révolution qui consacre la propriété privée comme droit naturel, et la liberté pour tous de l’étendre et de s’enrichir. Condorcet avait déjà proposé en leur nom le projet d’une constitution libérale, les 15 et 16 février, faisant de la propriété un droit naturel :

« X. — La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chaque citoyen, pour la conservation de sa personne, de ses biens et de ses droits ».

XVIII. — Le droit de propriété consiste en ce que tout homme est le maître de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie.

XIX. — Nul genre de travail, de commerce, de culture, ne peut lui être interdit ; il peut fabriquer, vendre et transporter toute espèce de production ».

Le droit de propriété est antérieur aux lois. Celles-ci ont comme mission première de la protéger. Cette constitution, reflet des semaines qui ont vu sa rédaction, entérine, si elle est adoptée, le droit de propriété des terres et du commerce et légitime les manigances des accapareurs, c’est-à-dire les commerçants qui cachent dans leurs greniers les grains de manière à faire augmenter les prix et à s’enrichir. Si elle est adoptée, c’en est fait du peuple qui réclame la fin de la cherté et du grand rêve de justice sociale.

Les Girondins ont d’ailleurs trouvé un martyr pour leur cause. Le 3 mars 1792, le maire d’Étampes, un certain Simoneau, allié des spéculateurs alors que la spéculation sur le blé faisait flamber le prix du pain, était tué par la foule en colère pour avoir voulu imposer la loi martiale. Les Girondins veulent l’élever en héros de la Révolution et de la liberté économique. Le 3 juin 1792, une Fête de la loi avait même été célébrée en son honneur partout en France. On avait scandé ce nouveau slogan : « liberté, égalité, propriété » !

Une opposition à ce principe sans limite du droit à la propriété : le droit d’exister

Le curé de Mauchamps, Pierre Dolivier, que Jaurès, dans son Histoire socialiste de la Révolution française, tient pour un précurseur de la république sociale, se rapproche de Robespierre dès le mois d’avril 1792 pour lui demander d’insérer dans son nouveau journal, Le Défenseur de la Constitution, une pétition en défense de ceux qu’on accuse du meurtre de Simoneau.

Robespierre réfléchit avec Dolivier. Il comprend peut-être qu’il a négligé jusque-là d’accorder toute l’importance qu’il fallait aux droits économiques et sociaux. Si la révolution doit être une œuvre de justice sociale, elle doit d’abord se poser en défense des nécessiteux. Il dit à la Convention le 2 décembre 1792 :

Nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé à côté de son semblable qui meurt de faim. Le premier des droits, c’est celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là. C’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. (…) tout ce qui est nécessaire pour conserver la vie est une propriété commune à la société tout entière ; il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle (…) Comment a-t-on pu prétendre que toute règle sur la vente du blé était une atteinte à la propriété, et déguiser ce système barbare sous le nom spécieux de liberté du commerce ?

Les Girondins, encore maîtres de la Convention – plus pour longtemps – tiennent bons contre ces assauts. Mais Robespierre gagne déjà en influence, la Plaine risque de basculer, d’autant qu’un autre projet de loi, qui occupe de plus en plus les esprits et qui saperait tout leur projet libéral, se fait jour : la loi agraire.

La loi agraire : principe égalitaire

La loi agraire, c’est d’abord un projet de redistribution égalitaire des terres confisquées à la noblesse. Le problème, c’est qu’elle peut remettre en cause le principe même de la propriété privée : il reviendrait en effet à l’État d’allouer à chacun les terres lui permettant de produire sa subsistance. On imagine le tort que cela ferait au commerce et à la liberté de l’enrichissement personnel. Le débat a lieu alors qu’un certain François Babeuf, qui ne se fait pas encore appeler Gracchus, est arrivé à Paris quelques jours auparavant et y retrouve son ami Dolivier. Face à ce péril contre les propriétaires bourgeois, la Convention girondine prend peur et vote un décret vertigineux le 18 mars : « La Convention nationale décrète la peine de mort contre quiconque proposera une loi agraire, ou toute autre subversive, des propriétés territoriales, commerciales et industrielles » !

Prémisses d’une République sociale

Dolivier pendant ce temps est en train d’écrire un petit texte qui préfigure la République sociale, mais qui ne pourra circuler qu’après la chute des Girondins : une critique de la propriété libérale intitulée Essai de justice primitive. Il écrit :

La terre, prise en général, doit être considérée comme un grand communal de la nature où tous les êtres animés ont primitivement un droit indéfini sur les productions qu’il renferme. [Dans l’ordre social], ce droit indéfini doit cesser sans quoi la société ne pourrait subsister : mais en échange, chaque individu doit y trouver son droit de partage au grand communal. (…) Ainsi la terre est à tous en général et à personne en particulier. (…) En dernière analyse, on ne peut acquérir sur le fond de terre qu’un droit de possession viagère, donc il ne peut exister qu’une seule espèce de propriété, transmissible qui est la propriété mobilière.

Dolivier, lecteur enfiévré de Rousseau comme bon nombre de gens à cette époque, se sert de cette idée que la terre, si elle fait l’objet d’une propriété privée, crée automatiquement des inégalités, de l’exploitation, et bientôt de la misère. Pour parvenir à une forme de justice sociale, ce qui est le but de la Révolution, il doit revenir à l’État de distribuer la terre à chacun selon ses besoins, à la manière d’un prêt viager. La terre redevient alors du domaine public, sous le contrôle de l’État, pour être redistribuée.

Girondins pusillanimes face aux ennemis et soutien des accapareurs

Pendant que toutes ces idées de justice sociale circulent et gagnent en force, de leur côté, les Girondins sont plus affaiblis que jamais. Par la trahison de Dumouriez d’abord, par le soupçon de corruption et de trahison qui se précise. Par leur défense entêtée des accapareurs et des propriétaires, par leur surdité aux demandes populaires. Et surtout, par leur attentisme coupable, ils menacent de précipiter la défaite de la France. Fin avril, la Vendée est en pleine offensive dans les Deux-Sèvres ; la flotte anglaise est devant Dunkerque qu’elle prendra le 21 août. Les Autrichiens sont devant Valenciennes qui, si elle tombe, les mettent à 15 jours de Paris. À la famine qui gronde s’ajoute la peur d’un effondrement imminent de la Nation.

Albert Mathiez écrit :

Girondins et Feuillants, profondément attachés au dogme de la liberté économique, ne surent opposer aux souffrances des travailleurs que la répression à outrance, la loi martiale. La taxation des denrées de première nécessité leur parut une mesure « anarchiste », une atteinte à la propriété, le prélude à la loi agraire. Ils firent défense aux autorités locales de céder aux acclamations des foules, ils leur ordonnèrent de défendre à tout prix la liberté absolue des transactions. Et partout, entre la garde nationale bourgeoise et le peuple des sans-culottes, ce furent des rencontres, des rixes, des batailles parfois sanglantes, dont la responsabilité fut mise par la Gironde sur le compte des manœuvres de l’aristocratie.

Face à leur chute imminente, le 25 mai, le président girondin de la Convention, Isnard, se livre à un chantage funeste : « Si jamais la Convention était avilie, je vous le déclare au nom de la France entière, Paris serait anéanti ! ».

Girondins discrédités et mansuétudes de Robespierre

Mais les menaces d’Isnard n’auront pas l’effet escompté – bien au contraire. Le mot court que le Président de la Convention a demandé l’anéantissement de Paris. La Commune de Paris vote l’insurrection, occupe la Convention le 31 mai au son du tocsin, et, le 2 juin, 22 députés girondins sont décrétés d’arrestation. Robespierre, dont le rôle était grand dans la préparation de ces journées insurrectionnelles, s’arrange pour qu’ils puissent fuir Paris sans passer par le tribunal révolutionnaire qui les aurait menés à la guillotine.

Comme le reconnait Max Gallo dans son Histoire de la Révolution : « Sans les canons du 31 mai et du 2 juin, sans l’insurrection, les conspirateurs triomphaient ! ». Tout porte à croire en effet que, les Girondins restés maitres de la Convention, la paix avec l’Autriche aurait été signée et la royauté rétablie.

Convention montagnarde : vers la République sociale ?

La chute des Girondins marque surtout une grande victoire de Danton. Dès le mois de juin 1793, et pour une année, c’est la Montagne qui prendra l’ascendant sur la Convention. Et Danton l’incontournable a pris l’ascendant sur la Montagne. Il a bien mené sa barque, puisqu’il était le principal artisan des tractations avec Dumouriez voulues par les Girondins ! Mais passons. Le Comité de salut public sera renouvelé, mais Danton en reste le pivot. Le 10 juin, Saint-Just y fait son entrée, ainsi qu’un ami de Danton, Hérault de Séchelles, qui vient de descendre de la présidence de la Convention après Isnard. C’est ce même comité Danton qui élabore la constitution de la 1ère République, qui sera votée le 24 juin. Mais sera-t-elle vraiment cette république sociale si ardemment désirée ?

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