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Les idéologies identitaristes contre la liberté et la laïcité

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NDLR : Pierre Hayat est professeur de philosophie. Il est un des auteurs réguliers que nous publions tant il lie le laïque et le social pour emprunter la voie de l’émancipation. Auditeur de notre dernier colloque “République sociale et laïcité” le 19 février dernier au Palais du Luxembourg, il nous propose ce nouvel article comme un prolongement du colloque lui-même.

Suite au colloque qui s’est tenu au Sénat le 19 février dernier sur le thème « République sociale et laïcité au 21e siècle », nous voudrions revenir sur la question des idéologies identitaristes évoquée par Bernard Teper sous l’angle de la laïcité(1)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/compte-rendu-du-colloque-republique-sociale-et-laicite-au-xxie-siecle/7430669 et par Frédéric Pierru dans le champ universitaire(2)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/compte-rendu-du-colloque-republique-sociale-et-laicite-au-xxie-siecle/7430669#De_Bourdieu_%C3%A0_l’intersectionnalit%C3%A9_:_qui_a_h%C3%A9rit%C3%A9_de_quoi_?. Avant de considérer « l’identitarisme » qui est une détermination spécifique de l’identité, nous prendrons trois exemples d’usage ordinaire de l’identité.

L’identité d’une personne

On partira de la question de l’identité d’une personne, qui appartient à notre expérience ordinaire et à notre vocabulaire usuel. Un titre d’identité permet à une personne de justifier son identité, de l’attester auprès d’une autorité administrative. L’identité appartient alors au domaine du droit. Elle est censée permettre d’identifier exactement et précisément une personne, c’est-à-dire d’être assuré qu’il s’agit bien de telle personne et de nulle autre. L’identité dépend d’un ordre objectif extérieur à la personne elle-même, le document attestant l’identité d’une personne pouvant ou non être déclaré valable ou valide par l’autorité administrative compétente.

L’identité personnelle

Mais l’identité d’une personne relève également d’un processus qui opère à l’intérieur de la personne. Par un travail de réflexion, la personne s’assure de son identité propre. Elle se reconnaît elle-même dans les actes qu’elle accomplit et grâce à sa mémoire. La tentation est grande d’imaginer l’identité personnelle comme une entité stable et fermée sur elle-même. En réalité, l’identité du « soi-même » n’est pas repliée sur elle-même. Les pensées dialectiques enseignent que le rapport à soi est simultanément un rapport aux autres, chacun se considérant lui-même par l’intermédiaire des autres, à travers le regard des autres et même à travers ce qu’il s’imagine être leur regard. Les pensées historiques confirment cette approche en montrant que l’identité personnelle, dans sa persistance tout au long d’une même existence, est en constante transformation, et qu’elle est en cela équivalente à l’histoire de l’individu(3)Si l’identité d’un individu est repérable à travers son existence sociale et historique, l’identité d’une collectivité existe à travers les individus qui la font exister concrètement. Ainsi en est-il, par exemple de « l’identité professionnelle »..

La laïcité n’est pas identique à l’athéisme

Un usage approprié de l’identité et de la différence permet d’exposer correctement que non seulement la laïcité n’exclut pas l’athéisme, pas plus qu’elle exclut la religion, mais qu’elle est un principe de préservation de la liberté d’être athée, croyant ou agnostique.

Il n’est pas simple, non plus, de définir une idée politique, car celle-ci ne présente pas l’univocité d’une essence mathématique. On peut alors emprunter une voie indirecte en distinguant cette idée d’une autre idée qui lui est proche. Encore faut-il se garder de quelques pièges. Ainsi est-il fréquent d’affirmer que « la laïcité n’est pas l’athéisme ». Cette distinction est pertinente, car elle présume que la laïcité et l’athéisme ont en commun un rapport distancié à la religion, mais qu’il convient de ne pas confondre. Cependant, les faux amis de la laïcité se plaisent souvent à présenter cette différence comme une incompatibilité. Pour eux, la laïcité et l’athéisme s’excluent réciproquement : entre la laïcité et l’athéisme, il faudrait choisir. On ne pourrait être à la fois laïque et athée. Mais on impose là une interprétation fallacieuse de la laïcité qui exclut l’athéisme et réduit la laïcité à une coexistence des religions. Il revient aux laïques de démonter cet usage sophistique de l’identité et de la différence. La laïcité n’est pas identique à l’athéisme parce qu’elle ne se situe pas sur le même plan que lui. Elle est, en effet, un principe d’organisation sociale et politique fondé sur la liberté de conscience, tandis que l’athéisme est, comme la croyance religieuse, une option personnelle. Un usage approprié de l’identité et de la différence permet d’exposer correctement que non seulement la laïcité n’exclut pas l’athéisme, pas plus qu’elle exclut la religion, mais qu’elle est un principe de préservation de la liberté d’être athée, croyant ou agnostique.

L’identitarisme d’extrême droite

Qu’en est-il de « l’identitarisme » ? Il suppose un certain usage de l’identité, analogue au « communautarisme » qui implique une certaine pratique de la vie en communauté repliée sur elle-même. Cet usage consiste à ramener toute situation humaine à une question d’identité. L’histoire de la deuxième moitié du XIXe siècle et du XXe siècle français illustre parfaitement le phénomène politique de l’identitarisme nationaliste intimement associé à l’antisémitisme et au racisme. Il constitue une idéologie, si l’on entend par là une représentation globale du monde et de la relation pratique que chacun est appelé à entretenir avec ce monde. D’abord l’apanage de la droite antirépublicaine cléricale, cet identitarisme s’est imposé comme l’idéologie structurante de l’extrême droite. Il est totalitaire au sens où tous les niveaux de l’existence des hommes sont ramenés à une même obsession. Il impose une vision obsidionale et exclusiviste de l’humanité et de la nation, qui interdit toute échappatoire. Le déterminisme est absolu : il s’agit d’être ce que l’on est et, en cas de besoin, d’extirper de soi ce qui fait obstacle à ce que l’on doit être, conformément à ce qu’on est de naissance. La liberté est, au mieux, frappée d’illusion quand elle n’est pas considérée comme une menace structurelle à l’identité qui impose une adhésion sans raison à ce que l’on est du fait de son origine.

La laïcité contre l’identitarisme

Dans ses débuts, la laïcité s’est intellectuellement et historiquement opposée à l’identitarisme nationaliste du repli et de l’exclusion.

Si la démocratie est née en Grèce avant de prendre une portée universelle, la laïcité est née en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avant d’acquérir elle aussi une valeur universelle et internationaliste. Dans ses débuts, la laïcité s’est intellectuellement et historiquement opposée à l’identitarisme nationaliste du repli et de l’exclusion. En 1900, Ferdinand Buisson évoquait « la France » qu’il identifiait à « une idée qui s’est faite nation ». Buisson se référait en premier lieu à la Révolution de 1789 qu’il identifiait à un « appel à la liberté, appel à la justice et à la raison, appel à l’égalité, à la fraternité »(4)Ferdinand BUISSON, Conférence du 14 juillet 1900 à Saint-Germain-en-Laye, publié par la Ligue de Défense des Droits de L’Homme et du Citoyen en 1902 sous le titre « Pourquoi nous sommes patriotes et ne sommes pas nationalistes », repris dans Ferdinand BUISSON, Éducation et République, introduction de Pierre Hayat, Kimé, 2002, p. 175.. Il précisait que « le ‘nationalisme’ n’a rien, absolument rien de ce sens primitif et révolutionnaire. Il n’évoque pas, disait Buisson, l’idée politique des droits de l’homme, mais l’idée ethnographique de ‘nationalité’ »(5)Ibid., p. 176. Ce « parti pris d’exclusivisme et d’égoïsme national » (…) « serait à l’esprit national ce que le fanatisme est à l’esprit religieux », « le pédantisme à l’esprit scientifique » (id.).. Il y a 120 ans, l’un des principaux fondateurs de la laïcité de l’École et de la République opposait radicalement la France républicaine et laïque des droits de l’homme au nationalisme antisémite.

Être Blanc sans être raciste

Cette gauche identitariste qui prétend agir contre les discriminations et les inégalités, pour les protections et les solidarités sociales, a déserté l’action laïque historiquement associée à l’universalité des Lumières et à la Révolution française.

Qu’en est-il aujourd’hui ? L’un des mérites des communications de Bernard Teper et Frédéric Pierru n’est pas seulement d’avoir cherché à comprendre pourquoi l’identitarisme d’extrême droite et de droite extrême a regagné en puissance. Elles ont également montré que l’identitarisme de droite se double aujourd’hui d’un identitarisme de gauche. Cette gauche identitariste qui prétend agir contre les discriminations et les inégalités, pour les protections et les solidarités sociales, a déserté l’action laïque historiquement associée à l’universalité des Lumières et à la Révolution française. Elle déploie le même fatalisme conservateur et la même irrationalité que l’extrême droite lorsqu’elle considère qu’un Blanc est, du fait de sa couleur de peau, identique ou identifiable à un raciste, quoi qu’il pense, quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse. Cette gauche gangrénée par l’identitarisme est incapable de soutenir qu’un Blanc peut être raciste, mais qu’il peut aussi ne pas l’être, et qu’il en est de même d’un Noir. Elle n’a pas encore compris que la couleur de peau, qui est une détermination naturelle, n’est pas du même ordre que le racisme et l’antiracisme qui sont des représentations de l’humanité et des rapports sociaux, appelant des conduites déterminées. Elle devra également se ressouvenir que le syndicalisme a pour tâche l’émancipation des travailleurs, qu’ils soient Blancs, Noirs ou de toute autre couleur de peau, et quelle que soit leur croyance ou incroyance en matière religieuse.

Le terrain de la gauche

Aussi revient-il aujourd’hui à la gauche laïque de réactiver les combats pour les libertés et contre les injustices sociales, dans leur alliance intime aux droits sociaux et à l’universalité humaine.

La gauche identitariste est ainsi incapable de saisir la distinction cardinale entre les personnes et les opinions. Cette distinction est pourtant au fondement de la théorie de la liberté de conscience. En désertant cette distinction libératrice, l’identitarisme convertit une controverse intellectuelle en offense personnelle qui appelle vengeance en vue de liquider l’ennemi. Comme l’a montré Frédéric Pierru, le sectarisme et le dogmatisme tendent à envahir le champ de l’université et de la recherche, là où, précisément, devrait s’imposer de façon exemplaire l’humilité du travail patient, le questionnement, la rigoureuse critique de soi. Il s’agit pour les identitaristes d’imposer une normalisation moralisatrice qui ignore le scrupule, le doute et la modestie. La liberté de parole que cette gauche identitariste exige pour elle en la refusant souvent aux autres, cautionne les conduites de haine et la chasse à l’homme estimé dangereux du fait de ses positions contraires à son idéologie. Cette gauche-là s’est placée sur le terrain de l’extrême droite dont elle favorise involontairement le développement. Comme cela a été rappelé lors de ce colloque, il ne faut pas s’étonner que la gauche identitariste perde sur un terrain qui n’aurait jamais dû être le sien, au bénéfice de l’extrême droite autrement plus aguerrie qu’elle en la matière. Aussi revient-il aujourd’hui à la gauche laïque de réactiver les combats pour les libertés et contre les injustices sociales, dans leur alliance intime aux droits sociaux et à l’universalité humaine.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/compte-rendu-du-colloque-republique-sociale-et-laicite-au-xxie-siecle/7430669
2 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/compte-rendu-du-colloque-republique-sociale-et-laicite-au-xxie-siecle/7430669#De_Bourdieu_%C3%A0_l’intersectionnalit%C3%A9_:_qui_a_h%C3%A9rit%C3%A9_de_quoi_?
3 Si l’identité d’un individu est repérable à travers son existence sociale et historique, l’identité d’une collectivité existe à travers les individus qui la font exister concrètement. Ainsi en est-il, par exemple de « l’identité professionnelle ».
4 Ferdinand BUISSON, Conférence du 14 juillet 1900 à Saint-Germain-en-Laye, publié par la Ligue de Défense des Droits de L’Homme et du Citoyen en 1902 sous le titre « Pourquoi nous sommes patriotes et ne sommes pas nationalistes », repris dans Ferdinand BUISSON, Éducation et République, introduction de Pierre Hayat, Kimé, 2002, p. 175.
5 Ibid., p. 176. Ce « parti pris d’exclusivisme et d’égoïsme national » (…) « serait à l’esprit national ce que le fanatisme est à l’esprit religieux », « le pédantisme à l’esprit scientifique » (id.).
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