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“Crop”, de Marouan Omara et Johanna Domke

En collaboration avec l’association 0 de Conduite

Diffusé pour la première fois en France et concourant dans le cadre du XIIe Festival international du film des Droits de l’Homme qui s’est tenu en mars à Paris, Crop, film en anglais, sous-titré en français coproduit par l’Egypte, l’Allemagne et le Danemark, traite de la liberté de la presse, du pouvoir des images et de leur impact. Le choix d’un bâtiment symbole créé sous Nasser, au Caire, siège de l’influent journal Al-Ahram et de plusieurs titres dérivés, en est le protagoniste. Seize mille personnes y travaillent.
Le fil conducteur repose sur le récit d’un photojournaliste qui, depuis trente ans, fait partie de la machine et que des problèmes de santé retiennent à l’hôpital. Il l’écrit à partir de dix-neuf entretiens de photojournalistes, photographes et journalistes de différents médias, restituant leurs points de vue mosaïque. Ses mots guident le spectateur.
Tandis que Soura – qui signifie images – est chanté par Abdel Halim Hafez, une voix des années soixante, la caméra fait le tour du bâtiment. Nous déambulons de salle de rédaction en salle de fax, de salle aux horloges marquant les décalages horaires en pointeuses, et l’ascenseur s’arrête à chaque étage, ouvrant ses portes sur une même scène où le temps semble s’être arrêté : un appariteur en chemisette blanche et cravate assis derrière un grand bureau vide, avec pour décor et accrochées au mur, derrière lui, des fresques d’une Egypte exotique ou rêvée, et ses déclinaisons autant de fois qu’il y a d’étages.
Le film fait un clin d’œil à l’Histoire et nous mène dans le jeu du politique et de l’image présidentielle : Nasser se plaît à cultiver la proximité avec le peuple et à se présenter en homme d’action, inaugurant une école, un pont, un bâtiment public. Sadate prend le contre pied de cette image se laissant difficilement approcher, sauf en version héros, posture qu’il affectionne, et reprise par les égyptiens qui posent à leur tour dans les studios photos ; puis rappel de la mort en direct de ce Raïs, en 1981, à la tribune officielle, battant des records d’impopularité au regard de ses prises de position avec Israël.
Dans ce contexte, le photographe est vite indésirable et mal perçu, sa carte mémoire peut être confisquée le dépossédant de son travail, et les photos sont retouchées, les détournant de leur sens initial. Ainsi celle de Moubarak, – surnommé La vache qui rit en raison de son sourire figé et permanent – prise à la Maison Blanche qui, de dernier sur le tapis rouge devient, après retouche, premier, près du Président américain.
Dans les années 90 la censure est directe et le contrôle partout, certains sujets deviennent tabous et totalement interdits, pour exemple les soufis et mille autres sujets. Seule une image conforme à celle qu’impose Moubarak ou à celle qu’il prétend se faire de la population, devient présentable, le reste est oublié. Les problèmes de société, comme la pauvreté ou la guerre du pain, ne sont pas abordés. Censure et autocensure des journalistes et des photographes, fonctionnent. L’exode vers les Pays du Golfe commence, pour raison de survie, et tout est corruption.
En 2006, on ne parle pas du mouvement d’opposition naissant, et les médias ne sont jamais aux côtés des opprimés, ceux justement dont il faudrait parler.
En 2008, la police agresse physiquement des photographes, pendant des années l’image du pays est la même, glacée et officielle, qui dit que tout va bien. Les quartiers populaires eux-mêmes culpabilisent et refusent de montrer leur visage, leur image, pour ne pas faire, disent-ils, de tort à l’Egypte.
En 2011, pendant les dix-huit jours de la Révolution, le photojournaliste narrateur, sur son lit, fait le tri des photos apportées. Au silence des débuts, – aucune image de la Place Tahrir n’est éditée -, succède le mensonge des premières publiées, laissant à penser que le rassemblement serait pour Moubarak et détournant ainsi la vérité. La réalité pourtant se lit dans les hôpitaux qui se remplissent de blessés, puis par la solidarité qui se met en action et par les premières photos des manifestants, prises avec les téléphones portables, et diffusées en relais par tous les réseaux sociaux.
Après la chute de Moubarak, Al-Ahram cherche à se repositionner. Traditionnellement, on trouve le journal dans toutes les maisons, même dans les familles qui ne savent ni lire ni écrire – on compte en Egypte entre 50 à 60% d’analphabétisme -. Les images du film montrent les journaux sur tapis roulants, la mise en liasses et le ficelage, le chargement dans les camions et sur motos avec side-car. La peur des photographes et de l’objectif alors est dépassée, et l’image du peuple égyptien commence à se construire : « Nous commençons à découvrir qui nous sommes » dit le narrateur photographe, confession ou repentir de son propre rapport à l’image ?
Un débat animé par Guilhem Delteil de Radio France International, en présence du réalisateur Marouan Omara et en dialogue avec la salle, prolonge les thèmes évoqués dans le film : l’image et sa distorsion, aujourd’hui encore ; la liberté d’expression et la liberté de manifestation ; la problématique du photographe dans un pays non démocratique et la transformation-déformation de l’image face aux autorités qui imposent la leur, acceptable et visible ; la chaîne de la censure à laquelle tout le monde, finalement, appartient.
Marouan Omara, également photographe et producteur de séries documentaires et Johanna Domke, réalisatrice allemande qui a étudié les Beaux Arts au Danemark et en Suède, ont décidé de ne pas mettre de photos de la Révolution, ni de la Place Tahrir. Leur choix, d’étudier l’impact des images au cours de cette Révolution de 2011 en traversant les murs d’Al-Ahram, du bureau de direction au plus petit employé, fonctionne, entre mur de censure et mur du silence. A la question posée auprès de chaque personne rencontrée : « Qui décide de publier ou de ne pas publier ? » les réponses sont variées : « l’éditorialiste » dit l’un, « le chef du département photos » dit l’autre, « le directeur du journal » dit le troisième, « le secrétaire de Moubarak » dit le suivant. Cherchez l’erreur.
Crop a nécessité beaucoup de recherches, en amont au tournage, et une sélection rigoureuse d’informations permettant de poser un point de vue. Le travail s’est fait en deux temps : d’un côté, la bande son avec les entretiens, donnant une analyse de l’évolution historique et sociale ainsi que de la relation aux images ; de l’autre, l’image, qui suit le processus anachronique de la fabrication d’un journal.
« Tenir commerce des regards est une bien étrange boutique car on y échange à prix d’or des choses qui ne valent rien et l’on y offre pour rien le plus précieux des biens » reconnaît la philosophe Marie-Josée Mondzain, s’interrogeant sur le voir et le faire voir, et sur l’image comme objet de crise ; et c’est bien de l’interdit et des responsabilités dont traite ce film, dans les limites des figures politiques imposées.

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