Site icon ReSPUBLICA

Le travail, la santé, et la médecine du travail abandonnés à la prédation et aux conflits d’intérêts

Dans notre rapport 2011, nous avons particulièrement développé l’oppression du contraste entre les constats tellement graves en santé au travail, liés aux organisations de travail délétères et l’inadéquation totale de la réforme qui aggravait encore l’aliénation des médecins du travail et des préventeurs à ceux qui génèrent les risques, en leur confiant même la mise en place des orientations de prévention dans un conflit d’intérêt sans précédent et sans qu’aucune piste de transformation ne voie le jour. Nous avions dit notre écœurement alors que malgré tous les empêchements structurels et les difficultés, une frange active de notre profession avait développé une activité très pertinente, la clinique du travail, permettant la compréhension des mécanismes d’atteintes à la santé dues au travail, l’accompagnement des blessés et malades du travail et la construction de vraies pistes de solution (cf. nos propositions de 2011 en annexe). Il ne manquait plus que les moyens effectifs de la mise en œuvre de ces solutions dans les entreprises, ce qui passait nécessairement par une indispensable coercition puisque notre expérience montrait bien que ce n’est pas par manque d’information mais par manque de volonté que les améliorations ne voyaient pas le jour dans les entreprises. Bien au contraire, suite à la dernière réforme, la déprofessionnalisation s’installe au mépris de cette construction très professionnelle et pertinente, pour partir vers des orientations bien en deçà des constats. Rien d’étonnant puisque la décision politique a été de prendre le parti des logiques financières et des tenants du système en refusant de remettre en question les organisations de travail générées par celui-ci. Or ce sont ces organisations qui sont pourtant à l’origine de l’essentiel des pathologies dues au travail. La déprofessionnalisation de la prévention en santé au travail est un moyen de ce camouflage ; celle-ci frappe d’ailleurs l’ensemble du monde du travail dans cette volonté d’asservissement qui tourne au drame puisqu’elle est en train de déstructurer le travail, les liens sociaux et le tissu social.
Nous l’affirmons ! Le coup fatal a été porté à la prévention en santé au travail dans une grande irresponsabilité de l’Etat et des décideurs.
Un espoir se dessinait en 2012 avec le changement de gouvernement qui en appelait à plus de justice sociale et de préoccupations des réels problèmes des français. Mais quel espoir déçu ! Malheureusement l’évènement majeur de 2012, c’est que ce gouvernement a tourné le dos au drame du travail et on peut même se demander si ce n’est pas son attitude par rapport à l’intérêt général. Et tout ça au cœur d’une expérience que nous ne connaissons que trop bien qui est que l’urgence de se préoccuper de la question du travail est une énième fois enfouie dans l’angle mort du débat public !!! Or il n’y a pas plus réel, plus aigu et plus délétère actuellement que le problème du travail pour chacun de nos concitoyens. Nous ne parlons pas de l’emploi, problème gravissime également, mais qui n’est pas directement l’objet de notre responsabilité ; mais de ce travail que nous avions décrit comme contaminé et qui gangrène la vie, le psychisme, la santé, les liens sociaux.
2012 aura été l’année de la NON REPONSE à ces besoins urgents alors que cela fait des années que nous ne cessons d’ alerter sur le drame de la faiblesse de régulation par l’Etat ; il était alors légitime d’espérer d’un gouvernement, a priori porté par les questions humaines, qu’il aille vers une dénonciation de la Réforme en santé au travail – c’était l’objet de notre demande dans une lettre à François Hollande en juillet 2012 (en annexe) -, et repense en profondeur ce qu’il était juste et efficace de mettre en place compte tenu de l’apocalypse des constats.
Mais très curieusement, avant même la santé au travail, le travail lui-même est traité en quantité négligeable, alors que c’est pourtant le lieu du cancer qui mine les individus et la société. Nous avons lu avec stupéfaction dans la presse, de façon très lapidaire, que notre ministre actuel trouvait que la réforme en santé au travail «avait le mérite d’avoir été faite», et qu’il s’engageait seulement à en faire le bilan ! Mais quel peut bien être le bilan d’un système aussi gangréné que le sinistre Comité Permanent Amiante qui a donné le drame que l’on connait, sinon encore des morts et des blessés au travail ; car les capacités d’actions des préventeurs sont annihilées par leur mise sous tutelle par ceux qui génèrent les risques. Nous voulons dire que maintenant, après toutes ces leçons qui n’auront pas été tirées, les décideurs pourraient bien être considérés comme responsables ET coupables car ils ne pourront pas dire qu’ils n’ont pas été éclairés et alertés par les professionnels de la gravité de leur décision à laisser perdurer un tel conflit d’intérêt dans les services et finalement d’avoir organisé sciemment l’amputation du pouvoir d’agir des médecins du travail et des autres préventeurs. Notre diagnostic est fait : les bilans de la santé au travail sont faits depuis des décennies et sont catastrophiques ; la réforme n’apportera aucun remède, bien au contraire. Le paritarisme dans la gestion des SST reste bien en deçà des besoins. Les fausses réponses sont maintenant à l’œuvre dans nos services de plus en plus dans le chaos et en inadéquation avec les constats, comme c’est aussi le cas pour leurs partenaires de la CARSAT et de la DIRECCTE, dépossédés des vrais moyens de traitement pour répondre aux vrais diagnostics. D’ailleurs, personne ne parle de traitement et donc de transformation mais seulement d’évaluation. Quant à la vraie pluridisciplinarité, nous ne cessions de souligner que ces organismes, à condition d’être vraiment légitimés sur le plan de leur mission et de leur autorité, y ont leur place, juste et essentielle, en coopération avec les médecins du travail ; nous sommes témoins que cette synergie, lorsqu’elle peut s’appliquer, est tout à fait efficace à faire avancer les mesures basiques de prévention dans les entreprises et nombre de problèmes restés irrésolus depuis des décennies par le refus de la part des employeurs de faire les transformations nécessaires et par l’absence de coercition pour les y forcer dans l’intérêt du bien public. Ceci est une réalité centrale à laquelle, malheureusement, tournent le dos toutes les gesticulations périphériques que nous voyons à l’œuvre dans la mise en place de la réforme qui fait semblant de tout solutionner alors qu’elle recommence une évaluation globalement faite depuis des décennies.
Au chevet de la France malade du travail, les médecins sont relégués au rang d’exécutants alors que c’est l’exact contraire qu’il aurait fallu faire à savoir tout mettre en œuvre pour le développement de leur point de vue spécifique, très pertinent et très efficace, qu’est la clinique médicale du travail.
Nous ne voyons pas d’autre explication à la démission du gouvernement vis à vis de cette urgence de santé publique, la santé au travail, que la confirmation qu’il est lui aussi soumis à la doctrine dite libérale, et il est bien vrai que soigner le travail et les travailleurs, c’est forcément oser remettre en question ce qui n’est pourtant pas du tout une fatalité mais un choix de société.
Que le lecteur et toutes les instances responsables sachent bien les ravages de ce désengagement de l’Etat, car, outre l’absence de décisions thérapeutiques, il donne l’exemple, le mauvais exemple, que rien ne doit s’opposer à la folie de la rentabilité à tout prix et à ses conséquences humaines.
Nous voyons l’escalade de la violence au travail se poursuivre puisque l’Etat ne joue plus son rôle de garant de la dignité des personnes. Nos consultations sont essentiellement axées sur la prise en charge des décompensations psychiques et physiques liées à la maltraitance au travail permise par un système indigne d’une démocratie.
Bien au contraire, nous sommes les témoins et victimes des incroyables renversements de valeurs décrits dans nos précédents rapports avec des niveaux d’aggravation avancée. Ce sont les médecins qui se mettent au service de la santé et des blessés qui se retrouvent malmenés et accusés par les instances mêmes qui devraient garantir la préservation de la santé. Un de nos confrères a été poursuivi et jugé par la Chambre Disciplinaire du Conseil de L’Ordre sur plainte d’un employeur concernant l’affirmation du diagnostic de souffrance au travail établi dans un certificat alors que cet employeur a pourtant été reconnu coupable par les Prud’hommes de harcèlement des cinq salariés de son entreprise. Une autre collègue est elle-même mise à mal par un DRH qui la considère comme un obstacle à son management et il faut déployer des trésors d’énergie pour que le contrôle social et l’Inspection du Travail puissent remplir leur rôle et maintenir le médecin dans sa fonction.
Et l’indépendance du médecin du travail nous direz-vous? Et bien oui, sans les moyens précis prévus dans la loi pour la défendre, avec une Inspection du travail sérieusement délégitimée dans son rôle de coercition et non soutenue par l’Etat qui se détourne lui-même de l’intérêt général, notre fragilisation est à son comble.

Tout ce gâchis est bien le témoin de ce grand mal idéologique avec la participation de tous et de chacun (il faut bien le reconnaitre). Il laisse perdurer l’insoutenable tout en portant en lui-même les ferments de sa propre destruction, en particulier par cette contamination radicale de la destruction du sens du travail et de son rôle dans la construction identitaire des individus et des sociétés. Dans l’absence de ressaisissement nous voyons malheureusement actuellement dans le monde du travail, comme dans nos services, les ingrédients d’un effondrement sociétal très inquiétant.

POUR CONCLURE, notre génération de professionnels en santé au travail a vu monter en puissance le faux discours sur le coût du travail, sur la compétitivité à tout prix, même à celui de la vie, alors que les dégâts de cette précarisation sur la santé et finalement sur le contenu du travail n’ont jamais cessé de s’aggraver et que cela a un coût humain et financier considérable, nullement relayé par les médias au niveau où il devrait l’être. Nous savons que porter soins aux travailleurs et au travail, cela passe par la régulation de ces dérives, réel gisement de potentiel du côté de la vie : la vraie compétitivité serait de faire du travail de qualité et ainsi améliorer la santé, la société, l’économie, la civilisation.
Dans cette volonté de défendre les vraies valeurs du travail, la dignité des personnes et la santé publique, l’Etat se devrait de réinvestir avec force son autorité régalienne pour arrêter la logique d’asservissement et donner pleine légitimité à ses représentants que sont les Inspecteurs du travail pour qu’ils puissent réellement s’interposer dans toutes les formes de violence et maltraitance au travail ; c’est notre constat de très longue date que cela serait déjà une étape essentielle à la prévention en santé au travail. Il devrait confier la santé aux professionnels de celle-ci, en mettant l’accent sur leur formation, leur légitimation et leur indépendance.

A ce jour, il faut bien savoir que l’Etat français a abandonné le travail au chaos déclenché par les logiques gestionnaires et la santé au travail au patronat assisté des spécialistes «de la communication», au cœur d’un conflit d’intérêt historique dans sa caricature et dans ses conséquences gravissimes, empêchant toute réelle prévention avec dans le même temps, la dégradation du système de soins, lui aussi de plus en plus abîmé et empêché par la pénurie médicale et les logiques gestionnaires.

Et pourtant ! Nous ne le dirons jamais assez, la France dispose de compétences immédiates en Santé au Travail ; il suffit pour cela de désenclaver l’Inspection du Travail, la Médecine du Travail, la CARSAT et de les mettre en synergie dans une réelle pluridisciplinarité partant des constats pour faire faire un bond en avant sans précédent et dans un minimum de temps à la Santé au Travail.

COLLECTIF DES MEDECINS DU TRAVAIL DE BOURG EN BRESSE
Docteurs CELLIER, CHAPUIS, CHAUVIN, DELPUECH, DEVANTAY, GHANTY, LAFARGE

Quitter la version mobile