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Pendant l’exposition au virus, les travaux politiques continuent

Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve
Friedrich Hölderlin 1 (20 mars 1770-7 juin 1843)

Depuis la fin de la semaine dernière et probablement jusqu’en mai, l’Europe et une grande partie du monde vivront dans le rythme étrange qu’imposent d’un côté l’attente fébrile d’informations sur l’évolution rapide de la pandémie de Cov19, et de l’autre, le confinement général de la population : tout s’accélère, tout ralentit. Nous assistons aux noces de l’urgence et de l’immobilisation. Seul point commun à ces deux temporalités : elles semblent mettre le politique sous cloche.

Et pourtant, cette crise est éminemment politique, et quand il faudra lever la cloche, le combat politique sera là comme une évidence. Mais en réalité, il a déjà commencé. La première bataille stratégique se joue aujourd’hui pour savoir de quoi cette crise est la crise ; de son issue dépendra potentiellement notre avenir démocratique à moyen terme.

Pour nous, cette crise est une crise du néolibéralisme autoritaire incarné jusqu’à la caricature par la synthèse jupitérienne entre Cinquième République, turbocapitalisme et expertocratie ; il ne s’agit bien sûr pas de dire que le virus a été produit par le capital. Mais s’il y a crise, et singulièrement si l’Union Européenne est si vite devenue le deuxième foyer mondial de la pandémie, c’est d’abord du fait de l’incapacité totale des gouvernements en place à anticiper l’avancée du mal ; à organiser une réponse exempte de complaisance pour les intérêts économiques, mais aussi de calculs électoralistes à la petite semaine, dont le cas de l’ex-ministre Buzyn constitue assurément un sommet digne d’entrer dans les Annales ; au-delà, ou en-deçà, la force de la secousse endurée s’explique aussi par une politique d’aménagement du territoire anti-écologique, anti-républicaine et anti-sociale, obsédée par la concentration des moyens et des habitants dans des métropoles-mondes réduisant le reste du pays à un désert social et sanitaire, et sacrifiant comme superflus tous les services publics qui ne servent pas la religion de l’innovation. C’est ainsi qu’on a assisté au sabotage systématique de la recherche française de long terme, en l’occurrence la recherche biomédicale sur les coronavirus, que l’Agence Nationale de la Recherche française traitait l’an dernier encore comme des broutilles. C’est ainsi également, et surtout, qu’on a vu détruire la sécurité sociale, démanteler la médecine de proximité, en ville et à la campagne, et qu’on a vu l’hôpital public être asservi à la folie gestionnaire des beds managers. « Abaissez la courbe ! », nous dit-on, signifiant par là qu’il faut ralentir la progression du virus pour éviter que le pic épidémique ne dépasse trop le seuil des capacités de l’hôpital. Et si on parlait de celles et ceux qui, depuis quinze ans, ont méthodiquement abaissé ce seuil ?

Ne nous voilons pas la face : le discours d’en face est en train de s’organiser en même temps qu’une réponse politique qui, si elle trouve à s’articuler, représentera un danger immédiat de synthèse finale entre l’ordolibéralisme et une forme de post-fascisme, ce qu’on pourrait appeler, révérence gardée pour Lénine, le « néolibéralisme de guerre », puisqu’apparemment « nous sommes en guerre ». Cette crise, nous dit-on, est d’abord une crise morale, celle de la responsabilité individuelle de citoyens hédonistes, insouciants, dont on oublie au passage qu’on les a soi-même gavés d’informations minorant le mal ; c’était la teneur du discours du Premier ministre samedi 14. Il faut dire qu’en bonne logique shadok, on identifiera le problème à partir de la solution qu’on aura trouvée. Et comme on a trouvé l’assignation à résidence (sauf pour ceux qui ont les moyens d’entretenir une maison de campagne où fuir), le télétravail pour les uns, la réquisition pour les autres et la fermeture des frontières pour tous, mais pas pour les marchandises bien sûr, on identifiera le problème comme suit : c’est une crise des solidarités du vieux monde, de cette façon « inadaptée » de s’inscrire dans des collectifs de travail, des collectifs de vie, des collectifs de lutte aussi parfois ; le collectif, c’est contagieux ! La solution, c’est donc la « distanciation sociale », terme sublime et terrible, qui trouve le moyen de mettre en avant une rupture du lien social derrière des gestes qui sont, foncièrement, des gestes altruistes, solidaires, collectifs : appeler les choses ainsi est déjà un aveu du monde que ces gens désirent. La destruction finale de ces mêmes institutions sociales qui auront sauvé des milliers de vie sera bien sûr présentée comme le contraire de ce qu’elle sera réellement, comme un moment de « refondation nationale », de « résilience collective », à grands renforts de déclarations effusions chauvines et moralistes associant triomphalisme de bon aloi et prêchi-prêcha clérical sur la régénération par l’effort (Macron, lundi 16 : la « guerre » va nous rendre « plus forts moralement » – passage étrangement supprimé du texte publié sur le site du gouvernement). On peut d’ailleurs compter sur les calotins de toutes chapelles pour soutenir ce discours et tenter ainsi de récupérer le monopole de la collectivité tolérable.

Parallèlement, on nous dira que c’est une crise des mobilités, pas celle des biens, non, celle des gens qui ne veulent pas rester là où est leur place. On oubliera à l’occasion le mythe de la mobilité heureuse auquel on a longtemps voulu croire, pour en revenir à l’essence profonde de l’ordolibéralisme : l’assignation à résidence, sociale, géographique, économique, qu’il s’agira cette fois de comprendre dans le sens le plus littéral possible. Et donc, face à l’inconséquence des gens mal informés (par qui ?), mal socialisés (par qui ?) et trop mobiles (à l’appel de qui ?), on en appellera aux « experts », qui ne sont bien entendu pas les chercheurs qu’on aura préalablement étranglés, ni les médecins hospitaliers qu’on aura acculés au burn-out. Et il faudra réparer les dégâts économiques causés par le confinement, lui-même conséquence de cette inconséquence civique : « L’État paiera ». Comme en 2008 ? La suite est déjà écrite : dans six mois, un an, on s’indignera de « la dette ». Qui paiera la dette ? Les fautifs ! Et comme en Grèce, on lancera une cure d’austérité pour soigner le patient.

Il pourrait y avoir quelque chose de désespérant à se dire que tout est aussi cousu de fil blanc. Mais en un sens, cette situation est rassurante : pendant que les masques du « progressisme libéral » finiront de tomber à la faveur du confinement, nous savons que nous avons quelques semaines pour mener une bataille culturelle dont nous avons identifié les enjeux, sur laquelle il y a dès aujourd’hui un très large consensus dans le mouvement social et politique, et où nos positions d’émancipation démocratique, sociale et écologique entrent en résonance avec les préoccupations et les diagnostics d’une très large part de la population. Nous avons un avantage sur le gouvernement, qui est que nous sommes sous la cloche avec nos concitoyens. Les fils de communication ne sont pas rompus. À nous, donc, de faire monter la température sous la cloche pour que le jour où le gouvernement la lèvera, car il devra bien la lever au moins en partie, ne serait-ce que pour des raisons économiques, il trouve face à lui un mouvement social déterminé à destituer celles et ceux qui porteront la responsabilité des milliers voire des dizaines de milliers de morts du virus en France ; mais aussi déterminé à constituer, socialement, politiquement, institutionnellement, la République des solidarités, de la liberté et de l’intérêt général humain. L’enjeu est crucial, et la bataille sera terrible, car cette crise est continentale voire mondiale, et plus qu’aucune autre depuis dix ans, elle met en jeu toute l’organisation institutionnelle, géographique et sociale du capitalisme dans les pays de l’OCDE. Le pays qui arrivera à destituer les coupables et à constituer la solidarité ouvrira la voie à tout un monde.

A nous d’être prêts.

NOTE

1 Le 20 mars 2020 marque le 250e anniversaire de la naissance de « l’étoile Hölderlin » (Louis Aragon). Poète, romancier, traducteur, philosophe, il est une figure centrale de l’idéalisme allemand, compagnon intime de Hegel durant leurs années de jeunesse et jusque vers 1800. Hölderlin, qui a vécu quelques temps à Bordeaux, est aussi un défenseur de la liberté politique en Europe, inspiré à la fois par le soulèvement héroïque du peuple grec et par l’espérance républicaine et révolutionnaire française, qu’il défendit jusqu’au bout. Son œuvre associe le combat pour l’émancipation collective, la réconciliation de l’humain avec la nature et l’exigence de la pensée dialectique.

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