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  1. chronique d'Evariste
    1. Esprit de Noël et mauvais esprit, par Évariste
  2. Spécial anti-noël
    1. L'arnaque de Noël..., par Jocelyn Bézecourt
    2. Faut-il que nos enfants croient au Père Noël ?, par Pierre Cassen
    3. Noël chez les Gremlins, par Marie Perret
    4. Conte de Noël: Ordre et propreté, par Yann Fiévet
    5. Noël aux oranges, par Mireille Popelin
    6. Mon beau sapin voilé, par Gérard Biard
  3. Agenda

1 - chronique d'Evariste

1.1 - Esprit de Noël et mauvais esprit

Merde, c'est Noël ! Dinde, foie gras, bûche glacée : le menu risqué d'être calorique. C'est la raison pour laquelle ce Respublica spécial Nöel se veut "light". Nous vous proposons un numéro allégé en articles, mais dont le style est aussi plus "léger" que d'habitude : en ce 25 décembre, nous avons décidé de bannir les articles politiques trop riches, les analyses stratégiques trop indigestes, les débats trop lourds. Nous vous proposons à la place de vos nourritures habituelles un exercice de style frivole : casser l'esprit de Noël dont on nous bassine les oreilles en ce moment en faisant montre de son plus mauvais esprit.

Cette idée méchante est née d'une saturation : qu'on aille au supermarché, qu'on allume sa télévision, qu'on sorte dans la rue, et nous voilà inondés de l'esprit de Nöel : ça clignote, ça dégouline de bons sentiments, ça chante la fraternité universelle, ça fait sa dame patronnesse (parce qu' "il faut, en ces jours de fêtes, penser à tous ceux qui n'ont rien"), ça explique à la radio, avec une obscure caution psychologique à l'appui, à quel point c'est beau, des enfants qui croient au Père Noël, ça exhibe le petit jésus à tous les coins de rue, ça sature l'oeil, l'oreille, la narine et la panse. Bref, l'esprit de Noël, c'est un peu dégueulasse, on en a les mains qui poissent.

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Tant de communion finit par être insupportable, tant d'adhésion finit par être louche : il fallait bien introduire quelque dissonance dans le concert des grandes orgues, mettre un peu d'acide dans les marrons glacés, faire un croc-en-jambe au Père Noël et un bras d'honneur aux anges. C'est chose faite : Jocelyn Bezecourt montre que la crèche est en carton pâte et que Noël n'est, à la fin des fins, qu'une vaste quincaillerie ; Pierre Cassen raconte la façon dont il a démasqué la plus grand faussaire de l'histoire qui est moins chargé en cadeau qu'en alcoolémie ; Marie Perret nous parle des Gremlins, punks monstrueux et bondissants qui ont saccagé le Noël 1984 d'une petite ville américaine ; Yann Fiévet évoque un autre Noël 1984, mais cette fois-ci, sur le mode orwellien ; Mireille Popelin nous montre que la dignité du Père Popelin, c'est tout de même autre chose que la charité du Père Noël ; Gérard Biard, dans le dernier Charlie Hebdo, montre comment les biens-pensants seraient prêts à sacrifier le Père Noël sur l'autel du multiculturalisme. Il nous donnerait presque envie de le sauver, ce fichu homme à barbe...

Évariste Pour réagir aux articles,
écrire à evariste@gaucherepublicaine.org

2 - Spécial anti-noël

2.1 - L'arnaque de Noël...

...ou comment le christianisme s'est construit sur un amoncellement de légendes

Malheureusement pour les 1.7 milliards de chrétiens, à propos de la naissance du mythique Jésus, le Nouveau Testament ne dit rien ni sur la date du 25 décembre ni sur la présence d'un âne et d'un boeuf. Les rois mages n'avaient quant à eux rien de royal et leur bonne étoile n'est qu'un ajout�supplémentaire à la légende de Noël sans aucune réalité physique. Examen en détail de chacun de ces points:

1/ La date

La religion chrétienne ne s'est pas diffusée dans un milieu vide de toute pratique mystique mais a d'abord côtoyé un foisonnement de sectes diverses dans le pourtour méditerranéen. Parmi celles-ci, le culte de Mithra bénéficiait d'une forte popularité dans l'empire romain. D'origine iranienne, Mithra est une divinité solaire qui naît le 25 décembre dans une grotte. Les adorateurs de Jésus, en proie à la compétition des mythes, ont alors copié cette date pour faire échec à la concurrence, la célébration de sa date de naissance ayant lieu auparavant au printemps. C'est ainsi que la date du 25 décembre apparaît au 4ème siècle dans la mythologie chrétienne.

2/ La crèche, les anges, l'âne et le boeuf

Seul l'évangile de Luc (2, 7) stipule que la naissance de JC eut lieu dans une crèche (Nouvveau Testament, traduction de Pierre de Beaumont, Fayard Mame). Elle est la seule aussi à indiquer la venue de "messagers célestes". Les trois autres versions de la vie de JC par Matthieu, Marc et Jean font preuve d'un inquiétant silence pour les gardiens de la foi. On ne trouve trace de l'âne et du boeuf que dans les évangiles apocryphes. Ces textes ont été écrits eux aussi dans les premiers siècles de la chrétienté et furent déclarés faux par les évêques du fait de la grande confusion qu'ils entraînent, dans une tentative de description de la vie de JC en particulier. Ainsi, les deux animaux apparaissent dans l'évangile du pseudo Matthieu (14). Il semble que la tradition de l'adoration de la crèche par les chrétiens soit une invention de Saint François d'Assise au 13ème siècle.

3/ Les trois rois mages

La mention de mages venus d'orient n'apparaît, ici encore, que dans un seul des quatre évangiles, celle de Matthieu (2, 1 - 16) alors que Luc ne parle que de quelques bergers venus rendre visite au gamin. A aucun moment l'évangile de Matthieu ne les identifie comme des rois et n'indique jamais leur nombre. Les affubler du titre de roi et les compter au nombre de trois ne sont que deux inventions supplémentaires. Et les noms qu'ils reçoivent actuellement sont apparus au 8ème siècle... Si les évangiles canoniques donnent peu de renseignements à leur sujet, les évangiles apocryphes sont plus bavards. On y apprend, en particulier, que celle du pseudo Matthieu les fait venir visiter JC deux ans après sa naissance (16, 1), un détail soigneusement oublié par l'iconographie chrétienne.

4/ L'étoile

Les mages, à identifier�peut-être comme des astrologues, ont été guidés dans leur voyage, selon Matthieu, par une étoile qui les mena jusqu'au lieu de naissance. Mais l'astre se caractérise par un mouvement fantasque puisqu'il s'arrête au dessus du lieu de naissance qui est, d'après Matthieu, une maison et, selon Luc, une crèche... De nombreux efforts ont été déployés pour faire correspondre l'étoile à un phénomène astronomique soit inattendu (passage d'une comète, explosion d'une étoile en supernovæ), soit prédictible (rapprochement de deux planètes simulant un objet unique extrêmement brillant). Ces tentatives ne peuvent qu'être vouées à l'échec, les informations sur l'évènement (date, lieu, orientation) sont pauvres et incohérentes et lui interdisent toute réalité historique.

La tradition du 25 décembre n'est donc qu'un amas de forfaitures dans un édifice assurant sa pérennité par l'invention et le mensonge.

Jocelyn Bézecourt www.atheisme.org

2.2 - Faut-il que nos enfants croient au Père Noël ?

Dans ma famille, où se mélangeaient croyants (non pratiquants) et non-croyants, la fête de Noël n'a jamais eu la moindre connotation religieuse. Elle servait de prétexte à ce que chacun se rende disponible, ce jour là, pour être ensemble, autour d'une bonne table. Mes souvenirs d'enfant sont vagues, je me souviens que c'était très long, qu'on n'avait pas le droit de quitter la table tant que le grand-père n'avait pas refermé son couteau, mais que de temps en temps, l'ancêtre s'endormant à table, cela prolongeait le supplice des enfants. Par contre, �je me souviens d'une sortie à Paris, avec ma mère et mon frère, où nous avions rencontré le Père Noël, et été pris en photo avec lui. Je me rappelle que je tremblais d'émotion quand il m'avait demandé ce que je voulais à Noël, et qu'il me faisait peur.

Par contre, j'ai cru longtemps à l'existence du Père Noël, tellement longtemps qu'il a fallu finir par me dire qu'il n'existait pas. J'ai ressenti cet aveu comme une immense trahison. "�On m'aurait menti�", comme disait Richard Virenque dans les "�Guignols�", les adultes, mes parents, m'avaient menti�! Comment leur faire confiance, dorénavant�?

Quand, plus tard, j'ai eu à mon tour des enfants, j'ai donc été confronté à la question�: comment faire avec ce satané Père Noël�? Avec mes deux premiers enfants, en accord avec leur mère, je l'ai joué gros bourrin. D'entrée, discours clair�: le Père Noël n'existe pas, c'est du pipeau, et les cadeaux que vous aurez, c'est nous qui les achetons. J'en ai pris plein la tête par beaucoup d'amis, les grands-parents des mômes, qui m'ont reproché de priver de rêve mes enfants, et de vouloir en faire des adultes trop vite.

Ayant eu, une dizaine d'années plus tard, une troisième enfant, d'un autre lit, comme on dit avec un manque consternant d'imagination, j'ai donc été à nouveau face à la question de ce satané barbu, avec une nouvelle mère qui voulait que notre fille ne soit pas marginalisée par rapport aux autres enfants. Elle m'interdisait donc de refaire ce que j'avais fait avec mes deux premiers enfants.

J'ai donc dû subir le cinéma du Père Noël les trois premières années. Mais je n'avais pas abdiqué. J'ai donc décidé, subtilement, de démystifier le personnage auprès de ma fille, dès la quatrième année. J'ai monté un stratagème, en accord avec sa mère, où, devant le sapin, au petit matin, je laissais deux bouteilles de vin vides, renversées par terre, laissant croire que le Père Noël me les avait volées, et les avaient bues. J'avais mis les paquets n'importe comment, expliquant à ma fille qu'il avait mal fait son travail, parce qu'il était saoûl�!

Première manche du travail de sape contre l'imposteur�!

L'année suivante, même scénario, mais j'ai laissé cette fois trois bouteilles de vin vides au pied du sapin, et ai renversé les chaises par terre, laissant croire à la gamine que le barbu ne tenait plus debout quand il était parti de la maison. Ma fille est rentrée tout de suite dans le jeu, éclatant de rire devant ma colère simulée contre le voleur alcoolique. D'un commun accord, nous avons décidé de le foutre à la porte, et de ne plus passer par lui pour l'année suivante.

Voilà comment, en douceur, nous avons, avec sa mère, réglé définitivement cette question.

J'avoue que j'attends avec impatience de voir comment mes enfants, avec leurs histoires différentes, vont s'y prendre avec leurs héritiers.

Pierre Cassen

2.3 - Noël chez les Gremlins

Tous les ans, à l'approche des fêtes de Noël, nous allions voir, mes frères et moi, le dernier dessin animé de Walt Disney au cinéma. Le menu était toujours le même : Walt Disney nous promettait qu'il y aurait du sucre et des larmes, et puis que tout se terminerait bien à la fin. Les péripéties auxquelles les héros étaient confontés nous faisaient parfois trembler. Mais nous présentions que les êtres injustement séparés se retrouveraient bientôt, que les méchants seraient un jour châtiés, et les bons, récompensés. Nous étions dans un monde où la quantité de bonheur se mesure à celle de la vertu, où les événements se déroulent sur fond d'harmonie préétablie, où les bons sentiments ne peuvent que triompher.

Et puis, en 1984, les Gremlins débarquèrent en France. Et je reçus mon premier choc cinématographique. Exit Winnie l'ourson, Bernard et Bianca, Rox et Rouky : une légion de petits monstres hideux, gluants et ricanants viennent saccager l'Amérique. Joe Dante a conçu son film comme un vrai conte de Noël, qu'il s'ingénie, à l'instar des Gremlins, à mettre en pièces : l'action se déroule dans une petite ville américaine à l'approche des fêtes, la neige est immaculée, le jeune héros est aussi dévoué et prévenant qu'un boy scout. Un bon père de famille, soucieux de faire plaisir à son fils, lui offre en cadeau une étrange créature achetée dans une boutique asiatique, sombre et poussiéreuse : la créature est un mogwaï, espèce rare et peu connue. Gizmo le mogwaï coiffe au poteau les plus adorables des personnages de Disney : véritable peluche vivante, Gizmo est charmant, drôle et facétieux. Mais, une fois minuit passé, la plus mignonne des créatures que la terre ait jamais portée engendre, par une obscure parthénogénèse, les horribles Gremlins, dont l'unique raison d'être est de semer une gigantesque pagaille au sein de la très tranquille communauté américaine. Véritables points d'anarchie, les Gremlins sont le cauchemar de l'Amérique puritaine : ils boivent, ils fument, ils bâfrent, ils jouent au poker, ils se pendent aux lustres et provoquent des court-circuits avec les guirlandes électriques. Ils sont affreux, ils sont sadiques, ils sont irrévérencieux. Non contents de transformer Noël en joyeux carnaval, ils tournent en dérision quelques mythes américains : Blanche-neige, le Père Noël (qui, dans le film, devient l'objet du traumatisme infantile de la girl friend du héros), et même le parrain de la Mafia.

Je me souviens que les spectateurs poussaient des cris, qui étaient un mélange de jubilation et d'horreur. Je me souviens qu'un Gremlin finit en pâtée (était-ce par la vertu d'un mixer ou bien d'un four à micro-ondes ? ça, je l'ai oublié) : car, avant d'envahir la ville, les Gremlins s'attaque au sanctuaire de la femme de la midle class américaine, la cuisine. Je me souviens que toute la salle avait éclaté de rire en voyant un Gremlin utiliser l'antenne de la télévision pour faire griller des recettes. Joe Dante et ses Gremlins m'ont inoculé ce jour là la passion du gore et des films d'horreur. Mais je sais aujourd'hui pourquoi ce film m'a tant plu : à cause de la drôle de morale, qui vient clore cet anti-conte de Noël. Là où, dans les dessins animés de Walt Disney, une voix rassurante vous annonçait que les héros, désormais, vivraient heureux, le narrateur des Gremlins vous prévient que, désormais, quelque chose clochera : "si votre climatiseur ou votre machine à laver sautent, si votre magnétoscope tombe en panne, avant d'appeler le réparateur, allumez toutes les lumières, ouvrez les placards et regardez sous tous les lits. Parce qu'on ne sait jamais. Il se pourrait qu'il y ait un Gremlin chez vous." . Les Gremlins ne s'achèvent pas sur le moment de la réconciliation, mais sur un hiatus. Ce n'est pas l'esprit de Noël qui souffle sur ce film, mais celui de Freud : les Gremlins ont introduit de la "Unheimlichkeit", soit de l'inquiétante étrangeté, dans les pénates américaines. Le lien communautaire ne va plus de soi : contre les apôtres de l'harmonie, contre les fétichistes du lien, contre les adorateurs de l'esprit de Noël, ce que les Gremlins rendent manifeste, c'est que l'harmonie est imaginaire, que le lien peut se défaire, mais aussi que le "joyeux bordel" est tout de même plus jubilatoire que le "joyeux noël".

Marie Perret professeur agrégée de philosophie

2.4 - Conte de Noël: Ordre et propreté

La cage est plutôt exiguë. Ils sont cinq entassés là-dedans, tous ramassés ce soir dans divers quartiers de Nantes. Leur tort commun est d'avoir laissé passer l'heure du couvre-feu en cette soirée de Noël. À vingt-trois heures, chacun aurait du être dans son lieu de résidence officiellement connu de la police. Les hommes de garde leur ont confisqué papiers, ceinture, lacets et téléphone cellulaire. Ils seront interrogé demain matin leur a-t-on dit froidement. Pierre, oubliant ses multiples contusions, jette des regards amicaux à ses quatre compagnons occasionnels. Il fulmine intérieurement contre sa négligence. Il n'a pas eu le droit de prévenir sa compagne... l'un après l'autre ils s'assoupissent dans la moiteur nauséeuse du commissariat central.

C'est à neuf heures du matin que, sans ménagements, l'on tire Pierre de sa torpeur. Le brigadier serre fermement sa proie et l'entraîne vers le bureau de l'inspecteur Le Moal. L'inspecteur tient le portefeuille de Pierre entre ses mains et regarde distraitement l'écran de son ordinateur. Assis sur une chaise l'interpellé attend la première question. Sentencieux, l'inspecteur lui lance : "un prof ne doit-il pas donner l'exemple en respectant scrupuleusement la loi ? C'est la seconde fois en deux mois que l'on vous embarque pour le même motif." "Je suis prof de philo et je doute que ma philosophie soit la même que la vôtre", lui rétorque Pierre sur le même ton. L'inspecteur se redresse et clame : "Ne faites pas le mariole, vous n'êtes pas ici devant vos élèves. Quelle est votre religion ? Ce renseignement vous concernant manque au fichier Intrapol." Encore une loi que Pierre va avoir du mal à respecter. Il sait que dans quelques mois la déclaration d'une religion dûment répertoriée sera obligatoire pour toute personne officiellement admise à résider sur le sol du pays. "Je suis laïc", répond Pierre un tantinet agacé. "Ce n'est pas une religion et vous le savez bien. Ne me provoquez pas... Je vais mentionner que vous êtes athéiste", énonce lentement l'inspecteur. Après avoir signé un procès verbal où il s'est autorisé à écrire un couplet sur cette époque décidément liberticide, Pierre est relâché. Il est près de onze heures. Il décide de rentrer à pieds chez lui. Cette marche réussit à le détendre. Il se prend alors à penser : que de chemin parcouru par le pays en quelques années.

Cela fait huit mois que "le petit homme rigide" a entamé son deuxième quinquennat. Le pays est méconnaissable, sa devise, officieuse pour le moment, est "ordre et propreté". En cinq ans, ces deux mots ont pris tout le sens qu'un régime déterminé et inflexible pouvait leur donner. Ainsi, la misère n'est plus visible. Les BHV, Brigades pour l'Hygiène de Vie, sont à l'ouvrage nuit et jour. On rafle et on enferme dans les néo-familistères tout ceux qui ont l'apparence d'une dégaine coupable. Par ailleurs, la "criminalisation de la pauvreté" a fini par imposer la construction de prisons surdimensionnées qui déjà sont pleines d'une multitude de délinquants minuscules ou de malades mentaux détruits par l'économie turbo-compétitive. Ils sont de plus en plus jeunes ces exclus mis à l'abri du regard de ceux qui sont bien dans la course. Le pouvoir a pastiché sans vergogne la phrase célèbre de Franco. "On est jamais trop petit pour servir la patrie" s'est métamorphosé en "On est jamais trop petit pour rendre des comptes".

Désormais, la "machine à punir" est perpétuellement alimentée par la machine à désocialiser. Les anciennes solidarités charpentées par un système de protection sociale héritier du Conseil National de la Résistance ont laissé place à des solidarités d'un type nouveau forgées par l'alliance efficace du communautarisme et de la charité. La "vieille" assurance-maladie a vécu. Depuis trois ans chacun s'assure volontairement et par avance contre les maladies qu'il craint de devoir contracter. Gare à celui qui a mal évalué son risque, l'assurance ne marchera pas pour des maladies imprévues. C'est ce qu'un ministre du temps où cela était seulement discuté en catimini au sein d'officines ultralibérales nommait prémonitoirement "la civilisation du choix". Un curieux choix réservé à ceux qui ont de quoi supporter l'imprévision. Le patronat applaudit à toutes ces réformes. Il a toujours été aux côtés des régimes forts. C'est Vichy qui est revenu.

À l'instant de cette ultime réflexion Pierre arrive sur les bords de l'Erdre. Un peu étourdi par le mélange de la fraîcheur soudaine de la rivière et de la vive lucidité de son analyse sociopolitique, il s'assied sur un banc. Il sait que les choses ne peuvent qu'empirer maintenant dans le pays. Alors, il laisse couler ses larmes à la fois pour se soulager d'un trop grand fardeau et pour ne pas s'effondrer tout à l'heure à la maison. C'est Anna qui vient lui ouvrir la porte. Il lui sourit et l'embrasse tendrement. Mais surtout, il serre longuement contre lui, l'un après l'autre, ses trois enfants. Le repas de Noël va être chaleureux ; Pierre souhaite tellement préserver ses enfants. Pourtant, il sait qu'il doit aussi les armer pour préparer un autre avenir au monde. Il vient de prendre sa décision : demain il entre en résistance.

Yann Fiévet

2.5 - Noël aux oranges

Nous, les cinq filles du père Popelin, ouvrier papetier de son état, veuf à trente-trois ans, on avait une ou deux oranges et quelques papillotes pour Noël. Mon père faisait, pour Noël, un civet de lapin qu'il servait avec une polenta: c'était le roi de la polenta!

Pas de jouets, le budget était serré, une seule paye pour nourrir ses cinq filles. Je me souviens encore de cette délicieuse polenta, arrosée de�la sauce du civet de lapin (qu'il avait�tué et dépiauté lui-même à la cave)�; le poêle bien alimenté par le bois, coupé par mon père, à la cave aussi.�Une bonne chaleur, une bonne ambiance familiale et Noël passait bien... Mais c'est le lendemain qui était dur!

J'allais voir mes copines et on me montrait les jouets que le" Père�Noël " avait apportés: "regarde ma belle poupée, ma boîte à couture(comme maman) ma dînette.. Bien sûr, je ne pouvais pas faire " briller" mes oranges..

Il n'y avait nul "arbre de Noël" à la Papèterie où mon père travaillait... Et mon père avait cette fierté ouvrière, il ne supportait pas ce qu'il appelait"la charité".

Un de ces lendemains de Noël, mon père m'emmène au café où il "tape le carton". La patronne du café, très charitable, veut m'offrir la poupée de sa fille du Noël dernier, "elle est pas trop usée, je peux la donner à votre fille ?"

Je tendais la main, mon père me tira vers lui et dit sèchement " ma fille n'a pas besoin d'une poupée"

Plus tard, mon père me dit:" tu vois, nous , on n'accepte pas la charité.On est pauvres, mais on est fiers"

Je n'ai jamais oublié la leçon. Et j'aime toujours cette fierté-là. Je hais cette fête où les enfants sont" gavés"de jouets souvent très chers et inutiles. Ces jouets qu'ils vont exhiber le lendemain pour épater les copains,�à qui aura le plus cher?

A Noël, l'enfant fait l'apprentissage de l'inégalité sociale par les cadeaux. S'il croit au père Noël, il a la preuve que ce bonhomme ridicule avec sa barbe blanche distribue de manière tout à fait inégale les richesses de sa hotte...

Je hais Noël. Je l'ai toujours haï et je le hais encore maintenant. Profondément.

Mireille Popelin

2.6 - Mon beau sapin voilé

Une école qui demande à ses instituteurs de proscrire les cartes de voeux dans les classes, un tribunal qui limite le nombre de boules lumineuses et de guirlandes sur les façades des maisons, des directeurs d'entreprise qui s'opposent à toute décoration des bureaux, un grand magasin qui interdit à ses employés de souhaiter un "�Joyeux Noël�" aux clients... Ces attaques en règle contre la tradition de Noël ont pour cadre la Grande-Bretagne, pays pourtant connu pour son attachement aux rituels les plus farfelus. Encore plus étrange, elles ne sont pas le fait d'adeptes de la décroissance hostiles au consumérisme, ni d'athées intransigeants, mais d'Anglais tout ce qu'il y a de plus moyens, qui, pour la plupart, iront chanter faux à la messe de minuit et se réuniront en famille autour d'une dinde farçie à la gelée de menthe et d'un pudding au concombre.

La raison invoquée pour justifier ce refus de commémorer trop ostensiblement la Nativité n'a rien à voir avec le militantisme. Bien au contraire, elle participe d'une politique de démission : il s'agit de ne pas "�offenser�" les autres religions, et tout particulièrement les musulmans. Les chefs d'entreprise qui ont pris la décision d'interdire les décorations dans leurs locaux affirment avoir agi ainsi par crainte des "�risques de poursuite en justice�"...

Certes, on pourrait se dire que toute occasion de porter un coup à une fête religieuse est bonne à prendre. Sauf que l'on est ici très loin du combat pour la laïcité. On est même à l'opposé. D'abord parce qu'en coupant les boules des sapins de Noël au nom du "�respect�" des autres religions, on souligne le caractère confessionnel des festivités qui, pour la grande majorité de ceux qui les célèbrent aujourd'hui en Europe, sont moins une occasion de prier que de manger gras et acheter gros sur internet. Ensuite parce qu'il s'agit d'un pas de plus, décisif, vers la légitimation du totalitarisme religieux.

On a commencé par qualifier de "�provocateurs�" les journalistes qui défendaient le principe de la liberté d'expression. Puis, on s'est mis à sous-entendre que les écrivains et les artistes menacés de mort pour avoir "�insulté�" un quelconque prophète l'avaient bien cherché. Désormais, on anticipe, on fayote auprès des intégristes, on va au-devant de leur demande supposée. Bientôt, peut-être en arrivera-t-on à considérer que l'Holocauste est un "�mythe�" et à réhabiliter faurisson, pour ne pas risquer d'offenser les partisans européens d'Ahmadinejad (...).

Cette politique du renoncement, qui se pare des très nobles atours du "�respect�", est la pire qui soit. Non seulement elle brade la démocratie au moins offrant, mais elle induit à penser que tout musulman est un intégriste capable, au pire, de commettre un attentat suicide, au mieux, de faire un procès s'il croise un Père Noël dans un supermarché. C'est sur ce principe, qui dit que "�l'autre�" est forcément un barbare intolérant, que l'on bâtit les plus belles théories racistes, lesquelles fournissent le carburant des plus beaux massacres. Joyeux Noël.

Gérard Biard

Source : Charlie Hebdo du 20 décembre 2006

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