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Un « enseignement moral et civique » peut-il aujourd’hui se passer de laïcité et de valeurs républicaines ?

Le Conseil supérieur des programmes a publié en juillet son « projet d’enseignement moral et civique » pour l’école élémentaire et le collège. Il dévoilera  prochainement son projet pour le lycée. Cet enseignement tiendra une place névralgique dans l’école des prochaines années. Il concernera tous les citoyens (1)Aux dernières nouvelles, la  consultation des enseignants  se déroulerait  finalement en février 2015, et porterait sur l’ensemble du  projet : http://www.education.gouv.fr/cid81791/rentree-scolaire-2014-2015.html. Initialement préconisé en septembre 2012 par Vincent Peillon (2) http://www.lejdd.fr/Societe/Education/Actualite/Vincent-Peillon-veut-enseigner-la-morale-a-l-ecole-550018, cet enseignement  fut précisé en avril 2013 dans  le rapport « Pour un enseignement laïque de la morale » (3)Ce rapport permit de lever un malentendu que faisait planer l’expression « morale laïque », comme s’il s’était agi d’imposer un moralisme d’État.. Les valeurs républicaines et la laïcité devaient structurer cet enseignement civique renouvelé (4)http://www.education.gouv.fr/cid71583/morale-laique-pour-un-enseignement-laique-de-la-morale.html.

Une délaïcisation décomplexée

Le texte du Conseil supérieur des programmes contredit ces engagements. Le terme « laïcité » disparaît quasiment du programme (5)L’énoncé des principes du programme évoque seulement le « cadre laïque de la neutralité » imposé aux personnels (p. 2).   Absent de l’« architecture » générale  du programme (pp. 3-4), la « laïcité » apparaît seulement une fois pour le cycle CM1-6e et une autre fois pour les élèves de 5e-3e, casé dans un lourd catalogue hétéroclite de « connaissances et d’objets d’enseignement »  (p. 11, p. 15).. Ce pavé  de 18 pages ne cite pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il ignore la loi du  9 décembre 1905 et celle du 15 mars 2004 qui figurent pourtant au programme d’éducation civique actuellement en vigueur. Il ne s’intéresse même pas à la récente Charte de la laïcité à l’école, mentionnée pour le seul cycle CP-CE2 (p. 7). Cette  délaïcisation  drastique n’affecte pas seulement le vocabulaire et les références. Elle pose surtout des questions sur le sens  de cet enseignement censé transmettre et faire partager les valeurs de la République.  On en retiendra huit.

1. Quelles valeurs enseigner ?

Un enseignement moral et civique devrait dégager  les valeurs cardinales, les plus usuelles et les plus consensuelles, de la République française : la liberté, l’égalité, la fraternité. Il paraît en effet pertinent de faire travailler  les élèves sur la richesse de sens et l’actualité de ces trois valeurs fondatrices, et  d’expliciter d’autres valeurs à partir de ces trois-là. Cela aurait d’ailleurs été  conforme à la loi 8 juillet 2013 qui prévoit que cet enseignement s’attachera à la « formation aux valeurs de la  République » (6)La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École du 8 juillet 2013  prévoit qu’« outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité » (art. 2).. Au lieu de cela, le Conseil supérieur des programmes aligne une vingtaine de « valeurs et normes » arbitrairement classées en trois  rubriques embrouillées (p. 2) (7)On regrette que Conseil supérieur des programmes ait ignoré l’avis de la Commission consultative nationale des droits de l’homme pour qui l’objet de ce nouvel enseignement est « de faire connaître, comprendre et pratiquer à tous les élèves les valeurs (liberté, égalité, fraternité) et principes (indivisibilité, laïcité, démocratie, solidarité) de la République qui sont la condition de la capacité à vivre ensemble ».  Voir sur Légifrance.

2. Comment enseigner les valeurs ?

Ainsi que l’avait envisagé le rapport « Pour un enseignement laïque de la morale », un enseignement moral et civique d’esprit laïque ne traite pas des valeurs comme s’il s’agissait de faits à admettre ou de règles à observer, mais comme des exigences donnant lieu à des luttes. Il peut montrer, par exemple, comment l’égalité a été dans l’histoire objet de conquêtes, de régressions, de dévoiements et d’approfondissements. En ce sens, une valeur n’est pas seulement le reflet de la réalité  mais l’outil intellectuel et moral de sa contestation. En ignorant ce mode critique de « transmission des valeurs », le programme prend le risque du formatage.

3. Faut-il se laisser envahir par les « compétences » ?

L’un des enjeux de l’école contemporaine est l’installation en son sein de l’idéologie des compétences. Cette idéologie néo-libérale tend à ramener les individus au statut d’auto-managers de leur savoir faire et de leur savoir être, rouages flexibles de la globalisation capitaliste. On regrette donc que ce programme s’embourbe dans 21 « compétences » regroupées en 4 rubriques culturalistes fumeuses (pp. 3-4). La compétence baptisée « Se sentir membre d’une collectivité » laisse particulièrement songeur (p. 3). Que se passera-t-il lorsque les enseignants évalueront cette « compétence » ? Un tel sentiment sera-t-il valorisé, quel que soit son contenu et quelle que soit la collectivité ? La tâche de l’école laïque n’est-elle pas plutôt de permettre à l’élève de prendre du recul avec ses divers sentiments d’appartenance, de  les hiérarchiser  et d’analyser leurs effets ?

4. Le jargon et l’enfermement doctrinal sont-ils inévitables ?

On ne peut entrer dans  ce texte sans se trouver enfermé dans un carcan d’items et de prescriptions. Et on ne pourra l’appliquer sans se conformer à une doctrine particulière (8)Prolixe en prescriptions et en termes normatifs, le Conseil supérieur des programmes ne parle ni d’instruction ni même de raison et  d’universalité : omissions involontaires ou dogmatisme idéologique ? Il est vrai que le programme invoque un « principe d’autonomie » (p. 2), mais il le fait d’une façon si confuse et si embrouillée  qu’il occulte la visée libératrice de l’idée d’autonomie. Goût immodéré de la complication ou parti pris doctrinal ?. Il n’en a pas toujours été ainsi. Le programme d’éducation civique, juridique et sociale de 2011 actuellement en vigueur pour les classes terminales, par exemple, est rédigé dans un langage ordinaire, accessible au citoyen commun (9)Ce programme cèdera  la place à un programme élaboré sur le même moule que celui proposé pour l’enseignement primaire et le collège : voir au BO.

5. L’intérêt général serait-il un principe démodé ?

Un enseignement moral et civique d’inspiration républicaine insisterait sur la valeur de l’intérêt général, ainsi que le suggère le rapport « Pour un enseignement laïque de la morale ». Il expliciterait l’actualité et l’universalité de cette exigence dans un monde où des catastrophes sont source de coût général et de profit particulier. Au lieu de cela, ce  programme  veut seulement apprendre  à l’élève à « différencier son intérêt particulier de l’intérêt général » (p. 7, etc.). Utile au trader, cette « compétence »  sans ambition civique est insuffisante au citoyen solidaire.

6. Et le droit à l’instruction ? et la valeur de l’école ?

Un enseignement moral et civique peut insister sur la portée du droit de l’enfant  à l’instruction et opposer l’éducation  à une marchandise. L’élève est alors incité à réfléchir aux finalités de l’école laïque, à comparer le travail scolaire et le travail économiquement utile et à apprécier la valeur respective du droit à l’instruction et du droit du travail. Conformément aux préconisations du rapport « Pour un enseignement laïque de la morale », on peut  faire saisir à l’élève que la discipline scolaire est associée au principe républicain de l’intérêt général et à la concentration nécessaire pour apprendre. Ces questions essentielles et très actuelles ne semblent pas entrer dans le credo du Conseil supérieur des programmes.

7. Est-il pertinent d’ignorer la laïcité scolaire ?

L’enseignement moral et civique serait l’occasion privilégiée d’éduquer à la laïcité scolaire. Depuis Edgar Quinet et Ferdinand Buisson, la tradition républicaine a porté l’exigence de la laïcité de l’école, condition d’un enseignement libre et éclairé. Prenant appui sur le dispositif constitutionnel (10)« L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ». et législatif existant ainsi que sur la récente et très remarquable Charte de la laïcité à l’école, l’enseignement moral et civique pourrait former les élèves à la laïcité scolaire et ainsi contribuer à redonner à l’école confiance en elle-même. Le Conseil supérieur des programmes a malheureusement fait le choix idéologique d’ignorer cette perspective d’enseignement.

8. La démocratie du XXIe siècle serait-elle envisageable sans laïcité ?

Ce texte complètement dépourvu de volontarisme républicain prétend cependant traduire les valeurs d’ « une société démocratique » (p. 2). Il aurait été  plus convaincant s’il avait placé la laïcité au cœur de l’enseignement moral et civique. Car, comme l’expliquait René Rémond, la laïcité  « tend à affranchir l’État et la société de la tutelle de toute croyance religieuse ». Inséparable de l’idée démocratique moderne, la laïcité  considère que le peuple n’est pas assujetti à des commandements surnaturels. En France, la laïcité républicaine   élève  la liberté de conscience (qui implique notamment le droit d’avoir une religion comme de ne pas en avoir) au rang de principe politique. Elle  a porté ou accompagné depuis la fin du XIXe siècle la conquête  de droits civils majeurs.  Elle  a aujourd’hui vocation à déjouer les pièges identitaires, qu’ils soient communautaristes ou nationalistes.

Par son technicisme et son ésotérisme, ce programme est incompréhensible du citoyen commun, en particulier du parent d’élève ordinaire. Il confère à ses auteurs une supériorité cléricale, contestable dans une république laïque. Mais la complication pseudo-pédagogique et la lourdeur caricaturale de cette prose indigeste  ne sauraient masquer l’essentiel. Sa caractéristique principale est, hélas, de ne pas proposer une « formation aux valeurs de la République » (11)La « formation aux valeurs de la République » est pourtant prévue par la loi du 8 juillet 2013 qui a institué ce nouvel « enseignement moral et civique. Lors du débat parlementaire qui a précédé le vote de la loi, un député de droite avait fustigé  une loi  « laïcarde » et « socialiste » (sic). Ce projet de programme d’enseignement moral et civique devrait  amplement  lever ses craintes. Voir sur Legifrance.

Que les bouches s’ouvrent !

 

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Aux dernières nouvelles, la  consultation des enseignants  se déroulerait  finalement en février 2015, et porterait sur l’ensemble du  projet : http://www.education.gouv.fr/cid81791/rentree-scolaire-2014-2015.html
2  http://www.lejdd.fr/Societe/Education/Actualite/Vincent-Peillon-veut-enseigner-la-morale-a-l-ecole-550018
3 Ce rapport permit de lever un malentendu que faisait planer l’expression « morale laïque », comme s’il s’était agi d’imposer un moralisme d’État.
4 http://www.education.gouv.fr/cid71583/morale-laique-pour-un-enseignement-laique-de-la-morale.html
5 L’énoncé des principes du programme évoque seulement le « cadre laïque de la neutralité » imposé aux personnels (p. 2).   Absent de l’« architecture » générale  du programme (pp. 3-4), la « laïcité » apparaît seulement une fois pour le cycle CM1-6e et une autre fois pour les élèves de 5e-3e, casé dans un lourd catalogue hétéroclite de « connaissances et d’objets d’enseignement »  (p. 11, p. 15).
6 La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École du 8 juillet 2013  prévoit qu’« outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité » (art. 2).
7 On regrette que Conseil supérieur des programmes ait ignoré l’avis de la Commission consultative nationale des droits de l’homme pour qui l’objet de ce nouvel enseignement est « de faire connaître, comprendre et pratiquer à tous les élèves les valeurs (liberté, égalité, fraternité) et principes (indivisibilité, laïcité, démocratie, solidarité) de la République qui sont la condition de la capacité à vivre ensemble ».  Voir sur Légifrance
8 Prolixe en prescriptions et en termes normatifs, le Conseil supérieur des programmes ne parle ni d’instruction ni même de raison et  d’universalité : omissions involontaires ou dogmatisme idéologique ? Il est vrai que le programme invoque un « principe d’autonomie » (p. 2), mais il le fait d’une façon si confuse et si embrouillée  qu’il occulte la visée libératrice de l’idée d’autonomie. Goût immodéré de la complication ou parti pris doctrinal ?
9 Ce programme cèdera  la place à un programme élaboré sur le même moule que celui proposé pour l’enseignement primaire et le collège : voir au BO
10 « L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ».
11 La « formation aux valeurs de la République » est pourtant prévue par la loi du 8 juillet 2013 qui a institué ce nouvel « enseignement moral et civique. Lors du débat parlementaire qui a précédé le vote de la loi, un député de droite avait fustigé  une loi  « laïcarde » et « socialiste » (sic). Ce projet de programme d’enseignement moral et civique devrait  amplement  lever ses craintes. Voir sur Legifrance
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