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Qui est à la hauteur des enjeux dans la lutte contre l’islamisme djihadiste ?

par Évariste

 

La succession des meurtres de masse perpétrés par l’islamisme djihadiste en général et par Daech en particulier montre l’incapacité de l’offre politique française et internationale d’assumer ce nouveau type de guerre.

Pour l’extrême droite, pour les ténors de la droite et pour le gouvernement solférinien, il faut à chaque meurtre de masse un renforcement de l’état d’urgence et une nouvelle loi antiterroriste, inopérants, inefficaces et donc inutiles, ce qui a pour unique conséquence d’accélérer le déclin de la démocratie et le passage à la « démocrature ». Tout au plus pouvons-nous voir comme seule différence que les uns développent leur ultra-laïcisme anti-laïque et raciste et que pour les autres, il s’agit de se distinguer par une surenchère imbécile.

La partie munichoise de la gauche de la gauche demeure incapable de proposer un idéal au peuple puisqu’elle cultive en la matière le déni du réel. Comment peut-elle alors « partir du réel pour aller vers l’idéal » (Jean Jaurès) ? Si elle a raison de nous dire qu’il ne faut pas faire d’amalgame entre l’islamisme djihadiste et la grande majorité des musulmans, encore faudrait-il qu’elle soit capable de nommer la menace car « mal nommer les choses ajoute au malheur du monde » (Camus). À chaque fois, la partie munichoise de la gauche de la gauche nous « bassine » avec l’idée que le ou les meurtriers ne sont que des déséquilibrés, des abrutis, des victimes du système et que cela n’a rien à voir avec l’islam. Il faudrait cesser ce « psychologisme » apolitique à deux sous. Même la revendication du meurtre de masse par Daech ne les fait pas changer d’avis. Pourtant de nombreux théologiens musulmans comme Soheib Bencheikh par exemple disent le contraire, à savoir que cela a à voir avec l’islam comme la Manif pour tous a à voir avec l’église catholique et que l’extrême droite juive en Israël a à voir avec le judaïsme !

Première règle : la bataille contre les extrêmes droites religieuses doit être menée par tous, athées, agnostiques et croyants de toutes confessions sans dédouaner l’extrême droite islamiste a fortiori djihadiste !

Oui, il faut voir les failles du dispositif de protection du peuple français. Ces failles sont de trois ordres :

  • la faute du mouvement réformateur néolibéral,
  • les failles du renseignement,
  • les erreurs dans la chaîne de commandement des forces de protection.

La faute du mouvement réformateur néolibéral

Trois réalités donnent une responsabilité majeure au système néolibéral (voir l’article de J.N. Laurenti dans ce même numéro).

1. D’abord l’accroissement des injustices sans espoir d’en sortir crée un terreau favorable à l’embrigadement par une organisation proposant une vision du monde qui donne l’apparence d’être hors système .

2. Puis, les islamistes djihadistes ne survivent dans la société que grâce au terreau islamiste non djihadiste fortement implanté dans certains quartiers. Il faut non seulement comprendre qu’une grande majorité des personnes de culture musulmane sont victimes de l’islamisme djihadiste (et qu’il faut les protéger comme tout citoyen), que l’islam doit être distingué de l’islamisme, mais aussi comprendre que l’islamisme djihadiste a besoin de bases arrière qu’il ne trouve que dans les quartiers à forte implantation islamiste non djihadiste.
Or cet islamisme non djihadiste est le produit du système d’alliances entre d’une part les forces néolibérales de gauche comme de droite, mais aussi de la partie munichoise de la gauche de la gauche, et d’autre part les communautarismes y compris islamistes.
Développer ici ou là des taux de chômage colossaux, supprimer des services publics de toute nature, pratiquer des politiques clientélistes et maffieuses, et s’allier avec les islamistes non djihadistes, c’est favoriser le continuum entre l’islamisme non djihadiste et l’islamisme djihadiste, le premier servant de terreau au second.

3. En dernier lieu, et ce n’est pas le moindre facteur, le financement, la formation, le soutien logistique direct et indirect de l’islamisme sont réalisés par des pays comme l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie qui sont des alliés politiques, commerciaux et militaires des impérialismes occidentaux.

Alliés politiques d’abord : depuis des décennies, la France participe au soutien de l’Otan à la « ceinture verte islamiste anti-communiste ». Souvenons-nous dans les années 80 de l’appui aux islamistes d’Afghanistan tel Gulbuddin Hekmatyar, ou, dans les années 90, du soutien à l’UCK au Kosovo dont les formateurs étaient d’Al Qaïda, ou encore l’admiration envers les islamistes tchéchènes dont certains membres constituent aujourd’hui une partie de la direction de l’État Islamique… En ce mois d’août 2016 encore, la plupart des médias français soutiennent les « rebelles » à Alep en Syrie, composés à 95 % d’islamistes fanatiques de la pire espèce.

Alliés commerciaux et militaires ensuite : les pays du Golfe ont pris des participations, par l’intermédiaire de leurs « fonds souverains », dans la plupart des grandes entreprises françaises. Par ailleurs, les pétro-monarchies pro-islamistes ont acheté des centaines de propriétés commerciales, principalement à Paris (centres de conférences, palaces…). Par ailleurs le secteur de l’armement français, un des derniers secteurs industriels encore debout, vit essentiellement des ventes d’armes à ces régimes obscurantistes. Quelleindécence d’accepter de vendre à ces pays et d’affirmer vouloir combattre le terrorisme islamiste ! Quelle indécence aussi de soutenir en Syrie les rebelles du front Al-Nosra (qui dirige le front anti-Assad) alors qu’ils ont été pendant longtemps une filiale d’Al Qaïda. Etc.

La faute du renseignement

La fusion sarkozyste des services de renseignement au sein de la DCRI (direction centrale du renseignement intérieur) devenue depuis DGSI (direction générale de la sécurité intérieur), laissé en l’état par le gouvernement solférinien, s’est révélée contre-productive. La disparition des Renseignements généraux (DCRG, direction centrale des renseignements généraux) handicape gravement le « renseignement de terrain », pourtant indispensable pour détecter les « radicalisations » au jour le jour et quartier par quartier.

Par ailleurs, le fait de ne plus tirer le bilan des échecs des directeurs centraux policiers et de leurs états de services enlève toute pression et pousse à la routine, alors même que la situation exige des hauts fonctionnaires initiatives, efficacité et courage dans la prise des décisions opérationnelles… au risque de perdre leurs postes !

De plus, « l’état d’urgence » n’a pas rempli sa fonction. Par exemple, le système actuel des fiches S pouvait être efficace il y a quelques décennies mais pas avec cette menace nouvelle. Ensuite, le suivi de terrain des islamistes djihadistes a été largement déficient.

Et au lieu d’ouvrir le débat et de faire une saine autocritique, suite aux conclusions fort sevères de la commission d’enquête parlementaire, le ministre de l’Intérieur a déclaré en juillet qu’il ne changera rien tellement cela fonctionne bien… après 240 morts et 500 blessés !

La faute de la chaîne de commandement

Depuis janvier 2015, pas un responsable politique gouvernemental, pas un dirigeant des services de sécurité (Police nationale, Gendarmerie…), n’a proposé sa démission devant l’incurie de l’action de leurs services sur le terrain . On apprend par exemple qu’au Bataclan la force militaire dite Sentinelle était présente sur les lieux avec des fusils d’assaut. Faute de directives de sa hiérarchie militaire et du ministre de la Défense, elle a refusé d’agir et même de fournir ses fusils d’assaut à la BAC, présente également sur les lieux et qui en avait fait la demande. On apprend que le conducteur du camion qui a perpétré le meurtre de masse de Nice a pu entrer sur le lieu de son forfait en passant sur les larges trottoirs de la promenade des Anglais

Cette chaîne de commandement (du gouvernement et de la hiérarchie policière) est aussi celle qui, pour déconsidérer le mouvement social anti-loi El Khomri, a donné des consignes pour le moins étonnantes dans la gestion des manifestations sur la voie publique. Trois syndicats de police (dont le syndicat de droite) ont critiqué la chaîne de commandement pour avoir laissé les casseurs tout détruire sur leur passage, sans doute pour faire des images pour la télé contre le mouvement social.

Que faire ?

L’intérêt des travailleurs et des citoyens est de mener le double front, d’une part contre le mouvement réformateur néolibéral et l’extrême droite (qui attend le moment de s’allier avec une partie de la droite néolibérale comme en Grande-Bretagne et dans plusieurs pays européens) et d’autre part contre le total-terrorisme islamiste qui, lui, est déjà largement financé, aidé, formé, par des pays du bloc impérialiste américain dont la France fait partie. C’est sur cette ligne de double front stratégique que se déploient dans le monde entier et particulièrement dans le monde arabe et/ou musulman les travailleurs et leurs organisations qui s’engagent sur le chemin de l’émancipation humaine. C’est d’ailleurs ceux-là qui ont des martyrs comme Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en Tunisie pour ne prendre que cet exemple ! Voilà pourquoi la construction d’une gauche de gauche qui tire le bilan de l’impasse la partie munichoise et communautariste de la gauche de la gauche est indispensable !

Hasta la victoria siempre ! Jusqu’à la victoire finale !

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« Le libéralisme porte en lui le terrorisme comme la nuée dormante porte l’orage »

par Jean-Noël Laurenti

 

Depuis 2012 et les assassinats perpétrés par Mohamed Merah, puis les tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, en attendant celles de 2015 et de 2016, la France a progressivement découvert que le terrorisme djihadiste était dans son sein : ce sont des Français, nourris par elle qui ont cru devenir des héros en se transformant en massacreurs ; ce sont aussi des Français, parfois très ordinaires, qui sont partis mener le djihad en Syrie avant que Daech leur demande de rester en France et de s’attaquer à n’importe qui, n’importe quand et par n’importe quel moyen. Devant ce constat, que faire ? que fallait-il faire ? qui a le tort de ne pas avoir fait ? que faut-il faire à l’avenir ? Débat indispensable pour désigner les vrais responsables et les vraies failles, d’autant plus indispensable qu’il est obscurci par les déclarations des dirigeants politiques des partis dominants, qui en profitent pour mener leur petite guerre de boutique alors que, par-delà des nuances tactiques, tous sont d’accord pour servir l’ordre social établi. Autour d’eux, les commentateurs au jour le jour, ainsi que les prêcheurs de bonnes intentions, ne peuvent toucher qu’à l’écume des choses, parce que s’ils examinaient les phénomènes en profondeur, ils seraient conduits à désigner les vrais responsables, à savoir les puissants du monde et l’idéologie néolibérale qui sévit depuis la fin des Trente Glorieuses. En effet, même si des mesures de surveillance et de répression sont souhaitables (la question étant bien entendu de savoir lesquelles et jusqu’à quel point), elles n’empêcheront jamais d’agir tous les illuminés en puissance susceptibles, à un moment donné, de foncer sur les passants avec un camion ou un couteau. Le problème est de savoir pourquoi il existe de ces illuminés en puissance, à ce point prêts à passer à l’acte, et pourquoi ils sont ainsi réceptifs à des mots d’ordre plus ou moins absurdes. La répression n’a de sens que si elle s’accompagne d’une politique de prévention, qui s’attaque aux causes profondes du phénomène en commençant par les analyser.

Or qui cherche les racines de ce djihadisme offensif et diffus doit passer en revue les politiques suivies par les gouvernements occidentaux, et trouvera toute une série de causes, en apparence très différentes, mais en réalité convergentes.

Rappelons d’abord (pour plus de détails, voir la chronique d’Évariste dans ce même numéro) que le salafisme djihadiste a connu son premier essor grâce aux États-Unis, qui entendaient s’en servir pour faire pièce à l’offensive soviétique en Afghanistan, avec l’aimable appui de l’Arabie saoudite, dont émanait le premier noyau d’Al-Qaïda.

Rappelons ensuite que toute la politique aventureuse des occidentaux au Proche et au Moyen Orient depuis les années 1990, sous couvert de belles déclarations démocratiques, n’avait pour but que de s’assurer l’accès aux réserves de pétrole. De cette politique découlent ces massacres dont argue avec facilité la propagande djihadiste pour susciter des combattants.

Or comment se fait-il qu’une telle propagande puisse trouver un tel écho, parfaitement irrationnel dans la jeunesse française ? C’est là qu’entrent en ligne de compte diverses causes, sociales, culturelles, intellectuelles, qui, redisons-le, tiennent purement et simplement aux politiques suivies par les gouvernements libéraux.

La première est évidemment la politique économique menée depuis la fin des années 1970 et le courant des années 1980 en France, la financiarisation acceptée de l’économie, avec son cortège de pauvreté, de chômage institutionnalisé, de déréglementation, qui laisse sur le bord de la route les plus fragiles et qui ne peut que faire fermenter la révolte contre tout ce qui est, révolte de haine sommaire, immédiate, dépourvue d’analyse et de stratégie depuis que les appareils doctrinaux des partis ouvriers ont été méthodiquement détruits.

Car, autre donnée, depuis le XIXe siècle s’étaient développées des organisations ou institutions populaires d’éducation, de loisirs et de culture, d’inspiration laïque, qui assuraient un complément à l’école en contribuant à former les jeunes citoyens à la vie en société. Or, suite à la politique de désengagement de l’État et aux restrictions des crédits et subventions, restrictions inspirées par le dogme de la « concurrence libre et non faussée » et dans lesquelles les critères de convergence de Maastricht ont joué un rôle décisif, ces organisations ont été fortement mises à mal ou ont tout simplement disparu. La place était désormais libre pour une entraide privée, d’inspiration religieuse, dans laquelle les Frères musulmans avaient toute latitude.

Alimentant la haine, le phénomène de ghettoïsation des banlieues, la destruction des services publics et la désertion de l’État, l’institutionnalisation de « territoires perdus de la République », avec les discriminations persistantes qui s’ensuivent. Il est remarquable que depuis le début des années 1980 et le mouvement « Banlieue 89 », le problème n’ait pratiquement pas avancé et se soit même dans bien des endroits aggravé, malgré la succession des charitables déclarations d’intentions des politiques. Quelles autres raisons sinon le manque de motivation doublé de l’absence de crédits, elle-même liée encore et toujours aux choix budgétaires et aux oukases européens ?

On pourrait en dire autant de la manière dont est traitée la question des prisons, dont on sait que dans leur état de surpeuplement elles servent, selon le mot de Gilles Kepel1, d’« incubateur » à la radicalisation.

Voilà le boulevard de révolte et de haine offert aux prêcheurs. À cela s’ajoute, sur le plan intellectuel, la méthodique décérébration mise en œuvre par le néolibéralisme, qui vise à rendre l’individu capable de gober n’importe quoi, et d’abord en annihilant sa capacité de concentration, indispensable à toute réflexion. Dans l’environnement quotidien, c’est la politique de consommation effrénée, le matraquage publicitaire à coup de Monoforme2, la violence sans nuance des affirmations assenées sans preuve, le culte du bruit, le zapping universel, les effets vidéo, que la propagande djihadiste a su merveilleusement récupérer et mettre à contribution, donnant à ses visiteurs l’impression qu’ils sont en pays de connaissance. Quoi d’étonnant à ce que certains individus se radicalisent tout seuls, devant leur écran ?


Pour armer l’esprit critique contre ce déluge d’informations et de désinformations, faut-il compter sur l’école ? En principe on le devrait. Mais en fait, la bourgeoisie ne s’est jamais accommodée du principe républicain de la formation de l’esprit critique et du maximum d’instruction pour tous : elle n’a jamais accepté l’instruction que dans la mesure (et seulement dans cette mesure) où elle servait l’« employabilité ». Et justement, au moment où le mouvement « Banlieues 89 » faisait miroiter ses promesses lénifiantes, les ministres de l’Éducation nationale Alain Savary, puis Lionel Jospin, se paraient des plumes de la démocratisation pour accélérer de façon décisive le processus de démolition de l’école républicaine entamé depuis la fin des années 1950. Leurs successeurs ne les ont pas démentis : leur politique n’a été que la transposition scolaire du libéralisme triomphant. Les réductions progressives des horaires, le dégraissage des contenus enseignés, la désorganisation des enseignements (dont la réforme des rythmes scolaires à l’école primaire est un exemple récent), la démolition de l’histoire par le dénigrement de l’événementiel, laissant les jeunes déboussolés, sans autre passé que celui que réécrit la propagande, et sans possibilité de comprendre le présent, les méthodes pédagogiques prétendant s’adresser à l’inventivité de l’élève et refusant de lui transmettre les connaissances laborieusement acquises par l’humanité, ne pouvaient que favoriser ceux qui étaient portés par leur milieu et laisser pour compte ceux qui n’avaient d’espoir d’apprendre et de former leur esprit critique qu’à l’école. Plus profondément encore, la démolition de l’enseignement de la langue empêchait la formulation mesurée et argumentée des conflits et ne leur laissait comme mode d’expression que la violence. C’est en vain que les ministres entendent masquer ce vide programmé par de vertueuses et hypocrites professions de foi à la gloire de l’école républicaine et par la promotion sirupeuse d’un « catéchisme républicain » qui en soi est une monstrueuse contradiction anti-laïque. L’échec scolaire institutionnellement organisé, la mise en panne de l’ascenseur social ne pouvait que faire fermenter le terreau de la révolte brute.
Mais l’étude des divers profils de djihadistes montre que beaucoup sont issus de familles sans histoire, loin des banlieues difficiles, qu’ils ont fait des études tout à fait convenables. Notons d’abord que ces études convenables ne leur ont pas garanti l’esprit critique que l’institution scolaire leur a précisément refusé, et ne les prémunissent aucunement du matraquage internétique. Ensuite, il faudrait voir quel type de vie leur est promise : beaucoup de ces jeunes ont été orientés vers des études, puis des métiers qu’ils n’aiment pas et qu’ils acceptent par crainte du chômage. Dans un pays où l’appareil industriel a été détruit et où triomphe la finance, ce sont essentiellement des métiers du tertiaire où il s’agira de manier de l’argent sans rien produire, de faire payer ceux qui n’en ont pas les moyens et de vendre sans cesse de nouveaux produits à des gens qui n’en ont pas besoin. Le tout sur fond de souffrance au travail, conformément à cette merveilleuse invention du néolibéralisme qu’est la technique du management par le stress. Le djihad leur propose de donner un sens à leur vie. Ce sens, absurde et rétrograde, vient prendre la place de celui qu’ils auraient pu trouver dans une vie de citoyen éclairé et autonome, dans une république qui, après quarante ans de réaction néolibérale, ne subsiste que comme façade.

Voilà une accumulation de causes qui expliquent que les appels au meurtre de Daech soient entendus de certains, comme s’ils étaient attendus. Mais ces causes diverses nous renvoient à une même cause dernière : les politiques néolibérales et la régression sociale, et par conséquent culturelle et intellectuelle, méthodiquement mise en œuvre. Il s’ensuit que la lutte contre le terrorisme n’est pas l’affaire de tous : les grands patrons, les émirs assis sur les pétrodollars, s’accommodent fort bien des massacres ; on ne voit pas en quoi l’esprit de soumission et la morale rétrograde qu’entend faire triompher le djihadisme serait en contradiction réelle avec l’asservissement des individus inhérent à l’exploitation capitaliste ; les hommes politiques qui gèrent le système ne veulent pas imaginer de traiter le mal en profondeur. Le combat contre le djihadisme, comme le combat pour la république et le combat laïque en général, est étroitement solidaire du combat social.

  1. Gilles Kepel, Terreur dans l’hexagone, Genèse du djihad français, Gallimard, 2015, p. 60. []
  2. Peter Watkins, Media Crisis, 2003 ; Éditions L’échappée, 2015. []
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Ce n’est pas avec des arrêtés anti-burkini qu’on arrêtera l’islamisme !

par Charles Arambourou

 

Au contraire ? Parions que les arrêtés anti-burkinis seront jugés illégaux par le juge administratif, quand il se prononcera sur le fond. Il est donc à craindre que les islamistes et leurs alliés bénéficient demain d’une victoire juridique de plus.

burkini-sq2Disons-le clairement : l’UFAL est résolument opposée aux injonctions visant à contraindre les femmes par le corps, qu’elles se prévalent ou non de la religion, même quand elles ne recourent pas à la violence physique, et même si certaines femmes disent s’y plier de leur plein gré. Le burkini et les tenues présentées comme « islamiques » en général sont à ce titre, non pas de simples expressions de la « liberté de religion », mais des ennemis de l’émancipation humaine. Ils doivent être dénoncés et combattus comme symboles d’une offensive politique communautariste dirigée contre l’universalisme républicain : mais par quels moyens ?

Peut-on exiger une mesure juridique d’interdiction chaque fois qu’un comportement nous paraît contraire à nos conceptions de la liberté, de l’égalité, et de la fraternité républicaines ? Non ! Ce serait renier nos principes mêmes. À ce compte-là, puisque les curés d’extrême-droite de la Fraternité Saint Pie X portent la soutane, il faudrait prendre des arrêtés interdisant le port de la soutane… comme celui pris le 10 septembre 1900 par le maire du Kremlin-Bicêtre, annulé par le Conseil d’État (certes, c’était avant la loi de 1905, et il s’agissait de tourner en dérision le concordat). Le ridicule de tels arrêtés n’est pas moindre que celui des tenues dites « religieuses ».

Certes, l’on peut légitimement tenir la liberté de porter une tenue discriminante et claustrante comme moins importante que les libertés républicaines, menacées par les offensives communautaristes, y compris symboliques. Mais toute stratégie de prohibition au coup par coup (qu’elle vienne de la droite réactionnaire ou, malheureusement, de certains républicains de gauche) est contre-productive, car vouée à l’échec juridique. C’est que le problème n’est pas juridique, mais bien politique et idéologique.

La force des islamistes, c’est qu’ils ont deux niveaux d’intervention qui ne se rencontrent jamais : un niveau privé, fait de pressions communautaire et religieuse dans la famille, le quartier, etc., où se déploie toute leur rhétorique patriarcale et liberticide ; un niveau public, où des associations comme le CCIF, s’érigent en gardiens de la liberté et du droit pour disqualifier toute tentative de dénoncer le premier niveau de leur action au nom des droits fondamentaux.

Il faut comprendre qu’ils y sont aidés par le cadre juridique français et international, notamment la jurisprudence : outre notre Conseil d’État, la CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme) considère la liberté de religion comme supérieure à toutes les autres. Pour eux, le principe d’égalité femmes-hommes n’a ni portée juridique suffisante ni application concrète recevable : ainsi, la liberté d’une seule personne voilée « volontairement » l’emporte sur le droit des femmes en général1.

L’islamisme est donc mis en mesure de retourner le droit contre la République ! Face à lui, une bataille exclusivement juridique est à coup sûr perdante. C’est au niveau de la société civile, dans les rapports privés, qu’il nous faut nous aussi intervenir : car la bataille est politique et culturelle. À force de répéter que la laïcité ne serait pas une « opinion comme les autres », on a perdu de vue que la République ne peut vivre sans l’action des militants armés de leurs convictions laïques et républicaines. C’est à cela également que l’UFAL s’emploie : la rejoindre est plus efficace que n’importe quel arrêté municipal.

  1. Voir l’arrêt de la CEDH SAS c. France, 1er juillet 2014, sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, approuvant la position du Conseil d’État français. []
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Turquie : le putsch préventif

Suivi de « Le mystère du beauf' »

par Ilya U. Topper

 
Turquie 07 16

Place Taksim

Istanbul, le 20 juillet 2016
Article publié en espagnol dans msur.es : http://msur.es/2016/07/20/topper-turquia-golpe/.
Texte traduit  par Alberto Arricruz, ainsi que l’Addendum du 24 juillet.

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Ce jour-là, le douzième jour des manifestations au parc Gezi d’Istanbul, une consigne commença à être relayée dans les réseaux sociaux : « Pas de théâtre ». Les manifestants avaient fait face à la police place Taksim, encaissant gaz lacrymogène et jets de canons à eau, nuit et jour. Mais ce matin-là fut différent ; ceux qui lançaient des cocktails Molotov étaient des hommes d’âge moyen vêtus de gros gilets, avec sur le nez le masque réglementaire des policiers – j’ai les photos.

L’utilisation d’agents provocateurs, qui fournissent à la police le prétexte suffisant pour charger, est un classique : à Istanbul, Athènes, Barcelone, Paris ou Berlin. On a aussi pu voir à Taksim des jeunes porteurs de pancartes mais avec la matraque réglementaire dépassant de leur sac à dos, juste avant une manifestation.

Rien de nouveau : la justice turque elle-même a démontré que les auteurs d’une attaque contre des Kurdes – à Semdinli en 2005 – étaient des agents camouflés.

« Ceci n’est pas un putsch »

« Ceci n’est pas un putsch, c’est du théâtre » : c’était le hashtag qui circulait dans Twitter au matin de ce samedi 16 juillet 2016, tandis que des avions de chasse effectuaient des vols rasants au dessus d’Ankara et d’Istanbul, et que le gouvernement commençait à déployer sa riposte a un mystérieux communiqué militaire accompagné d’un ballet confus de tanks dans les rues.

Ce fut un moment bien peu glorieux pour la deuxième plus grande armée de l’OTAN, qui s’enorgueillit de sa discipline militaire : voilà qu’ils ne savent même plus comment on fait un coup d’État !

Combien y avait-il d’agents provocateurs parmi les insurgés ? Combien de hauts gradés ont-ils participé en croyant sincèrement disposer d’un plan pour prendre le pouvoir ? Nous n’en savons rien. Nous ne savons pas qui a coordonné le putsch, qui a écrit le manifeste de proclamation de la prise de pouvoir émis à minuit depuis le quartier général des forces armées à Ankara. Personne n’a assumé.

Coordonner est un bien grand mot. Les mutins ont occupé le siège de la radiotélévision publique et obligé un journaliste à lire une proclamation ; mais sans apparaître eux-mêmes devant les caméras ; puis ils sont partis au bout d’un moment, pour ensuite, quelques heures plus tard, tenter de s’emparer sans succès du studio de la très influente chaîne d’information continue CNNTürk.

Ils ne se sont même pas approchés de l’autre grande chaîne télé, NTV. Par contre tous les politiques, du président Erdogan au premier ministre Binali Yildirim et à toutes les figures subalternes, ont pu appeler les télés et intervenir en direct à partir de leurs portables. Des membres du haut commandement militaire ont fait de même, pour déclarer leur loyauté au gouvernement. Personne ne les en a empêchés.

La fuite d’Erdogan

Dans une spectaculaire opération avec des hélicoptères, les putschistes mitraillèrent l’hôtel du littoral où Erdogan s’était installé en vacances, mais il était parti « un quart d’heure avant ». Personne ne s’avisa de surveiller son avion officiel, stationné dans l’aéroport voisin de Dalaman : Erdogan l’utilisa pour voler jusqu’à Istanbul, sans être inquiété par les avions de chasse rebelles. Quand il arriva à l’aéroport, les tanks s’étaient déjà retirés. Intimidés par la masse de manifestants, nous dit-on.

L’accueil d’Erdogan à l’aéroport a été une apothéose : un bain de foule massif. Sans craindre d’éventuels putschistes embusqués. Dans son premier discours, sans vergogne et avec l’aplomb et le ton épique caractéristique de ses meetings, il dénonça les responsables : la confrérie du prédicateur exilé Fetullah Gülen, celui qui jusqu’en 2013 avait été son plus solide allié mais dont Erdogan a fait depuis l’ennemi public numéro 1.

C’était la première fois que l’on affirmait que le réseau islamiste de Gülen (à l’apparence et au discours très démocratiques, et qui n’a jamais défendu le recours aux armes) était infiltré au sein des forces armées, jusqu’alors présentées comme un fief aux fermes convictions laïques.

Nous étions au courant de l’influence de Gülen au sein de la police et de la justice, à tout le moins jusqu’aux grandes purges initiées en 2014, jetant en prison des milliers de personnes. Mais c’est précisément la police, nous dit-on, qui s’est opposée au coup d’État et qui a arrêté les militaires insurgés.

Qui sont les auteurs du putsch ?

Le communiqué des putschistes ne contient aucun élément permettant de le rattacher à l’influence de Gülen : c’est une sorte de résumé des repères idéologiques de la vieille école kémaliste laïque. Il s’agissait, paraît-il, de camoufler sous ce discours kémaliste les vrais auteurs du complot…

Cela nous permet au moins de poser une première conclusion : ce putsch a été mené sous un faux drapeau, ce qui est conforme à la version officielle.

Alors que la télévision diffusait déjà les images de militaires putschistes désarmés et détenus, un avion effectua un bombardement du Parlement, en un acte de mépris suprême envers le concept de Démocratie. Voilà qui est impropre tant des gülenistes que des kémalistes, et étranger à toute logique militaire. À l’aube, avec Erdogan déjà en meeting à Istanbul, un autre avion largua deux bombes à proximité du palais présidentiel à Ankara, provoquant deux colonnes de fumée bien visibles dans le ciel. Les bombes sont tombées suffisamment près pour qu’Erdogan puisse dénoncer l’attaque de son palais ; mais elles sont tombées suffisamment loin pour ne causer aucun dégât à ce somptueux édifice construit sur commande d’Erdogan et à sa gloire.

L’amateurisme total de ce putsch, qui n’a atteint – et apparemment ne s’était donné – aucun objectif stratégique, semble étayer ce qui dès le lendemain est devenu la version officielle : un groupe « très réduit » au sein des forces armées se serait lancé dans une tentative désespérée.

Mais quelque chose ne colle pas dans cette version officielle : le gouvernement proclame que ce seraient les « manifestations populaires » désarmées qui auraient barré la route au coup d’État. Mais, si « l’écrasante majorité » des militaires – comme le dit le communiqué officiel de l’armée – s’est opposée au soulèvement : pourquoi a-t-il fallu que le peuple descende dans la rue ? Et pourquoi avoir arrêté, sous accusation de participation au putsch, 112 généraux et amiraux sur 356, soit un tiers des plus hauts gradés de l’armée ?

La réouverture de Taksim

Samedi à l’aube, les soldats insurgés se rendaient, en direct devant les caméras de télévision, à la police. En milieu de mâtinée, la situation était entièrement sous contrôle selon le gouvernement. Les opérations policières contre les casernes insurgées, avec quelque salve tirée en l’air, mettaient en scène l’humiliation des vaincus.

Pourtant, les manifestations citoyennes continuent : Erdogan a exhorté ses fidèles à rester dans les rues et les places « pour prévenir d’autres putschs ». Et il en est ainsi : la place Taksim est occupée par les manifestants, nuit après nuit.

Cette place où toute manifestation, toute marche, toute réunion politique, même celle de vingt jeunes brandissant des livres, est interdite et empêchée depuis trois ans, par un déploiement permanent de milliers de policiers… soudainement, Taksim est redevenue un lieu de rassemblement de foules faisant ondoyer des drapeaux. Mais avec une différence : ce ne sont plus des gauchistes réclamant la paix et la démocratie, maintenant ce sont des islamistes menés par des barbus coiffés du petit bonnet des mosquées fondamentalistes, au cri de Allah u Akbar. Et réclamant la peine de mort.

Ce que nous ne savons pas

Nous ne savons pas qui a monté le coup d’État. Nous n’avons entendu s’exprimer

aucun putschiste. Les soldats du rang ont déclaré tout ignorer : on leur aurait dit qu’ils sortaient en manœuvres. Akin Östürk, commandant des Force aériennes jusqu’en août dernier, présenté comme le leader du putsch (apparaissant sur des photos le visage tuméfié et avec une oreille bandée), a nié toute implication dans ses déclarations devant le Procureur.

Nous ignorons jusqu’où, au sein de l’armée, le mécontentement vis-à-vis de la dérive islamiste d’Erdogan aurait pu inciter certains échelons militaires à tenter ce que, en Turquie, les forces armées ont toujours considéré comme leur mission : corriger le cap de la démocratie. Il n’aura sans doute pas manqué quelques commandants qui se seraient ralliés de bonne fois à ce qu’ils auront cru être un coup d’État de plus (après 1960, 1971, 1980, 1997).

L’amateurisme du complot s’expliquerait par le fait que le plan aurait été découvert, obligeant les conspirateurs à avancer son exécution, mais cette version génère plus de mystères qu’elle n’en résout. Selon un communiqué militaire de ce mardi, les services secrets auraient alerté l’état-major le vendredi dès 16 heures qu’un coup d’État était imminent, et les commandants se seraient réunis pour interdire toute sortie de tank ou d’avion.

Sans que l’on sache comment – s’il est vrai que les putschistes n’étaient qu’une infime minorité – il y aurait eu une prise d’otage dans les services de l’état-major. Tout aussi curieusement, aucun commandant ne semble avoir donné l’ordre à ses unités d’intervenir contre les insurgés ; à tout le moins, aucun affrontement digne d’être mentionné ne s’est produit : le bilan final des soldats loyaux morts durant le coup d’État est de… 5 (auxquels il faut ajouter 62 policiers et 173 civils) face à 24 morts parmi les soldats mutinés.

Autrement dit : une infime minorité commet un putsch, mais l’écrasante majorité de l’armée ne fait rien et laisse le peuple se charger d’arrêter le coup d’État. Les plans sont connus au moins trois heures avant que ne sorte le premier blindé dans la rue, mais le président Erdogan quitte son lieu de vacances un quart d’heure avant l’arrivée du commando chargé de le capturer.

S’agit-il d’un « auto-coup d’État » préparé par le gouvernement et mis en exécution comme du théâtre ? Était-ce un vrai putsch mais inspiré par des agents infiltrés ? A-t-il simplement été découvert à l’avance mais on l’aurait laissé se dérouler pour mieux capturer tous ceux qui y participeraient ? Nous ne le savons pas.

Ce que nous savons

Ce que nous savons, c’est que la riposte du gouvernement a été chorégraphiée avec précision et efficience.

Au prix de 264 morts ? C’est ce que dit la presse. Voilà une autre curiosité : lors de tous les attentats récents (nombreux), la presse turque a informé en détail sur les hôpitaux où étaient amenées les victimes, et ces hôpitaux communiquaient le nombre de morts et de blessés ; les listes des personnes décédées étaient publiées.

Mais cette fois les médias n’ont envoyé personne monter la garde aux portes d’aucun hôpital. La liste la plus complète qui a pu être publiée ne compte que 23 victimes.

Ce que nous savons avec certitude, ce sont les résultats du coup d’État : une campagne de purge de très grande envergure. Deux heures avant que l’armée ne récupère le contrôle total – selon son propre communiqué, à 16 heures le samedi – le gouvernement avait déjà destitué 2 745 juges et procureurs. Il est impossible qu’à cette heure-là le pouvoir ait pu vérifier, un à un, l’implication dans le putsch, d’une manière ou d’une autre, de chacune des personnes révoquées.

Il apparaît clairement qu’une machine a été enclenchée avec des listes noires, très précises et préparées à l’avance. Ces listes noires se sont étendues dès lundi à la police – 7 900 agents suspendus – et le mardi aux autres ministères : 15 200 instituteurs écartés, avec plusieurs milliers de fonctionnaires des Finances, des Affaires sociales ou encore de Diyanet, le « ministère » de la Religion. 21 000 professeurs de l’enseignement privés se sont vu retirer leur licence. Au total, 49 000 personnes se sont retrouvées, du jour au lendemain, sans emploi. Tous les fonctionnaires ont interdiction de voyager à l’étranger. Le Conseil de l’enseignement supérieur a exigé la démission de tous les doyens des universités du pays, tant privées que publiques : TOUS. Leur situation sera examinée et ils seront remplacés par des personnes loyales à Erdogan.

Cette rénovation totale de l’administration, dans le but qu’elle ne soit plus formée que de gens affiliés au régime – car il s’agit bien de ça – rappelle un processus similaire qu’a connu l’Allemagne de 1933 à 1937 sous le nom de Gleichschaltung : la « synchronisation », qui jeta les bases du totalitarisme.

Pour ce faire, peu importe que les 49 000 personnes exclues aient ou non des sympathies pour la secte Gülen. D’autant que, sous l’angle idéologique, il n’y a aucune différence importante entre gülenistes et partisans d’Erdogan : jusqu’en 2013 ils travaillaient main dans la main en faveur de l’islamisation de la société et de la marginalisation des secteurs laïcs et kémalistes – et même plus, ils s’appuyaient l’un l’autre. Leur seule vraie différence, c’est l’identité de leur leader.

Désormais, on peut appeler « güléniste » n’importe que Turc dévot qui s’aviserait de critiquer Erdogan.

Mais si le gouvernement islamiste peut reléguer, licencier, jeter en prison n’importe quel fonctionnaire pieux par « désamour », que va-t-il faire de ceux qu’Erdogan a appelés dès 2013 gauchistes, athées, terroristes » ? Plusieurs semaines avant le putsch, le quotidien pro-gouvernemental Sabah qualifia de « sicaires gülénistes » les éditeurs de Cumhuriyet, le quotidien qui a osé – le seul en Turquie – reproduire la Une « blasphématoire » de Charlie Hebdo après le massacre de janvier 2015. C’est un peu comme si les éditeurs du journal en ligne de gauche espagnol diario.es se faisaient traiter de « sicaires de l’Opus Dei » … La propagande ne s’encombre plus de la moindre vraisemblance.

Le coup d’État préventif

On pourrait croire à un bégaiement de l’Histoire : ce n’est pas la première fois qu’un tiers des généraux turcs se retrouve derrière les barreaux. Il s’est produit la même chose au moment du macro procès d’Ergenekon, qui entre 2008 et 2013 envoya en prison des centaines de hauts gradés sous l’accusation de conspiration putschiste. C’est ce procès qui permit à l’AKP, le parti d’Erdogan, de briser la colonne vertébrale de forces armées trop puissantes et de mettre fin à la doctrine de la « démocratie sous tutelle ».

Mais en 2015, la justice a annulé toutes les condamnations : il s’avère que toutes les preuves, TOUTES, avaient été fabriquées par les gülénistes infiltrés dans la police, dans le but de détruire la bonne image de l’armée dans l’opinion. Erdogan, premier bénéficiaire de cette opération qui l’aura libéré pour toujours du risque de coup d’État, a pleuré des larmes de crocodile face aux turpitudes de ceux qui étaient alors sa force d’élite.

Nous sommes-nous trompés quand nous affirmions, ces dernières années, qu’un coup d’État ne pouvait plus se produire ? Cette possibilité était devenue particulièrement faible, aussi faible que dans n’importe quelle démocratie. Maintenant, tout risque a été définitivement éliminé.

Pour prévenir un coup d’État, rien de mieux qu’un coup d’État préventif. À partir de maintenant, il sera impossible de conspirer : aucun militaire ne saura s’il s’agit d’une nouvelle mise en scène de théâtre. Ce que nous avons vécu, c’est donc bien cela : un coup d’État préventif.

Mais l’armée n’en était pas la seule cible. Ce processus a pour but d’éliminer tout contre-pouvoir. Le pouvoir a annoncé, ce mercredi 19 juillet, des mesures que le Premier ministre Binali Yildirim a qualifié de « magnifiques » : instauration de l’État d’exception, projet de restaurer la peine de mort « à la demande du Peuple », suspension de la Convention européenne des Droits de l’Homme…

L’état d’exception donne au gouvernement le pouvoir illimité de gouverner par décret. Une configuration similaire à ce qui s’est passé en Allemagne en 1933, après le fameux incendie du Reichstag.

La nouvelle occupation de Taksim

Pendant ce temps, la place Taksim continue à être occupée, nuit après nuit, par des milliers de jeunes manifestants acclamant leur leader Erdogan. C’est peut-être là que se situait l’ambition la plus importante du putsch : la conquête des places, de l’espace public.

Car jusqu’à présent, les places, les manifestations, les drapeaux et les pancartes, tout cela était l’apanage de la gauche et des progressistes, des kémalistes et des laïques. Erdogan contrôlait certes le pouvoir, mais Taksim, le symbole d’Istanbul et de la Turquie, appartenait aux autres.

Ce n’est plus le cas. Depuis le 15 juillet 2016, trois ans après que les charges policières aient mis fin à la révolution de Taksim – une révolution progressiste, syndicaliste, démocratique et libérale – voilà Taksim de nouveau occupée par des masses populaires faisant ondoyer des drapeaux. Ils y promènent aussi un mannequin pendu à une potence.

C’est la contre-révolution.

°

°      °

Addendum : Le mystère du beauf’

Istanbul, le 24 juillet 2016
Publié dans M’Sur en espagnol http://msur.es/2016/07/20/topper-turquia-golpe/4/

Plusieurs jours après le coup d’État manqué du 15 juillet dernier, des détails sur le déroulement – supposé – des faits ont été mis en lumière.

Un communiqué des Forces armées du mardi 19 juillet avait déjà indiqué que les services secrets turcs (connus sous l’acronyme MIT) avaient informé l’état-major à 16 h le 15 juillet, jour du coup d’État. Dans un autre communiqué des forces armées, diffusé le 21 et dont le fac-similé a été reproduit par l’agence de presse parapublique Anadolu, cette donnée a été confirmée : vers 16 h, le MIT a prévenu les chefs de l’armée, qui se sont réunis immédiatement pour prendre des mesures. À 19 h 26, ces chefs donnèrent l’ordre à la direction des forces aériennes d’interrompre tous les vols et de ne permettre aucun décollage, ordre réitéré à 19 h 56 puis à 20 h 31.

Mais certaines unités désobéirent et vers 21 h 45 des avions aux mains des putschistes décollèrent, selon ce qu’affirme le communiqué des forces armées. Vers 22 h, des habitants d’Ankara commencèrent à s’inquiéter des survols de la ville par des chasseurs. À 22 30, la chaîne d’infos CNNTürk diffusa un sms informant du barrage sur le pont du Bosphore à Istanbul, érigé par plusieurs unités militaires.

À 23 h, le Premier ministre Binali Yildirim confirma, au cours d’un appel téléphonique à la chaîne de télé NTV, qu’il s’agissait d’un coup d’État militaire. Selon ce qu’a indiqué postérieurement la presse, il en aurait été informé par le ministre de l’Intérieur, Efkan Ala.

Efkan Ala l’aurait lui-même appris par le chef du MIT, Hakan Fidan, après son atterrissage à Ankara par le vol nocturne depuis Erzurum : Fidan l’aurait appelé pour lui dire « nous sommes en train d’être bombardés », selon le récit fait par Ala à NTV. Il n’a pas précisé l’heure de l’appel, mais on peut supposer qu’il était dans le vol de Turkish Airlines décollant à 21 h 25 et atterrissant à Ankara à 22 h 55. Le quotidien Hürriyet Daily News affirme qu’Ala dit avoir appris le putsch vers 23h.

Le ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, en déplacement à Samsun, a dit avoir appris le putsch par le secrétaire personnel du président Erdogan, après avoir été alerté par sa femme, qui entendait les survols des avions de chasse au-dessus d’Ankara.

Le jeudi 20 juillet, Erdogan a affirmé, dans une interview donnée à la chaîne Al Jazira, qu’il a appris le putsch par son beau-frère. Il n’a pas précisé à quelle heure. Mais nous disposons d’un relevé détaillé du déroulement de la soirée d’Erdogan, diffusé sur la chaîne CNNTürk le 16 juillet par Ali Gündogan, le correspondant de l’agence de presse DHA à Marmaris (province de Mugla).

Vers 23 h 30, plusieurs correspondants de presse, dont Gündogan, reçurent un appel de la police leur demandant de se rendre à l’hôtel Grand Yazici Club Turban, ce qu’ils firent immédiatement « car le président passait ses vacances dans le secteur » (sic). Ils furent accueillis par des équipes de sécurité et conduits à l’hôtel Grand Yazici Mares (500 m plus au sud). Après une demi-heure d’attente, ils furent reçus par le président Erdogan, qui était en compagnie de son gendre, le ministre de l’Énergie Berat Albayrak.

À 00 h 23 le samedi, la déclaration d’Erdogan sur le putsch était diffusée par DHA et d’autres médias. À 00 h 42, Erdogan posait encore pour des photos à l’hôtel. Peu de temps après, un convoi de véhicules quittait l’hôtel en direction du sud puis, 10 minutes plus tard, un hélicoptère décollait vers le large, tandis que le convoi de véhicules revenait à l’hôtel.

C’est environ une heure et demie plus tard qu’a eu lieu l’attaque de l’hôtel par des hélicoptères de combat, précise encore le texte d’Ali Gündogan. Erdogan a affirmé avoir échappé « à un quart d’heure près » à cet assaut.

Nous avons trois possibilités :

a) Les services secrets n’ont pas voulu prévenir le gouvernement d’un putsch imminent ;

b) Les forces armées mentent quand elles disent avoir été informées à 16 h, c’est-à-dire cinq heures avant le début du putsch et six heures avant le gouvernement ;

c) Le gouvernement ment quand il prétend n’avoir rien su avant 23 h.

Dans l’hypothèse a), le MIT aurait protégé les putschistes. Dans ce cas les services secrets devraient déjà avoir été entièrement démantelés et leur chef, Hakan Fidan, devrait croupir en prison. Mais il reste en poste.

Dans l’hypothèse b), reste à savoir pourquoi les chefs des forces armées auraient couvert le MIT et auraient édicté des ordres contre les putschistes – si toutefois ces ordres ont bien existé.

Dans l’hypothèse c), il nous reste à savoir pourquoi le gouvernement a besoin de feindre qu’il n’a rien su, et qu’il a été mis au courant par le beauf’.

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« Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique », par Jean-Pierre Terrail

par Alain Planche

 

La conviction, exprimée par Jean-Pierre Terrail dès le début de son livre1, « de l’exigence, dans le monde d’aujourd’hui, d’une éducation scolaire pour tous de haut niveau », est unanimement partagée. Ce qui sépare Jean-Pierre Terrail de l’opinion dominante en la matière, c’est qu’il place la valeur émancipatrice du savoir au dessus des seules vertus utilitaires de la formation (compétitivité, emploi) et qu’il accorde une importance particulière aux inégalités sociales d’accès à une éducation de qualité. Or, dit-il, si notre école a connu en un demi-siècle un essor considérable de la scolarisation des jeunes générations, elle échoue « à assurer un accueil satisfaisant à la masse d’élèves issus des classes populaires ».

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé d’améliorer le sort de ces élèves en diminuant le niveau des exigences scolaires jusqu’à la définition d’un socle commun minimal bien éloigné des idéaux des Lumières. Mais ce total abandon des anciennes ambitions intellectuelles de l’école française n’a en rien diminué les inégalités scolaires d’origine sociale, bien au contraire, comme le montrent les enquêtes internationales PISA. C’est donc, comme il le revendique, à un véritable changement de paradigme pédagogique que nous convie Jean-Pierre Terrail en plaidant « pour une école de l’exigence intellectuelle », un plaidoyer qu’il appuie sur une abondante bibliographie.

Il commence pour cela, dans le chapitre 1, par analyser le paradigme pédagogique qui gouverne actuellement le fonctionnement de notre système éducatif, en mettant en évidence ses principes de base ainsi que les conditions historiques qui ont favorisé sa naissance (dans les années 1970), puis son développement.

De cette analyse très fouillée, je retiendrai quelques éléments qui m’ont paru les plus représentatifs de l’idée générale du chapitre. La rénovation pédagogique des années 1970, qui doit beaucoup aux transformations de la société française de cette époque, a généralisé des orientations pédagogiques (pédagogies actives, pédagogies de la motivation et de la découverte, pédagogie différenciée et individualisation de l’enseignement …) d’abord établies à l’intention des élèves en difficulté. Elles visent en priorité les enfants des classes populaires, dont les échecs sont attribués à l’absence des « ressources cognitives et culturelles dont les autres ont hérité » et apparaissent ainsi comme une réponse à l’insuffisance postulée de leurs ressources intellectuelles. C’est ce que Jean-Pierre Terrail appellera plus loin « le paradigme déficitariste ». Dans l’idéal, les pratiques pédagogiques adoptées aujourd’hui doivent à la fois susciter, grâce à une phase de découverte, une appétence suffisante de ces élèves pour le savoir et mettre en jeu, dans les activités proposées, des connaissances suffisamment ambitieuses pour leur permettre de prolonger leur scolarité à l’égal des enfants de milieux plus favorisés.

Mais il faut bien reconnaître, souligne Jean-Pierre Terrail, en appuyant son commentaire sur de nombreux exemples, que ce défi « n’a pas été relevé de façon satisfaisante. […] La mise en scène ludique et concrète de la quête des savoirs tend à envahir la totalité des séquences d’enseignement au détriment de l’appropriation des savoirs, comme si elle était à elle-même sa propre fin », entraînant ainsi de fait une dépréciation des savoirs. Les activités censées favoriser l’accès des élèves au savoir visé prennent parfois des chemins tellement détournés qu’on en oublie l’objectif. Il peut même arriver qu’elles lui fassent obstacle. Et, comme le mettent également en évidence Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller2, les professeurs peinent à adapter leur enseignement aux difficultés d’une partie de leur public (différenciation de l’enseignement) sans abaisser leur niveau d’exigence, ce qui provoque des inégalités entre établissements, entre classes et même entre groupes d’élèves au sein d’une classe.

Devenu rapidement hégémonique malgré ces difficultés, le paradigme dominant « résiste depuis un demi-siècle aux démentis d’une expérience qui met pourtant cruellement en lumière les limites de son efficacité : les modalités de son emprise méritent [donc] d’être interrogées, afin d’identifier les conditions d’une sortie de crise ». C’est à cette interrogation que Jean-Pierre Terrail consacre le chapitre 2.

Pour lui, « la réussite de la rénovation pédagogique ne saurait être comprise si on l’isole de l’essor du capitalisme occidental dans l’après-guerre. » Élévation rapide du niveau de formation des jeunes générations, montée en puissance des nouvelles classes moyennes, très attachées à l’épanouissement de leurs enfants : la rénovation pédagogique est le résultat d’une « adaptation inévitable [de l’école] aux transformations d’ensemble de la vie sociale ». Un résultat qui tient aussi au « paradigme déficitariste » lui-même, très séduisant, qui « conjugue la conviction de l’insuffisance des ressources intellectuelles et des capacités d’abstraction des enfants des classes populaires, et celle, puisée dans le patrimoine des pédagogies nouvelles, selon laquelle il est possible de compenser ce déficit par une conduite des apprentissages individualisée, motivante et contextualisant les savoirs de façon concrète et familière. »

Les enseignants, massivement issus des classes moyennes, adhèrent facilement à ce paradigme, même s’ils n’ignorent pas les carences des nouvelles pédagogies, puisqu’ils usent de stratégies diverses pour les compenser quand il s’agit de leurs enfants (prise en main à la maison, recherche des bonnes classes). On pourrait facilement en tirer la conclusion que les supposées insuffisances cognitives des enfants issus des classes populaires leur donnent une justification facile des échecs de leur enseignement, la cause de ces échecs étant à rechercher en dehors de l’école. Jean-Pierre Terrail préfère mettre en avant « le contexte de l’école unique, qui met […] les classes moyennes en concurrence avec les classes populaires ». Il est, en effet, « plus important d’être devant les autres qu’en réelle possession des savoirs. Par définition, cette réussite-là ne peut être vraiment partagée. » Les carences, en quelque sorte naturelles, des enfants de milieux populaires permettent de justifier la supériorité scolaire des enfants des classes moyennes cultivées et conforte les enseignants dans l’idée qu’il est inutile de confronter les élèves des classes populaires à l’abstraction.

Il faut ajouter à cela ce que « l’environnement institutionnel » des enseignants (par exemple les instituts de formation et l’inspection) et leurs supports pédagogiques (en particulier les manuels) contribuent à détourner les professeurs d’un véritable enseignement au profit d’une simple mise en activité des élèves, notamment avec les plus faibles d’entre eux. On a ainsi abouti « à l’utopie d’une école sans transmission des savoirs », une utopie totalement perverse dont il faut se débarrasser.

Mais Jean-Pierre Terrail ne croit pas qu’il suffise pour cela de rejeter dans son ensemble la modernité pédagogique, car ses valeurs « s’imposent dans l’école comme elles s’imposent dans l’ensemble de la vie sociale. » Il est donc nécessaire, selon lui, d’admettre « que toute éducation scolaire suppose inévitablement sa part de transmission des connaissances » et de « différencier, parmi les propositions de la modernité pédagogique, celles qu’il faut garder », car elles sont conformes aux exigences d’une société démocratique, et celles qu’il faut rejeter, issues d’un paradigme « déficitariste » malfaisant. C’est à la nécessité du remplacement de ce paradigme par « le paradigme de l’exigence » qu’est consacré le chapitre 3.

Face à la crise incontestable d’un paradigme dominant qu’il se refuse à abandonner, le monde éducatif fait l’autruche ou impute « les difficultés de l’école à une mise en œuvre insuffisante des principes de la rénovation pédagogique » alors que, comme le soulignaient également Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, ces principes n’ont jamais fait l’objet d’une étude scientifique. Il faut, au contraire, affronter le fond du problème, c’est-à-dire le paradigme « déficitariste », car, selon Jean-Pierre Terrail, qui s’appuie pour cela sur des travaux scientifiques, tout enfant qui apprend à parler apprend aussi à penser : « l’aptitude à la pensée abstraite est un universel humain comme l’est le langage ». Il n’y a donc aucune raison d’envisager un enseignement moins abstrait, dès les petites classes, à l’intention de telle ou telle catégorie d’élèves.

Cette pratique n’aboutit en réalité qu’à creuser les inégalités tout au long du parcours scolaire, car « la qualité de l’appropriation de la culture écrite devient alors progressivement le facteur essentiel de différenciation » entre les élèves. Le principe d’un enseignement d’un même niveau d’exigence pour tous doit donc être mis en œuvre dès les petites classes. Encore faut-il avoir en permanence le souci de donner aux élèves les moyens de répondre à l’exigence, c’est-à-dire, comme le montrent plusieurs enquêtes, s’assurer du caractère rigoureux, systématique et progressif de leur apprentissage.

Jean-Pierre Terrail rejoint par exemple ici encore Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller sur la nécessité, dans la conduite des premiers apprentissages, d’un enseignement systématique du décodage et du déchiffrage fluide s’appuyant sur de nombreux exercices d’entraînement sans craindre les répétitions. Actuellement, « l’institution scolaire fait preuve en ce domaine de beaucoup de retenue, déléguant implicitement aux familles la responsabilité au moins partielle » de la formation de leurs enfants. Et ce sont évidemment les élèves issus des familles populaires qui subissent le plus grand préjudice de ce renoncement. « Seule une pédagogie de l’exigence intellectuelle, parce qu’elle fait progresser plus vite les élèves faibles, peut contribuer à limiter réellement les écarts » et elle est d’autant plus efficace qu’elle est précoce.

Reste que, pour Jean-Pierre Terrail, il n’est pas question d’un quelconque retour en arrière basé sur une restauration à l’ancienne de l’autorité des professeurs. Il se pose donc la question légitime du réalisme de ses propositions. Pour ce qui concerne la motivation des élèves et leurs capacités de concentration « face à l’attractivité distractive » des NTIC, il compte sur ce qu’il considère comme un atout décisif de l’école : « l’apanage des plaisirs de l’intelligence ». C’est sans doute très optimiste, mais il estime que l’adhésion des jeunes dépend « de deux critères essentiels, une conduite efficace des apprentissages, qui leur donne du sens ; et un comportement des adultes à la fois déterminé et compréhensible ». Il peut ainsi consacrer le dernier chapitre de son livre à la mise en œuvre effective du nouveau paradigme.

De mon point de vue, ce dernier chapitre est beaucoup moins convaincant et donc beaucoup moins intéressant que les trois premiers, car il doit beaucoup plus aux convictions personnelles de Jean-Pierre Terrail, souvent utopiques, qu’à son travail scientifique. Il postule ainsi a priori, contre toute évidence, que les enfants ne souffrant d’aucun handicap sont tous capables de suivre les mêmes enseignements (exigeants) du cours préparatoire jusqu’en classe terminale et qu’ils trouveront du plaisir à acquérir un véritable savoir. Il n’est donc plus question de sélection ni même de classement par les notes avant l’arrivée dans le supérieur, il devrait suffire pour que tous réussissent que les professeurs suscitent ce plaisir d’apprendre.

Pour cela, il faudrait d’abord, selon lui, leur faire confiance et leur laisser une grande liberté pédagogique « en leur assurant une formation initiale et continue à la hauteur [de leur responsabilité], et en les dotant des moyens d’expérimenter et d’innover ». Il faudrait également ne pas hésiter à confronter les élèves aux notions les plus abstraites, qui « seules portent l’intelligence des savoirs » nécessaires à un apprentissage de qualité. Les difficultés de certains ne seraient qu’un signal indiquant « un problème pédagogique qui affecte sans doute en réalité […] une large partie de la classe ». Un problème qu’il faudra identifier en engageant le dialogue avec les élèves concernés, ce travail d’identification étant censé faire progresser toute la classe si elle y est associée.

Pour la réussite de tous, Jean-Pierre Terrail compte donc exclusivement sur « le plaisir d’apprendre et de comprendre [qui] est la seule motivation, intrinsèque à l’acte d’apprentissage, sur laquelle une pédagogie de l’exigence puisse s’appuyer ». De même pour ce qui concerne l’autorité du maître et le maintien de la discipline scolaire : on peut espérer plus de sérénité à l’école si les élèves y « apprennent vraiment quelque chose et ne perdent pas leur temps. » À 18 ans, à la sortie de cette école idéale qui ne connaît ni la mise en concurrence des élèves par les notes ni la moindre sélection, les jeunes seraient quand même préparés à affronter la compétition pour les diplômes et les places sociales, car ils auraient « acquis dans leur scolarité de tronc commun les savoirs élaborés, la culture commune, l’autonomie personnelle leur permettant de l’affronter plus sereinement et bien mieux armés » qu’aujourd’hui.

Il s’agit clairement d’une utopie, mais d’une utopie intellectuellement stimulante, car on ne peut que constater avec Jean-Pierre Terrail que « les savoirs élaborés sont restés l’apanage d’une minorité » et souhaiter avec lui faire sauter cette barrière, ce qui contribuerait aussi certainement à améliorer le niveau d’ensemble des élèves français. Son livre montre bien qu’il est alors nécessaire d’adopter une pédagogie de l’exigence intellectuelle qui propose un niveau d’enseignement indépendant de l’origine sociale des élèves.

Ceci ne devrait pas poser de problème majeur à l’école primaire. En revanche, pour réaliser cet objectif pédagogique jusqu’à la fin du secondaire, il faudrait certainement tenir compte, au cours de leur scolarité, des inclinations des jeunes vers telle ou telle forme de savoir et peut-être même remettre en cause le collège unique. Mais ceci est une autre histoire !

  1.  Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle – Changer de paradigme pédagogique, Paris, La Dispute, 2016. []
  2. Sandrine Garcia, Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire – De la querelle des méthodes à l’action pédagogique, Paris, Seuil, 2015. Voir ma note de lecture http://www.gaucherepublicaine.org/a-lire-a-voir-a-ecouter/reapprendre-a-lire-de-la-querelle-des-methodes-a-laction-pedagogique-de-s-garcia-et-a-c-oller/7397205 []
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Voltaire et la bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle

Suivi de : Voltaire vu par Victor Hugo (1878)

par Bernard Teper

 

Cet été, la pièce de Voltaire L’affaire Calas a été jouée au Palais des papes d’Avignon dans le cadre du festival : l’auteur de cet article y est intervenu en invoquant, avec quelque anachronisme, la « bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle » qui fit rage durant ce que l’on a appelé en France « le siècle des Lumières » ? Et dont Voltaire fut l’un des protagonistes les plus fameux. Rapprochement avec la période actuelle justifié par le fait que, lorsqu’une formation sociale arrive historiquement en fin de course, le passage à une formation sociale plus évoluée demande avant toute révolution une bataille d’ampleur pour une nouvelle hégémonie culturelle.
Alors que la révolution contre la monarchie absolue, contre le mode de production féodal, contre la société féodale qui les soutenait avait eu lieu en Angleterre au XVIIe siècle, ouvrant la porte à la nouvelle formation sociale capitaliste avec ses monstres sacrés que sont le philosophe du libéralisme et de la tolérance que fut Locke et le président de la Royal Society que fut Newton, la France faisait durer ce malheur plus longtemps pendant une bonne partie du XVIIIe siècle avec la fin régressive de Louis XIV suivi des Louis XV et Louis XVI. Mais la bataille culturelle faisait rage en France sur le plan des sciences, de l’économie, de la justice, etc. De ce point de vue, Voltaire et ses amis préparaient en éclaireurs la venue du citoyen, du futur capitalisme et de sa bourgeoisie qui ne tardera pas à devenir dominante une fois engagé le processus révolutionnaire.
Bien sûr, on présente souvent Voltaire comme un grand de la littérature du XVIIIe. Incontestable. Mais son rôle comme de ses autres acteurs est au moins autant politique !
Jeune libertin turbulent, il se fait connaître avec sa tragédie Œdipe. Les Lettres philosophiques structurent sa pensée dans son regard sur l’Angleterre, pays le plus avancé de l’époque, tant sur le plan économique qu’intellectuel, pays qu’il a connu lors de ses nombreux exils provoqués par la monarchie absolue française. Sa dette envers le grand philosophe anglais de la du libéralisme et de la tolérance restreinte Locke est totale. Son Eléments de la philosophie de Newton montre ses sources intellectuelles. Il pourfend alors Pascal, héraut intellectuel de l’orthodoxie religieuse française. Dans Le Mondain, il déclare que le paradis terrestre est là ou il est. Avec la fable Micromégas, influencée par Swift (les voyages de Gulliver), il recherche sa vérité et s’enthousiasme des découvertes scientifiques. Avec Le monde comme il va, le doute s’installe. Avec Zadig, il développe l’idée d’une providence qui régit l’ordre du monde tout en accordant aux hommes une marge importante de liberté. Son déisme fait de lui un promoteur de l’idée de « l’Etre suprême ». Zadig lui-même saute d’une injustice à l’autre. Il récuse la notion de fatalité. Il se met à contester la confiance de Leibniz dans Le meilleur des mondes. Le désastre de Lisbonne lui fait écrire :

« Un jour tout sera bien, voilà notre espérance
Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion ».

Candide ira encore plus loin contre « la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal »
Il engage une querelle avec Rousseau contre les bienfaits de l’état de nature, et contre sa critique du théâtre. Il combat son égalitarisme. Avec une haute idée des priorités pour le monde qui vient, il dit : « C’est à mon gré, le plus grand service qu’on puisse rendre au genre humain de séparer le sot peuple des honnêtes gens pour jamais. On ne saurait souffrir l’insolence de ceux qui nous disent : je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre blanchisseuse », ou encore « Envoyez-moi surtout des frères ignorantins pour conduire mes charrues et les atteler », et « Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps de s’instruire, ils mourraient de faim avant de devenir philosophes ».
A chaque fois, une œuvre littéraire est le vecteur de son positionnement.
Il fut aussi un militant contre l’intolérance et l’oppression et son mot d’ordre « Ecrasez l’infâme » est bien connu. Il est un défenseur des droits de l’homme et un critique des préjugés. Son Mahomet, son Dictionnaire philosophique, ses Actes du clergé, son Essai sur les mœurs, son Traité sur la tolérance, son De l’horrible danger de la lecture sont ses armes acérées. Son Dictionnaire philosophique fut brûlé sur le bûcher du chevalier de La Barre. Son Extrait des sentiments de Jean Meslier fut condamné à être brûlé par arrêt du Parlement de Paris. La Cour de Rome le condamna également.
Il écrit dans son Dictionnaire philosophique : « Quand les juges condamnèrent Langlade, Lebrun, Calas, Sirven, Martin, Montbailli, et tant d’autres, reconnus depuis pour innocents, ils étaient certains, où ils devaient l’être, que tous ces infortunés étaient coupables ; cependant ils se trompèrent…. »
Il participe à l’œuvre de l’Encyclopédie avec Diderot et d’Alembert bien que ces derniers soient athées et non déistes comme lui. Diderot dira de lui à propos de L’affaire Calas : « Oh ! Mon amie, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait de l’âme, de la sensibilité, que l’injustice le révolte et qu’il sente l’attrait de la vertu. » Il dira encore dans un discours blasphématoire « Quand il y aura un christ, je vous assure que Voltaire sera sauvé. ».
Et à Avignon, au final de la pièce avant que le rideau ne tombe, son personnage dira pour féliciter les acteurs et le public: « Vous êtes donc à Paris, mon cher ami, quand le dernier acte de la tragédie Calas a fini si heureusement. La pièce est dans les règles, c’est à mon avis le plus beau cinquième acte qui soit au monde ».
A quand une bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle de cette intensité pour préparer la fin du capitalisme ?

 

Annexe : Voltaire par Victor Hugo. Discours du 30 mai 1878

Source : https://fr.wikisource.org/wiki/Actes_et_paroles/Depuis_l%E2%80%99exil/1878

Il y a cent ans aujourd’hui un homme mourait. Il mourait immortel. Il s’en allait chargé d’années, chargé d’oeuvres, chargé de la plus illustre et de la plus redoutable des responsabilités, la responsabilité de la conscience humaine avertie et rectifiée. Il s’en allait maudit et béni, maudit par le passé, béni par l’avenir, et ce sont là, messieurs, les deux formes superbes de la gloire. Il avait à son lit de mort, d’un côté l’acclamation des contemporains et de la postérité, de l’autre ce triomphe de huée et de haine que l’implacable passé fait à ceux qui l’ont combattu. Il était plus qu’un homme, il était un siècle. Il avait exercé une fonction et rempli une mission. Il avait été évidemment élu pour l’oeuvre qu’il avait faite par la suprême volonté qui se manifeste aussi visiblement dans les lois de la destinée que dans les lois de la nature. Les quatre-vingt-quatre ans que cet homme a vécu occupent l’intervalle qui sépare la monarchie à son apogée de la révolution à son aurore. Quand il naquit Louis XIV régnait encore, quand il mourut Louis XVI régnait déjà, de sorte que son berceau put voir les derniers rayons du grand trône et son cercueil les premières lueurs du grand abîme. (Applaudissements.)

Avant d’aller plus loin, entendons-nous, messieurs, sur le mot abîme ; il y a de bons abîmes : ce sont les abîmes où s’écroule le mal. (Bravo !)

Messieurs, puisque je me suis interrompu, trouvez bon que je complète ma pensée. Aucune parole imprudente ou malsaine ne sera prononcée ici. Nous sommes ici pour faire acte de civilisation. Nous sommes ici pour faire l’affirmation du progrès, pour donner réception aux philosophes des bienfaits de la philosophie, pour apporter au dix-huitième siècle le témoignage du dix-neuvième, pour honorer les magnanimes combattants et les bons serviteurs, pour féliciter le noble effort des peuples, l’industrie, la science, la vaillante marche en avant, le travail, pour cimenter la concorde humaine, en un mot pour glorifier la paix, cette sublime volonté universelle. La paix est la vertu de la civilisation, la guerre en est le crime. (Applaudissements). Nous sommes ici, dans ce grand moment, dans cette heure solennelle, pour nous incliner religieusement devant la loi morale, et pour dire au monde qui écoute la France, ceci : Il n’y a qu’une puissance, la conscience au service de la justice ; et il n’y a qu’une gloire, le génie au service de la vérité. (Mouvement.)

Cela dit, je continue.

Avant la Révolution, messieurs, la construction sociale était ceci :

En bas le peuple ;

Au-dessus du peuple, la religion représentée par le clergé ;

A côté de la religion, la justice représentée par la magistrature.

Et, à ce moment de la société humaine, qu’était-ce que le peuple ? C’était l’ignorance. Qu’était-ce que la religion ? C’était l’intolérance. Et qu’était-ce que la justice ? C’était l’injustice.

Vais-je trop loin dans mes paroles ? Jugez-en.

Je me bornerai à citer deux faits, mais décisifs.

A Toulouse, le 13 octobre 1761, on trouve dans la salle basse d’une maison un jeune homme pendu. La foule s’ameute, le clergé fulmine, la magistrature informe. C’est un suicide, on en fait un assassinat. Dans quel intérêt ? Dans l’intérêt de la religion. Et qui accuse-t-on ? Le père. C’est un huguenot, et il a voulu empêcher son fils de se faire catholique. Il y a monstruosité morale et impossibilité matérielle ; n’importe ! Ce père a tué son fils ! Ce vieillard a pendu ce jeune homme. La justice travaille, et voici le dénouement. Le 9 mars 1762, un homme en cheveux blancs, Jean Calas, est amené sur une place publique, on le met nu, on l’étend sur une roue, les membres liés en porte-à-faux, la tête pendante. Trois hommes sont là, sur l’échafaud, un capitoul, nommé David, chargé de soigner le supplice, un prêtre, qui tient un crucifix, et le bourreau, une barre de fer à la main. Le patient, stupéfait et terrible, ne regarde pas le prêtre et regarde le bourreau. Le bourreau lève la barre de fer et lui brise un bras. Le patient hurle et s’évanouit. Le capitoul s’empresse, on fait respirer des sels au condamné, il revient à la vie ; alors nouveau coup de barre, nouveau hurlement ; Calas perd connaissance ; on le ranime, et le bourreau recommence ; et comme chaque membre, devant être rompu en deux endroits, reçoit deux coups, cela fait huit supplices. Après le huitième évanouissement, le prêtre lui offre le crucifix à baiser, Calas détourne la tête, et le bourreau lui donne le coup de grâce, c’est-à-dire lui écrase la poitrine avec le gros bout de la barre de fer. Ainsi expira Jean Calas. Cela dura deux heures. Après sa mort, l’évidence du suicide apparut. Mais un assassinat avait été commis. Par qui ? Par les juges. (Vive sensation. Applaudissements.)

Autre fait. Après le vieillard le jeune homme. Trois ans plus tard, en 1765, à Abbeville, le lendemain d’une nuit d’orage et de grand vent, on ramasse à terre sur le pavé d’un pont un vieux crucifix de bois vermoulu qui depuis trois siècles était scellé au parapet. Qui a jeté bas ce crucifix ? Qui a commis ce sacrilège ? On ne sait. Peut-être un passant. Peut-être le vent. Qui est le coupable ? L’évêque d’Amiens lance un monitoire. Voici ce que c’est qu’un monitoire : c’est un ordre à tous les fidèles, sous peine de l’enfer, de dire ce qu’ils savent ou croient savoir de tel ou tel fait ; injonction meurtrière du fanatisme à l’ignorance. Le monitoire de l’évêque d’Amiens opère ; le grossissement des commérages prend les proportions de la dénonciation. La justice découvre, ou croit découvrir, que, dans la nuit où le crucifix a été jeté à terre, deux hommes deux officiers, nommés l’un La Barre, l’autre d’Étallonde, ont passé sur le pont d’Abbeville, qu’ils étaient ivres, et qu’ils ont chanté une chanson de corps de garde. Le tribunal, c’est la sénéchaussée d’Abbeville. Les sénéchaux d’Abbeville valent les capitouls de Toulouse. Ils ne sont pas moins justes. On décerne deux mandats d’arrêt. D’Étallonde s’échappe, La Barre est pris. On le livre à l’instruction judiciaire. Il nie avoir passé sur le pont, il avoue avoir chanté la chanson. La sénéchaussée d’Abbeville le condamne ; il fait appel au parlement de Paris. On l’amène à Paris, la sentence est trouvée bonne et confirmée. On le ramène à Abbeville, enchaîné. J’abrège. L’heure monstrueuse arrive. On commence par soumettre le chevalier de La Barre à la question ordinaire et extraordinaire pour lui faire avouer ses complices ; complices de quoi ? d’être passé sur un pont et d’avoir chanté une chanson ; on lui brise un genou dans la torture ; son confesseur, en entendant craquer les os, s’évanouit ; le lendemain, le 5 juin 1766, on traîne La Barre dans la grande place d’Abbeville ; là flambe un bûcher ardent ; on lit sa sentence à La Barre, puis on lui coupe le poing, puis on lui arrache la langue avec une tenaille de fer, puis, par grâce, on lui tranche la tête, et on le jette dans le bûcher. Ainsi mourut le chevalier de La Barre. Il avait dix-neuf ans. (Longue et profonde sensation.)

Alors, ô Voltaire, tu poussas un cri d’horreur, et ce sera ta gloire éternelle ! (Explosion d’applaudissements.)

Alors tu commenças l’épouvantable procès du passé, tu plaidas contre les tyrans et les monstres la cause du genre humain, et tu la gagnas. Grand homme, sois à jamais béni ! (Nouveaux applaudissements.)

Messieurs, les choses affreuses que je viens de rappeler s’accomplissaient au milieu d’une société polie ; la vie était gaie et légère, on allait et venait, on ne regardait ni au-dessus ni au-dessous de soi, l’indifférence se résolvait en insouciance, de gracieux poètes, Saint-Aulaire, Boufflers, Gentil-Bernard, faisaient de jolis vers, la cour était pleine de fêtes, Versailles rayonnait, Paris ignorait ; et pendant ce temps-là, par férocité religieuse, les juges faisaient expirer un vieillard sur la roue et les prêtres arrachaient la langue à un enfant pour une chanson. (Vive émotion. Applaudissements.)

En présence de cette société frivole et lugubre, Voltaire, seul, ayant là sous ses yeux toutes ces forces réunies, la cour, la noblesse, la finance : cette puissance inconsciente, la multitude aveugle ; cette effroyable magistrature, si lourde aux sujets, si docile au maître, écrasant et flattant, à genoux sur le peuple devant le roi (Bravo !) ; ce clergé sinistrement mélangé d’hypocrisie et de fanatisme, Voltaire, seul, je le répète, déclara la guerre à cette coalition de toutes les iniquités sociales, à ce monde énorme et terrible, et il accepta la bataille. Et quelle était son arme ? Celle qui a la légèreté du vent et la puissance de la foudre. Une plume. (Applaudissements.)

Avec cette arme il a combattu, avec cette arme il a vaincu.

Messieurs, saluons cette mémoire.

Voltaire a vaincu, Voltaire a fait la guerre rayonnante, la guerre d’un seul contre tous, c’est-à-dire la grande guerre. La guerre de la pensée contre la matière, la guerre de la raison contre le préjugé, la guerre du juste contre l’injuste, la guerre pour l’opprimé contre l’oppresseur, la guerre de la bonté, la guerre de la douceur. Il a eu la tendresse d’une femme et la colère d’un héros. Il a été un grand esprit et un immense coeur. (Bravos.)

Il a vaincu le vieux code et le vieux dogme. Il a vaincu le seigneur féodal, le juge gothique, le prêtre romain. Il a élevé la populace à la dignité de peuple. Il a enseigné, pacifié et civilisé. Il a combattu pour Sirven et Montbailli comme pour Calas et La Barre ; il a accepté toutes les menaces, tous les outrages, toutes les persécutions, la calomnie, l’exil. Il a été infatigable et inébranlable. Il a vaincu la violence par le sourire, le despotisme par le sarcasme, l’infaillibilité par l’ironie, l’opiniâtreté par la persévérance, l’ignorance par la vérité.

Je viens de prononcer ce mot, le sourire, je m’y arrête. Le sourire, c’est Voltaire.

Disons-le, messieurs, car l’apaisement est le grand côté du philosophe, dans Voltaire l’équilibre finit toujours par se rétablir. Quelle que soit sa juste colère, elle passe, et le Voltaire irrité fait toujours place au Voltaire calmé. Alors, dans cet oeil profond, le sourire apparaît.

Ce sourire, c’est la sagesse. Ce sourire, je le répète, c’est Voltaire. Ce sourire va parfois jusqu’au rire, mais la tristesse philosophique le tempère. Du côté des forts, il est moqueur ; du côté des faibles, il est caressant. Il inquiète l’oppresseur et rassure l’opprimé. Contre les grands, la raillerie ; pour les petits, la pitié. Ah ! Soyons émus de ce sourire. Il a eu des clartés d’aurore. Il a illuminé le vrai, le juste, le bon, et ce qu’il y a d’honnête dans l’utile ; il a éclairé l’intérieur des superstitions ; ces laideurs sont bonnes à voir, il les a montrées. Étant lumineux, il a été fécond. La société nouvelle, le désir d’égalité et de concession et ce commencement de fraternité qui s’appelle la tolérance, la bonne volonté réciproque, la mise en proportion des hommes et des droits, la raison reconnue loi suprême, l’effacement des préjugés et des partis pris, la sérénité des âmes, l’esprit d’indulgence et de pardon, l’harmonie, la paix, voilà ce qui est sorti de ce grand sourire.

Le jour, prochain sans nul doute, où sera reconnue l’identité de la sagesse et de la clémence, le jour où l’amnistie sera proclamée, je l’affirme, là haut, dans les étoiles, Voltaire sourira. (Triple salve d’applaudissements. Cris : Vive l’amnistie !)

Messieurs, il y a entre deux serviteurs de l’humanité qui ont apparu à dix-huit cents ans d’intervalle un rapport mystérieux.

Combattre le pharisaïsme, démasquer l’imposture, terrasser les tyrannies, les usurpations, les préjugés, les mensonges, les superstitions, démolir le temple, quitte à le rebâtir, c’est-à-dire à remplacer le faux par le vrai, attaquer la magistrature féroce, attaquer le sacerdoce sanguinaire, prendre un fouet et chasser les vendeurs du sanctuaire, réclamer l’héritage des déshérités, protéger les faibles, les pauvres, les souffrants, les accablés, lutter pour les persécutés et les opprimés ; c’est la guerre de Jésus-Christ ; et quel est l’homme qui fait cette guerre ? C’est Voltaire. (Bravos.)

L’oeuvre évangélique a pour complément l’oeuvre philosophique ; l’esprit de mansuétude a commencé, l’esprit de tolérance a continué ; disons-le avec un sentiment de respect profond, Jésus a pleuré, Voltaire a souri ; c’est de cette larme divine et de ce sourire humain qu’est faite la douceur de la civilisation actuelle. (Applaudissements prolongés.)

Voltaire a-t-il souri toujours ? Non, il s’est indigné souvent. Vous l’avez vu dans mes premières paroles.

Certes, messieurs, la mesure, la réserve, la proportion, c’est la loi suprême de la raison. On peut dire que la modération est la respiration même du philosophe. L’effort du sage doit être de condenser dans une sorte de certitude sereine tous les à peu près dont se compose la philosophie, mais, à de certains moments, la passion du vrai se lève puissante et violente, et elle est dans son droit comme les grands vents qui assainissent. Jamais, j’y insiste, aucun sage n’ébranlera ces deux augustes points d’appui du labeur social, la justice et l’espérance, et tous respecteront le juge s’il incarne la justice, et tous vénéreront le prêtre s’il représente l’espérance. Mais si la magistrature s’appelle la torture, si l’église s’appelle l’inquisition, alors l’humanité les regarde en face et dit au juge : Je ne veux pas de ta loi ! Et dit au prêtre : Je ne veux pas de ton dogme ! Je ne veux pas de ton bûcher sur la terre et de ton enfer dans le ciel ! (Vive sensation. Applaudissements prolongés.) Alors le philosophe courroucé se dresse, et dénonce le juge à la justice, et dénonce le prêtre à Dieu ! (Les applaudissements redoublent.)

C’est ce qu’a fait Voltaire. Il est grand.

Ce qu’a été Voltaire, je l’ai dit ; ce qu’a été son siècle, je vais le dire.

Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls ; les grands arbres semblent plus grands quand ils dominent une forêt, ils sont là chez eux ; il y a une forêt d’esprits autour de Voltaire ; cette forêt, c’est le dix-huitième siècle. Parmi ces esprits, il y a des cimes, Montesquieu, Buffon, Beaumarchais, et deux entre autres, les plus hautes après Voltaire, ¾ Rousseau et Diderot. Ces penseurs ont appris aux hommes à raisonner ; bien raisonner mène à bien agir, la justesse dans l’esprit devient la justice dans le coeur. Ces ouvriers du progrès ont utilement travaillé. Buffon a fondé l’histoire naturelle ; Beaumarchais a trouvé au delà de Molière une comédie inconnue, presque la comédie sociale ; Montesquieu a fait dans la loi des fouilles si profondes qu’il a réussi à exhumer le droit. Quant à Rousseau, quant à Diderot, prononçons ces deux noms à part ; Diderot, vaste intelligence curieuse, coeur tendre altéré de justice, a voulu donner les notions certaines pour bases aux idées vraies, et a créé l’Encyclopédie. Rousseau a rendu à la femme un admirable service, il a complété la mère par la nourrice, il a mis l’une auprès de l’autre ces deux majestés du berceau ; Rousseau, écrivain éloquent et pathétique, profond rêveur oratoire, a souvent deviné et proclamé la vérité politique ; son idéal confine au réel ; il a eu cette gloire d’être le premier en France qui se soit appelé citoyen ; la fibre civique vibre en Rousseau ; ce qui vibre en Voltaire, c’est la fibre universelle. On peut dire que, dans ce fécond dix-huitième siècle, Rousseau représente le Peuple ; Voltaire, plus vaste encore, représente l’Homme. Ces puissants écrivains ont disparu ; mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution. (Applaudissements.)

Oui, la Révolution française est leur âme. Elle est leur émanation rayonnante. Elle vient d’eux ; on les retrouve partout dans cette catastrophe bénie et superbe qui a fait la clôture du passé et l’ouverture de l’avenir. Dans cette transparence qui est propre aux révolutions, et qui à travers les causes laisse apercevoir les effets et à travers le premier plan le second, on voit derrière Diderot Danton, derrière Rousseau Robespierre, et derrière Voltaire Mirabeau. Ceux-ci ont fait ceux-là.

Messieurs, résumer des époques dans des noms d’hommes, nommer des siècles, en faire en quelque sorte des personnages humains, cela n’a été donné qu’à trois peuples, la Grèce, l’Italie, la France. On dit le siècle de Périclès, le siècle d’Auguste, le siècle de Léon X, le siècle de Louis XIV, le siècle de Voltaire. Ces appellations ont un grand sens. Ce privilège, donner des noms à des siècles, exclusivement propre à la Grèce, à l’Italie et à la France, est la plus haute marque de civilisation. Jusqu’à Voltaire, ce sont des noms de chefs d’états ; Voltaire est plus qu’un chef d’états, c’est un chef d’idées. A Voltaire un cycle nouveau commence. On sent que désormais la suprême puissance gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait à la force, elle obéira à l’idéal. C’est la rupture du sceptre et du glaive remplacés par le rayon ; c’est-à-dire l’autorité transfigurée en liberté. Plus d’autre souveraineté que la loi pour le peuple et la conscience pour l’individu. Pour chacun de nous, les deux aspects du progrès se dégagent nettement, et les voici : exercer son droit, c’est-à-dire être un homme ; accomplir son devoir, c’est-à-dire être un citoyen.

Telle est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire ; tel est le sens de cet événement auguste, la Révolution française.

Les deux siècles mémorables qui ont précédé le dix-huitième l’avaient préparé ; Rabelais avertit la royauté dans Gargantua, et Molière avertit l’église dans Tartuffe. La haine de la force et le respect du droit sont visibles dans ces deux illustres esprits.

Quiconque dit aujourd’hui : la force prime le droit, fait acte de moyen âge, et parle aux hommes de trois cents ans en arrière. (Applaudissements répétés.)

Messieurs, le dix-neuvième siècle glorifie le dix-huitième siècle. Le dix-huitième propose, le dix-neuvième conclut. Et ma dernière parole sera la constatation tranquille, mais inflexible du progrès.

Les temps sont venus. Le droit a trouvé sa formule : la fédération humaine.

Aujourd’hui la force s’appelle la violence et commence a être jugée, la guerre est mise en accusation ; la civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. (Mouvement.) Ce témoin, l’histoire, est appelé. La réalité apparaît. Les éblouissements factices se dissipent. Dans beaucoup de cas, le héros est une variété de l’assassin. (Applaudissements.) Les peuples en viennent à comprendre que l’agrandissement d’un forfait n’en saurait être la diminution, que si tuer est un crime, tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance atténuante (rires et bravos) ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire (applaudissements répétés) ; que les Te deum n’y font pas grand’chose ; que l’homicide est l’homicide, que le sang versé est le sang versé, que cela ne sert à rien de s’appeler César ou Napoléon, et qu’aux yeux du Dieu éternel on ne change pas la figure du meurtre parce qu’au lieu d’un bonnet de forçat on lui met sur la tête une couronne d’empereur. (Longue acclamation. Triple salve d’applaudissements.)

Ah ! Proclamons les vérités absolues. Déshonorons la guerre. Non, la gloire sanglante n’existe pas. Non, ce n’est pas bon et ce n’est pas utile de faire des cadavres Non, il ne se peut pas que la vie travaille pour la mort Non, ô mères qui m’entourez, il ne se peut pas que la guerre, cette voleuse, continue à vous prendre vos enfants. Non, il ne se peut pas que la femme enfante dans la douleur, que les hommes naissent, que les peuples labourent et sèment, que le paysan fertilise les champs et que l’ouvrier féconde les villes, que les penseurs méditent, que l’industrie fasse les merveilles que le génie fasse des prodiges que la vaste activité humaine multiplie en présence du ciel étoilé les efforts et les créations, pour aboutir à cette épouvantable exposition internationale qu’on appelle un champ de bataille ! (Profonde sensation. Tous les assistants sont debout et acclament l’orateur.)

Le vrai champ de bataille, le voici. C’est ce rendez vous des chefs-d’oeuvre du travail humain que Paris offre au monde en ce moment.

La vraie victoire, c’est la victoire de Paris. (Applaudissements.)

Hélas ! On ne peut se le dissimuler, l’heure actuelle, si digne qu’elle soit d’admiration et de respect, a encore des côtés funestes, il y a encore des ténèbres sur l’horizon ; la tragédie des peuples n’est pas finie ; la guerre, la guerre scélérate, est encore là, et elle a l’audace de lever la tête à travers cette fête auguste de la paix. Les princes, depuis deux ans, s’obstinent à un contresens funeste, leur discorde fait obstacle à notre concorde, et ils sont mal inspirés de nous condamner à la constatation d’un tel contraste.

Que ce contraste nous ramène à Voltaire. En présence des éventualités menaçantes, soyons plus pacifiques que jamais. Tournons-nous vers ce grand mort, vers ce grand vivant, vers ce grand esprit. Inclinons-nous devant les sépulcres vénérables. Demandons conseil à celui dont la vie utile aux hommes s’est éteinte il y a cent ans, mais dont l’oeuvre est immortelle. Demandons conseil aux autres puissants penseurs, aux auxiliaires de ce glorieux Voltaire, à Jean-Jacques, à Diderot, à Montesquieu. Donnons la parole à ces grandes voix. Arrêtons l’effusion du sang humain. Assez ! Assez, despotes ! Ah ! La barbarie persiste, eh bien, que la philosophie proteste. Le glaive s’acharne, que la civilisation s’indigne. Que le dix-huitième siècle vienne au secours du dix-neuvième ! Les philosophes nos prédécesseurs sont les apôtres du vrai, invoquons ces illustres fantômes ; que, devant les monarchies rêvant les guerres, ils proclament le droit de l’homme à la vie, le droit de la conscience à la liberté, la souveraineté de la raison, la sainteté du travail, la bonté de la paix ; et, puisque la nuit sort des trônes, que la lumière sorte des tombeaux ! (Acclamation unanime et prolongée. De toutes parts éclate le cri : Vive Victor Hugo !)



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