« Le libéralisme porte en lui le terrorisme comme la nuée dormante porte l’orage »

Depuis 2012 et les assassinats perpétrés par Mohamed Merah, puis les tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, en attendant celles de 2015 et de 2016, la France a progressivement découvert que le terrorisme djihadiste était dans son sein : ce sont des Français, nourris par elle qui ont cru devenir des héros en se transformant en massacreurs ; ce sont aussi des Français, parfois très ordinaires, qui sont partis mener le djihad en Syrie avant que Daech leur demande de rester en France et de s’attaquer à n’importe qui, n’importe quand et par n’importe quel moyen. Devant ce constat, que faire ? que fallait-il faire ? qui a le tort de ne pas avoir fait ? que faut-il faire à l’avenir ? Débat indispensable pour désigner les vrais responsables et les vraies failles, d’autant plus indispensable qu’il est obscurci par les déclarations des dirigeants politiques des partis dominants, qui en profitent pour mener leur petite guerre de boutique alors que, par-delà des nuances tactiques, tous sont d’accord pour servir l’ordre social établi. Autour d’eux, les commentateurs au jour le jour, ainsi que les prêcheurs de bonnes intentions, ne peuvent toucher qu’à l’écume des choses, parce que s’ils examinaient les phénomènes en profondeur, ils seraient conduits à désigner les vrais responsables, à savoir les puissants du monde et l’idéologie néolibérale qui sévit depuis la fin des Trente Glorieuses. En effet, même si des mesures de surveillance et de répression sont souhaitables (la question étant bien entendu de savoir lesquelles et jusqu’à quel point), elles n’empêcheront jamais d’agir tous les illuminés en puissance susceptibles, à un moment donné, de foncer sur les passants avec un camion ou un couteau. Le problème est de savoir pourquoi il existe de ces illuminés en puissance, à ce point prêts à passer à l’acte, et pourquoi ils sont ainsi réceptifs à des mots d’ordre plus ou moins absurdes. La répression n’a de sens que si elle s’accompagne d’une politique de prévention, qui s’attaque aux causes profondes du phénomène en commençant par les analyser.

Or qui cherche les racines de ce djihadisme offensif et diffus doit passer en revue les politiques suivies par les gouvernements occidentaux, et trouvera toute une série de causes, en apparence très différentes, mais en réalité convergentes.

Rappelons d’abord (pour plus de détails, voir la chronique d’Évariste dans ce même numéro) que le salafisme djihadiste a connu son premier essor grâce aux États-Unis, qui entendaient s’en servir pour faire pièce à l’offensive soviétique en Afghanistan, avec l’aimable appui de l’Arabie saoudite, dont émanait le premier noyau d’Al-Qaïda.

Rappelons ensuite que toute la politique aventureuse des occidentaux au Proche et au Moyen Orient depuis les années 1990, sous couvert de belles déclarations démocratiques, n’avait pour but que de s’assurer l’accès aux réserves de pétrole. De cette politique découlent ces massacres dont argue avec facilité la propagande djihadiste pour susciter des combattants.

Or comment se fait-il qu’une telle propagande puisse trouver un tel écho, parfaitement irrationnel dans la jeunesse française ? C’est là qu’entrent en ligne de compte diverses causes, sociales, culturelles, intellectuelles, qui, redisons-le, tiennent purement et simplement aux politiques suivies par les gouvernements libéraux.

La première est évidemment la politique économique menée depuis la fin des années 1970 et le courant des années 1980 en France, la financiarisation acceptée de l’économie, avec son cortège de pauvreté, de chômage institutionnalisé, de déréglementation, qui laisse sur le bord de la route les plus fragiles et qui ne peut que faire fermenter la révolte contre tout ce qui est, révolte de haine sommaire, immédiate, dépourvue d’analyse et de stratégie depuis que les appareils doctrinaux des partis ouvriers ont été méthodiquement détruits.

Car, autre donnée, depuis le XIXe siècle s’étaient développées des organisations ou institutions populaires d’éducation, de loisirs et de culture, d’inspiration laïque, qui assuraient un complément à l’école en contribuant à former les jeunes citoyens à la vie en société. Or, suite à la politique de désengagement de l’État et aux restrictions des crédits et subventions, restrictions inspirées par le dogme de la « concurrence libre et non faussée » et dans lesquelles les critères de convergence de Maastricht ont joué un rôle décisif, ces organisations ont été fortement mises à mal ou ont tout simplement disparu. La place était désormais libre pour une entraide privée, d’inspiration religieuse, dans laquelle les Frères musulmans avaient toute latitude.

Alimentant la haine, le phénomène de ghettoïsation des banlieues, la destruction des services publics et la désertion de l’État, l’institutionnalisation de « territoires perdus de la République », avec les discriminations persistantes qui s’ensuivent. Il est remarquable que depuis le début des années 1980 et le mouvement « Banlieue 89 », le problème n’ait pratiquement pas avancé et se soit même dans bien des endroits aggravé, malgré la succession des charitables déclarations d’intentions des politiques. Quelles autres raisons sinon le manque de motivation doublé de l’absence de crédits, elle-même liée encore et toujours aux choix budgétaires et aux oukases européens ?

On pourrait en dire autant de la manière dont est traitée la question des prisons, dont on sait que dans leur état de surpeuplement elles servent, selon le mot de Gilles Kepel (1)Gilles Kepel, Terreur dans l’hexagone, Genèse du djihad français, Gallimard, 2015, p. 60., d’« incubateur » à la radicalisation.

Voilà le boulevard de révolte et de haine offert aux prêcheurs. À cela s’ajoute, sur le plan intellectuel, la méthodique décérébration mise en œuvre par le néolibéralisme, qui vise à rendre l’individu capable de gober n’importe quoi, et d’abord en annihilant sa capacité de concentration, indispensable à toute réflexion. Dans l’environnement quotidien, c’est la politique de consommation effrénée, le matraquage publicitaire à coup de Monoforme (2)Peter Watkins, Media Crisis, 2003 ; Éditions L’échappée, 2015., la violence sans nuance des affirmations assenées sans preuve, le culte du bruit, le zapping universel, les effets vidéo, que la propagande djihadiste a su merveilleusement récupérer et mettre à contribution, donnant à ses visiteurs l’impression qu’ils sont en pays de connaissance. Quoi d’étonnant à ce que certains individus se radicalisent tout seuls, devant leur écran ?


Pour armer l’esprit critique contre ce déluge d’informations et de désinformations, faut-il compter sur l’école ? En principe on le devrait. Mais en fait, la bourgeoisie ne s’est jamais accommodée du principe républicain de la formation de l’esprit critique et du maximum d’instruction pour tous : elle n’a jamais accepté l’instruction que dans la mesure (et seulement dans cette mesure) où elle servait l’« employabilité ». Et justement, au moment où le mouvement « Banlieues 89 » faisait miroiter ses promesses lénifiantes, les ministres de l’Éducation nationale Alain Savary, puis Lionel Jospin, se paraient des plumes de la démocratisation pour accélérer de façon décisive le processus de démolition de l’école républicaine entamé depuis la fin des années 1950. Leurs successeurs ne les ont pas démentis : leur politique n’a été que la transposition scolaire du libéralisme triomphant. Les réductions progressives des horaires, le dégraissage des contenus enseignés, la désorganisation des enseignements (dont la réforme des rythmes scolaires à l’école primaire est un exemple récent), la démolition de l’histoire par le dénigrement de l’événementiel, laissant les jeunes déboussolés, sans autre passé que celui que réécrit la propagande, et sans possibilité de comprendre le présent, les méthodes pédagogiques prétendant s’adresser à l’inventivité de l’élève et refusant de lui transmettre les connaissances laborieusement acquises par l’humanité, ne pouvaient que favoriser ceux qui étaient portés par leur milieu et laisser pour compte ceux qui n’avaient d’espoir d’apprendre et de former leur esprit critique qu’à l’école. Plus profondément encore, la démolition de l’enseignement de la langue empêchait la formulation mesurée et argumentée des conflits et ne leur laissait comme mode d’expression que la violence. C’est en vain que les ministres entendent masquer ce vide programmé par de vertueuses et hypocrites professions de foi à la gloire de l’école républicaine et par la promotion sirupeuse d’un « catéchisme républicain » qui en soi est une monstrueuse contradiction anti-laïque. L’échec scolaire institutionnellement organisé, la mise en panne de l’ascenseur social ne pouvait que faire fermenter le terreau de la révolte brute.
Mais l’étude des divers profils de djihadistes montre que beaucoup sont issus de familles sans histoire, loin des banlieues difficiles, qu’ils ont fait des études tout à fait convenables. Notons d’abord que ces études convenables ne leur ont pas garanti l’esprit critique que l’institution scolaire leur a précisément refusé, et ne les prémunissent aucunement du matraquage internétique. Ensuite, il faudrait voir quel type de vie leur est promise : beaucoup de ces jeunes ont été orientés vers des études, puis des métiers qu’ils n’aiment pas et qu’ils acceptent par crainte du chômage. Dans un pays où l’appareil industriel a été détruit et où triomphe la finance, ce sont essentiellement des métiers du tertiaire où il s’agira de manier de l’argent sans rien produire, de faire payer ceux qui n’en ont pas les moyens et de vendre sans cesse de nouveaux produits à des gens qui n’en ont pas besoin. Le tout sur fond de souffrance au travail, conformément à cette merveilleuse invention du néolibéralisme qu’est la technique du management par le stress. Le djihad leur propose de donner un sens à leur vie. Ce sens, absurde et rétrograde, vient prendre la place de celui qu’ils auraient pu trouver dans une vie de citoyen éclairé et autonome, dans une république qui, après quarante ans de réaction néolibérale, ne subsiste que comme façade.

Voilà une accumulation de causes qui expliquent que les appels au meurtre de Daech soient entendus de certains, comme s’ils étaient attendus. Mais ces causes diverses nous renvoient à une même cause dernière : les politiques néolibérales et la régression sociale, et par conséquent culturelle et intellectuelle, méthodiquement mise en œuvre. Il s’ensuit que la lutte contre le terrorisme n’est pas l’affaire de tous : les grands patrons, les émirs assis sur les pétrodollars, s’accommodent fort bien des massacres ; on ne voit pas en quoi l’esprit de soumission et la morale rétrograde qu’entend faire triompher le djihadisme serait en contradiction réelle avec l’asservissement des individus inhérent à l’exploitation capitaliste ; les hommes politiques qui gèrent le système ne veulent pas imaginer de traiter le mal en profondeur. Le combat contre le djihadisme, comme le combat pour la république et le combat laïque en général, est étroitement solidaire du combat social.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Gilles Kepel, Terreur dans l’hexagone, Genèse du djihad français, Gallimard, 2015, p. 60.
2 Peter Watkins, Media Crisis, 2003 ; Éditions L’échappée, 2015.