Les sciences humaines et sociales sont « essentielles » Reconnaître les droits de la personne malade ou en situation de fragilité

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Photo de deux femmes se tenant les mains (c) AdobeStock

Marie-José Del Volgo est maître de conférences (HDR)-praticien hospitalier (honoraire), psychanalyste, membre fondateur de l’Appel des appels. Dernier ouvrage paru Le soin menacé (2021, Le croquant).
Les réflexions de cet article ont été présentées, à l’invitation d’Emmanuel Hirsch et de l’Espace éthique AP-HP, lors du Webinaire du 22 mars 2022 « Reconnaitre les droits de la personne malade ou en situation de fragilité, les identifier, assurer leur effectivité » organisé pour les 20  ans de la loi du 4 mars 2002.

La Covid 19 n’est pas perçue de la même manière par tous. Pour certains, elle n’est qu’une grippette, pour d’autres elle a engendré une véritable peur et cela même chez les jeunes. Je pense ici à cette jeune femme, médecin à l’hôpital, qui au tout début de la pandémie s’est retrouvée complètement paniquée dès qu’elle a appris qu’une adolescente de 16 ans, en bonne santé par ailleurs, en était morte en quelques jours. L’avenir nous dira ce qu’il en a été. Ceci pour dire que je ne pense pas que le Covid-19 soit aussi terrible que ce que les media et les gouvernants nous ont dit à longueur de jours, de mois et aujourd’hui d’années. Mais pour autant devons-nous tourner la page de la Covid-19 et passer à d’autres évènements tout aussi inattendus ? Je ne le crois absolument pas. Pour une raison essentielle : la manière dont se sont mises en œuvre toutes sortes d’injonctions et d’interdictions a été très éloignée de l’éthique que nous sommes nombreux à partager, et en particulier de celle qui fonde l’esprit de la loi du 4 mars 2002

Covid-19 : un cruel isolement

Un isolement brutal s’est ainsi imposé aux résidents des EHPAD le 11 mars 2020, un manque cruel d’humanité y a fait irruption. Au lieu de prendre le temps d’une véritable réflexion éthique, la décision du ministère de la santé est tombée, tel un couperet, amplifiant la menace de mort. Les résidents, déjà isolés dans leurs chambres, se sont vus de surcroît interdits de visites pour un temps indéterminé. Les contacts humains étaient devenus dangereux, du moins ont-ils été considérés comme tels, oubliant que l’isolement peut faire perdre le goût de vivre et faire mourir tout autant que le virus. De plus, l’isolement extrême qui a été imposé aux personnes âgées, quelles que soient les bonnes intentions qui ont amené cette décision, a été pour les soignants une perte de sens plus grande encore dans « le prendre soin[1] » de leur métier.

Les usagers, les patients, n’ont pas été respectés dans leur dignité, leur vulnérabilité qui requiert soin et compassion a été déniée. Leur extrême solitude n’a pas été prise en compte. Dans la solitude des mourants,le sociologue Norbert Elias écrit : « Il n’est pas toujours très facile de montrer à des êtres qui sont en route vers la mort qu’ils n’ont pas perdu leur signification pour les autres. Quand cela arrive, quand un être en train de mourir doit éprouver le sentiment — bien qu’il soit encore en vie — qu’il ne signifie plus rien pour ceux qui l’entourent, c’est alors qu’il est vraiment solitaire.[2] » Et dans Exilés de l’intime en 2008, nous disions que « L’œuvre de sépulture se révèle constitutive de l’humanité dans l’homme. L’œuvre de sépulture ne se réduit pas à enterrer les morts. L’œuvre de sépulture se révèle comme une manière de s’y prendre avec la mort, mais la mort au cœur même de toute la vie. Notre manière de mourir – autant que notre façon de nous y prendre pour accompagner les vivants en train de mourir – révèle le relief anthropologique d’une culture. Tout au long des temps modernes, notre attitude devant la mort a profondément changé. Elle tend à l’heure actuelle à devenir une affaire de spécialistes et obéit parfois à une logique comptable. L’accompagnement des mourants et l’œuvre de sépulture sont passés, comme le dit Norbert Elias, « des mains de la famille, des parents et des amis dans celles de spécialistes rémunérés. » [3] » C’est ce à quoi nous avons assisté au début de cette pandémie jusqu’à une quasi absence de funérailles.

Toutes proportions gardées et dans un tout autre contexte, relevons ce 9 mars 2022 l’alerte du philosophe ukrainien, Constantin Sigov, au sujet de ces corps de militaires russes tués et tout simplement jetés dans des fosses communes : « L’État russe ne fait rien pour rendre ces soldats morts à leur famille. Il n’a absolument aucun respect pour la vie humaine, que cette vie soit ukrainienne, russe, européenne. Il témoigne d’un degré de cynisme et de cruauté inimaginable.[4] » Un corps ne serait rien de plus qu’un corps et une fois que la vie s’est retirée, il ne serait plus qu’un déchet. Et c’est d’une certaine façon ce qui s’est passé en début de pandémie, par exemple pour ceux qui n’ont eu droit qu’au retour des cendres de leurs proches déplacés et morts à plusieurs centaines de km de chez eux sous prétexte d’un manque de places en réa, solution technique déshumanisante même si certains patients rétablis ont certes pu y trouver un bénéfice. N’aurait-il pas été plus humain, plus éthique, de permettre un véritable choix aux patients, aux familles, choix d’une hospitalisation dans leur environnement sans soins de réanimation ? Notons au passage et une fois de plus que ce qui fait surtout défaut depuis le début de la pandémie, ce sont les lits d’hospitalisation, et plus encore les soignants dont la « pénurie organisée[5] », bien connue et dénoncée depuis  longtemps, est aujourd’hui aggravée par les démissions en masse.

Le choix de la prise en charge médicale de la Covid-19 était biaisé, difficile, tant les patients et leurs familles  étaient confrontés, dans l’angoisse d’une maladie potentiellement mortelle, à la force de conviction de l’autorité médicale et à la pression médiatique qui présentaient la réanimation comme LA solution pour les Covid graves, tout comme les déplacements en avion ou en train faute de places en réa près de chez soi. D’ailleurs, il nous faut bien admettre que la gestion de la pandémie a été dictée par le nombre de places en réanimation et cela jusqu’à aujourd’hui. La complexité de cette pandémie, ou mieux syndémie[6] pour certains, a été réduite et confiée à un pilotage par UN seul chiffre, celui de l’occupation des lits de réa par les patients malades de la Covid-19 et cela jusqu’à la vaccination puisque les non vaccinés ont été longtemps pointés du doigt, stigmatisés, puisque censés prendre la place en réanimation des autres malades, des « bons » malades vaccinés. Les déplacements spectaculaires en TGV médicalisés affrétés par l’Etat ou en avions militaires dotés de services de réanimation, largement médiatisés, ont constitué une opération de camouflage du manque de lits d’hospitalisation et de soignants, donnant le sentiment que le gouvernement et la Direction Générale de la Santé  faisaient le maximum, avec de grands moyens pour gérer la crise sanitaire.

Nous avons affaire à une « santé totalitaire » qui nous dit comment nous comporter pour bien nous porter dans tous les secteurs de notre existence. Ce faisant un devoir minimal d’humanité n’a pas été accompli dans de multiples circonstances.

Il nous faut reconnaître une fois encore qu’avec la volonté affirmée d’un hygiénisme où toutes nos pratiques politiques, sociales, culturelles, doivent être soumises à des prescriptions quasi exclusivement médicales et politiquement orientées, nous avons affaire à une « santé totalitaire[7] » qui nous dit comment nous comporter pour bien nous porter dans tous les secteurs de notre existence. Ce faisant un devoir minimal d’humanité n’a pas été accompli dans de multiples circonstances. L’hygiène et la santé publique sont non seulement les instruments et la raison d’être d’une culture devenue « biopolitique des populations[8] », mais mieux encore c’est cette culture même qui les a rendu possibles, qui a permis leur découverte autant que leur mise en œuvre. Ce changement dans nos pratiques sociales ne résulte pas seulement de raisons techniques ou scientifiques[9].

Pourtant et grâce à la loi du 4 mars 2002, une grande avancée a été accomplie en ce qui concerne les droits des malades.  Patients, usagers, citoyens, étaient soumis jusque là à un ordre médical omniscient, paternaliste, prenant les décisions pour le bien du malade ramené à un état de minorité de par sa vulnérabilité dès lors qu’il n’était plus en pleine possession de sa santé. Avec une  santé définie par l’OMS depuis 1946, comme un « état de complet bien être physique, mental et social », la liberté de choix du patient était fort compromise dès que la moindre défaillance était susceptible de se manifester. Rappelons qu’avec la loi de 2002, la démocratie sanitaire qu’elle instaure, la liberté du malade, malade mais non déchu de ses droits de citoyen, peut aller jusqu’au refus de soins. Sans forcément connaître cette loi, nous sommes presque tous avertis de notre « droit à l’information » et du fait qu’aucun acte médical, aucun traitement, ne peuvent nous être appliqués sans notre consentement libre et éclairé. Or et à l’évidence, la pandémie de la Covid-19 a constitué un état d’exception au regard de la loi du 4 mars 2002 tant ces droits ont été déniés, bafoués ou du moins superbement ignorés. Le tact et la mesure ne doivent pas être requis seulement en matière d’honoraires. 

Quand les sciences humaines et sociales ne comptent pas

Prenons des exemples moins tragiques que ceux évoqués précédemment. Par exemple celui de la « distanciation sociale » qui nous a été prescrite avec force publicité médiatique  au tout début de la pandémie. Selon l’Académie française, cette expression vient directement de l’anglais social distancing alors même que « distanciation » dans un sens antérieur désignait le refus de se mêler à d’autres classes sociales[1] et Roland Gori soulignait dès le tout début du premier confinement le caractère « inapproprié et maladroit[2] » de cette expression. Elle exprime de la défiance vis-à-vis des autres et un langage moins sophistiqué, plus simple, aurait suffi pour que nous puissions intérioriser les règles d’hygiène indispensables tout en évitant de laisser planer l’idée que les relations humaines peuvent être dangereuses. Il est probable que la préconisation en ces termes, porteuse d’une violence symbolique, a pu engendrer pour certains un refus de ces règles d’hygiène et principalement le port du masque, interprété comme la négation d’un statut de citoyen en relation avec les autres.

De même la différenciation entre ce qui était « essentiel » et ce qui ne l’était pas a sous entendu que seule semblait compter la préservation d’une santé biologique, d’une vie nue. Or le respect des droits humains est fonction de la garantie de nos droits civiques, nous disent les philosophes Hannah Arendt et Giorgio Agamben. Et si nous en sommes arrivés là, c’est bien que notre culture, nos sociétés, accordent une place tout à fait secondaire aux sciences humaines et sociales qu’il aurait fallu tout de suite interroger quant  à la pertinence de toutes ces mesures inhumaines.

Qui avons-nous entendu ? Des épidémiologistes, des virologues, des réanimateurs, c’est-à-dire des professionnels qui malgré leurs indéniables qualités humaines s’occupent essentiellement de la vie nue, biologique. Et encore faut-il rajouter qu’ils n’étaient pas forcément d’accord entre eux mais là encore le débat démocratique, citoyen, a été complètement escamoté de manière caricaturale en répartissant les « rassuristes » d’un côté et les alarmistes de l’autre, lesquels ont pris le pas sur les premiers. Il ne s’agit pas de reprendre cette polémique d’autant qu’avec la vaccination, les rassuristes sont devenus alarmistes de la vaccination, qui serait inefficace, voire dangereuse, et les alarmistes de la Covid-19 nous rassuraient sur les vaccins à Arn-messager et vantaient leur formidable efficacité dont on sait bien aujourd’hui qu’on en a beaucoup trop fait à ce sujet. Malgré ces polémiques, saines après tout en démocratie si elles avaient donné lieu à de vrais débats au lieu d’être instrumentalisées, le passe vaccinal, alors même qu’il n’y avait pas d’obligation vaccinale, a été imposé en transformant une partie de la population en sous-citoyens, en parias. Exit la loi du 4 mars 2002.

Ceci pour dire qu’il nous faut toujours engager un débat citoyen, quelles que soient les circonstances et en situation d’urgence sûrement davantage pour éviter de prendre les citoyens, les patients, les usagers, en otage, et cela d’autant plus que les personnes se trouvent en situation de vulnérabilité, du fait de leur précarité sociale ou toute autre circonstance délétère de la vie. Dans ces situations il nous faut être toujours plus attentif au respect de la dignité et des droits humains des personnes. Débat citoyen à petite ou grande échelle, dans chaque EHPAD, chaque CMP, chaque foyer pour malades mentaux, handicapés, etc. et  jusqu’aux instances les plus hautes, les plus éloignées des pratiques quotidiennes. Pour cela les sciences humaines et sociales, le droit, doivent être consultés, tout autant voire plus encore que les sciences biologiques et médicales.

Sans devoir revenir sur l’immixtion des cabinets de conseil, composés d’ingénieurs de grandes écoles, dans la gestion de la crise sanitaire avec un coût exorbitant, la composition du conseil scientifique Covid-19 mis en place le 10 mars 2020 dans « l’urgence sanitaire » par le ministre de la santé, Olivier Véran, lui-même médecin neurologue, n’est pas plus rassurante quant à la place accordée aux sciences humaines et sociales dans la gestion de cette pandémie dont la nature exclusivement médicale ne semble pas faire de doute pour le gouvernement. La liste[3] des scientifiques composant le conseil Covid-19 comprend un président, médecin immunologiste, puis dans l’ordre de cette liste, un médecin infectiologue, un médecin épidémiologiste, deux autres médecins infectiologues, un médecin virologue, un modélisateur, une réanimatrice, un généraliste et en fin de liste une anthropologue et un sociologue. Ces deux derniers scientifiques sont toujours en place dans ce conseil et toujours aussi silencieux.

Avec une telle médicalisation de l’existence et la biopolitique des populations qui l’accompagne, ce savoir médical orienté vers l’action politique, nul étonnement que la polémique sur les traitements, le remède-miracle de la Covid-19, soit venue immédiatement obscurcir, saturer, les questionnements posées par ce nouveau virus alors même que ses effets dans l’organisme étaient quasiment inconnus. Les surprises n’ont pas manqué et ce n’est pas fini.  Pendant ce temps de vaines polémiques, toutes les mesures coercitives prises sur la base de décisions de santé publique médicalement déterminées, fort couteuses comme les confinements,  ont entrainé les mesures économiques du « quoi qu’il en coute » qui ont bien plus profité aux premiers de cordée qu’aux premiers de corvée bien obligés d’aller travailler en plein confinement. Misère sociale aggravée en temps de Covid !

Sombre paysage que ces années Covid pendant lesquelles il faut bien se rendre à l’évidence, les relations humaines bien qu’« essentielles » ont été de peu de poids dans les décisions prises au sommet de l’Etat. Pourtant les sciences humaines et sociales qui ont quand même fait ce qu’elles ont pu auraient pu mieux contribuer à éclaircir ce ciel de plus en plus noir de la Covid et des autres malheurs auxquels les citoyens, les plus vulnérables, se trouvent confrontés.


[1] Marie-José Del Volgo, Le soin menacé Chronique d’une catastrophe humaine annoncée, Vulaines sur Seine ; Le Croquant, 2021.

[2] Norbert Elias, La solitude des mourants (1982), Paris : Christian Bourgois, 1988, p. 85-86.

[3] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime (2008), Paris : LLL, 2020, p. 20.

[4] « Dire le vrai. Entretien avec Constantin Sigov », Esprit, avril 2022. Philosophe ukrainien, directeur du centre européen à l’université de Kiev, il a décidé de rester en Ukraine. Interviewé par Flore de Borde le 9 mars 2022, il déclare : « Quand ils [les militaires russes] sont faits prisonniers par les forces ukrainiennes, ils appellent leurs familles avec des téléphones ukrainiens et racontent qu’on leur a menti. Ils voient également que les corps de ceux qui sont tués ne sont pas récupérés et qu’ils sont jetés dans des fosses communes. » https://esprit.presse.fr/actualites/flore-de-borde/dire-le-vrai-entretien-avec-constantin-sigov-43916

[5] Marie-José Del Volgo, « Dire non au désert médical et à l’hôpital-entreprise ! ReSPUBLICA, 6 février 2022 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica/dire-non-au-desert-medical-et-a-lhopital-entreprise/7430318

[6] Notion introduite dans les années 1990 par Merrill Singe,  anthropologue médical américain, pour mieux prendre en compte l’ensemble des facteurs, biologiques, environnementaux, sociaux, psychologiques, qui aggravent les effets d’un agent pathogène responsable d’une épidémie.

[7] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2008, op. cit.

[8] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris : Gallimard, 2004.

[9] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2008, op. cit.

[1] https://www.academie-francaise.fr/distanciation-sociale

[2] Roland Gori, « Les gens voient la vie de leurs proches exposée, ils ne le pardonneront pas aux libéraux » entretien avec Maud Vergnol, L’Humanité du 25 mars 2020.

[3] https://www.franceinter.fr/societe/coronavirus-qui-sont-les-onze-membres-du-conseil-scientifique-qui-conseille-le-gouvernement